LE ROYAUME DE DIEU,
L'ESPACE ET LE TEMPS.


On attribuait généralement jusqu'ici à l'espace et au temps un mode unique auquel se conformaient toutes les distances et toutes les durées. Ainsi l'astronomie classique mesure les distances planétaires et leurs périodes avec le même mètre qui sert à la géodésie, avec les même cycles qui servent à la chronologie.

Quelques penseurs se sont demandé si les choses se passaient sur les autres planètes comme elles se passent sur la terre. Une observation attentive de certains phénomènes méca-niques, électriques, magnétiques, ou même psychopathiques semble indiquer que l'espace et le temps se développent dans une dépendance réciproque, et qu'ils peuvent se manifester sous d'autres modes, intérieurs à ceux qu'enregistre notre moi. Ces vues, pour aventureuses qu'elles paraissent, rejoignent les antiques théories de l'ésotérisme, qui affirmait et prétendait prouver qu'il y a des mondes à plus ou moins de trois dimensions, des durées où l'antérieur, l'actuel et l'ultérieur se classent autrement, en quantité comme en qualité, que dans l'ordre habituel. Cela est exact, comme il est vrai qu'en mécanique la masse des corps et leur énergie sont identiques; que toutes les forces naturelles sont des substances, des matières pesantes, que toute forme de la matière pondérable est force pour la forme plus dense, et matière pour la forme plus subtile. Les théories physiques viennent de se modifier radicalement; elles se modifieront encore d'ici un demi-siècle. Mais, comme, au dedans de la science positive du laboratoire, il y a la science non moins positive de l'ésotérisme, au dedans de celle-ci, ou en dehors, il y a la science mystique, qui est, comme les deux précédentes, expérimentale. Point de science sans expérience.

D'autres hommes, plus rares que les penseurs et les adeptes, sont revenus, en ce qui concerne l'espace, et le temps, comme pour beaucoup d'autres questions, à la formule de l'opinion commune : il n'y a qu'un espace et qu'un temps. Toutefois ils précisent : dans le Royaume de Dieu; partout ailleurs, chaque univers possède son mode propre d'étendue et de durée. Ces hommes savent qu'un état d'être peut s'expérimenter où tout soit actuel et présent, où le passé millénaire coïncide sous le front du voyant avec l'avenir indéchiffrable, comme Paris et Pékin, Thèbes et les villes futures de l'Australie peuvent coïncider sous son regard. Cet état se nomme la vie éternelle, et, par un prodige entre tous inexplicable à la raison, depuis Jésus, à cet état impossible peuvent accéder tous ceux qui savent vouloir absolument.

Ce vouloir absolu consiste dans la crucifixion de tout ce qui est le moi, au moyen de l'amour-sacrifice. Le moi, cons-truit avec les égoïsmes, les atavismes, les résidus d'analyses et d'expériences personnalistes, use ses forces à résister aux reprises du non-moi; il va et ne peut aller que vers le multiple; le sacrifice, au contraire, nous conduit vers l'unité de la vie éternelle, parce que celle-ci n'est autre que le permanent, le continu, l'identique, d'où sortent les époques, les lieux, les créatures. Le salut donné par le Christ nous permet, dès cette terre, de vivre en même temps dans l'Incréé. A cause de cela, il est le seul réel; les saluts offerts par les autres sauveurs ne sont que des haltes, des solutions provisoires, des résolutions instables de l'humaine instabilité.

