OU EST LE CHRIST ?


Combien d'esprits inquiets se posent de notre temps cette même question : Tel thaumaturge, tel penseur, est-il le Maître, est-il Celui qui doit venir ? Jean-Baptiste, le plus grand des hommes, interroge en homme instruit et circonspect, sachant que le miracle matériel ne prouve pas toujours la légitimité spirituelle du thaumaturge. Or la réponse de Jésus est une réponse de simple qui accorde aux faits la plus grande valeur probative.
Pourquoi ? C'est que la simplicité de Jésus voit au delà du sens critique des psychologues, tandis que la simplicité des hommes ignorants reste en deçà, comme une simplicité partielle, négative et de surface, ne dépassant pas la connaissance rationnelle; la simplicité du disciple, au contraire, laisse derrière soi la judiciaire de l'intellect.

Quiconque méprise les labeurs cérébraux, et généralement les diverses sortes du labeur humain, témoigne par là qu'il n'en a point encore expérimenté le passionnant intérêt. Ceux qui débutent dans les voies spirituelles ont tendance à considérer avec quelque dédain les chercheurs du laboratoire, les intellectuels, et même les consciencieux observateurs des règles morales ou religieuses. Un grave écrivain, le baron Seillière, en nous montrant, par une série de profondes études, les ravages dont l'indiscipline des émotions fut la cause pendant le XVIIIe et le XIXe siècle, nous accoutume à joindre les termes de romantisme et de mysticisme; et, comme ses commentateurs ne signalent pas cette confusion, le public ainsi s'enfonce dans l'erreur ancienne qui fait d'un mystique un imaginatif et un impulsif. Or il n'y a pas de mysticisme véritable sans règle rigoureuse, sans ascétisme.

L'homme n'est pas un corps; l'homme n'est pas un esprit; l'homme n'est pas une âme. Il est ces trois substances mêlées, ou plutôt combinées; il est une substance unique qui ne ressemble à aucune des trois substances mères, mais qui ne saurait être sans la participation de ces trois. Toute analyse n'est qu'un artifice pour comprendre le Réel, en le dissociant; et tout ce qui concerne le Christ est seulement de la réalité, de la vie. Ne considérez aucune parole des Évangiles comme des expressions de faits, ou de sentiments, ou d'idées, mais comme des réalités, des choses vivantes, des êtres vivants.

Voilà pourquoi Jésus répond aux envoyés du Baptiste : " Allez rapporter à Jean ce que vous avez vu et entendu ". Ces messagers devaient avoir acquis à l'école de leur maître - ou plutôt retrouvé - ce sens du réel, cette préhension immédiate de la vie particulière à chaque fait et à chaque être, dont nous recevons le germe avant de descendre dans les cycles de l'existence, mais dont nous ne possédons la pléni-tude qu'après avoir parcouru tous les chemins et réintégré le royaume de l'Absolu.

Cette attitude, à la fois accueillante et discrète, ce regard promené sur les êtres, pur de toute buée personnaliste, cette compréhension nourrie d'expérience, mieux qu'indulgente : fraternelle et humaine, humble à la fois et pleine de dignité, voilà ce qu'il nous faut acquérir pour recevoir le rayon de Lumière éternelle dont chaque créature, chaque circonstance est le tabernacle certain. Ce que vous pouvez lire dans Claude Bernard, dans Henri Poincaré, dans Duhem sur l'état d'esprit scientifique, appliquez-le à tous les états de l'esprit humain, et vous apercevrez ce que doit être votre tenue dans la vie. Se défaire des particularismes est le travail le plus difficile. Nous voyons constamment les hommes de l'élite s'enfer-mer entre quatre murs et, le pire, ne pas s'apercevoir qu'ils se sont enfermés. Voyez l'Ange de l'École, saint Thomas d'Aquin; c'est un cerveau unique, mais il ne bouge pas de la plate-forme aristotélicienne. Voyez Napoléon Ier, le type des instruments de l'Invisible; ne comptent pour lui que la raison, le sang-froid, la volonté, les choses les plus terre à terre, les plus tangibles. Les écrivains religieux commentateurs de l'Évangile n'y découvrent ou que des maximes morales ou des thèses dogmatiques, selon la tournure de leur esprit, mais rien d'autre. Quiconque tire de l'Évangile une adaptation inaccoutumée passe à leurs yeux pour visionnaire, occultiste, théosophiste. Tel est le pouvoir prestigieux de la magicienne Intelligence.

Certes son rôle d'interprète de la Vie reste important et indispensable; mais elle ne s'en contente pas et, par les satisfactions apparentes qu'elle offre à notre impérieux besoin d'immédiates certitudes, elle fait disparaître peu à peu cette Vie, seule Réalité, derrière les images qu'elle nous aide à nous en former. L'attitude de l'intellectualiste ressemble à celle d'un ingénieur qui oublierait la réalité de la locomotive pour ne croire qu'à ses épures et à ses équations.

