LE FILS DE LA VEUVE


En général, la plénitude intérieure nous manque, ce sentiment de joie calme et rayonnante qui réchauffe l'âme de l'ascète comme l'euphorie fait s'épanouir le corps de l'athlète. Or cette plénitude résulte de l'exercice du sens des réalités spirituelles.
Prenons un exemple approximatif. Voici la résurrection

du fils de la veuve de Naïn. L'Évangéliste raconte cette chose extraordinaire en douze ou quatorze lignes. Mais à quelles gloses volumineuses chacun des mots de ces quelques phrases ne donnerait-il pas lieu, si l'on en extrayait tous les sens qu'elles impliquent ? Le nom de cette ville, les disciples, la foule, le mort que l'on porte en terre, fils unique, et d'une veuve, les assistants, la compassion de Jésus, Son apostrophe : Ne pleure point; Son intervention alors que personne ne Lui demande rien; Il S'approche, Il touche le cercueil, les porteurs s'arrêtent; chacun des mots du commandement thaumatur-gique, et Jésus qui " le rend à sa mère ", la crainte des spectateurs, et tout le reste.

Appliquez chacun de ces détails à l'homme spirituel, à l'homme moral, à l'homme intellectuel, aux fluides, à l'homme corporel, à sa vie quotidienne, au plan social, à la matière, à la connaissance, à la terre, que sais-je encore ? La veuve mère du ressuscité peut être prise pour la création séparée de son Seigneur par le péché, pour l'Église, pour un peuple, pour l'âme égarée; en alchimie, en psychologie mystique, en économie nationale, on peut imaginer des applications de cet épisode. Mais ces recherches, quoique n'étant pas tout à fait des jeux de symbolisme, ne satisfont que la curiosité intellectuelle; pour nourrir notre coeur, seules valent les intuitions des divers ordres de réalités contenus dans telle parole ou tel geste du Christ, intuitions qui surgissent spontanément des profondeurs de notre être, lorsque notre volonté épouse la volonté divine et plie à ce modèle toutes les puissances conscientes de notre personne.

Il y a en Jésus une unité qui englobe et dépasse l'Univers; tout ce qu'Il fait et tout ce qu'Il dit ébranle à la fois les formes de l'espace et du temps. Ainsi, ressusciter un mort n'est pas un acte simple. A chaque être humain sont attachées des centaines de créatures terrestres ou extra-terrestres, visibles ou invisibles; avec lui meurent ces créatures, comme avec lui elles sont nées; faire revivre un mort exige de faire revivre tous ces accompagnateurs et ces auxiliaires; c'est provoquer d'innombrables bouleversements, c'est déterminer beaucoup plus de douleurs que de joies. Les résurrections magnétiques ou magiques ou bien ignorent cette complexité, ou bien ne s'en soucient pas; mais le mystique s'en préoccupe; c'est pourquoi il ne se permet jamais que de demander au Ciel.

Or, pour que ses demandes soient entendues, puis exaucées, il lui faut vivre dans le Ciel en même temps que sur terre; non pas aller de l'un à l'autre, mais être simultanément là-haut et ici-bas, respirer les deux atmosphères, voir les deux réalités; cela est possible, cela est facile même, car, vraiment, par le Christ, les deux ne font qu'un.

Rendez donc peu à peu vos regards plus pénétrants; que les créatures avec lesquelles vous vivez vous deviennent translucides; que la trame des circonstances ne vous cache plus les lignes des forces divines; que vous trouviez en toutes les minutes et en tous les lieux ce point secret par où chacun de ceux-ci se rattache à l'infini et chacune de celles-là à l'éternel. Pour le moment, votre régénération n'est pas accomplie; elle commence à peine; la Lumière n'habite qu'un tout petit coin de votre personne; vous ne possédez la plénitude que dans ce minime territoire. Vous avez donc à débarrasser doucement tout le reste des irréalités qui l'occupent sans le remplir.

Ainsi, voyez en ce moment, pour cette crise du change français : il y a une multitude de nos compatriotes qui ont cru à la réalité de la question des changes. Or la monnaie n'est qu'un signe; et le change, signe d'un signe, dans des périodes incertaines, comme la nôtre, finit par ne plus correspondre en rien à la richesse réelle d'une nation. Les Français se sont laissé prendre au symbole, à l'image, à l'ombre. S'ils avaient volontairement ignoré les manoeuvres de l'Internationale financière, s'ils s'étaient conduits comme si ces manoeuvres n'avaient pas lieu, il n'y aurait pas eu, dans nos Bourses, de répercussions aux mouvements d'Amsterdam, ou d'ailleurs, et l'attaque contre notre franc n'aurait rencontré que le vide; elle se serait dissoute.

Il en est de même dans l'ordre spirituel. Comportez-vous comme si les choses périssables étaient toutes-puissantes, et elles feront de vous leurs esclaves. Comportez-vous au contraire en prenant les choses divines pour les seules réelles,
et Dieu vous rendra tout-puissants; Il accomplira vos désirs, comme un père comble avec joie son enfant sage de récompenses et de cadeaux.

Les hommes religieux les plus intelligents et les plus cultivés n'arrivent guère à concevoir ces absolus de la plénitude et de l'union; ils se figurent qu'il faut à la foi des secours humains pour régénérer le monde temporel; c'est qu'il y a beaucoup plus de docteurs et d'administrateurs que de vrais mystiques. Je pensais à ces particularités récemment en lisant un livre d'Henri Massis.

Cet esprit délié, érudit, judicieux, d'un sens catholique très sain, déclare que la simple réalisation par chaque fidèle des maximes de l'Évangile ne suffirait pas, si complète qu'elle soit, à rénover l'état social, ni à rendre à la nation sa prospérité, ni à rectifier les erreurs de ses philosophes ou de ses artistes. C'est que M. Massis n'a jamais senti la toute-puissance du Verbe Jésus; il est trop intellectuel pour recevoir la simplicité de l'esprit; il se nourrit encore d'aliments creux; sa foi chrétienne s'appuie d'abord sur la pensée des commentateurs et n'étudie le texte divin qu'à travers les gloses des Pères et les canons des conciles.

Nous ne faisons guère mieux dans l'ordre des activités quotidiennes. Nous installons des intermédiaires entre Dieu et nous; nous ne décidons pas d'aller à Lui tout droit; et, si même nous en formons le dessein, nous n'osons pas le réaliser. De sorte que, lorsque le Christ vient à nous, c'est Lui qui fait tout le chemin; comme pour les amis et la mère du jeune homme de Naïn, qui se lamentaient sans penser que le Maître de la Vie passait près d'eux, c'est la compassion du Christ qui nous aide lorsqu'Il nous voit désespérés; tandis que, si nous vivions avec Lui, Il serait heureux de donner à tous nos gestes la puissante et parfaite beauté de Sa coopération.

Appelez le Ciel, aspirez-Le, inspirez Son Esprit lumineux. La gymnastique respiratoire recommande de vider d'abord à fond les poumons, avant de les remplir d'air pur. Débarrassez-vous d'abord de tout ce qui est le moi; je ne dis pas de tout ce qui est la terre, car la terre et les créatures sont des oeuvres de Dieu et elles contiennent des reflets de Dieu; mais je dis : de cette convoitise, de cette possessivité, de cette cupidité, de cette avarice vitale qui corrompent tout. Ensuite vous vous remplirez des plénitudes éternelles, et tout ce qui, en nous, était livré à la mort sera rendu à la vie, comme le jeune garçon de Naïn.