L'espèce de volonté qu'exige l'effort mystique ne reconnaît pas de limites à son développement; elle se dépense sans cesse, elle tend vers l'au delà du possible, elle nie l'absurde, elle risque le tout et pour le tout, et, de chacun de ses excès de tension, elle renaît plus neuve et plus fraîche. De même que, dans l'entraînement athlétique, le thorax s'élargit, les os et les muscles croissent cellule par cellule, la volonté du disciple, dont le germe est donné, ou inné, se développe par chacune des petites énergies libérées du moi au moyen de chaque petit sacrifice. Cette croissance est concrète; toute notre personne y contribue, les fibres de nos muscles comme les globules de notre sang, les ondes de notre magnétisme, ou les impondérables étincelles de nos facultés mentales. En sa racine, la volonté, c'est la foi. Les uns naissent avec la foi dans l'argent, les autres, avec la foi dans l'art, d'autres, avec la foi en Dieu; notre mérite, notre utilité, c'est la mise en oeuvre plus ou moins patiente et courageuse de ce germe spirituels. Plus l'idéal est sublime, plus les risques sont graves. Le conquérant du divin prendra garde de considérer les objets de sa foi comme des créations subjectives de ses désirs idéalistes. Oui, Dieu et la vie éternelle sont en nous, mais ils sont aussi et en premier hors de nous; ils ne sont pas nous, ils sont descendus en nous, et, pour remonter dans leur lieu propre, ils veulent la collaboration de notre libre arbitre, de l'étincelle d'Incréé sans quoi nous ne sommes plus des êtres humains mais des animaux pensants.

Le mystique plane au-dessus de l'univers intelligible, comme le philosophe au-dessus de l'univers sensible. La foi lui prouve tout, la foi lui rend tout réel' la foi fait comparaître devant lui toute chose et toute créature. Son existence terrestre reçoit et devient la vie même de son éternité parce qu'il la fait un témoignage continu de la véracité des paroles éternelles. Son être tout entier, intelligence, âme et corps, les a saisies et les incorpore ici-bas; en retour, elles le prennent et le réalisent là-haut. Et cet homme vit sur un monde unique, créé par l'incarnation du Verbe, en équilibre entre le fini et l'infini, entre le temps et l'Éternité.

Il se pourrait que ces explications n'expliquent rien, car le tour de force spirituel dont je parle appartient au domaine de l'Etre plutôt qu'à celui du Savoir, et la théorie ne donne pas, comme la pratique, une connaissance complète. Un écrivain ne se contente pas de lire des chefs-d'oeuvre, mais il essaie d'écrire. Le mystique, qui est d,abord un volitif, devient nécessairement un homme d,action. la vie l'intéresse plus que la connaissance, bien que l'émotion et la pensée se mêlent toujours. Peut-être les considérations ci-après paraîtront-elles plus probantes.

La science a découvert des faits qui donnent aux rêveries les plus fantastiques des poètes ou des voyants une vraisemblance inattendue. On sait aujourd'hui que la lumière, le magnétisme, l'électricité possèdent un poids; que le temps est une grandeur relative; que les corps en mouvement se déforment; que l'immobilité parfaite n'existe pas davantage que le mouvement continu; que tout vit, même les corps dits inorganiques; que la matière la plus inerte, un cristal, un rail, offre, dans les modifications de sa structure interne, des phénomènes qui semblent l'ébauche d'actes biologiques comme la cicatrisation d'une blessure, ou d'actes mentaux comme la mémoire. On en revient au grand symbole antédiluvien de Caïn, la force centripète, le temps dévorateur, et d'Abel' la force centrifuge, l'espace sans trêve assassiné. On commence à comprendre, philosophiquement parlant, qu'il y a un espace et un temps intelligibles, abstraits, puis un espace et un temps concrets, mesurables, relatifs à notre faculté de perception; la psycho-physiologie expérimente, en effet, que la plus petite durée dont notre psychisme puisse prendre conscience est égale à deux millièmes de seconde, et le plus petit intervalle d'espace mesurable tient quelques millièmes de millimètre.

