SECOND DIALOGUE

ENTRE LE DOCTEUR, SILVESTRE, ANDRÉ ET THÉOPHILE


LE DOCTEUR

Vous me permettrez, Messieurs, d'entamer la conversation de cet après-midi. Quelque satisfait que j'aie été de celle de ce matin, je vous avoue pourtant que mon but n'a point été rempli. J'espérais que vous traiteriez de tout ce qui regarde Jacob Bœhme et ses ouvrages, et je ne saurais vous cacher que j'ai grand besoin de cette explication. Je lis, à la vérité, depuis plus de deux ans, plusieurs de ses traités et j'y découvre les plus grandes vérités de l'Évangile établies de la manière la plus fondamentale ; mais je me trouve souvent mené dans de telles profondeurs que je ne sais plus où je suis, et le langage me paraît si extraordinaire et si inintelligible que quelquefois je suis tenté de croire que l'auteur ne s'entendait pas lui-même. Il me semble, en effet, que quelque profonde et abstraite que soit une vérité, si je la comprends complètement, il ne doit pas m'être difficile de l'exposer d'une manière claire pour les autres. Aussi j'espère, ainsi que plusieurs de mes amis qui sont dans le même cas que moi, que si vous vivez assez longtemps pour donner au public une nouvelle édition de quelques-uns de ses traités, vous ferez, autant que possible, disparaître toutes les expressions inintelligibles, et que vous expliquerez par des notes celles que vous serez forcé de conserver. Un commentaire de ce genre ferait qu'il serait lu avec empressement par beaucoup de personnes qui n'ont pas la patience de se casser la tête pour le comprendre dans l'état d'obscurité où il se trouve.

ANDRÉ

Oh ! que je suis content de ne pas être un savant ! Je vois en effet que mon ignorance m'épargne bien de la peine, et je comprends que la marche de mon voisin Jean le berger est bien à préférer. Dans les soirées d'hiver, lorsqu'il revient des champs, comme il a de mauvais yeux, il demande à sa femme de lui lire ; la bonne vieille met alors ses lunettes, et prenant tantôt l'Écriture, tantôt Jacob Bœhme, dont il a deux ou trois ouvrages depuis quelques années, elle lui fait la lecture pendant une heure. Un soir que j'étais avec eux et que la bonne femme lisait Jacob Bœhme, non pas sans hésiter un peu, Jean, lui dis-je, comprenez-vous tout cela ? " Ah ! me répondit-il, que Dieu bénisse le cher homme ! Il m'arrive bien quelquefois de ne pas y entendre grand-chose ; mais peut-être Betty ne lit-elle pas toujours bien ; au reste le peu que je comprends me fait tant de bien que je l'aime, même lorsque je ne le comprends pas. " Jean, lui répliquai-je, voulez-vous que je vous amène un homme qui connaît le vrai sens de toutes les expressions difficiles de Jacob Bœhme, et qui vous expliquera de la manière la plus simple et la plus claire tout ce dont il est question ? " Non, non, dit Jean, je n'ai pas besoin de quelqu'un qui me fasse de grands discours sur les mots de Jacob Bœhme ; j'aime mieux un peu de ce qui vient directement de lui que beaucoup de la seconde main. Madame, la femme du seigneur de notre ville, avait appris que Betty aimait beaucoup l'Écriture sainte ; en conséquence elle eut la bonté de nous apporter un gros livre d'explications du Nouveau Testament, en nous disant que sa lecture nous aiderait beaucoup à le bien comprendre. Le dimanche suivant, deux ou trois voisins s'étant rassemblés chez nous comme à l'ordinaire, pour passer la soirée : Betty, dis-je, apporte le gros livre de Madame et lis-nous le cinquième chapitre de saint Matthieu ; je la priai ensuite de lire le quinzième de la première épître aux Corinthiens... Mais le lendemain matin, je dis à Betty : ma chère, reporte ce gros livre d'explications à Madame, et dis-lui que les paroles de Jésus-Christ et de ses Apôtres valent bien mieux toutes seules telles qu'ils nous les ont laissées. Comme j'étais en chemin pour aller rejoindre mon troupeau, je pensais en moi-même et je me disais : l'on a fait autant de bien au petit livre du Nouveau Testament en le mélangeant avec ce gros livre d'explications qu'on en ferait à un petit verre de bon vin pur en le mêlant avec une pinte d'eau ; le vin à la vérité se trouverait bien dans ce mélange, mais son goût et sa liqueur seraient perdus et noyés dans le froid insipide de l'eau. Lorsque ma chère Betty venait à lire certaines paroles de Jésus-Christ comme : " bienheureux sont les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux leur appartient ", elle ne manquait pas de s'arrêter un peu, pour donner à mon cœur le temps d'en être pénétré, d'aimer la vérité qu'elles expriment, et de s'élever vers Dieu par son désir ; mais avec ce gros livre, tout cet avantage était perdu pour lui, car cet in-folio ne présentait à mon esprit que les différentes attributions du texte, les diverses manières dont il peut être interprété, bien ou mal, et dans quel sens les docteurs des diverses sectes l'ont pris. Aussi, mon ami, j'ai renvoyé le gros livre à Madame, et c'est par la même raison que je ne veux rien avoir à faire avec votre commentateur de Jacob Boehme ; s'il y a plus de vérités dans ses livres que dans ceux des autres, personne n'est plus capable que lui de me les enseigner, et s'il s'y trouve des choses trop élevées pour moi, je ne saurais désirer le secours de quelqu'un qui lui soit inférieur pour les abaisser à mon niveau. Lorsqu'emporté comme un autre Élie dans son char de feu, il s'élève dans ces régions sublimes et qu'il nous fait part des grandes choses qu'il voit, mais qui sont trop élevées pour que nous puissions encore les comprendre, alors je me sens rempli d'amour et de respect pour lui, considérant qu'il est arrivé dans une région où je n'ai jamais été, et qu'il est le témoin de merveilles qu'il n'est pas en son pouvoir de me découvrir ; et tels sont par exemple les sentiments dont je suis pénétré envers saint Paul, lorsqu'il me raconte qu'il fut ravi dans le troisième ciel, et qu'il y entendit et vit des choses qu'on ne saurait rendre avec le langage des hommes. Je n'ai qu'un seul but en écoutant la lecture des saintes Écritures, c'est de remplir mon cœur de l'amour de Dieu et de tout ce qui est bon ; aussi chaque partie de ce Livre Saint, soit que le sens en soit manifesté plus clairement ou plus mystérieusement, remplit également mon but en allumant dans mon âme la flamme d'un feu céleste et divin. C'est ainsi que lorsque je lis ces paroles simples : Apprenez de moi, parce que je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos de vos âmes ; sans avoir besoin d'autre explication, je me sens rempli de dégoût pour tout ce qui est orgueil et vanité, et je me trouve au contraire si pénétré des douceurs et des avantages d'une vie humble et basse que je voudrais alors être le serviteur de tous.

Mais de l'autre côté lorsque je lis ces paroles sublimes et pompeuses de l'Écriture Sainte et voici, un trône était dressé dans le ciel, quelqu'un était assis sur ce trône, et celui qui y était assis paraissait semblable à une pierre de jaspe et de sardoine, et le trône était environné d'un arc-en-ciel qui paraissait comme une émeraude. Et autour du trône étaient vingt-quatre sièges, et je vis sur les sièges vingt-quatre Anciens assis, vêtus d'habillements blancs, et ayant sur leurs têtes des couronnes d'or. Il sortait du trône des éclairs, des tonnerres et des voix, et devant le trône étaient sept lampes de feu ardentes, qui sont les sept esprits de Dieu ; et au-devant du trône était une mer de verre semblable à du cristal ; et au milieu du trône quatre animaux pleins d'yeux devant et derrière ; et le premier animal était semblable à un lion, le second semblable à un bœuf, le troisième avait le visage comme celui d'un homme, et le quatrième était semblable à un aigle qui vole. Ces quatre animaux avaient chacun six ailes et ils étaient pleins d'yeux ; et sans se reposer ni jour ni nuit, ils disaient : Saint, Saint, Saint est le Seigneur Dieu tout-puissant qui était et qui est, et qui est à venir. Et quand les animaux donnaient gloire, honneur et action de grâces à celui qui était assis sur le trône, à celui qui est vivant aux siècles des siècles, les vingt-quatre Anciens se prosternaient devant celui qui était assis sur le trône, et ils jetaient leurs couronnes devant le trône, en disant Seigneur, tu es digne de recevoir gloire, honneur et puissance, car tu as créé toutes choses, etc.

Ces paroles si élevées et si mystérieuses, au lieu d'embarrasser ma tête, ne font qu'enflammer mon cœur, et emporté sur les ailes des animaux, je chante avec eux le cantique de louange et d'honneur, et je me prosterne ensuite avec les Anciens qui adorent la puissance et la grandeur du Seigneur du ciel et de la terre. Vous voyez que je n'ai pas besoin qu'un savant grec ou hébreu vienne m'expliquer ce qu'il faut entendre par les Sept Esprits de Dieu, pourquoi il y a quatre sortes d'animaux, ayant chacun six ailes, ni plus ni moins ; qui sont ces Anciens, et pourquoi ils sont au nombre de vingt-quatre. En effet, lorsque je lis ces passages si sublimes, il me semble qu'un rayon de la Majesté Divine me traverse, et mon cœur est saisi subitement par un tel transport de joie que je brûle d'être un de ceux qui louent sans cesse la majesté de Dieu en chantant ses merveilles. C'est ainsi, mon ami, que je m'abreuve de l'Écriture Sainte, et qu'elle est pour moi, dans toutes ses parties, également une coupe de bénédiction qui avance en mon âme la manifestation du Royaume des Cieux.

