LA FOI QUI SAUVE

   Si une créature pouvait recevoir la plénitude d'une parole de Jésus, elle serait à l'instant transportée au Ciel, elle jouirait dès cette terre de la paix parfaite, de la foi totale, du Salut définitif. Mais personne ne peut entendre que certains échos du Verbe. A cause de nos incapacités, Jésus ne peut nous offrir et nous ne pouvons saisir qu'une paix intermittente et un salut en espérance, quoique certain : parce que notre foi est infirme, partielle et discontinue.

  Jésus prêche en premier l'amour du prochain avec l'amour de Dieu. Ces deux amours inséparables suffisent à réaliser tous les projets de la Providence, à combler tous les désirs, tous les besoins des créatures, et à les mener toutes ensemble vers leurs suprêmes accomplissements. Notre Père très bon ordonne ainsi la marche de l'univers, parce que nous sommes moins incapables d'aimer que de croire. Aussi Jésus, dont toutes les maximes sous-entendent la foi, ne la nomme que dans certains cas se rapportant à l'idée de salut : maladie, accident, aveuglement spirituel. D'ailleurs si, pour aimer Dieu, il faut d'abord croire en Lui, pour affermir et préciser cette croyance d'abord nébuleuse, il faut astreindre notre moi à Le servir par amour, au moyen d'actes concrets, chaque jour davantage que la veille, chaque heure davantage que la précédente. Dans l'ordre religieux, foi et charité ne se séparent point, parce qu'elles sont le double visage de l'Amour : amour vers Dieu, amour vers le prochain. La doctrine du catéchisme ajoute ici l'espérance; j'oserai prétendre que le disciple véritable, le soldat du Christ, n'a plus besoin d'espérer.

Qu'espérerait-il ? Son salut propre ? Mais ses aspirations les plus hardies, n'est-il pas certain que son Père peut les combler à l'instant ? Le salut des autres ? Sa foi ne l'assure-t-elle pas de tout ? Serait-il privé de la douceur des visions, de la splendeur des extases, du simple réconfort de la prière commune, serait-il dépourvu de cette intelligence qui console par les certitudes d'une doctrine, serait-il enfermé dans la plus opaque des nuits, que sa foi lui affirmerait la compagnie constante de son Maître. Et cela suffit.

Un savant qui a observé de nombreux cas d'un même phénomène en acquiert la certitude. Mais la foi, c'est la certitude de ce que l'on ne voit pas, de ce que l'on ne comprend pas, de ce dont la logique démontre l'impossible. Tant que cette certitude n'a pas envahi en nous d'assez vastes territoires, elle ne nous donne pas la force de nous conduire selon l'absurdité de la Sagesse antéséculaire, et elle n'est que l'ombre de la vraie foi. Ainsi l'on peut dire, absolument parlant, que personne sur la terre ne sait ce qu'est la foi, puisque celui-là qui en posséderait seulement " gros comme un grain de sénevé " se ferait obéir de toute la Nature phy-sique.

Au début de l'école de la foi - et nous en sommes tous au début - des illusions nous trompent fréquemment. Les élans du coeur, si sincères qu'ils jaillissent et si enflammés, n'incendient pas soudain toute notre personne. Il faut du temps, beaucoup de temps, pour que ce feu embrase tout ce qu'il y a d'aride en nous et de pourri. Plusieurs romanciers, plusieurs dramaturges contemporains sont célèbres pour avoir découvert qu'il y a en nous non seulement deux tendances contraires, mais un grand nombre de personnalités non cohérentes, dont les discordes complexes expliquent les bizarreries de notre conduite, quelque culture que nous ayons reçue, lorsque nous sommes en proie à une crise passionnelle. Cette découverte n'en est pas une; les vieux psychologues, aujourd'hui dédaignés, ont décrit ces effervescences.

