NOS CONTEMPORAINS


Tout observateur a le droit de choisir son point de vue; nous, nous essayons toujours de regarder les choses du point de vue de l'éternité. C'est un observatoire meilleur que celui de Sirius qu'avait choisi Renan. Sirius est très loin sans doute, mais, situé dans notre même espace, son éloignement rapetisse et fait paraître ce qui a lieu ici-bas bien insignifiant; alors tout perd son importance, et l'observateur renanien en arrive vite au scepticisme. Le point de vue de l'éternité étant, au contraire, situé à une distance infinie, incommensurable, il se trouve également proche de tous les coins de l'espace fini : il ne rapetisse rien, il conserve à chaque phénomène son importance exacte, il permet une appréciation exacte de toute chose.

Sans doute, dirait l'ironique illustre; mais comment vous y prenez-vous pour parvenir au point de vue de Dieu ? Pos-sédez-vous une recette mystérieuse, êtes-vous des êtres surhumains, ou accordez-vous bonnement votre foi avec vos imaginations ?

Vous le savez, le problème n'est pas aussi difficile que se l'imaginent les rationalistes. Pour le résoudre, il suffit de s'en tenir à la lettre de l'Évangile, de lui accorder une signification totale, plénière, universelle. Et ainsi, pour le sujet que je propose aujourd'hui à vos réflexions, la foule contemporaine, au premier regard, nous apparaîtra partagée : ici, la plus grosse partie, l'écrasante majorité, ceux qui ne croient pas que Jésus est le Fils unique de Dieu et Dieu Lui-même; là, le tout petit groupe de ceux qui croient en cette incompréhensible divinité. D'une part, une multitude bruyante et remuante, qui se donne infiniment de mal pour de fugaces résultats; de l'autre, une minorité infime et silencieuse, qui ne pense qu'au Christ, qui ne travaille que pour le Christ, qui n'aime toute chose que par le Christ.
Ceux-ci, la qualité de leurs oeuvres démontre la vérité de leur point de vue. Ceux-là, en somme, si éclatants que soient leurs succès, ils s'évanouissent bientôt dans l'oubli, s'enfoncent dans la boue, s'éclaboussent du sang de leurs victimes; et toutes leurs agitations n'engendrent que de plus aigres agitations.

Quand Jésus compare Ses contemporains à des enfants qui mènent grand tapage dans la rue et qui se dépitent de ne pas fixer l'attention des grandes personnes, Il trace du même coup le portrait de notre génération actuelle. Le XXe siècle ressemble étonnamment au premier : une grande civilisation politique et césarienne, des citoyens dont le seul souci est de tourner les lois, des chefs ou cyniques ou utopistes, un goût morbide de l'excessif, de l'artificiel, du non-connu, une incompréhension satisfaite de Dieu, des guerres effroyables, des catastrophes, puis, çà et là, perdus, ignorés, des îlots de Lumière, sur lesquels descend le rayon, invisible à la foule, de la certitude surnaturelle.

Il y a, entre telles périodes chronologiques, des corres-pondances que certains chercheurs ont signalées; ainsi, pour la philosophie, Barlet, dans son Évolution de l'Idée; pour l'histoire, les travaux du major Bruck. Et les sages chinois pensent que le schéma de l'évolution est une spirale enroulée autour d'un cône, dont la base comme le sommet dépassent nos moyens d'investigation; si l'on choisit une quelconque des génératrices de ce cône, les points où elle coupe la spirale offrent entre eux des ressemblances.

Oui, la vie cosmique est un perpétuel recommencement, mais avec des élévations de niveau; la connaissance du passé sert donc à nous guider dans le présent, et, plus l'individu vieillit, plus le corps social dure, plus ils devraient devenir sages. L'un comme l'autre s'améliorent sans doute, mais moins qu'ils ne pourraient le faire s'ils ne se laissaient pas indéfiniment séduire par " les jeux, les danses et les chants ", comme dit Jésus. C'est à cause de cette dissipation, de cette dispersion, que l'intelligence des choses divines se développe si peu. Aujourd'hui, comme il y a vingt siècles, quand un homme se repent et essaie, par des restitutions et des privations volontaires, d'atténuer le mal qu'il a commis, les gens disent qu'il est fou, que la religion est triste, qu'elle fanatise, qu'il ne faut pas suivre un Dieu vindicatif et dur.

Aujourd'hui, comme il y a vingt siècles, quand un homme, tout pénétré de l'Esprit, annonce un Dieu de miséricorde et d'amour, vit dans la paix de l'innocence, et répand autour de lui les miracles du pardon et du salut, alors les mêmes gens prétendent que cet homme est un hypocrite qui vit à son aise sous le couvert de la religion.