Ne m'amenez donc pas votre Docteur qui est si savant dans les mots, car après tout des mots ne sont que des mots ; et sortissent-ils de la bouche des Messagers de Dieu, Anges, Apôtres ou Prophètes, ils ne peuvent au plus que remplir l'office de Jean-Baptiste, rendre témoignage à la vérité ; mais la lumière véritable, celle qui peut seule éclairer véritablement nos âmes, c'est celle que l'Esprit de Dieu allume lui-même au-dedans de nous. Aussi n'est-ce pas celui qui parle le mieux les langues des Anges et des hommes qui a dans lui le plus de cette nature et de cette lumière divine, mais bien celui qui aime Dieu davantage, c'est-à-dire tout ce qui appartient à la bonté et à l'excellence de la nature divine. "

C'est ainsi que me parla l'honnête Jean, et je vous assure, Docteur, que si dans votre savante curiosité vous étiez aussi touché de son discours que je le fus dans mon ignorante simplicité, vous verriez bientôt tomber en vous cette impatience de connaître qui vous presse, et qui est bien plus propre à obscurcir votre entendement qu'à l'éclairer. Vous dites vous-même que les principaux points du christianisme sont établis dans les ouvrages de Jacob Boehme de la manière la plus fondamentale ; d'après cela, n'êtes-vous pas condamné par votre propre témoignage, lorsque vous vous tourmentez pour en connaître davantage. Mais disons la vérité, vous n'avez envisagé et reçu ces grandes bases que comme de simples opinions, bonnes en elles-mêmes ; et vous contentant ainsi de connaissances idéales, vous êtes pressé du désir d'en augmenter la somme, afin d'être plus savant dans ces hautes matières, et plus en état de discourir sur les bases et les profondeurs de la doctrine chrétienne. Vous savez, tout comme moi, que c'est là ce qui vous flatte le plus dans la lecture de Jacob Boehme ; aussi perdez-vous patience lorsque vous ne comprenez pas ce qu'il veut dire, parce qu'alors vous trouvez de la difficulté à augmenter le nombre de vos notions idéales. C'est ainsi que vous oubliez combien de fois il répète et démontre invinciblement que cette connaissance idéale, le trésor chéri de la raison humaine, est le véritable architecte de Babel. Tant que vous serez guidé par cette raison babylonienne, vous ne tirerez aucun avantage réel, ni de la lecture des Écritures Saintes, ni de celle des ouvrages de Jacob Boehme, et vous serez sans cesse à chercher des éclaircissements et des commentaires pour tâcher de saisir quelques idées qui ne feront que tromper votre esprit par la vaine apparence de connaissances réelles. Si vous voulez parvenir à connaître, comme Jacob Boehme a connu lui-même, il faut que vous tâchiez d'entrer dans la route par laquelle il a marché ; il faut commencer où il a commencé, et, comme lui, d'après ses propres paroles, ne chercher que le cœur de Dieu, afin qu'il vous sauve de la colère du péché et de Satan ; c'est en suivant cette marche qu'il parvint à la manifestation de la lumière de Dieu. C'est en vain que vous voudriez vous percher et vous établir sur le haut de son échelle, sans vous donner la peine de commencer depuis le bas ; il faut monter d'échelon en échelon, jamais personne ne pourra arriver autrement jusqu'à son sommet. Mais je m'arrête, pensant que vous ne serez pas fâché que je cède la parole à Théophile.

THÉOPHILE

En vérité, Docteur, je suis tout à fait de l'avis du bon André ; seulement je me serais peut-être exprimé avec un peu plus de ménagement qu'il ne l'a fait. Il me semble, en effet, que vous êtes dans la même erreur, relativement à Jacob Bœhme, que plusieurs de mes doctes amis, qui tout en l'admirant extrêmement, retirent moins de fruit que personne de la lecture de ses ouvrages parce qu'élevés malheureusement à l'école de la dispute, de la controverse, ils se sont accoutumés à tout décider par la lumière bornée de leur propre raison, et ne veulent pas absolument d'autre guide qu'elle pour arriver à la vérité ; aussi n'entreront-ils jamais dans la région de la lumière divine, jusqu'à ce qu'enfin, tôt ou tard, ils aient reconnu l'ignorance et l'incapacité de leur conducteur ; jusque-là ils seront réduits à n'avoir pour toute pâture, au lieu de la vérité, que le système d'opinion au milieu duquel leur naissance ou leur éducation les ont placés. C'est ainsi que le catholique extérieur et littéral, de même que le protestant, ont chacun leur profession de foi, non qu'ils la tiennent de la vérité et de la lumière, mais la naissance et l'éducation ont donné à l'un des yeux catholiques et à l'autre des yeux protestants ; en effet, la raison humaine, qui est également l'œil de l'un et de l'autre, s'accommode aussi bien des moyens que lui fournit le système catholique que de ceux qu'elle emprunte du système des protestants. L'érudition et la critique sont un champ également ouvert à tous deux, et c'est seulement le moissonneur le plus adroit qui fait la récolte la plus brillante.

LE DOCTEUR

Ainsi donc il faudrait que je renonçasse à mon savoir et à ma raison pour arriver à l'intelligence de Jacob Boehme ! Je vous tromperais si je vous disais que je suis décidé à l'acheter à ce prix. Je ne m'attendais pas, je vous avoue, à vous trouver un si grand ennemi de la raison ; au reste, j'espère que la lecture de l'Écriture Sainte remplira mon but et me suffira complètement.

THÉOPHILE

Cher Docteur, ne vous fâchez pas ; je ne suis pas plus ennemi du savoir que je ne le suis de l'art de bâtir des moulins à blé ou des maisons pour nous mettre à couvert : je fais le plus grand cas de toutes les sciences et de tous les arts libéraux ; et je serais bien fâché que quelqu'un renonçât à la connaissance des langues anciennes ou modernes, ou à celle des médailles, de la peinture, de l'histoire, de la géographie, de la chronologie, etc. Je ne suis pas plus contre toutes ces choses en elles-mêmes que je ne suis contre l'art de tramer des étoffes de soie et de faire des dentelles : mais il faut que chaque chose reste à sa place et ne s'avise pas de franchir les bornes de sa propre sphère.

Ainsi, par exemple, le cercle des sciences, celui des arts, tant libéraux que mécaniques, appartiennent exclusivement à l'homme naturel ; ils sont le véritable champ où s'exercent ses facultés, et l'homme le plus méchant, le plus sensuel, le plus injuste, qui ne respecte ni Dieu, ni les hommes, peut surpasser en habileté tous ses émules en ce genre. Mais la Rédemption chrétienne est d'une nature toute différente, elle n'a aucun rapport avec le cercle des sciences et des arts, elle est étrangère à l'homme extérieur naturel, et elle regarde uniquement cette nature céleste et intérieure, à laquelle nous mourûmes autrefois dans le paradis, lorsque nous fûmes engloutis dans la chair et le sang de l'homme terrestre naturel : en effet, son office est de venir allumer et souffler dans cet homme intérieur et caché, dans cet homme mort, cette étincelle de la vie, qui réveille et ressuscite en lui le désir de revoir la maison de son père et de retourner dans son pays natal : et pour définir en peu de mots en quoi consiste la Rédemption chrétienne, nous dirons que, d'un côté, elle est cette même vie céleste et divine que l'homme intérieur a perdue, qui lui est offerte de nouveau ; et que, de l'autre, elle est l'espérance, la foi, le désir de cet homme intérieur qui a faim et soif de cette vie céleste et divine, et qui l'appelle et la désire de toutes ses forces.

Or, je le demande, de quelle importance peut-il être que cet homme nouveau puisse manifester sa foi, son espérance et son désir de cette vie divine en grec, en hébreu, en anglais, en français ou en telle autre langue ? Ou, parce qu'il est borné à un seul langage, est-il pour cela plus éloigné de cette vie divine qui est sa vraie Rédemption ? Ou croyez-vous que la vie céleste doive entrer et se manifester plus volontiers dans celui qui a plusieurs langues à son commandement que dans celui qui n'en sait qu'une ? Ou bien, que l'homme qui peut composer des grammaires grecques, hollandaises, anglaises, hébraïques, etc... doive avoir une foi plus forte, une espérance plus vive, et une faim et une soif plus continuelles de Dieu que celui qui peut à peine épeler dans sa propre langue ? Si donc il serait absurde d'admettre une pareille supposition, vous conviendrez que sans faire injure à l'érudition, à la science, à la raison et à la critique, sans vous déclarer, dis-je, leur ennemi, vous êtes forcé de les classer parmi les choses qui sont simplement l'ornement de la vie terrestre, et qui sont également à portée des hommes qui méprisent tout ce qui est bon et honnête, comme de ceux qui ont horreur du mal et craignent et aiment Dieu de tout leur cœur.

Il est donc clair que les vérités qui concernent la vie céleste et divine ne doivent point être amenées à la barre de ce docte tribunal dont les jurés et les juges sont nés et alimentés dans un autre monde, où ils vivent, se meuvent et ont leur être ; parce que n'y étant éclairés que de la lumière astrale temporelle qui lui est propre, il ne leur est pas plus possible d'avoir le sentiment de la vie divine qu'aux yeux d'un aigle de percer dans le royaume de Dieu. Vous qui avez lu tous les auteurs grecs et latins, si vous aviez l'intention de donner de nouvelles éditions d'Homère, des commentaires de César, avec des notes critiques, je n'aurais garde de contester votre capacité pour cela : vous pouvez être, en effet, tout aussi habile dans ce genre d'ouvrage qu'un autre peut l'être dans quelque art ou métier que ce soit ; mais si, parce que vous êtes fort dans le grec et le latin, vous vous croyez en état d'être le commentateur des paroles de Christ, je déclarerais votre prétention tout à fait contre nature, et je vous croirais aussi incapable de vous garantir d'erreur que le serait un aveugle qui entreprendrait de ranger par ordre les différentes couleurs, avec toutes leurs diverses nuances. – En effet, la doctrine de la Rédemption est aussi étrangère à l'homme naturel que l'est la beauté des couleurs à celui qui n'a jamais vu la lumière. Aussi est-ce parce qu'on a suivi cette marche contre nature que les Écritures Saintes sont devenues un point d'appui également pour les Sociniens ou les Ariens, ainsi que pour les différentes sectes chrétiennes. En effet, la lumière de la raison leur fournit également à tous les moyens de se démontrer les absurdités réciproques de leur système, et de se réfuter mutuellement ; semblables à des aveugles qui se querelleraient en combattant réciproquement les idées qu'ils se seraient formées des couleurs et de leurs nuances.

C'est Jésus-Christ qui est la lumière de cet homme céleste qui mourut dans le Paradis ; et rien dans nous n'est capable de la recevoir, ni de sentir sa vertu revivifiante que ce même genre de vie divine, réveillé ou tiré de son état de mort et ressuscité du tombeau dans lequel il est enseveli.