Voici un nouveau converti, transfiguré par les certitudes enfin reçues, et qui, du plus profond de son jeune enthousiasme, se donne à son Dieu. Ce chrétien, encore ignorant de la complexité de l'entreprise, s'imagine de bonne foi s'être donné définitivement et tout entier, et que, dès lors, moyen-nant une surveillance attentive, tout va marcher d'une allure égale. Hélas ! non. Sa personne est bien un champ de bataille, mais plus de deux adversaires s'y escriment, des milliers d'adversaires. Dire qu'il y a en nous la chair et l'esprit, c'est un peu trop simple; chaque cellule du corps possède une volonté propre, chaque os, chaque vaisseau, chaque muscle, chaque nerf, chaque groupe physiologique a la sienne; chaque sens, chaque sentiment, chaque faculté mentale, chaque puissance intellectuelle spéciale à chacune des branches de l'activité spéculative ou pratique a sa volonté; de plus, l'énorme inconscient, dont la conscience physiologique ne représente qu'un mince secteur, possède sa volonté générale et ses
innombrables volontés particulières qui régissent les organes immatériels, les fonctions secrètes, les pouvoirs inconnus dont l'ensemble constitue l'homme invisible. Et la conscience pré-citée n'enregistre que la minime fraction de ces myriades de vouloirs à l'aboutissement desquels le système nerveux encore imparfait peut être sensible.

Notre converti n'est donc en relation avec Dieu que par quelques points de son être. C'est l'essentiel, cela suffit pour assurer plus tard le grand oeuvre mystique. Mais il y a en lui des millions d'autres points qui, pour le moment, ne sentent pas Dieu; les uns ne Le sentent plus, les autres ne Le sentent pas encore. Il s'agit d'éduquer ceux-ci, de rééduquer ceux-là. C'est à quoi servent les règles morales, les disciplines ascétiques, les méthodes d'examen, de méditation, de prière. Vous comprenez combien il est indispensable au disciple de conduire ses pieux élans jusqu'à l'acte, de gouverner ses impulsions d'après l'idéal, de devenir maître de lui-même, maître de son corps et de ses sens, maître de son intellect, et avant tout maître de ses passions.

Ainsi, la majorité des chrétiens possèdent une foi de sentiment qui leur suffit pour se conduire, par intervalles, selon le Ciel; un certain nombre d'entre eux, dont l'intelligence est plus exigeante, utilisent cette disposition de leur âme pour renforcer leur conviction par les raisonnements solides de la théologie; mais ceux qui courbent sans défaillance leurs instincts, leurs goûts, leurs paroles, leurs opinions, leurs actes à la règle inflexible de la foi plénière que le Christ nous propose, ceux-là sont fort rares. Il faudrait que, surveillant avec une attention toujours éveillée tous ses mouvements internes et tous les apports de l'extérieur, le disciple les confronte à chaque seconde avec l'idéal fidéique, et qu'il les y conforme de force, pour les choses les moindres comme pour les plus importantes. Une discipline aussi continuelle et aussi impitoyable est impossible à réaliser; d'abord parce que la maîtrise parfaite de soi-même qu'elle exigerait, c'est justement le problème à résoudre; la culture de la volonté demande du temps; ensuite, pour discerner ce qui, dans les mobiles qui nous sollicitent, nous dirige vers la foi ou nous en éloigne, il faudrait
posséder la Connaissance vivante, laquelle se trouve être justement un des résultats de la foi.

Prenons un exemple :

Me voici dans la rue. L'idée me prend tout à coup de passer sur l'autre trottoir. Je puis parvenir à me refuser ce caprice. Mais, si je n'en discerne pas le mobile secret, comment découvrirai-je qu'en demeurant ou en traversant je ferai ou ne ferai pas un acte de foi ?

Nous sommes des êtes complexes. Il n'y a qu'en géométrie que la ligne droite est toujours le plus court chemin d'un point à un autre; dans le monde moral, dans la vie, la route la plus courte est souvent bien sinueuse. Aussi le Père, qui désire nous rendre aptes à recevoir un jour la foi complète, maintenant, c'est la charité qu'Il nous recommande.

Les ombres de l'Amour éternel saturent, en effet, cet univers périssable bien davantage que ne le font les ombres de la Foi. Reprenons notre exemple simplet, en supposant que le disciple se meuve, non plus vers la foi, mais vers la charité. Les causes possibles de son désir de changer de chemin se réduiront alors à deux : éviter un désagrément, ou se procurer un plaisir; causer une gêne à autrui ou lui donner de l'aide. Et il se décidera pour l'itinéraire qui lui sera le moins agréable, ou pour celui qui lui donnera l'occasion de secourir son prochain. La règle de la charité est beaucoup plus claire pour nous, tels que nous sommes actuellement.