Ces médisances, ces calomnies ne doivent pas émouvoir le disciple sincère. Si l'amour fraternel l'inspire, bien loin de blâmer ses contempteurs ouvertement, il s'interdira même de les juger dans sa conscience, afin de ne pas les rendre res-ponsables du scandale que peuvent provoquer leurs critiques, et afin de ne pas alimenter la discorde qu'ils ont créée. " Les gens, pensera ce disciple, sont ce qu'ils peuvent être, et comprennent
ce qu'ils peuvent comprendre; je n'ai pas mission de rectifier leur judiciaire, mais de venir à leur secours quand ils en ont besoin. S'ils attaquaient mon corps, mon devoir serait de défendre ce serviteur, sans attaquer moi-même. Mais c'est ma personne morale qu'ils attaquent, c'est mon Moi; je n'ai pas à le défendre. Il vaut mieux que la méchanceté vienne sur moi plutôt que sur un de mes frères. Et puis, s'ils me trouvent fanatique, n'est-ce pas que mon zèle indiscret les choque ? S'ils me trouvent trop facile à vivre, suis-je bien sûr de n'avoir jamais tiré aucun profit des commodités que le Ciel me ménage, des faveurs qu'Il m'accorde ? "

Ainsi ce- disciple considère que, s'étant complètement donné à Dieu, tout ce qui arrive est bien, tout doit lui être une joie, tout, un motif de se dépouiller de l'orgueil et de remercier. Voilà le chemin de la Paix; les circonstances s'annoncent telles que nous devons dès maintenant nous estimer bien heureux d'avoir reçu la force d'y faire les premiers pas.

Mais faisons-nous tout petits, par dedans, et demeurons dans la paix.

Voyez le Précurseur, sa vie de pénitences scandalisait; voyez Jésus, Sa vie simple et normale scandalisait aussi. Ils avaient tous les deux entièrement raison; c'étaient leurs critiques qui avaient tort; mais ces contradictoires scandales engendraient, par réaction, des enthousiasmes plus solides.

Nous autres, nous n'avons pas de mission publique, donc pas à provoquer de tels salutaires scandales. Or nos mécon-tentements de nous-mêmes, nos gênes, nos malaises intérieurs, l'une des causes qui peuvent les provoquer, ce sont de tout petits scandales que nous faisons à notre insu dans les petits cercles de nos relations visibles ou invisibles. Nous sommes encore trop en dehors, trop importants, trop de ce monde, dans notre vie spirituelle.

Notre vie extérieure, la famille, la profession, les relations mondaines, nous avons bien compris qu'il faut en remplir les devoirs et en observer les convenances, à fond et de son mieux. C'est l'esprit selon lequel toutes ces choses doivent être vécues dans lequel, n'est-ce Pas ? nous chercherons à nous acclimater. D'abord, comme je m'excuse de vous le redire si souvent, ne faites rien que pour le Christ, pour Lui obéir, pour L'aider, pour qu'Il voie que vous L'aimez un peu.

Ensuite, sauf pour ceux envers lesquels vous avez certaines responsabilités : enfants, serviteurs, subordonnés, comprenez bien, que l'exemple reste le meilleur des sermons. Sans doute un appel cordial fait quelque chose; mais, si peu qu'on fasse la morale à quelqu'un, on se place au-dessus de lui et on le juge. D'où réactions fâcheuses et dettes contractées par le critique.

Enfin, et ceci résume tout, soyez petits; si vous ne parvenez pas tout seuls à mettre l'orgueil sous vos pieds, faites-vous bousculer, faites-vous piétiner par les autres. Considérez avec quelle perfection nous ne sommes rien; comment rien de ce qui est nous-mêmes n'est à nous; comment rien de ce que nous faisons n'est méritoire. Oui, faites-vous tout petits au dedans de vous-mêmes; privez votre moi de ses nourritures terrestres, faites-le jeûner, donnez-lui à manger ce qu'il n'aime pas; obligez-le aux pénibles travaux.

Mais que personne ne s'aperçoive de ces rigoureuses disciplines. Dès qu'un effort quelconque devient si dur qu'on puisse en lire la trace sur votre visage, allez vite vous enfermer, et, là, sans que personne vous voie, travaillez-vous, raisonnez votre moi, réfléchissez, priez, jusqu'à ce que le sentiment de la certitude et de la paix emplisse à nouveau votre coeur rasséréné.