RÉCONFORTS


     Un dimanche, quand j'arrivai chez lui, Andréas était absent. Je dus l'attendre plusieurs heures. Stella, pour me faire patienter, me montra tout le fond et l'arrière-fond de la boutique : des cartonniers de gravures, des meubles à tiroirs remplis de bibelots, des vitrines bondées d'objets rares. Elle me déplia ses dentelles au point de France, de Gênes ou d'Honiton. Puis des turquoises
verdies macérant avec des morceaux de racine de frêne; dans des sébiles, des opales gercées, des perles ternies, attendant aussi une médication; la carcasse d'un crowth irlandais, reconstitué sur de vieilles miniatures, séchant au soleil, et mille autres curiosités.

- Vous n'imaginez pas, disait Stella, comme Andréas est patient, soigneux et même méticuleux. Ainsi la caisse de cette viole, il l'a prise dans une bille de vieux poirier, qu'il avait auparavant soumise pendant des mois à l'action du soleil au moyen d'un système de lentilles; pour la vernir, il a préparé une résine de pin maritime, et, je me souviens, il en a bien étendu sur ce crowth une vingtaine de couches. Voilà un chaudron, acheté au Trône; il va en faire un vase tibétain. Ces morceaux d'ivoire baignent depuis des mois dans ces flacons, pour y prendre de la couleur.

En plus de l'atelier de réparations, il y avait dans ce magasin les éléments d'un vrai musée : boiseries flamandes du XVIe siècle, vieux théorbes, calumets de Peaux-Rouges, serrures à secrets, compotiers persans en pâte tendre avec le cyprès de Zoroastre, une théière japonaise en terre gris-jaune semée de mica, d'un prix inestimable; quelques porcelaines de Chine, dont une entre autres de la famille verte avec des caractères bénéfiques en ta-tchouang; pierres sonores, gongs ciselés, monnaies rares, bagues à la Marat, à la Rocambole, en fer, avec une pierre de la Bastille dans le chaton; des affiches officielles, des eaux-fortes, des portraits au physionotrace, des tapisseries roulées, des poignards tibétains à écarter les ombres, des masques toungouses, que sais-je encore?

- Et tous ces bibelots ont leur histoire, disait Stella. Il vous en racontera quelques-unes, sans doute, un de ces jours. Tenez, le voici, justement.

Andréas rentrait, en effet, affable et bonhomme. Il me demanda la permission de travailler tout en causant, et se mit en devoir de terminer à l'écouenne le raccommodage d'une aiguière d'étain.

Comme je lui racontais quelle mauvaise semaine je venais de passer : fatigues, échecs, rancoeurs, impatiences, dégoûts, paresses :

-Vous en verrez bien d'autres, me dit-il, en guise de consolation. 

Stella nous offrit du thé, du thé en briques, provenance directe de la Chine, qu'on appelle au Tibet Kiapa Ka Kig, m'apprit Andréas. C'était délicieux d'ailleurs. Tout en limant, mon hôte écoutait mes doléances, avec une patience débonnaire. Et je m'émerveillais de ce personnage si simple, si sobre, si vivant, si juste d'allures : affectueux sans camaraderie, patriarcal sans pose, humain, en un mot; tel un très sage vieillard, qui m'aurait aimé, moi, entre tous ses enfants; bien que, je le savais, quiconque l'approchait à coeur ouvert devait ressentir la même certitude d'être le Benjamin de son coeur. Peut-être, pensais-je, existe-t-il un état inconnu de l'Amour?  Mes impressions du moment dépassaient en fraîcheur, en claire allégresse, en viridité, toutes les joies les plus pures que
j'eusse connues jusqu'alors. Je me sentais calme, certain, reposant à l'ombre d'une affection sereine et stable.

Andréas s'était mis à me tutoyer. Je ne m'en étonnais point; auprès de lui, ce jour-là, tout me semblait naturel et clair.

- Reprends possession de toi-même, me disait-il; reprends haleine; retrouve ton calme. Celui que tu aimes, l'Etre idéal qui, bien qu'encore extérieur à toi, devient cependant ton hôte, par intervalles, ce héros de l'éternité, des ennemis l'entourent, c'est vrai, et des brouillards te le cachent; mais sa victoire est certaine, et son influence sur toi reste entière. Crois-tu qu'il ne prévoyait pas les fondrières dans le chemin où il t'a invité à le suivre? Rien n'arrive à l'homme que par son propre vouloir. Ce que toi, tu peux faire, il est inutile et nuisible qu'un autre l'entreprenne à ta place.
Regarde le mauvais écolier; il n'a pas appris sa leçon de la veille; pour écrire son thème, il offre des billes à son voisin plus studieux. Quand il aura copié, saura-t-il sa leçon? Il aura perdu son temps et menti et, aux examens de fin d'année, son ignorance et sa paresse éclateront. Ainsi, ne refuse pas la besogne qui se présente; n'imite pas le cancre; tu reculerais sous prétexte d'avancer.
Cette hâte d'ailleurs, alternant avec du découragement, répercuterait en toi le trouble de notre époque. La vie bouillonne, les désirs s'exaspèrent, les forces se crispent et puis défaillent. Si tu pouvais voir les esprits de tes contemporains, sur mille tu n'en trouverais peut-être pas cinq, peut-être pas deux qui cherchent la vraie Lumière avec des mobiles purs.