La physique et la chimie, envahissant de la sorte le domaine de la psychologie, nous conduisent, à la suite d'ailleurs de Leibniz et de Spinoza, à la négation du libre arbitre. Lorsque nous nous décidons, disent les hommes de science, nous le faisons pour des motifs conscients que nous connaissons; or notre être conscient est un ensemble déterminé, fatal' provenant de l'éducation, du milieu, des habitudes, de l'instruction reçue. Nous nous décidons aussi, ajoutent-ils, par une poussée de l'inconscient, lequel est le produit de l'hérédité générale combinée avec les innombrables hérédités inconnues de toutes les énergies qui viennent de tous les points de l'univers construire notre personnalité. Nous serions donc un ensemble de forces latentes, toujours prêtes à s'extérioriser, et des forces actuelles, déclenchées par les premières et par les réactions extérieures. En effet, telle est la position psychologique de l'homme naturel.

Les mêmes penseurs énoncent que l'acte juste, normal vrai, résulte d'une connaissance exacte des réalités au milieu desquelles il va s'accomplir. " On agit convenablement dans la mesure où l'on sait vraiment " (Abel Rey : La Philosophie moderne, p.344). C'est d'ailleurs juste le contraire de ce qu'enseignent Boutroux et Bergson. Le difficile, c'est d'obtenir cette connaissance exacte des réalités extérieures ou intérieures. Bergson a tort, si j'ose dire, de supprimer le jugement, de ne conseiller que l'obéissance à l'élan vital. Boutroux a tort aussi, en conseillant l'usage de la raison, de nommer raison un sentiment intuitif, c'est-à-dire imprécis, de la vérité. William James et les pragmatistes ont tort de prétendre que le critérium de l'acte, c'est l'utilité de ses résultats pratiques. Ces trois écoles ont tort non seulement du point de vue du positivisme, mais aussi du point de vue mystique. Le critérium de l'acte vrai, c'est son altruisme (toujours opposé à l'instinct vital), c'est le netteté de ses mobiles, c'est sa bonté plus que son utilité.

Mais si, en moi, se lèvent des idées d'obéissance à Dieu, de charité, de renoncement, de sacrifice, peu importe qu'il y ait là un jeu fortuit de mon inconscient, ou une conséquence de mon éducation, ou un éclairement mystique; si, en analysant mes mobiles jusqu'aux racines de mon tempérament, de mon caractère et de ma mentalité, je prends la décision contraire de celles où me pousseraient ces éléments fatidiques, ne me rapprocherai-je point de l'état de liberté ? Sans doute, mon acte ne sera pas totalement libre, puisque ma connaissance ne sera pas complète, ni ma volonté toute-puissante; mais j'aurai fait un pas vers du nouveau, vers de l'inexpérimenté, vers la libération; j'aurai arraché quelques-unes de mes énergies de la terre du déterminisme; j'aurai commencé de les transporter vers la terre de la liberté. Ceci paraîtra encore plus plausible si l'on admet avec nos physiciens que le temps, l'espace, la masse, l'énergie sont inséparables et interdépendantes, puisque je décide d'aller à l'opposé du sens où me poussent mon hérédité, mon milieu, mon inertie et mon énergie.

D'ailleurs, cette théorie mystique, ou plutôt cet élan de ma puissance affective n'aurait pas une puissance aussi grande s'il était irréel. dans l'ordre scientifique et rationnel, il ne peut y avoir ni contingence, ni miracle, ni libre arbitre, ni divinité. Mais, dans l'ordre affectif, ou mystique, ou métaphysique, il y a Dieu, il y a le miracle, il y a la liberté. Ce sont des illusions, dira le positivisme. Non, l'homme ne peut pas ressentir, ni vivre des choses inexistantes; le coeur et le cerveau collaborent, ils ne se confondront jamais l'un dans l'autre. ne renouvelons pas les fautes de logique de Victor Cousin.

