CHAPITRE V

- 84 Le spiritualiste doit regarder l'indiscrétion, l'ingratitude, l'insolence, la fourberie, l'envie, l'agressivité, d'un oeil calme et bienveillant; mais non pas comme le recommande Senèque : " Ainsi que le médecin regarde ses malades ", car il sait qu'il ne peut pas guérir les autres par lui-même, mais bien par la vertu de l'Esprit dont il s'efforce d'être le truchement. Jusqu'à ce que le spiritualiste soit saturé de Lumière, jusqu'à ce que le mal extérieur lui soit devenu imperceptible, qu'il s'efforce au moins de voir en cet homme qui le blesse, son frère, non seulement parce qu'il provient de la même souche, parce que son corps, son sang, ses fluides, son mental même lui arrivent du corps, des fluides et de l'intelligence de la commune mère terrestre, mais aussi parce que tous deux participent à l'Esprit universel, tous deux sont identiques devant le Divin, tous deux sont des collaborateurs voués à une oeuvre mutuelle, tous deux enfin, qu'ils le sachent ou l'ignorent, sont les ouvriers d'un même Maître.


- 85 Que le spiritualiste ne craigne pas davantage la contagion du mal; non qu'il se tienne pour impavide, mais il sait, il est persuadé que, puisqu'il le désire avec une ferveur active et incessante, l'Esprit le soutient, l'immunise et le rend invulnérable.


- 86 Tout ce qui arrive, arrive justement; soyons attentifs à saisir la seconde opportune pour pousser à la roue; que les yeux du corps, de l'intelligence, du mental, regardent sans cesse tout autour de soi; que les yeux de notre puissance volitive fixent le but, sans jamais dévier. La médisance ne blesse pas notre moi essentiel, ni la louange ne l'orne; nous seuls pouvons quelque chose sur cette flamme royale et directrice ! Faisons notre devoir, sans autre considération que le souci d'obéir à l'impérieux attrait qui nous monte jusqu'à notre idéal.


- 87 Quant aux peines, si elles sont insupportables, " elles nous font périr sur le champ; si elles durent, c'est qu'elles sont supportables " (MARC-AURELE).


- 88 Mais comment faire pour être prêt sans cesse à secourir toute infortune, pour avoir toujours la parole qui réconforte, l'indulgence donneuse d'espoir au misérable repentant, le rayonnement de la force auxiliatrice ? Il faut se tenir soi-même en rapport ininterrompu avec la source de toute puissance, de toute science, de toute beauté, de toute bonté. Et comment réussir cette évocation permanente de l'infini, du surnaturel, de l'Etre absolu en un mot ? En l'imitant de notre mieux, dans notre sphère minuscule, en vivant comme Lui, en oeuvrant comme Lui, en nous donnant comme Lui. Le serviteur de l'Esprit doit se souvenir toujours qu'il n'a rien à craindre de personne, que s'il veut, il peut; que s'il ose avancer contre l'obstacle, celui-ci s'évanouira.


- 89 Résumons les six devoirs du spiritualiste dans le septième qui les contient tous. Jésus a dit qu'une seule chose est nécessaire, et tous ses prédécesseurs avaient déjà fait pressentir cette grande vérité. Le principe de l'Univers est un, le principe de l'homme est un, le principe des actes doit être également un. Ainsi nos sensations, nos pensées, nos sentiments, nos désirs, nos oeuvres demandent d'être ramenés à un seul but; et tous les buts possibles se fondent à leur tour dans une fin suprême qui est en même temps leur raison d'être. Nous hausser jusqu'à l'Éternel, exalter notre enthousiasme jusqu'à l'adoration, s'attacher à l'absolu par toutes les fibres, des plus grossières aux plus fines : telle doit être l'attitude de notre existence. Rien ne compte, même la mort, que comme un moyen d'approcher Dieu; il est tout, en nous et hors de nous; quoi de plus simple que de chercher tout en Lui.


- 90 Voilà la vraie religion, essence et principe de toutes les religions révélées. Elle est la simplicité même parce que et puisqu'elle est la vérité.


- 91 La véritable révérence que l'on doit rendre au Pouvoir suprême, c'est l'accomplissement le plus complet de nos devoirs envers ses autres administrés. Si on le veut, tout est un hommage à ce plus sublime Idéal; il suffit de penser à Lui avant l'action, avant l'émotion, avant la méditation. Les traverses de la vie même lui peuvent être présentées. Car notre principe hégémonique, le vouloir, cet organe recteur que l'exercice développe, et dont, dans l'Invisible on pourrait saisir les formes et la croissance, est un feu qui s'alimente de tout ce qui ne lui est pas semblable. Nos fatigues, nos craintes, nos douleurs, nos opprobres, nos épreuves, tout cela, ce sont en vérité des substances réelles quoique imperceptibles; c'est, suivant le cas, des ordures, des brindilles, du minerai; le feu de la volonté les dévore, et en porte l'essence avec lui jusqu'au soleil divin vers qui sa flamme s'élève invinciblement.