Mais la lumière et la vie ne dépendent point de mots ou de phrases, elles ne se manifestent que par une naissance véritable. Or s'il serait ridicule de prétendre qu'il fallût qu'un aveugle-né apprît la grammaire ou la logique pour devenir capable de recevoir la lumière du soleil et de distinguer les couleurs, il ne le serait pas moins de penser que l'érudition en mots grecs et hébreux pût produire dans l'âme la lumière céleste et divine. Si vous croyez, Docteur, pouvoir présenter le sujet sous un point de vue plus juste et plus clair, je suis tout prêt à vous écouter.

LE DOCTEUR

D'après le principe dont vous parlez, Théophile, il est impossible de répondre à tout ce que vous avez dit sur la raison, l'érudition, la connaissance historique, etc. En effet, que peuvent pour notre salut toutes ces choses, s'il est vrai que notre Rédemption ne soit que la production et la manifestation en nous, par une naissance véritable, de cette vie et de cette nature divines que le Père des miséricordes offrit de nouveau à l'homme au moment de sa chute ; puisqu'en effet cette naissance ne peut s'effectuer que par la foi, l'espérance et le désir de notre homme intérieur, qui est véritablement l'homme divin. Car rien en nous ne peut avoir faim et soif de la nature divine que ce qui est né de cette même nature et lui appartient.

J'avoue que cette manière d'établir et de présenter la Rédemption chrétienne rend à Dieu toute gloire, et offre aux hommes les plus grands sujets de consolation : elle explique clairement comment il arrive que les âmes les plus simples, qui sont tout embrasées d'amour, d'espérance et de foi en Dieu, sont capables du plus haut degré d'illumination divine ; tandis que le savant, avec toutes ses connaissances, vit et meurt souvent esclave de toutes les convoitises de la chair, sans avoir jamais connu véritablement, ni Dieu, ni Jésus-Christ. La Rédemption, telle que vous l'avez présentée, n'appartient pas à une classe d'hommes particulière, elle est l'apanage de tous, et elle est également proche de tous : il n'est point fait de différence entre le savant et l'ignorant, le Juif ou le Grec, l'homme ou la femme, l'affranchi ou l'esclave ; mais il n'y a pour tous qu'un seul et même Seigneur, qui est le Dieu unique par-dessus tous, et qui est également près de tous ceux qui l'invoquent. L'Écriture Sainte, pour rendre un témoignage glorieux à la bonté divine, dit qu'elle donne à manger aux troupeaux des champs, et qu'elle nourrit les petits des corbeaux qui la réclament par leurs cris. Certainement, ce ne sont pas seulement les troupeaux de Jacob, ou les jeunes corbeaux qui croassent dans le pays de Juda, qui sont l'objet des soins de cette Divine Providence... et cependant, cette partialité pour les animaux de la Judée, serait encore bien moins incompatible avec la bonté de Dieu, unique, universelle, que celle qui ne comprendra que les fils seuls de Jacob, ou les enfants seuls de la circoncision, dans l'alliance de la Rédemption divine.

N'est-il pas étonnant que cette démonstration si vraie de la Rédemption chrétienne, qui est fondée sur les témoignages les plus authentiques de la Sainte Écriture, et sur la nature même des choses, ne se trouve dans aucun livre et que jusqu'à ce que j'aie rencontré le bon André, jamais personne ne m'en ait donné la plus légère idée ? Lorsque j'eus pris mes degrés, je consultai plusieurs docteurs sur la meilleure méthode d'étudier la théologie. Si je leur eusse dit : Messieurs, apprenez-moi ce qu'il faut que je fasse pour être sauvé, ils m'auraient conseillé de prendre quelques grains d'hellébore, ou bien ils m'eussent renvoyé à un docteur en médecine, comme ayant le cerveau un peu timbré ; et pourtant je comprends maintenant que c'est la seule question que doive faire celui qui désire réellement de devenir un véritable théologien ; et si le Sauveur lui-même était visiblement sur la terre, lui qui certainement pourrait m'être d'un bien plus grand secours que toutes les bibliothèques de ce monde, je sens que je n'aurais pas d'autres connaissances théologiques à lui demander que celles renfermées dans cette simple question.

La moitié du jour ne suffirait pas pour vous dire le travail que m'imposèrent mes doctes amis ; l'un me dit : que tout consistait dans la connaissance des mots hébreux ; qu'il fallait les lire sans points, et qu'alors le Vieux Testament devenait clair comme le jour ; il me recommanda une telle foule de lexiques, de critiques et de commentateurs de la Bible hébraïque qu'il y avait de quoi charger un char. Un autre me dit que la Bible grecque était la meilleure, qu'elle corrigeait l'hébreu dans beaucoup de passages, et il me renvoya à la lecture de tous les gros livres qui ont été écrits pour sa défense. Un troisième me dit : que la connaissance de l'histoire de l'Église était la chose la plus importante, qu'il fallait que je commençasse par la lecture des premiers Pères, et que je suivisse successivement tous les âges de l'Église ; mais que je n'oubliasse pas d'avoir toujours à côté de moi les vies des empereurs romains, car, disait-il, elles jettent le plus grand jour sur la situation de l'Église durant leurs règnes ; il me dit qu'il fallait ensuite prendre connaissance de tous les conciles, et examiner tous les canons qui se sont faits dans les diverses époques, et qu'alors je serais en état de reconnaître l'extrême corruption du concile de Trente. Un autre qui aime moins ce qui tient à l'antiquité, et qui n'a de considération que pour le christianisme raisonnable, me dit qu'il était inutile de remonter plus haut que la Réformation ; que Calvin et Crammer étaient de très grands hommes ; que je devais avoir toujours sur ma table les ouvrages de Chillingworth et de Loche, et de me procurer surtout la série complète de tous les savants écrits publiés contre le papisme sous le règne du roi Jacques, etc. " Alors, ajoutait-il, vous serez en état de lutter contre nos plus grands ennemis, le clergé papiste et les déistes. " Quant à mon précepteur, il tenait beaucoup à la liturgie, aussi voulait-il que je me procurasse toute la collection des anciennes liturgies et tous les nombreux et savants auteurs qui ont traité ce sujet. Pendant bien des années, il s'est occupé à les étudier : aussi n'a-t-il plus maintenant aucun doute sur les diverses époques auxquelles certaines pratiques ont été introduites et d'autres mises de côté insensiblement ; il a un ami dans les pays étrangers qui s'occupe, pour lui rendre service, de la recherche d'anciens manuscrits sur les liturgies, car, m'ajoutait-il avec un air de mystère, je soupçonne que nous manquons en un point essentiel dans notre manière de célébrer la sainte Cène, en ne mêlant pas un peu d'eau avec le vin, etc. Un autre de mes amis, non moins savant, me dit que les constitutions de Clément sont le Livre des livres ; qu'on y trouve rangé dans le plus bel ordre tout ce qui est épars et hors de connexion dans le Nouveau Testament. La dernière personne que je consultai me conseilla de me procurer l'histoire de l'origine et des progrès de toutes les hérésies, ainsi que les vies et les caractères de leurs auteurs. Ces histoires, m'ajouta-t-elle, resserrent le sujet, et font qu'on distingue d'un coup d'œil l'erreur de la vérité ; elle m'engagea aussi à lire les écrivains casuistes et les principaux docteurs de l'école, car, me disait-elle, ils débattent le sujet à fond et ils analysent si complètement chaque vertu et chaque vice qu'ils les réduisent à leurs divers éléments, et montrent combien ils peuvent s'approcher dans leurs extrêmes, sans pourtant se toucher jamais, et cela, croyez-moi, pourra vous être d'un grand secours quand vous serez à la tête d'une paroisse.

Mettant donc à profit tous ces différents conseils autant qu'il était en mon pouvoir, j'allumais ma lampe de grand matin et je ne l'éteignais la nuit que très tard ; je me suis consumé ainsi dans ce travail pendant plusieurs années, jusqu'au moment où je fis connaissance avec André ; s'apercevant d'abord du genre de vie que je menais, il me dit : " Si vous aviez vécu il y a dix-sept cents ans, vous vous seriez trouvé alors justement dans la même position où je suis en ce moment ; en effet, comme je ne sais pas lire, tous ces milliers de volumes de controverse qu'ont produit ces dix-sept siècles sont pour moi comme s'ils n'existaient pas ; si, dis-je, vous aviez vécu à cette époque, vous leur auriez échappé comme je leur échappe maintenant. "

" Si donc vous pouviez vous contenter d'être simplement un des chrétiens de la primitive Église (et il n'en a pas existé de meilleurs dans la suite), vous pourriez vous épargner toute la peine que vous vous donnez. Prenez en main seulement l'Évangile ; renoncez-vous vous-même, ainsi que les convoitises de la chair, placez votre affection dans les choses d'en-haut ; demandez à Dieu son Esprit Saint ; marchez par la foi et non par la vue ; adorez la Divinité Sainte du Père, du Fils et du Saint-Esprit, à l'image de laquelle vous fûtes créé dans le principe, et au nom et par la vertu de laquelle vous avez été baptisé, pour devenir de nouveau l'image vivante et l'habitation sainte de sa vie, de sa lumière et de son Esprit Saint. "

" Élevez vos yeux avec confiance vers Christ, comme étant votre Rédempteur, votre Régénérateur, votre second Adam ; regardez-le comme étant véritablement la Sagesse et la vertu de Dieu ; voyez-le assis à sa droite dans le ciel, comblant les hommes de ses dons ; gouvernant, sanctifiant, enseignant et éclairant par son Esprit Saint tous ceux qui sont entrés dans la carrière spirituelle ; qui vivent dans la foi, dans l'espérance et dans la prière ; désirant d'être délivrés de la nature corrompue et des puissances de ce monde méchant. Suivez cet esprit simple et clair de l'Évangile, aimant Dieu de tout votre cœur et votre prochain comme vous-même, et vous serez un vrai disciple de Christ ; et dès lors ce Maître vous autorisera lui-même à laisser les morts ensevelir leurs morts. "

" Dieu est un Esprit dans lequel vous vivez, vous vous mouvez, et dans lequel vous avez l'être, et cet Esprit, pour manifester en vous sa sainte présence, sa vertu et sa vie, n'attend pas que vous deveniez un grand docteur de l'école, mais il veut que vous vous assimiliez à lui, en vous détournant du mal et ne tendant qu'à ce qui est bon et vertueux ; puisque ce n'est qu'en devenant homogène avec lui qu'il peut s'identifier avec vous, et manifester ce qu'il est en lui-même par vous et dans vous. Aussi est-ce l'amour de tout ce qui est bon et droit qui opère véritablement, c'est lui qui est la science de toutes les sciences, et du moment que cet esprit d'amour est devenu l'esprit de votre cœur, dès lors le Père, le Fils et le Saint-Esprit font leur demeure au-dedans de vous, et ils vous manifestent toutes vérités, n'eussiez-vous pas lu plus de livres que moi. "

Ainsi me parla André, et je ne pourrais pas vous exprimer, Théophile, combien cette instruction si claire, d'un maître si simple, me fit de bien ; je puis avec raison l'appeler maître, puisqu'il m'a donné en peu de mots une leçon de sagesse bien supérieure à tout ce que j'avais entendu auparavant.