Imaginons maintenant, à la limite, un homme qui, en toute occasion, se déciderait à l'encontre de ses tendances innées ou acquises; un homme chez lequel la puissance affective, entraînant la puissance volitive et la puissance réalisatrice, serait assez forte pour agir toujours vers l'altruisme, le sacrifice et le renoncement. Un tel homme, disciple parfait du Christ, ne méritera pas les reproches que les savants font avec raison aux artistes et aux métaphysiciens. Il sera un cerveau lucide et judicieux, car l'idéal de l'esprit scientifique n'est-il pas une entière indépendance et une impartialité rigoureuse ? Il sera une volonté claire et droite, car les gens réputés énergiques ne sont-ils pas d'ordinaire esclaves d'une passion ? Il sera un coeur enthousiaste, car rien de sublime ne peut être tenté sans enthousiasme. Un tel homme, capable de se dominer dans le tumulte des orages affectifs, capable d'agir malgré tous les poisons d'insuccès, de la fatigue et de la mélancolie, ne brise-t-il pas ses chaînes spirituelles ? Certainement si; il les usera, maillon par maillon, et toutes l'une après l'autre, des plus extérieures, des plus fragiles, aux plus secrètes, aux plus solides. Il étendra peu à peu sa domination jusqu'à l'inconscient puisque ses actes contiendront une part de plus en lus grande de libre arbitre.

Mais que dit le Christ ? : " Cherchez la Vérité et la Vérité vous rendra libres ". Et, en effet, l'homme tout seul ne peut devenir libre; il peut parvenir jusqu'à l'enceinte de sa prison; quelqu'un d'autre lui en ouvre la porte : c 'est l'Esprit Saint; et la cérémonie de cette ouverture, vous la connaissez, je vous en ai parlé autrefois, c'est le baptême de l'Esprit, auquel préside le Verbe, notre Christ.

Voilà une théorie bien aventureuse, dira-t-on, et bien simplette. Aventureuse ? Non, si l'on se réfère à la tradition unanime des expérimentateurs de Jésus-Christ. Non, encore, si l'on se range aux conclusions d'une philosophie basée sur la science. Cette dernière nous montre, en effet, dans l'univers, non plus des cloisons étanches entre le vrai et le faux, l'exact et l'inexact, le visible et l'invisible, le continu et le discontinu, le vide et le plein, l'organique et l'inorganique, la matière et la force, le corps et l'âme, le mal et le bien; mais entre les termes autrefois séparés, de ces binaires, cette philosophie nous montre, dis-je, des séries de gradations nombreuses et délicates; elle est en marche vers la découverte de l'unité de la vie. Un jour on s'apercevra que l'espace et le temps ne sont pas des abstractions, mais des milieux substantiels, comme l'énergie, la lumière, les champs magnétiques; on leur reconnaît déjà des propriétés jusqu'ici apanage exclusif de la matière : l'inertie, le poids, la structure. Alors on possédera une vue " évangélique " des choses; on saura que toutes vivent d'une vie organique et, à divers degrés, intelligente; au lieu de ne constater partout que du déterminisme, on apercevra partout de la liberté; on comprendra que, selon la parole de saint Jean, toute forme et tout être contiennent ensemble une vie, une vérité, une route.

Les épisodes où Jésus entend, voit, agit à distance, et où l'effet miraculeux se produit au moment même de Son action, s'expliquent par les faits dont j'essaie d'indiquer le mécanisme. Les mondes ne sont que les ombres renversées des objets éternels; comment une chose pourrait-elle être divine que nos sens ou notre logique mesureraient ? Le royaume de Dieu pénètre l'univers et nous-mêmes jusqu'au tréfonds; il s'agit seulement d'accepter cet envahissement béni; il s'agit de s'installer dans l'irrationnel. Construire, comme le font les apologistes, un ensemble d'hypothèses qui conduisent aux concepts mystiques, ce n'est pas de la foi. La foi ne recherche pas les preuves; elle est simple, ingénue, totale; les paroles de Dieu lui apparaissent comme tellement réelles que l'idée ne l'effleure même pas d'un obstacle, ou d'un retard à leur accomplissements. Seulement, pour qu'elle daigne descendre habiter en nous, il faut avoir appris d'abord à ne plus tenir à rien par rapport à soi.

Et ces miracles où Jésus commande au temps et à la distance sont des verbes d'unité, d'absolu et d'éternité que nous avons à vivre, à incorporer dans nos personnes périssables, à incarner enfin.