- 92 Le philosophe fait de la théorie; le héros fait de la pratique intermittente; le saint réalise continuellement : il atteint seul la stature humaine. Le héros est un saint laïque, comme le saint est un héros religieux; mais leurs opinions et leurs étiquettes importent peu; c'est dans leurs actes que réside leur force à l'un et à l'autre; c'est par leurs actes qu'ils entraînent des imitateurs, qu'ils subjuguent des hostiles, qu'ils sèment des graines fécondes aux quatre vents des coeurs, aux quatre coins des champs intellectuels; leurs actes sont les formes de matière où leur enthousiasme ardent force l'Idéal à s'incarner; leurs actes sont la nourriture de cet Idéal, par quoi il grandit et il s'acclimate au milieu des enfants des hommes.


- 93 Le travail indispensable, c'est la culture morale. Aucune oeuvre ne remplace celle-là; c'est la clé de tous les mystères, le phare dans toutes les incertitudes, le soleil de toutes les actions. On peut bien faire quelque chose de remarquable dans l'industrie, dans la science, dans l'art, dans la politique, avec un moral frelaté, mais rien ne sera viable, ni fructueux, ni bénéfique. La netteté du jugement, l'énergie de la volonté, la santé physique même sont obscurcies, affaiblies, compromises par une bassesse du caractère. Notre sens moral est l'essentiel de nous-mêmes, et les Anciens savaient cela puisque tous, depuis Fo-Hi jusqu'à Vyasà, jusqu'au dernier Zoroastre, jusqu'à Gautama, à Orphée, à Moïse, à Pythagore, jusqu'à leur chef enfin : notre Jésus, tous ont donné à ce sens intime le nom de coeur. Cette vérité transparaît à toutes les périodes de l'histoire; c'est elle qui inspire Zénon, et Marc Aurèle et Boëce; c'est elle que les Pères de l'Église énoncent avec abondance et que les saints catholiques confirment de leurs ascétismes; c'est elle qu'exprime le dernier disciple de Platon, Marsile Ficin, lorsqu'il écrit à un jeune élève : " Ecoute-moi : je veux t'apprendre gratuitement et avec concision, ce qu'est l'éloquence, la musique et la géométrie. Persuade-toi de ce qui est honnête et tu seras parfait orateur; tempère les mouvements de ton âme et tu sauras la musique; mesure tes forces et tu seras un vrai géomètre ". C'est elle enfin qu'avouent comme malgré eux les plus modernes de nos psychologues matérialistes ( Cf. Les travaux de MM. Ribot et Payot)..


- 94 Il est bon d'avoir de la théorie; il est meilleur pour le monde d'avoir de la pratique, parce que celle-ci est plus proche de la chair vivante et souffrante.


- 95 Il est convenable de rechercher dans les choses et les êtres ce qu'ils contiennent de bien, de vrai, de beau. De même que pour découvrir le bien hors de soi il faut l'avoir en soi, - que pour apercevoir le vrai, il faut l'avoir conçu, - pour devenir sensible à la beauté dans les oeuvres de la Nature, il faut avoir établi une harmonie entre la méditation, le sentiment et l'acte. Il n'y a point de beauté parfaite puisque tout se transforme sans cesse; cependant, les êtres les plus laids à première vue, un spectateur aimant et bénévole leur découvre toujours une grâce, une noblesse, une force. L'éducation de nos yeux, mieux encore l'inquiète ardeur de notre intelligence, et par-dessus tout la grave tendresse d'un coeur où vibre la sympathie sont les instruments indispensables à la recherche, à la compréhension de la Beauté.


- 96 De même que l'erreur s'évanouit de soi-même en face du Vrai, que le mal se transmue à la longue dans le Bien qu'il a poursuivi de sa fureur, le laid, le banal, le joli même, s'épurent à force de vouloir la grâce, l'originalité, la beauté. Mais, gardez-vous, spiritualistes, de l'erreur commune à notre temps. Tout, chez l'homme, se tient par un rigide assemblage. Le philosophe qui se conduit bassement, en vient à ne plus penser juste; le réalisateur qui agit mal s'obscurcit la compréhension; l'artiste qui aime son art, mais ne s'abstient ni de paresse, ni de vulgarités, ni d'ignorance, voit l'idéal s'enfuir d'auprès de lui.


- 97 L'homme est le médiateur universel. Notre âme est l'épouse du Verbe. Il y a une centaine de siècles que ceci a été dit sur terre pour la première fois, et la cohorte des sages et des saints que cette formule mystique a nourris, est loin d'en avoir exprimé tout le suc. Les livres sacrés sont des torrents jamais taris, parce qu'ils prennent leur source à la fontaine de la vie divine; ce sont des trésors jamais épuisés, parce qu'ils communiquent avec le trésor de la Lumière éternelle; ce sont des combattants jamais vaincus, parce qu'ils tirent leur énergie de " la Force forte de toutes les forces ".


- 98 On a cru longtemps que ces livres ne sont susceptibles que d'interprétations morales, intellectuelles, métaphysiques, ésotériques; et voici cependant vingt siècles que Quelqu'un est venu tout exprès pour rendre clair ce qui était obscur, manifeste l'occulte et tangible l'ineffable.

Ne rendons pas inutile ce prodigieux effort.