LA BABEL SPIRITUALISTE


         Nous avions été voir, Andréas et moi, une collection de papyrus, nouvellement aménagée au Louvre ; et nous remontions tous deux vers Montmartre. Il pleuvait. La place de l'Opéra, et surtout la place du Havre ressemblaient, avec leurs défoncements, leurs flaques, leurs palissades, à un glacis bombardé. Camions, autobus, trams et taxis, unissant leurs trompes, leurs sirènes et leurs cloches, réussissaient le plus étourdissant vacarme. Parmi les marécages, les lampes électriques aveuglaient. Une foule en masses profondes courait de ténèbres en lumières, prendre les trains de banlieue. Evidemment, des diables rageurs harcelaient ces gens et ne les avaient jetés hors des magasins, des bureaux ou des ateliers que pour les enfourner en d'autres étuves. La plupart de ces piétons étaient silencieux ; les autres bavardaient avec hâte, disant, par phrases écourtées et hachées, des choses inutiles ou grossières, comme si, pour tous, la tombe n'était pas toute proche.

- Et pourtant, fit Andréas, qui semblait avoir lu ma sensation, il est bon pour eux qu'ils soient là et qu'ils s'agitent ainsi; oui, cela leur vaut de l'avancement...

- Je pensais aussi, répondis-je, à une autre confusion, plus proche de mes inquiétudes. De tous côtés, on tente des essais pour concilier les différents spiritualismes , on recherche les points communs du yoga, de la kabbale, de la gnose, du bouddhisme, du taôisme, du pythagorisme, du catholicisme, de l'hermétisme, de tous les panthéismes et de tous les humanismes; on analyse, on rapproche...

Et, interrompit Andréas avec un sourire, voulant construire un monument, on n'arrivera qu'à un replâtrage.

C'est bien parce que j'ai cette crainte que je cherche une indication, ou une direction.

- Eh bien ! raconte-moi.

-Ainsi, continuai-je, dans cette dernière quinzaine, j'ai lu des livres de leaders des diverses écoles néo-spiritualistes, de spirites, de psychistes, de néo-catholiques, de protestants libéraux, de catholiques qui se tiennent pour orthodoxes, de chercheurs qui se croient parvenus à l'adepte. Certes, je crois tous ces savants sincères et convaincus; loin de moi le soupçon qu'ils soient volontairement les séides d'une occulte diplomatie; mais, quoi qu'ils disent, je vois la plupart d'entre eux antichrétiens, je dirais antichristiques, si le mot ne sentait pas un peu trop son moyen âge.

- Tu n'as pas tout à fait tort, répondit Andréas.

- Tenez, Madame Blavatsky se sert des concordances astronomiques que l'on remarque dans les vies des fondateurs de religions. Que Jean-Baptiste soit né au solstice d'été, et le Christ au solstice d'hiver, qu'il soit ressuscité à l'équinoxe du printemps, Dupuis et Ragon et Vaillant et bien d'autres l'avaient déjà dit, et avaient collectionné des caractères analogues pour Lao-Tseu, Krishna, le Bouddha, Pythagore, Platon et bien d'autres; parthénogénèse, tentations, souffrances, identifications avec l'Absolu, supplices; tout y est...

- Et qu'est-ce que cela prouve ? interrompit Andréas. Ne vois-tu pas que c'est là une argumentation de matérialiste que de vouloir déduire une ressemblance spirituelle d'une ressemblance matérielle ?

- Mais, pourtant, les sciences divinatoires ?

- Les sciences divinatoires vont du physique au mental, mais non au spirituel. De ce que le sang et la lymphe et les réflexes sont les mêmes chez le chien et chez l'homme, déduiras-tu que les deux ont la même intelligence et la même âme ?

- Je sais bien que le Christ est unique, qu'il est différent de ses prédécesseurs et de ses successeurs dans l'histoire du messianisme universel; je sais qu'en lui son corps fluidique, son astral, si l'on veut, son corps mental, furent des organismes sains et saints, sages et puissants comme ceux du plus haut des adeptes, mais que son moi, son individualité furent un acte spécial, une volonté particulière de l'Absolu. Dans l'homme ordinaire, le moi est un foyer de composition, ce n'est pas un principe simple, c'est un centre complexe, au sein duquel sommeille la lumière divine de l'âme. En Christ, c'est cette dernière même, éveillée, parfaite, resplendissante, qui est son moi, sa volonté. Il est réellement fils de Dieu. Les autres sauveurs n'étaient que des hommes; mais je crois que certains d'entre eux furent inspirés de Dieu, par intervalles, et je crois surtout qu'ils ont pu, qu'ils peuvent aider leurs fidèles sous la simple mais indispensable condition que ceux-ci essaient de pratiquer le commandement fondamental: la charité.

- Oui; je vois maintenant, dit Andréas, ce que ces savants dont tu me parlais tout à l'heure ont écrit; ils ne peuvent pas se conduire autrement. Il est meilleur -- ou moins mauvais - qu'ils aillent pour eux jusqu'au bout de leur ligne de pensée actuelle.