En effet, est-il rien de plus extravagant que de se laisser dévorer par la soif de connaître toutes les opinions, les systèmes, les disputes, les hérésies, les schismes, les conciles, les canons, les changements, les réformes et les différentes sectes qui ont inondé toute l'étendue du monde chrétien depuis dix-sept cents ans ! Quoi de plus fou que d'imaginer que la connaissance de toutes ces choses soit nécessaire pour devenir un vrai théologien, c'est-à-dire pour être en état de rendre témoignage à la vertu réparatrice qui nous a délivrés de la corruption de la chair et du sang ; de la puissance de l'enfer et de la mort, et est devenue dans nous le principe d'une naissance nouvelle et d'une vie éternelle céleste !

Il m'eût été, sans doute, bien aisé de reconnaître, comme André, que tout ce dédale de savantes recherches dans ce vaste désert, hérissé de systèmes, de faits et d'opinions, était maintenant tout aussi inutile pour mon salut et mes intérêts en Christ, et pour me disposer à recevoir l'Esprit divin, que si j'eusse vécu dans les temps antérieurs à leur production ; mais cette soif aveugle de connaître qui me dévorait ne me laissait pas le temps d'apercevoir une vérité si simple. Ce n'est pas que je renonce à la lecture des ouvrages de théologie, mais à l'avenir je ne regarderai comme tels que ceux qui manifesteront à mon cœur la vertu cachée de la Rédemption de Jésus-Christ ; et même en les lisant, je n'aurai d'autre but, comme dans la prière que j'adresse à Dieu, que celui de devenir plus en état de haïr et de combattre le mal qui est dans ma propre nature, et d'atteindre à la naissance surnaturelle de la vie divine en moi, puisque tout ce qui n'est pas cela n'est dans le fait qu'illusion et mensonge. L'homme qui a fait naufrage n'est pressé que du besoin d'atteindre le port ; et si nous pouvions voir notre vraie position aussi clairement qu'il voit la sienne, nous n'aurions, non plus que lui, qu'un seul désir, qu'un seul besoin, celui d'arriver à l'état pour lequel Dieu nous avait destinés en nous créant. Toutes les misères qui nous accablent ne sont, en effet, que les fruits naturels de notre prévarication originelle qui nous précipita dans la corruption, le désordre, la confusion et la mort ; et c'est cette chute qui est notre véritable naufrage, notre grande calamité ; aussi ne peut-il y avoir de félicité vraie pour nous jusqu'au moment où la vie et la nature divines, principes de toute bonté, sont de nouveau manifestées dans notre âme.

Celui qui ne se sent pas pressé par le désir de cette manifestation comme étant l'unique chose nécessaire n'est pas chrétien selon la sagesse, encore moins un théologien, et ne saurait être propre à enseigner aux autres le mystère de la vertu de Christ dans l'œuvre de la Rédemption.

Mais je reviens à mon premier sujet ; et quoique abandonnant tout ce que j'ai dit relativement au désir que j'ai de voir le langage de Jacob Boehme rendu plus moderne et l'intelligence de ses ouvrages facilitée par des commentaires, je ne puis m'empêcher pourtant de désirer que d'une manière ou d'une autre on m'apprenne à le mieux comprendre.

THÉOPHILE

On peut considérer Jacob Boehme, premièrement, comme enseignant la base véritable de la religion chrétienne. Secondement, comme dévoilant I'Église fausse et anti-chrétienne, la signalant dès son origine en Caïn, et la suivant au travers de tous les siècles, jusqu'à nos jours, telle qu'elle existe actuellement dans les diverses sectes qui divisent la chrétienté. Troisièmement, enfin, on peut le regarder comme un guide sûr pour arriver à la connaissance de tous les mystères du Royaume de Dieu. Sous ces trois rapports, qui renferment véritablement tout ce qu'on peut désirer d'apprendre, il est certainement l'écrivain le plus fort, le plus clair, le plus intelligible et le plus capable de faire impression ; et (pour me servir de sa propre expression) il parle avec le son d'une trompette éclatante ; aussi, entreprendre de l'expliquer et de le rendre plus intelligible, serait une chose aussi vaine que si on s'avisait de souffler dans un tube de paille pour faire mieux entendre le son d'une trompette.

Il faut le considérer encore comme nous rapportant les profondes merveilles qui lui ont été découvertes, et que son esprit a vues et senties dans son Ternaire Saint, Ternario Sancto. Sous ce rapport, il ne doit pas être regardé comme maître, ni son lecteur comme disciple ; puisqu'il ne parle de ces choses que comme saint Paul rapportait qu'il avait été ravi au troisième ciel, et qu'il y avait entendu des choses qui ne pouvaient s'exprimer par le langage humain. Et c'est là, pourtant, l'écueil où la plus grande partie de ses lecteurs, les savants surtout, viennent échouer, parce que leur but principal est de tâcher, par tous les moyens possibles, de ravir, pour ainsi dire, l'intelligence de ces profonds mystères. Aussi, lorsqu'il parut en anglais, il arriva qu'un grand nombre de personnes des plus instruites qui se mirent à le lire, au lieu d'entrer dans le but qu'il s'était proposé, celui de faire faire à l'homme l'œuvre de sa propre régénération, de le faire passer de la vie terrestre à la vie céleste, devinrent des chimistes, établirent des fourneaux pour régénérer les métaux et tâcher de trouver la pierre philosophale. Et cependant il n'y a jamais eu d'homme qui ait démontré d'une manière aussi claire et aussi profonde la vanité d'une pareille recherche, à moins d'une vocation et d'une révélation particulières. Il est de plus à remarquer qu'il n'est point d'erreur dans laquelle l'imagination du lecteur puisse se laisser entraîner, en lisant ses ouvrages, dont il ne l'ait averti de la manière la plus positive et la plus solennelle. Aussi lui déclare-t-il que, s'il vient à se laisser séduire, tout le blâme doit retomber sur lui-même. Il a de plus répondu d'avance à toutes les questions qu'on pourrait lui faire, à tous les avis qu'on pourrait lui demander, ne laissant point ignorer quelle est la nature du Mystère contenu dans ses ouvrages, ni pour quel but, et de quelle manière et par qui ils doivent être lus.

Il défend la lecture de ses ouvrages à deux sortes de personnes, auxquelles il juge qu'elle doit faire plus de mal que de bien. Il parle de la première sorte en ces termes : " Cher lecteur, si tu aimes encore la vanité de la chair, et si par la conversion sincère de ta volonté tu n'es pas sur le retour de la nouvelle naissance pour devenir un homme nouveau, je te conseille alors de ne point prononcer les paroles des prières ci-dessus, autrement elles tourneront en jugement contre toi. " Et ailleurs : " Lecteur, je vous avertis en toute sincérité, si vous n'êtes pas avec l'enfant prodigue sur le chemin du retour à la maison paternelle, de laisser mon livre et de ne pas le lire, car il vous fera du mal. Mais si vous méprisez mon avis, je cesse d'être responsable et tout le blâme retombera sur vous. "

C'est par ces avertissements, si opposés à ceux que donnent les autres auteurs, qu'il rend témoignage à la vérité et à la réalité de sa régénération et montre que l'esprit qui parle par lui est le même qui a dit autrefois : Repentez-vous, car le Royaume de Dieu approche. – Si un homme ne se renonce pas lui-même, et qu'il n'abandonne pas tout ce qu'il a, il ne peut pas être mon disciple. – Nul ne peut venir à moi si le Père ne l'attire. – Si un homme ne naît pas à nouveau d'en-haut, il ne peut pas voir le Royaume de Dieu. – Celui qui est de Dieu écoute la parole de Dieu. –Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et fatigués et dont le cœur est dans la peine. Tous ces textes de I'Écriture Sainte expriment exactement ce que dit Jacob Boehme de la nécessité que son lecteur soit en route avec l'enfant prodigue pour retourner à la maison de son père. Et pour cela, ne croyez pas qu'il soit suffisant de mener en apparence une vie morale, et extérieurement exempte de blâme ; combien de fois en effet n'arrive-t-il pas qu'une telle vie n'a pour mobile que l'orgueil, la vanité, l'envie, l'amour-propre et l'amour du monde : mais, avec l'enfant prodigue, il faut s'être reconnu soi-même, avoir ouvert les yeux sur les funestes suites de son éloignement de la maison paternelle ; enfin il faut être parvenu à sentir vivement qu'au lieu de jouir des droits de sa noble origine, l'on n'est plus qu'un pauvre misérable esclave, errant dans une terre étrangère, mourant d'inanition, n'ayant rien à manger, couvert de haillons et confondu parmi les animaux les plus méprisables, sans être ni aussi bien vêtu, ni aussi bien nourri qu'eux ; et c'est alors que se trouvant dans une condition si misérable, l'on dit en réalité : je me lèverai et j'irai à mon père, etc... Ce n'est qu'à ce moment que l'on commence à être préparé pour l'intelligence des mystères qui sont renfermés dans les ouvrages de Jacob Boehme ; il ne les a écrits que pour ceux qui se trouvent dans les dispositions que je viens de tracer, et c'est à eux seuls qu'ils peuvent convenir. Aussi quiconque, soit juif, chrétien ou déiste, n'éprouve pas au-dedans de lui-même qu'il est vraiment cet enfant prodigue que décrit la parabole, ne peut recevoir aucun avantage de ses livres, et ils seront, au contraire, sans cesse pour lui une pierre d'achoppement. Il en est de même de l'Évangile ; il ne peut être non plus qu'une pierre d'achoppement pour l'homme terrestre, ou tout au plus lui prêter les moyens de se bâtir un système extérieur de religion, fondé sur les idées et les opinions que lui suggère la lettre des Livres Saints, dont il ne saurait pénétrer le vrai sens, tant que son cœur ne se trouve pas, jusqu'à un certain point, dans les dispositions que j'ai décrites, et qu'il n'est pas pénétré, comme l'enfant prodigue, du sentiment de sa profonde misère.