La conscience psychologique et la conscience morale fonctionnent comme les deux pôles du Moi. Le Moi, l'égoïsme, l'individualisme, l'égotisme, comme vous voudrez l'appeler, c'est tout nous-mêmes, c'est le principe de tous les obstacles à notre avancement spirituel. Il est opposé à la charité, comme le doute à la foi, comme le découragement à l'espérance.

Mais le doute est déjà extérieur à l'égoïsme; il est une crainte du moi ou une vanité de l'intellect; le poursuivre et le vaincre demandent déjà une expérience plus complète; tandis que n'importe qui discerne sans peine une tendance égoïste d'une tendance altruiste. Pour lutter contre le moi, il suffit de lui dire : Non. Pour chasser le doute, si l'on raisonne, on le renforce; et le nier simplement n'appartient qu'aux volontés déjà très robustes.

Dans cette dissociation de la mystérieuse unité divine que, pour la mieux comprendre, on nous propose par le dogme de la Trinité, la foi appartient au Père, la paix appartient au Fils, le salut appartient à l'Esprit. La pratique de la Charité spiritualise le moi; il devient capable de voir l'Irrévélé lorsque celui-ci se présente devant lui, sous une des formes du Verbe; et, avec la lumière du Consolateur, il reçoit la pacification.

Tout le monde vit par une foi; l'un croit à son commerce, l'autre croit à son art, celui-ci en une amitié, celui-là en une théorie; le sceptique même croit à son scepticisme. Or toutes ces créances, des plus vulgaires aux plus rares, des plus matérielles aux plus impersonnelles, toutes atteignent quelque jour leur limite. Et ce jour, dont ceux qui le vivent disent qu'il est une mort, ce jour est, en réalité, l'aurore heureuse d'une délivrance et d'une renaissance. Les humains sont ingrats; quand cette foi, qui durant de longs jours leur a donné la force de vivre, s'effondre en eux, ils l'insultent et la maudissent. Ils devraient la bénir. Tant qu'ils refusent l'Immuable, ne se condamnent-ils pas aux mutations ? Pourquoi chérissent-ils des fantômes, et négligent-ils le Vivant ?

Sans doute, la forte assurance qui soutient l'artiste au cours de ses douloureuses ascensions, qui communique au penseur la sereine patience du désintéressement, déçoit beaucoup moins que les triomphes éphémères de la fortune ou de la célébrité. Les types purs du poète, du peintre, du savant, du philosophe commandent le respect; mais lequel d'entre eux, s'il n'a vécu en chrétien, pourra témoigner, à son dernier jour, qu'il meurt assuré d'avoir saisi son idéal ? Certes, ce vouloir, qu'aucun échec ne brise, est une des plus hautes noblesses de l'homme; mais il lui donne un bonheur si dépouillé, si sec, quelquefois si âpre qu'il faut des âmes granitiques pour s'en satisfaire. Mais, si notre idéal est Dieu, la joie que Son approche nous procure est vivante, harmonieuse, riche, humaine, accessible à tous, et seule nous rend capables de fraterniser avec toutes les formes de la vie.

Sans la foi mystique, le plus formidable réalisateur n'assemble que des nuages, l'artiste le plus sublime n'atteint qu'une ombre de l'éternelle Beauté, le penseur le plus profond ne conçoit qu'un reflet de l'éternelle Vérité. Avec elle, les plus humbles travaux, les soins les plus grossiers se transfigurent, et leurs fruits mûrissent au soleil de l'Esprit pur.

Avant de devenir des convictions, les fois diverses des hommes se lèvent comme des vocations. Chacun de nous, dès avant sa naissance, est appelé en même temps par des dieux et par Dieu. Mais nous écoutons plutôt les voix des dieux parce qu'ils habitent les enveloppes du monde et que notre coeur aussi habite une de nos enveloppes. Tandis que le Verbe Se tient au Centre du monde, hors de nous, et au Centre de notre être, au dedans de notre moi. Aussi L'entendons-nous bien mal.