Je ne répliquai rien, car ce n'était pas la première fois que je voyais Andréas ne pas se presser de convertir les gens à ses opinions. Il continua:

- Non, notre Ami n'a pas dit: Mon Père céleste et moi (mon ego incarné) nous sommes une même chose ª. Si son être visible avait été le Père, ni les hommes ni la planète n'auraient pu en supporter l'éblouissante splendeur. Il a dit plus simplement et plus exactement: Moi et mon Père, nous sommes Un ª : la même essence et non la même substance.

Il n'a pas dit non plus: Mon Père, moi, vous, mes disciples initiés à ma doctrine, sommes un, consommés dans l'Unité ª ; mais il a dit : Qu'ils soient un, comme nous sommes un, comme Toi, Tu es en moi et que je suis en Toi, qu'ils soient un en nous. Car ces disciples savent de science intime et certaine, ils connaissent que je suis sorti de Toi ª.

Je demandai :

- Le Christ dit: Mon Père est plus grand que moi ª et ailleurs: Mon Père et moi nous sommes un ª.

- Il n'y a pas là contradiction; c'est en toi qu'est la contradiction que tu crois apercevoir dans ce texte. Parfois c'est le Dieu qui parle et parfois c'est l'homme. Dans l'Evangile tout ne peut pas être dit ; d'ailleurs, on ne comprendrait pas. Ou, si tu préfères, tout a été dit, mais l'homme ne comprend pas; et il est impossible de lui expliquer ce dont il ne possède pas en lui-même l'intuition latente ; il faut du temps.

- Il est vrai, continuai-je, qu'il y a une économie de la Révélation; il est vrai que l'intelligence humaine s'accroît; mais entre le modernisme et le dogme orthodoxe n'y a-t-il bien qu'une différence d'initiation ? La divinité de Jésus est incompréhensible, elle est au-dessus de l'intelligence; c'est un phénomène, un état d'être qui a eu lieu en dehors du créé, du relatif ; tandis que notre intellect ne peut fonctionner qu'à l'intérieur de ces dernières sphère. Il y a bien eu, dans l'Eglise primitive, une réserve sur certains dogmes, une initiation si l'on veut, mais ce n'était jamais la parole du sacerdote qui pouvait donner cette lumière au néophyte. C'est Dieu seul qui a qualité et pouvoir pour, se faire connaître de celui qu'il juge digne.

- Oui, il y a du vrai dans ce que tu dis, mon docteur mais personne, entends-tu, personne n'a jamais vu Dieu, en esprit ; comment peut-on en discourir doctrinalement ? Il est bien évident que la fraternité, l'obligation de la vertu, l'existence du Divin, l'immortalité humaine sont admis par tous. Mais si une école rejette la prière, soit parce qu'il n'y aurait pas de Dieu, soit parce que ce serait indigne de l'homme, soit parce que l'Absolu ne se modifiera pas pour nous faire plaisir, elle n'est pas dans le vrai. Il y a un Dieu; l'homme est assez bas pour qu'il ne puisse avoir honte de ses pusillanimités; il vaudrait, mieux évidemment qu'il ne demande pour lui-même jamais rien de matériel; mais où est celui qui a la foi? Et enfin l'Absolu, bien qu'il choque ainsi notre logique humaine, modifie ses plans et ses projets quand cela fait plaisir à un de ses enfants sages. Ce n'est pas un nouveau projet qui l'embarrasse, ni de sortir quelque chose de nouveau de son trésor, tu comprends bien qu'il a des ressources infinies. La prière se tient à l'antipode des entraînements du Radja Yoga ; il y a beaucoup de sortes d'extases, beaucoup plus que les adeptes ª n'en connaissent.

- Par conséquent, dis-je, si Paul de Samosate nie formellement la divinité du Christ ; si Arius en 325, si le concile de Milan en 355, si le concile de Smirnium en 357, si le second concile d'Ancyre en 358 enseignent cette même thèse, si, en 349, le concile d'Antioche proclame cette divinité et, en 380, le concile de Saragosse soutient que la nature humaine de Jésus n'est qu'une illusion, si le concile d'Ephèse admet les deux natures, cela prouve tout simplement que la lumière intellectuelle quitte les hommes qui n'entretiennent point en eux la Lumière morale. C'est le cas de redire, avec un philosophe catholique contemporain, le mot de, saint Augustin aux manichéens: Que ceux-là sévissent contre vous qui ignorent combien il est difficile de trouver la vérité et d'éviter l'erreur ª.

- Oui, cela, c'est une belle parole, répondit, Andréas, en hochant la tête. Tu es trop pressé, mon docteur ; tu as bien du temps devant toi.

- Pourtant, il ne faut pas en perdre, de ce temps ?