La seconde sorte de personnes pour lesquelles il déclare qu'il n'a point écrit, ce sont les hommes de raison, c'est-à-dire ceux qui ne veulent pas admettre d'autres juges compétents des vérités divines que la lumière de leur raison naturelle ; aussi leur signifie-t-il à plusieurs reprises que le flambeau qui l'éclaire n'appartient pas à cette raison naturelle, et que ce n'est point à elle qu'il s'adresse dans ses écrits. " L'homme de raison naturelle, dit-il, ne comprend rien à ce qui est de Dieu ; car il n'est point en Dieu, et il est comme en dehors de lui. " Ailleurs : " La vraie compréhension provient du fond intérieur de la parole vivante de Dieu en nous. C'est de ce fond intime qu'a pris naissance et que s'est successivement développé à mon intelligence tout ce que j'ai connu de la science divine et naturelle. Je ne suis point un enfant de l'école de ce monde, je ne suis qu'un homme simple du commun ; mais, selon qu'il a plu à Dieu, et par son Esprit Saint, je me suis trouvé placé au milieu de la connaissance des plus profonds mystères, soit divins, soit naturels, et cela sans que je l'aie ni cherché ni désiré. – Celui qui veut apprendre à distinguer le véritable chemin doit laisser et abandonner sa raison propre naturelle. " – " Si mes écrits, dit-il encore, tombent entre vos mains, je désire que vous les regardiez comme ceux d'un enfant, dans lequel le Très-Haut a opéré son œuvre, car ils contiennent des choses que la raison humaine ne peut ni concevoir ni comprendre. Il faut que la raison devienne aveugle. Il faut qu'elle se soumette et se livre à Dieu, afin que Dieu puisse devenir vivant et opérant dans l'intelligence de l'homme, car tout ce qui se dit et s'enseigne touchant Dieu, sans son esprit, n'est que Babel. – Nous avons voulu par là prévenir notre lecteur, afin qu'il n'ignorât pas à quel ordre appartiennent les écrits qui sont sous ses yeux, et que personne ne les regarde comme étant l'œuvre de la raison extérieure. " Lorsqu'il parle du mystère, il dit : " Priez le Dieu Très-Haut qu'il daigne vous ouvrir la porte de la connaissance, car sans cela il est impossible de comprendre mes écrits : ils viennent de plus haut que la raison astrale ou sidérique ; ils remontent jusqu'à l'engendrement divin, et l'esprit seul de cet engendrement peut les comprendre comme il faut. – C'est en vain qu'on raisonnera et qu'on spéculera si l'esprit n'est éclairé de la lumière divine ; et mes écrits montrent fidèlement au lecteur le vrai chemin pour parvenir à l'être. "

Vous voyez donc, cher Docteur, qu'il est inutile de me demander, ou à qui que ce soit, de vous aider à comprendre les ouvrages de Jacob Boehme, puisque lui-même vous a donné toute l'assistance possible à cet égard, et qu'il vous a montré et développé de la manière la plus simple et la plus claire soit la nature du grand MYSTÈRE, soit la voie unique par laquelle vous pouvez y pénétrer.

LE DOCTEUR

Ayez la bonté de m'expliquer ce que vous entendez par le grand Mystère.

THÉOPHILE

Par le grand Mystère il faut entendre le centre profond, le véritable fondement de toutes choses. Dans le grand Mystère sont compris l'engendrement et le commencement de la Nature Éternelle, cette opération primitive du Dieu insondable, révélant sa Trinité Sainte cachée dans l'abîme de sa divinité, et la manifestant dans une gloire extérieure rayonnante, dont la base est ce Triple Élément transcendant suressentiel du Feu, de la Lumière et de l'Esprit, que pénètre, embrase, béatifie, unit et distingue la vertu de la Trinité sainte invisible. C'est dans cette nature éternelle que tous les pouvoirs cachés du Dieu incompréhensible, Père, Fils et Saint-Esprit, et tout le trésor de ses richesses, sont manifestés dans une Majesté extérieure et une gloire visible. Dans cette Révélalion Ternaire de la gloire, de la puissance et de la Majesté céleste, le Dieu Tri-Un se contemple lui-même comme dans sa propre manifestation ; il s'y revêt comme de son propre vêtement et y habite comme dans sa propre demeure ; il y opère toutes les merveilles de sa Sagesse et de sa Toute-Puissance, par le moyen de toutes les facultés possibles de cette nature éternelle. Elle est, en effet, la première possibilité de tous les êtres produits après elle, avant elle, et indépendamment d'elle ; nous ne pouvons concevoir, quant à nous, qu'un néant éternel, silencieux, immobile, incompréhensible ; c'est elle qui est la première manifestation et révélation de la Toute-Puissance divine, et ce sont ses bornes qui n'ont d'autre terme que l'Infini Lui-Même qui forment l'enceinte de la hauteur, de la profondeur et de la largeur de cette manifestation de la Sagesse divine. C'est par l'opération de son Esprit Tri-Un dans cette nature éternelle que Dieu manifeste tout ce qu'il veut faire connaître de lui-même et de ses œuvres.

C'est là cette grande scène où se déploient sa Sagesse et sa Toute-Puissance éternelle, et dans laquelle jaillissent éternellement de nouvelles merveilles qui révèlent les profondeurs abyssales des trésors cachés de la Trinité divine invisible.

C'est de cette Nature éternelle transcendante, aussi immense et universelle que la Divinité elle-même, qu'ont reçu la naissance, l'existence, la substance et la forme toutes les dénominations d'êtres les plus sublimes, les Chérubins, les Séraphins, toute l'armée des Anges et tous les esprits intelligents ; ils sont tous les formes innombrables, variées, finies et limitées du feu et de la lumière célestes de la nature éternelle ; ce fut dans ces êtres créés que le Dieu invisible Tri-Un respira son esprit invisible, par la réception duquel ils pouvaient devenir la parfaite ressemblance et les véritables enfants de sa Divinité invisible, et de sa nature éternelle, et entrer dans la joie de Dieu, vivre dans la vie de Dieu, opérer et avoir leur être dans cette nature éternelle ou dans le Royaume des Cieux, dans lequel la Divinité elle-même vit et opère ; là ils auraient été tous un, consommés en unité, et Dieu en eux, selon que le demanda Jésus-Christ dans sa prière pour ses disciples et pour tous ceux qui croiraient en lui par leur parole : " Afin que tous soient un, ainsi que toi, Père saint, es en moi, et moi en toi, afin qu'eux aussi soient un en nous. "

Voilà en premier lieu ce que le Mystère dont nous parlons présente à notre intelligence.

De plus, c'est dans ce Mystère que se découvre la création et la chute des Anges, avec tout ce qui en a été la conséquence pour eux-mêmes et pour leur royaume ; le système de cet Univers visible, pourquoi, d'où et comment il est devenu ce qu'il est ; la naissance du soleil et des planètes, pourquoi et comment elles reçurent chacune une nature ou propriété différente, un lieu et un emploi particuliers, de même que toutes les étoiles, la nature de toutes les vies créaturelles et la base de leurs nombreuses variétés ; la cause de l'état de mort de toutes les choses inanimées. C'est dans ce Mystère que se découvrent encore la noble origine de l'homme et la grandeur de sa destination ; tout ce qui appartient au règne de la nature et à celui de la grâce, leur connection et leur différence, comment ils influent et agissent l'un sur l'autre sous la direction providentielle de l'esprit invisible de Dieu, depuis le commencement du temps jusqu'à sa fin ; toutes ces choses, dis-je, s'y trouvent développées dans leur cause originelle et leur racine primitive.

On découvre enfin dans ce Mystère, de la manière la plus claire et la plus évidente, le fondement de la Rédemption chrétienne ; sa nature et son absolue nécessité ; sa marche et son opération sous tous les rapports, soit à l'égard du Rédempteur, soit à l'égard du racheté ; on y voit développé tout le procédé de Christ, son Incarnation, sa vie, ses souffrances, sa mort, sa Résurrection, son Ascension ; comment il s'est assis à la droite de Dieu et comment il gouverne son Église sur la terre par son Esprit Saint ; l'on y reconnaît l'excellence de tous les préceptes pratiques de l'Évangile, de tous ceux qui concernent la foi, l'espérance et la charité, ainsi que la nécessité du renoncement à soi-même, de la mort au monde, et celle, enfin, de se conformer exactement en tout, à la vie et à l'esprit de Jésus-Christ. L'on y voit, dis-je, démontré de la manière la plus fondamentale, par la nature même des choses, la nécessité absolue de cet ordre et de cette marche pour la rédemption et la régénération de la nature déchue.

Tel est, cher Docteur, jusqu'à un certain point, l'exposé du grand Mystère qu'il a plu à Dieu de révéler à cet homme simple et ignorant.

LE DOCTEUR

Je suis pleinement satisfait, Théophile, du développement que vous venez de me donner ; j'avoue même que tout ce que vous avez dit se trouve justifié par ses propres ouvrages, et qu'en les lisant on aperçoit aisément qu'il traite tous les sujets profonds que vous venez de détailler. Mais cependant permettez-moi d'observer qu'il me semble impossible que vous puissiez soutenir ce que vous avez avancé plus haut touchant la raison, lorsque vous avez voulu montrer combien il était déraisonnable de demander des éclaircissements et des explications sur ses ouvrages. S'il est vrai qu'ils renferment la base philosophique de toute la nature et de toutes les créatures, il sera non seulement nécessaire, pour les comprendre, de faire usage de sa raison, mais il faudra encore employer toute la pénétration et la sagacité dont elle est capable. Or, est-il une autre faculté que celle de la raison qui puisse s'appliquer à la philosophie des choses ; n'est-ce pas à elle que sont présentées ces vérités si grandes et si profondes ? S'il en est ainsi, comme il me paraît impossible de le nier, il faut convenir que tout ce que vous avez dit de la nécessité d'imposer silence à la raison tombe de soi-même.