Le vrai, c'est que la Vie essentielle se réfléchit sur divers miroirs : miroir de la pensée logique, miroir de la sensibilité esthétique, miroir du caractère moral, miroir de la sensibilité corporelle, ces grandes images à leur tour dissociées en innombrables reflets par les innombrables facettes de ces grandes lentilles.

L'erreur des ésotérismes ne fut pas de croire à la préémi-nence des faits hyperphysiques sur les concepts conscients, mais de rechercher ces faits primordiaux en partant de la matière. L'Évangile nous met en présence de ces faits eux-mêmes en nous introduisant dans ce Royaume de Dieu, séjour du Verbe, où tout palpite de la vie la plus réelle; en nous présentant les phénomènes de ce monde central et permanent comme les principes de nos métaphysiques, de nos théologies, de nos morales et de nos sciences; en nous acclimatant à l'Unité divine par la recherche de notre unité personnelle.

L'Évangile nous introduit auprès de Dieu par le centre; les occultismes ne peuvent nous diriger vers Lui que par le dehors, et avec quels risques !
J'aimerais que vous arrêtiez vos réflexions sur ces points, afin de mieux répondre lorsqu'on nous reproche d'assembler en habit d'Arlequin des morceaux disparates de doctrines hétérogènes. Sainte Françoise Romaine, sainte Hildegarde, Catherine Emmerich, bien d'autres ont copieusement décrit des coins de l'Invisible; je n'ai jamais dit qu'elles furent pour cela des occultistes ou des théosophes. Saint Joseph de Cupertino a réalisé bien d'autres phénomènes que les plus illustres médiums; je n'ai jamais dit qu'il fut spirite, sachant trop bien qu'un fait matériel peut avoir mille causes spirituelles différentes. Les théologiens qui nous critiquent devraient se montrer aussi impartiaux. Nous ne tirons pas de force nos interlocuteurs au confessionnal : cela ne veut pas dire que nous sommes des protestants; nous recommandons une discipline ascétique, ou le recours à la Vierge : M. Wilfred Monod a tort de nous cataloguer pour ces motifs comme des catholiques spéciaux.

Plus vous vieillirez, plus vous reconnaîtrez combien l'impartialité, l'indépendance, le bon sens sont rares; aussi Jésus nous recommande-t-Il si fort de ne pas juger. Nous ressemblons tous à feu Arthur Meyer parlant peinture. Voir les choses abstraction faite de nos goûts, les apprécier en dehors de nos intérêts, les comparer sans suivre nos passions, cela est difficile, extrêmement difficile, cela mérite tous nos soins.

Tâchons de percer les brouillards; à cela se peuvent réduire toutes les exhortations du Christ; c'est aussi à nos cinq sens, à notre mémoire, à notre logique, à notre jugement qu'Il répond : " Voyez, et retournez dire à votre maître (le coeur) ce que vous avez vu ".

Toutefois - pardonnez à mon souci de vous épargner le plus possible de faux pas - toutefois, que vos progrès vers la liberté de l'esprit ne vous donnent pas de ridicules orgueils. Contemplez Jésus de Nazareth; Il est là, pressé par quelques centaines de miséreux et d'infirmes qui crient sous l'âpre soleil, parmi la poussière, les mouches et la forte odeur des foules. Guérir un malade, de corps et d'âme, ce n'est pas si facile que de dire à un chauffeur : " Conduisez-moi boulevard des Capucines ". Si grand que fût le Christ, il Lui fallait tout de même considérer chacun de ces misérables, fouiller en lui, depuis l'ordure physique actuelle jusqu'à l'ordure morale, très ancienne, très lointaine, très profonde; si puissant que fût le Christ, il fallait tout de même que Son geste sauveur, que Sa parole miraculeuse atteignent jusqu'aux centres inconnus de l'infirme, dominent jusqu'aux plus éloignés de ses aboutissements visibles et invisibles. Pour le disciple, ce n'est pas difficile de guérir; il s'impose quelques gênes, il demande au Ciel et le Ciel Se débrouille. Mais Jésus, à la fois homme et Dieu, implorateur et donataire, quelle tension, quelle inimaginable activité !

Or, dans tout ce tracas, Il accueille tranquillement les messagers du Baptiste, leur dit quelques calmes paroles, et continue Son travail. Ainsi, que rien ne vous trouble. Vous aussi, faites votre travail; répondez à tous, pas plus qu'il ne faut, mais comme il faut; gardez votre paisible sérénité; gardez en vous, à l'abri des tumultes, l'éternelle Présence à cause de laquelle des peuples de créatures vous disent déjà bienheureux. Et, progressivement, tous ces problèmes, dont nous nous entretenons ensemble, se résoudront en une totale et parfaite certitude.