- Eh! oui, mais pas de cette façon-là, dit-il avec un sourire affectueux. Chercher si Dieu est personnel ou impersonnel ? Nous ne comprenons même pas comment une pierre peut avoir ou n'avoir pas de libre arbitre. Si l'école orientale veut dire que Dieu n'est pas anthropomorphe, nous sommes d'accord ; si elle veut dire que l'Absolu est une entité abstraite, vide et informe, non , car alors, c'est le Néant qu'elle désigne. Nous ne savons pas ce qu'est le relatif, que pouvons-nous dire de ses rapports avec l'Absolu ? que pouvons-nous dire de cet Absolu lui-même ? Ne nous dressons pas sur nos ergots ; humilions-nous, reconnaissons que nous sommes de bien pauvres petites choses ; alors viendront les lumières de cet incognoscible Esprit pur.

- N'est-ce pas, demandai-je, la Trinité chrétienne n'est pas la Trimourti de Krishna, ni le Sat Tchit Ananda des Upanishads ? Leur Atma n'est pas le Logos platonicien ?

- Non, mais cela est si peu important. Quand tu étais petit, était-ce de tes imaginations astronomiques que ta mère s'occupait, ou de ton obéissance ?

Et, passant à une autre idée, sans rapports apparents avec la précédente, comme il en avait coutume, Andréas continua :

- La parthénogénèse de tels hommes extraordinaires, du Christ en particulier, n'est pas un symbole ; c'est une réalité ; c'est même une nécessité physiologique que motive l'excessive tension des travaux qu'ils ont à accomplir. Les gnostiques se sont trompés en féminisant le Saint-Esprit, le Saint-Esprit est celle des trois personnes qui restera la plus profondément inconnue. Non, Dieu ne s'incarne pas dans toutes les religions; les anciens brahmanes le savaient bien; il n'y a qu'à lire leur théorie des avatars. Je ne te dis tout cela, à toi, que parce que cela pourra petit-être un jour te servir à quelque chose, mais ce sont des sujets qu'il faudra des siècles d'étude pour entamer avec quelque succès.

Beaucoup des modernes hiérophantes, quoique riches de précieuses intuitions, manquent de sens pratique. La résurrection de cultes disparus, la revivification de dogmes pétrifiés, l'habillage en hébreu, en grec, en sanscrit ou en chinois de théories d'autodéification sont les illusions respectables de fils pieux, les candeurs touchantes d'érudits perdus dans le rêve; mais elles forment aussi, il faut le dire hautement, les obscures assises souterraines d'une religion future, cimentées de larmes, de sueurs et de sang. Ces pionniers, qui n'acceptent ni la science positive ni la foi ecclésiale, vieillissent sur des hiéroglyphes métaphysiques, des fantômes, des névroses. Heureux si, après vingt ou quarante ans d'études, ils s'aperçoivent que les symboles, les arcanes et les rites exhumés sont les voiles des axiomes du bon sens, de la raison saine. Et les simples sentent cela d'instinct parce que le coeur de l'homme est le tabernacle où brille cette éternelle Lumière dont les grands arcanes des occultismes ne sont trop souvent que les ombres déformées.

L'homme moderne est mal équilibré ; la Nature enfante si rarement des chefs-d'oeuvre. En nous brûlent des flammes consumantes, et les dieux de l'argent, de la gloire, de la science ou de l'art tiraillent leurs pauvres dévots et les désorbitent. C'est pourquoi le médecin, par exemple, trouve tant de psychopathies chez les spiritualistes, chez les mystiques, dans la foule des croyants et dans les pseudo-conducteurs de cette foule.

L'expérimentateur de l'hyperphysique peut rester froid mais le sentimental, celui qui s'élance vers le mystère avec tout son coeur, anxieux et douloureux, désirant toucher l'impalpable, et parler aux habitants des enfers et des paradis; celui-là, en un mot, qui tient pour objectifs tous les phénomènes occultes, celui-là trouve mille occasions pour une de sombrer dans une hystérie quelconque, dans une manie, une aliénation mentale partielle, ou un orgueil aussi naïf qu'exorbitant. Néanmoins, tous ces malades sont des pionniers; on ne doit ni les mépriser, ni les railler. Toutefois, mon docteur, n'exagère pas tes appréhensions. Dis à Mr Untel, grand fondateur de sociétés, qu'il est un simple orgueilleux , auras-tu fait autre chose, si c'est vrai, que de le blesser? Auras-tu changé son coeur ? Regarde en toi, et tu verras que non. Eh bien ! laisse les initiés, les ésotéristes, les amateurs d'extases et les abstracteurs de quintessence. Ne les provoque pas. Ecoute-les s'ils veulent t'exposer leurs théories ; ne les arrête que si elles te semblent aboutir au mal ; tâche d'obtenir d'eux un amendement pratique, en actes ou en pensées. Ce sera déjà bien beau.

Et c'est ainsi que mes enthousiasmes d'idéologue reçurent, sous la pluie pénétrante, une douche de plus.