THÉOPHILE

Votre conclusion, cher ami, bien loin d'être juste, est au contraire une absurdité palpable ; elle est justement l'opposé de celle que vous auriez dû tirer, et qui découlait si naturellement de tout ce que j'ai dit. Car, s'il est vrai que le Mystère soit la base profonde, le fondement primitif de toute la nature et de toutes les créatures, etc..., il en faut donc nécessairement conclure que la raison naturelle avec toute sa pénétration et son habileté ne saurait seulement approcher de ses bords, puisqu'elle n'est pas antérieure à la chair et au sang, que son essence est le doute ; et que n'existant point encore lorsque la nature manifesta ses premières opérations, elle ne peut leur rendre témoignage. Elle n'était point présente, ses yeux n'étaient point encore ouverts lorsque les choses furent primitivement produites ; elle ne s'est jamais trouvée dans ce centre profond d'où sont provenues toutes choses, et elle n'a jamais contemplé la formation de tous les germes de vie. Et cependant ce sont là toutes les choses contenues dans le Mystère sacré ; aussi faut-il nécessairement convenir qu'il est aussi impossible à la raison naturelle de pénétrer ce Mystère qu'il est à la chair et au sang d'entrer dans le royaume des cieux.

Reconnaissez donc maintenant par vous-même la vanité, la faiblesse et l'aveuglement de la raison naturelle en ce qui concerne la Science divine ; c'est elle, en effet, qui vous faisait voir, il y a un instant, comme une chose incontestable, que le Mystère était uniquement de son ressort, et cela à cause de la profondeur de la philosophie divine qu'il renferme ; et cependant il eût fallu au contraire évidemment conclure, de cette profondeur même, que la raison naturelle devait lui être nécessairement étrangère. Vous pouvez par là vous faire une idée des moyens par lesquels Babel a été bâtie dans tout le monde chrétien ; c'est à la faveur de cette lumière babylonienne que les champions des diverses sectes ne cessent de se réfuter réciproquement, et qu'ils sont chacun en particulier aussi sûrs de leur fait que vous l'étiez que la raison était le seul juge compétent du Mystère ; tandis que par sa nature il lui est aussi étranger que la vue et les ailes de l'aigle qui plane dans les airs le sont à la taupe qui est enfouie dans la terre.

LE DOCTEUR

Ayez donc la complaisance de m'enseigner le moyen par lequel un homme peut parvenir à la connaissance de ce Mystère, et pénétrer véritablement dans sa lumière.

THÉOPHILE

Il n'y en a pas d'autre que celui-ci : il faut que ce Mystère se manifeste à lui par une naissance véritable au-dedans de lui. Toute connaissance, soit divine, soit naturelle, pour être réelle, doit être née dans nous. Nous ne pouvons rien connaître de Dieu que dans la proportion que ce Dieu lui-même est manifesté dans nous, par une naissance véritable de sa lumière et de son Esprit Saint, de la même manière qu'ils sont engendrés en lui-même ; et selon qu'ils vivent et opèrent en nous comme ils vivent et opèrent en lui. Un Dieu absent, séparé de nous, est un Dieu inconnu. Il n'y a que Dieu qui puisse manifester Dieu, comme la lumière seule peut manifester la lumière, et les ténèbres manifester les ténèbres.

Vous ne pouvez rien connaître non plus, en réalité, de ce qui appartient à la nature et à ses propriétés intérieures actives qu'autant que l'opération même de cette nature se manifeste d'une manière vivante au-dedans de vous, par une naissance véritable. À la raison naturelle appartient le commerce de l'écorce des choses ; elle peut mesurer les surfaces, marquer les hauteurs, les largeurs et les distances de toutes les choses qui sont sur la terre ; elle peut multiplier les expériences les plus curieuses sur les propriétés des divers éléments, mais, dans toutes ces opérations, elle ne pénètre pas plus avant dans le centre de la nature que le potier lorsqu'il forme avec son feu et son argile des vases de constructions diverses et de formes différentes.

Celui qui compte les étoiles, observe leur position et leur mouvement, est justement au même degré de connaissance naturelle que le berger qui compte ses brebis et observe le temps de leur portée.

Ce monde avec toutes ses étoiles, ses éléments et ses créatures n'est qu'une manifestation du monde invisible ; et il lui est absolument impossible de nous montrer quoi que ce soit qui ne provienne de ce monde invisible. Ainsi donc les propriétés des choses ne sont ce qu'elles sont et n'opèrent ce qu'elles opèrent que par l'action secrète et par la vertu opérante de ce monde invisible. L'amer, le doux, l'aigre, le dur, le mol, le chaud et le froid, etc..., toutes ces qualités, dis-je, ont leur germe primitif et leur naissance véritable dans ce monde invisible appelé la Nature Éternelle. Les animaux privés de raison sentent l'action de ces diverses qualités ; l'homme raisonnable va plus loin, il peut raisonner et disputer sur leurs causes et sur leurs effets extérieurs ; mais il ne saurait en philosopher selon la Science véritable divine si le Mystère de la nature éternelle lui-même n'est pas manifeste au-dedans de lui. En effet, comme elles proviennent toutes de cette nature éternelle, que c'est en elle et d'elle qu'elles naissent et croissent, l'on ne peut parvenir à les connaître dans leur être véritable que par la philosophie même de cette nature éternelle.

Si l'homme n'avait pas en lui les germes des trois mondes, celui du monde spirituel divin, celui du monde éternel naturel et celui du monde naturel temporel, et qu'il ne fût pas ainsi au-dedans de lui-même un triple Microcosme, la toute-puissance divine ne pourrait pas plus manifester en lui la connaissance des choses divines que celle des choses naturelles. Car Dieu ne manifeste dans aucun être que ce qui s'y trouve déjà en germe, mais à la vérité, comme scellé et caché dans un état de mort. L'homme ni aucune créature ne peuvent rien produire en dehors que par un développement des germes qui existent préalablement au-dedans d'eux, et imaginer qu'on peut apporter de l'extérieur et placer au-dedans d'un être quelque connaissance qui ne soit pas dans lui une production de sa propre vie, par une naissance véritable, est aussi absurde que de prétendre faire croître un arbre avec ses branches hors de la terre et l'appliquer ensuite à sa racine.

Nos méprises à cet égard viennent de la marche ordinaire du monde, qui prodigue le nom de connaissance à cette faculté de discourir que donnent à l'homme sa raison, sa vivacité et son caractère naturel, soit qu'il l'exerce sur des fictions, des conjectures, des traditions, ou qu'il l'applique à l'histoire, à la critique ou la rhétorique, etc... Cette facilité passe pour connaissance réelle, tandis que ce n'est dans le fait que l'activité de la raison, jouant et s'exerçant avec le cercle d'opinions et d'idées vaines qui lui est propre. Aussi arrive-t-il que lorsqu'un homme raisonnable, à la manière humaine, vient à tourner son attention vers l'étude de la théologie, il s'en occupe exactement de la même manière qu'il s'appliquerait à acquérir des connaissances temporelles, et il ne connaît et n'emploie d'autre marche que celle qu'il a suivie dans l'étude de l'histoire et de la rhétorique. Il s'occupe, dis-je, de ouï-dire, de conjectures, de discussions ; il retient quelques grands noms, et se croit enfin un membre de la véritable Église, lorsqu'il peut traiter les différents points de la religion comme il discuterait sur les antiquités romaines. Il sait que Dieu est, de la même manière qu'il est sûr qu'il a existé une fois un premier homme et que son nom était Adam. Il est censé être suffisamment instruit concernant les choses du Royaume des Cieux, lorsqu'il les connaît de la même manière qu'il sait qu'il existe une ville appelée Constantinople. Veut-il approfondir quelques-uns des Mystères de la Rédemption chrétienne, il regarde hors de lui, comme s'il était à la recherche d'antiquités grecques, et il a recours aux mêmes moyens qu'il emploierait s'il désirait parvenir à se mettre au fait de la véritable construction intérieure du temple de Salomon et des cérémonies qu'on y pratiquait.

Voilà la grande illusion dans laquelle se trouve enveloppé depuis longtemps tout le monde chrétien, comme tous les pays et toutes les bibliothèques nous en donnent le témoignage. C'est cet empire que s'est arrogé la raison naturelle sur ce qui regarde la religion que Jacob Bœhme appelle si justement l'Antéchrist de Babel ; et c'est, en effet, ce qui éloigne l'homme de la vérité et de la vie des Mystères de Christ pour lui faire prendre une confiance exclusive dans la confusion de la multiplicité des inventions humaines et des opinions contradictoires. Et comment en serait-il autrement lorsque cette raison charnelle est prise pour seule et unique guide ? C'est là tout le parti qu'elle peut nous faire tirer de la doctrine de l'Évangile, et elle devient un véritable Antéchrist toutes les fois qu'on l'admet à discuter et à débattre les vérités de l'ordre divin ; puisqu'elle n'est pas plus en état d'en parler que ne l'est un aveugle-né de faire un traité sur la lumière. L'impossibilité dans laquelle ce dernier se trouve de rien dire, ou même de rien penser de véritable sur la lumière, vient de ce qu'il est né et vit dans un monde qui n'est pour lui que ténèbres, parce qu'il se trouve entre lui et la lumière de ce monde un abîme constitué de sa privation complète de naissance à cette lumière. Aussi, quelque longue que soit sa vie, quelque prolongés et multipliés que soient les raisonnements et les discours qu'il entendra ou qu'il fera lui-même sur la lumière, il ne parviendra jamais qu'à se faire des idées fausses d'une chose qu'il lui est impossible de parvenir à connaître.

Or la raison est exactement dans la même impossibilité de parler ou de penser rien de vrai sur la vie divine ; et cela parce qu'elle est née et qu'elle vit dans le monde ténébreux de la chair et du sang ; monde totalement étranger à l'ordre divin et où ne peut jamais être aperçu ni senti rien de ce qui appartient au royaume de Dieu, et qu'il y a, en effet, entre la raison humaine et la lumière divine céleste, un abîme constitué de la privation complète où elle est de la naissance à cette lumière. Aussi, malgré tous les matériaux que pourront amasser les siècles pour fournir à cette raison les moyens de disputer sur la naissance divine céleste, elle ne fera jamais que produire de nouvelles fictions et entasser de nouvelles erreurs sur une chose qui lui est totalement inconnue et étrangère.