Tu sais que les traités de magie promettent le pouvoir sur les invisibles et sur les hommes; cette promesse est sous-entendue dans les leçons des magnétiseurs. Ne se trouve-t-il pas, au sein de notre civilisation positiviste et utilitariste, des sociétés qui propagent ces doctrines absurdes de l'influence de la volonté sur toutes les choses « sérieuses » de la vie : sur la richesse, la réussite, et autres billevesées. Tu sens bien que de tels apôtres sont ou des dupes niaises ou de cyniques loups-cerviers; ils jouissent cependant d'un certain succès.

Ces savants proclament que l'univers matériel est parfaitement organisé, que tout s'y passe selon la justice, puisque, disent-ils, tout y est soumis aux lois de la causalité et de la conservation des énergies. D'accord. Mais ils voudraient que l'univers moral soit dans l'anarchie, et l'univers invisible dans le chaos; quelle inconséquence!

Ils ne peuvent pas nier que la justice agisse sur tous les plans; pourquoi incitent-ils l'homme à se révolter contre son destin, au lieu de lui apprendre à l'utiliser? Pourquoi veulent-ils que le débiteur spirituel ne paie pas ses dettes? Pourquoi enseignent-ils à attaquer et à détrousser dans l'ombre?

Voici un naïf auquel ils persuadent qu'au moyen de quelques entraînements, il pourra suggestionner un adversaire, charmer un acheteur, séduire un indifférent. De quel droit apprennent-ils à commettre ce double crime : léser par une manoeuvre ténébreuse, et faire servir à l'égoïsme matériel des forces créées pour le travail de l'esprit?

Comment ces gens-là ne voient-ils pas qu'ils fomentent l'envie, la discorde et la haine? Ils attisent d'autant plus, dans le coeur humain et dans le monde, ce feu infernal, qu'ils agissent par un souffle de l'Invisible indûment capté. Sont-ce pas des aveugles poussant d'autres aveugles à un précipice?

La terre corrompt de la sorte presque toujours les clartés qu'elle reçoit. Je me souviens qu'en Russie, sous le tsar Alexandre 1er, un ami fut envoyé dans un district et y jeta les bases d'une petite société d'Enfants du Ciel. Quelques paysans commencèrent le travail; ils réalisèrent entre eux la fraternité. Les persécutions survinrent vite. Un homme de bien les défendit auprès du gouvernement; après mille démarches, il réussit à obtenir pour ces pauvres gens de vivre sans tracasseries administratives. Cet homme se nommait Lopoukhine. Mais ce que l'État césarien n'avait pu faire, l'Esprit de ténèbres le fit. Les enfants de ces travailleurs écoutèrent de faux sages; et aujourd'hui, les Doukhobors - car c'est d'eux que je parle -, pervertis par les livres d'un écrivain qui jouit d'une
réputation universelle, sont arrivés à la révolte, à l'aliénation mentale, à la haine du travail, aux pires folies. De même, lorsque l'homme, sur la scène universelle, eut compris qu'il portait en soi les germes des pouvoirs occultes, il n'eut rien de plus pressé que de les faire croître par n' importe quels moyens, les pervertissant en hypnotisme, en suggestions, en statuvolence, en magie. Ceux donc qui ont compris l'enseignement de Dieu, qu'ils acceptent la pauvreté volontaire, du corps, de l'esprit et même de l'intelligence. Les curiosités que tu sacrifieras maintenant, mon docteur, je t'atteste qu'elles te seront un jour payées au centuple.

Ainsi parla Andréas. Ces graves enseignements ranimèrent mon courage. J'entrevis de plus clairs horizons; une force se réveilla dans moi; je pris conscience de la vanité de mes titres et de mes diplômes, de l'incertitude de mon savoir. Je me sentis une profonde gratitude pour le vieil homme si accueillant, pour cette femme si bonne. Après tout, pourquoi chercher s'ils étaient ou n'étaient pas les amis du Désidérius de ma jeunesse? Accepter, utiliser ce qu'ils m'offraient de si bonne grâce, n'était-ce pas plus sage?