Si l'artiste écoutait l'appel de Dieu, il n'en deviendrait que plus sensible à l'appel du Beau; ses angoisses ne prouvent-elles pas son impuissance ? Et ne trouverait-il pas une aide sans mesure dans les enrichissements que les Anges apporteraient à sa sensibilité trop peu complète, à sa pensée souvent unilatérale, à sa technique liée à son tempérament ? Si l'inventeur, si le philosophe, si le savant écoutaient l'appel de Dieu et replaçaient sans relâche leurs recherches et leurs méditations dans l'axe de l'Éternité, par une vie conforme à l'ordre du Ciel, n'apercevraient-ils pas des possibilités jus-qu'alors inconçues, des idées jusque-là étrangères à leurs esprits, des expériences décisives et cruciales ? Certainement, puisque, depuis Jésus, quiconque travaille pour Lui réussit par Lui.

Le salut n'est pas seulement pour plus tard et par delà des mondes, car Dieu n'est pas seulement là-haut et là-bas. Depuis Jésus-Christ, Dieu est ici-bas et maintenant. Il y a une présence divine pour les créatures qui ont terminé leurs immenses travaux cosmiques; il y a aussi une présence divine pour les créatures encore en travail. Dans les champs, dans les ateliers, il y a une présence divine; il y en a une pour l'ouvrier comme pour le paysan, pour le père, pour la mère et pour l'enfant; il y en a une pour le mathématicien, le chimiste et l'astronome; il y en a une pour l'industriel, le négociant et l'administrateur; il y en a une pour le prince et pour le citoyen; il y en a une pour le moine, pour le soldat, pour le marin. Chaque homme, sur cette terre et sur les autres terres dont le scintillement peuple les nuits, chaque homme et chaque femme naît capable d'apercevoir cette présence, de comprendre, d'aimer, d'imiter l'une des formes du Verbe éternel, l'un des visages de notre Jésus-Christ.

Mais aucun de ces êtres par milliards n'apercevra la Face auguste que s'il en écoute l'appel, que s'il s'efforce vers la foi, car la foi vient par l'entendement. Qu'il écoute tout entier, qu'il se force tout entier à entendre. Cette tyrannie, l'histoire ne nous montre encore aucun des génies qui en éclairent les avenues comme ayant eu la force de l'exercer totalement. Aucun, puisque, dans le caractère des plus illustres, on peut, hélas ! découvrir des failles.

En signalant les taches de ces flambeaux magnifiques, je ne veux pas en détourner vos admirations. Il faut aimer ces hommes, tous, et prendre de chacun la leçon que l'on est capable d'en recevoir.

Saint Paul comme le Vinci, saint Augustin comme Goethe, Homère comme Rabelais, Montaigne comme Corneille, Shakespeare comme Michel-Ange, Loyola comme Baudelaire, saint Vincent de Paul comme Napoléon, saint Thomas comme saint François, tous sont à contempler comme des flambeaux sur le chemin de l'Idéal suprême, type total, source et fin des idéaux particuliers : sur le chemin de Jésus-Christ.

Et surtout, par-dessus tout, il faut vouloir faire mieux que ces géants. Ceci n'est pas un paradoxe. Si faible soit-on, on peut, au regard du Père, devenir plus grand que le plus grand des hommes, si l'on réalise mieux les possibilités reçues de Ses mains. Telle est l'oeuvre de la foi.

Ainsi, nous continuerons à prendre les paroles de Jésus, même les plus simples, dans leur sens total, et aussi dans leur sens le plus personnel; à les appliquer au passé, au futur, mais surtout au jour présent, à la minute actuelle. Tout acte, tout état d'âme vécu selon la vraie foi donne la paix du Christ et Son salut à la partie de nous-mêmes qui vient d'agir selon Sa parole. La foi qu'Il nous propose comprend
toutes les autres fois naturelles ou humaines, ou plutôt celles-ci ne sont que les ombres renversées de celle-là. La foule vit dans ces ombres. Nous aussi, sans doute; mais nous possédons le pouvoir de vivre au sein de ce peuple de fantômes avec une lumière secrète, dans la paix et selon l'Amour. Le jour vient où la Réalité va tout envahir par un immense cataclysme qui sera le salut du monde et le salut des créatures.