De plus, dès que cette raison humaine veut s'établir maîtresse et juge de la science divine, elle devient nécessairement un Antéchrist, parce qu'il n'est pas en son pouvoir de traiter les mystères de la religion et de s'en servir dans un autre esprit et pour une autre fin qu'elle ne fait de tout ce qui appartient à ce monde. Il n'importe quel nom on donne aux choses et de quelle nature on les suppose ; qu'on les appelle spirituelles ou temporelles, la raison les traite nécessairement toutes de la même manière, et les fait servir au même but : celui d'avancer dans ce monde ses intérêts terrestres, d'augmenter sa prospérité, de s'élever en dignité, en pouvoir, etc... ; il lui est absolument impossible d'avoir un autre but, quand même elle le voudrait, parce que cela appartient à sa propre nature, et que c'est sa loi fondamentale ; vu que chaque être est dans la nécessité d'agir suivant sa propre nature, et chaque vie de s'intéresser à elle-même et de rechercher par-dessus tout ce qui lui est bon. Or la nature et la naissance de la raison humaine ne remontant pas plus haut que l'esprit de ce monde, et n'ayant son origine que dans le cercle astral temporel, elle ne peut appartenir qu'à ce monde, avoir des vues que pour ce monde, et dans tous les objets dont elle s'occupe, elle doit nécessairement avoir à cœur les intérêts de sa chair et de son sang. Cette manière d'être appartient aussi essentiellement à la raison naturelle de l'homme qu'elle appartient à l'instinct naturel des animaux ; car l'un et l'autre proviennent également de la lumière et de la vie de ce monde ; tous deux ont la même nature terrestre ; et ils ne peuvent agir que d'une manière terrestre et par intérêt pour leur propre vie. La raison de l'un ne participe pas plus de la nature divine que l'instinct de l'autre ; de là vient que l'homme qui suit seulement l'impulsion de sa raison naturelle est souvent pire que les animaux les plus méchants. Il est donc évident que la raison qui veut se mêler de la Science Divine est nécessairement un Antéchrist ; car, premièrement, elle convertit en idées mortes, en vaines opinions, les mystères vivants et substantiels de Dieu ; secondement, pour les défendre, elle édifie dans ce monde un royaume dont les éléments ne sont que dispute, que haine, qu'envie, que division et persécution. C'est donc une vérité fondamentale que l'homme ne saurait approcher de la Science Divine tant que le germe de cette vie céleste, à laquelle il mourut par sa prévarication, n'est pas rallumé dans lui ; car c'est de lui et par lui seul que peuvent être produits et manifestés les mystères de Dieu et de la nature éternelle divine.

LE DOCTEUR

J'avoue, Théophile, que la démonstration est complète, qu'elle ne laisse rien à répliquer, et je m'en réjouis sincèrement. Je vous prie seulement de m'aider à mieux comprendre la manière dont ce Mystère de Dieu et de la Nature Éternelle doit naître en moi.

THÉOPHILE

Chaque chose doit être sa preuve à elle-même, et ce n'est que par elle-même, par sa propre révélation, qu'elle peut être véritablement connue. Si donc nous ne pouvons connaître les choses que dans la proportion que nous recevons en nous leur esprit, il est clair que la vie avec tous ses degrés et toutes ses diversités ne saurait nous être manifestée qu'autant qu'elle a pris naissance en nous, et les bornes de la connaissance que nous pouvons en avoir sont exactement celles du degré de son développement et avancement en nous. Toute connaissance acquise par le travail et l'activité propres de notre raison naturelle ne diffère en rien de celle qu'on acquiert en cherchant une épingle dans une botte de paille, jusqu'à ce qu'on l'ait trouvée.

En un mot, tout ce qui nous vient du dehors, tout ce qui n'est qu'une idée offerte à notre faculté raisonnante, n'est pas plus pour nous une connaissance réelle que l'image de notre propre figure que nous présente le miroir n'est réellement nous.

Toutes les idées que notre raison peut se former des objets qu'elle ne voit et qu'elle ne possède point ne font pas plus partie du cercle réel de nos connaissances que la peinture d'un de nos membres n'est une portion réelle de notre propre corps. C'est donc une recherche vaine et inutile que de tâcher d'obtenir la connaissance réelle d'une chose avant que de posséder la chose elle-même, puisque nous ne pouvons la connaître réellement que de la même manière que nous connaissons la santé ou la maladie ; c'est-à-dire qu'elle ne peut pas être dans nous le produit d'idées communiquées par des ouï-dire, mais que, pour être réelle, elle doit être le fruit du sentiment et de la perception que nous avons nous-mêmes de ce que nous sommes et de ce qui est en nous.

Combien de fois Jacob Bœhme ne nous rappelle-t-il pas à ces principes. " J'avertis mon lecteur, dit-il, de ne pas chercher à pénétrer la profondeur de mes écrits au-delà des bornes de sa propre compréhension ; il doit se contenter de ce que son intelligence peut saisir, car tant qu'il reste dans cette mesure, il est véritablement dans ce qui est réel ; et alors, dans quelque profondeur qu'il soit mené par l'esprit, il ne saurait être dans l'illusion, car à l'un il sera plus donné qu'à un autre. Mais la chose la plus essentielle, celle qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est de persévérer constamment dans l'humilité devant Dieu, de se résigner sans cesse, afin que, selon son bon plaisir, il devienne en nous le vouloir et le faire. Lorsque nous sommes dans cette disposition, nous nous trouvons comme morts à nous-mêmes, puisque nous ne désirons rien que la volonté de Dieu, et cette volonté de Dieu est notre propre vie, laquelle dans son développement progressif parvient enfin à la révélation des mystères les plus sublimes. "

Il me semble, Docteur, qu'un pareil avis, ne fusse que par sa singularité, aurait dû avoir plus d'effet sur vous ; il est, je crois, entièrement neuf pour tout lecteur ; et je ne sache pas qu'aucun des philosophes les plus sages en ait jamais donné qui puisse lui être comparé, soit pour le sens, soit pour la mesure, soit pour la profondeur.

La Vérité, mon ami, quelle que soit votre opinion, n'est ni plus ni moins que le Sauveur et le Rédempteur du monde. Écoutez comment elle s'exprime elle-même. Si quelqu'un veut être mon disciple, qu'il se renonce lui-même, qu'il charge sa croix, et qu'il me suive. Elle ne dit pas qu'il tâche d'avoir une idée claire et distincte de moi ; qu'il recherche comment je suis Dieu et homme dans l'unité de ma personne ; elle lui indique seulement ce à quoi il faut qu'il renonce et ce dont il doit se dépouiller pour pouvoir devenir un enfant de la lumière. Regardez et cherchez où vous voudrez et tant que vous voudrez ; ce renoncement à soi-même est le chemin unique qui conduise à la vérité ; rien ne nous sépare d'elle, rien n'est entre nous et elle que cet être propre de vie terrestre qui ne vient point de Dieu, mais qui est le fruit de notre égarement primitif.

Dieu nous créa au commencement pour la lumière, et si nous eussions été fidèles, au lieu de n'être dans ce monde que des étrangers aveugles et ignorants, voyageant dans les ténèbres et la privation, nous eussions rempli la fonction sublime d'y manifester les merveilles de la lumière de Dieu. Mais nous perdîmes volontairement cette lumière, et tout souvenir d'elle nous étant ravi, nous en eussions eu éternellement le besoin sans même en avoir jamais l'idée, si elle ne nous avait été rapportée par celui qui, l'ayant en lui-même, est venu pour tout réparer, et qui s'est ainsi appelé, à si juste titre, la lumière du monde. Si donc vous voulez être un disciple de la vérité, il ne faut pas que vous demandiez avec Pilate : qu'est-ce que la vérité ? ni consulter les écoles pour savoir l'idée que vous devez vous en former ; mais il faut consentir à vous séparer de votre vie propre, mettre des bornes à toutes vos convoitises terrestres, renoncer à tout ce que vous êtes, et à tout ce que vous avez par vous-même ; il faut mettre de côté votre propre raison et votre volonté propre, et alors, oui, alors seulement vous serez capable de recevoir l'onction d'en-haut, qui seule peut vous enseigner toutes choses. Mais jusqu'à ce que Christ, qui est l'unique source de lumière et de vie, ait commencé à être manifesté dans vous, c'est en vain que vous devancez l'aurore et que vous prolongez vos veilles pour tâcher de découvrir cette vérité ; c'est elle-même qui a dit : sans moi vous ne pouvez rien faire. Tout fils de l'Adam terrestre, quelque riche qu'il soit en esprit, en connaissances, etc... selon ce monde, n'est dès sa naissance qu'un esprit enfermé dans une prison, et il demeure tel jusqu'à ce que Christ soit devenu son instructeur, sa lumière au-dedans de lui et par là même son libérateur. Comme lui seul est la résurrection, aussi n'y a-t-il que lui qui puisse délivrer de tout ce qui appartient à la mort, aux ténèbres et à l'ignorance. Croire que l'on peut voir par ses yeux la vérité, l'entendre par ses oreilles et la sentir par son cœur, indépendamment de ce Verbe éternel, qui est la lumière de tout homme, c'est ravir à Dieu et à Christ l'honneur qui leur appartient, et abandonner le culte véritable et la confiance qu'on doit avoir uniquement en eux pour se livrer bien plus réellement à l'idolâtrie que ne le fait celui qui imagine pouvoir obtenir quelque avantage de la prière qu'il adresse grossièrement à une image de saint. Comme c'est en effet une vérité qui ne saurait admettre aucune restriction, et qui atteint d'un bout du monde à l'autre, que nul homme ne peut venir au Père que par le Fils, il est également impossible que personne puisse arriver à aucune connaissance divine, soit dans l'ordre de la grâce, soit dans celui de la nature, autrement que par lui.

L'on peut comparer les écoles de ce monde aux marchés publics ; si l'on en fait un bon usage, elles peuvent être utiles à notre vie terrestre ; mais, comme il arrive que le plus souvent le commerce, loin d'être contenu dans de justes bornes et dirigé vers un but convenable, ne sert au contraire qu'à entretenir la vanité, toutes les passions terrestres et les convoitises de cette vie, de même les cercles ou magasins de sciences dans ce monde font presque toujours plus de mal que de bien ; on y blanchit dans des études qui ne font que nourrir l'orgueil et l'envie, fomenter les divisions et les disputes, et aider notre homme corrompu à devenir insensible à la nécessité de naître de nouveau et l'engager à se contenter des richesses que nous offre la nature déchue.

Pour être un philosophe selon la Science Divine, il faut être un véritable chrétien. Le royaume de Dieu est seul lumière et vérité ; partout ailleurs il n'y a que ténèbres et illusions, mais l'homme ne peut entrer dans ce pays des réalités qu'autant qu'il naît de nouveau de cette semence de l'homme céleste qui est au-dedans de lui, et que notre Divin Maître appelle le Royaume des cieux, parce qu'elle appartient à la nature céleste, comme la semence de l'homme terrestre appartient à la nature terrestre. Certainement, l'homme ayant été créé pour la lumière, afin que dans elle et par elle il vécût, entendît, goûtât, sentît et jouît de toutes choses, il ne peut plus sortir du gouffre ténébreux dans lequel l'a précipité sa malheureuse prévarication, et atteindre, par conséquent, ce but sublime, qu'autant que cette lumière et cette vérité viennent elles-mêmes rallumer dans le germe de l'homme divin, qui est pour lui comme mort, l'étincelle de la vie ; c'est cette vérité qui vient nous mettre en liberté ; c'est elle qui seule est le centre de repos de l'âme, sa réconciliation et sa paix avec Dieu ; aussi, jusqu'à ce qu'elle soit arrivée à cette vérité pour laquelle Dieu la créa au commencement, il ne peut y avoir pour elle qu'une suite d'inquiétudes angoisseuses ou une succession d'illusions mensongères. C'est pourquoi celui qui est lui-même la Vérité a dit : Apprenez de moi, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes.

LE DOCTEUR

Arrêtez, Théophile, sûrement votre zèle vous emporte trop loin. L'on est bien convenu dans tous les temps que l'Évangile enseignait la pureté et la simplicité d'une vie divine, mais jamais l'on n'a pensé qu'il appelât l'homme à devenir philosophe, ni qu'il lui donnât le plus petit renseignement en matière de philosophie.

THÉOPHILE

J'en conviens, Docteur ; mais c'est cette simplicité même et cette clarté de l'Évangile, appelant l'homme à se détacher de ce monde, pour se tourner vers Dieu par le désir, l'espérance et la foi, qui prouvent complètement et évidemment qu'il est l'unique guide véritable qui puisse nous mener à l'école sublime de la sagesse et de la philosophie divines ; non seulement parce que les degrés de notre sagesse se mesurent par ceux de notre bonté, mais encore parce qu'il n'y a que la marche que nous enseigne l'Évangile qui puisse nous communiquer l'esprit de Dieu et faire germer en nous le principe de vie divine, qui peut seul manifester dans l'homme, soit les Mystères de Dieu et de la grâce, soit ceux de la nature dans les dispensations du temps et de l'éternité. Aussi l'Écriture dit-elle que l'esprit seul de Dieu connaît les choses qui sont de Dieu. Et dans le fait, comment cela pourrait-il être autrement puisque cet esprit est la base primitive et la vie centrale de toute la nature, qu'il est le principe unique de toutes les manifestations, et que c'est lui qui produit toutes choses, par qui et de qui chacune a sa vie et son opération particulière ? Ainsi donc l'homme ne peut connaître Dieu et son opération dans la nature qu'autant que l'esprit de Dieu est et opère en lui, comme il est et opère dans la nature. Ce sont donc deux vérités fondamentales et immuables, premièrement que ce qui constitue notre ignorance de Dieu et de la nature, c'est la privation de la vie et de l'esprit de Dieu en nous ; secondement, que l'unique voie qui conduise à la science divine est celle enseignée par cet Évangile, qui nous appelle à une nouvelle naissance, par laquelle seule peut se faire en nous la manifestation de la nature divine.

LE DOCTEUR

Je n'ai rien à objecter à tout ce que vous venez de dire ; je dois cependant vous avouer que je ne saisis pas encore bien la nécessité de la naissance en nous de l'esprit et de la vie de Dieu, ni la manière dont elle s'opère. Je vois bien que ni la raison naturelle, ni aucune instruction humaine ne peuvent me donner la plus petite parcelle de lumière divine ; mais supposons que Dieu voulût bien m'envoyer un ange pour m'instruire, ne serait-il pas en son pouvoir de m'enseigner la science divine ? Et cependant on ne pourrait pas appeler cela une naissance de Dieu en moi ; ou bien prétendez-vous que Dieu n'ait pas le pouvoir de me donner cette connaissance, même par le ministère des anges du ciel le plus élevé ?

THÉOPHILE

Un ange peut vous instruire comme le fait l'Écriture, mais il ne peut comme elle que vous enseigner le moyen d'obtenir cette lumière que ni la lettre de l'Écriture ni la voix de l'ange ne peuvent manifester au-dedans de vous. L'ange du plus haut degré ne possède pas plus en lui la vertu réparatrice que le papier sur lequel les Écritures Saintes sont imprimées. Remarquez bien que vous ne pouvez recevoir la lumière divine que de celui-là seul qui possède le complément de la vertu réparatrice nécessaire pour votre salut. Or la lumière est plus que la vie, puisqu'elle en est encore le complément et la perfection ; aussi cela seul peut produire la lumière qui a le pouvoir de produire la réalité et la perfection de la vie.

Tout ce qui n'est pas la vie et la lumière de Dieu ne peut remplir auprès de vous que l'emploi de ministre, et soit que la parole du message divin qui vous est envoyé se trouve écrite sur du papier ou gravée sur des tables de pierre, soit qu'elle soit prononcée par un prophète, un ange ou un apôtre, tous ces organes ne sont que des créatures, dont le ministère se borne nécessairement à montrer le chemin qui mène à celui qui, seul, peut être au-dedans de vous la vérité, la vie et la lumière. Car Dieu même ne saurait vous communiquer sa lumière immédiate par une créature, et cela parce que la lumière de Dieu est Dieu lui-même ; elle est la lumière de sa propre vie ; aussi lui seul peut la produire, et nulle créature ne peut y participer que par une naissance véritable de la nature divine. La lumière de Dieu ne peut jamais être séparée de sa nature divine, c'est pourquoi elle ne peut luire que là où est une naissance divine. Il est donc évident que rien ne peut être connu selon la science divine, soit dans le ciel, soit sur la terre, que par la voie unique et par le seul moyen par lesquels l'homme peut être sauvé, je veux dire, par une renaissance véritable de la lumière et de l'esprit de Dieu en nous. C'est pourquoi la route simple, tracée dans l'Évangile, est l'unique qui conduise à la connaissance de tout ce qui peut se connaître de Dieu et de la nature, parce que rien ne peut manifester réellement à l'homme Dieu et la nature que l'esprit même de Dieu opérant en lui, comme il le fait dans la nature, et il n'opère ainsi dans l'homme que dans la proportion de l'avancement en lui de sa nouvelle naissance de la nature divine. Lorsqu'un homme est enfin parvenu à être né de Dieu, dès ce moment, la vie et l'esprit de Dieu sont en lui et y opèrent comme ils opèrent dans la nature éternelle ; il peut alors s'appeler à juste titre disciple de la philosophie divine, puisque Jésus-Christ, la lumière de Dieu et de la nature, est révélé en lui ; et que le Verbe de vie par lequel toutes choses ont été faites dans le commencement est en lui, et qu'il est lui-même dans ce Verbe, lequel crée et opère en lui, comme il opère en toutes choses, tant dans le ciel que sur la terre.

LE DOCTEUR

Je ne m'étais pas attendu, je l'avoue, à entendre prouver que la nouvelle naissance dont parle l'Évangile soit la seule porte par laquelle on puisse entrer et on soit jamais entré dans le sanctuaire de la Science Divine. Mais il n'est pas possible de refuser son assentiment à la démonstration que vous venez de donner ; et tout ce que je désire maintenant, c'est que vous ayez la complaisance de développer un peu plus cette doctrine de la nouvelle naissance ; car je suis sûr qu'il vous reste encore bien des choses à dire, soit sur son fondement, soit sur sa nature et ses résultats.

THÉOPHILE

Rappelez-vous, Docteur, que tout ce que je puis faire pour vous, en développant, même dans son entier, le sujet dont il s'agit, se borne à vous donner une assurance raisonnable de l'existence d'une perle merveilleuse qui renferme les qualités les plus sublimes, mais qui est cachée dans les entrailles de la terre, au milieu d'un certain champ ; et à vous montrer en détail par quel moyen et par quelle route vous pouvez parvenir à la trouver. Je suppose maintenant que vous passassiez tout votre temps à rechercher quelques nouvelles vertus de cette perle céleste, et à écouter les différents récits qu'on en fait ; croyez-vous que cela vous avançât beaucoup ? Non, sans doute, vous vous trouveriez également éloigné d'elle, et vous ne la posséderiez pas plus réellement que lorsque vous en entendîtes parler pour la première fois ; et quelque plaisir que vous goûtassiez à en discourir vous-même et à en entendre parler aux autres, si vous vous en teniez là, le même intervalle vous en séparerait jusqu'à la fin de votre vie. Aussi l'unique but que je me suis proposé, dans tout ce que je vous ai dit sur la nouvelle naissance, c'est de vous en démontrer la réalité, et de vous indiquer le chemin qui y conduit. Or la voie à cette naissance dépend entièrement de la direction de votre volonté, et chaque pas en avant dans cette route consiste en une mort continuelle aux désirs naturels, corrompus que produisent en nous la chair et le sang. Rien ne peut opérer un changement réel en vous que le changement de votre volonté. Car tout ce que vous êtes est un engendrement de la volonté qui opère en vous. Ainsi donc, si vous voulez connaître ce que vous êtes, vous n'avez qu'à examiner l'état vrai de votre âme, la direction de votre volonté et où vous entraîne votre désir ; et de cet examen fait sérieusement et avec impartialité, vous tirerez plus de lumière que ne peuvent vous en donner tous les hommes et tous les livres de l'Univers. Vous êtes ce que sont votre volonté et votre désir ; là où ils sont, là vous avez votre être et votre vie ; c'est d'eux, en un mot, que vous vient tout le bien et tout le mal que vous pouvez appeler vôtre. Car c'est l'opération seule de votre esprit, de votre volonté et de votre désir qui détermine votre manière d'être et qui engendre pour vous, soit la vie, soit la mort. Si votre volonté est angélique, vous êtes un ange et la félicité angélique vous appartient. Si votre volonté est avec Dieu et qu'elle opère avec lui, Dieu est alors la vie de votre âme, et votre vie sera en Dieu dans toute l'éternité. Si vous suivez au contraire une volonté terrestre, chaque pas que vous ferez dans cette direction vous éloignera de Dieu, jusqu'à ce qu'enfin Dieu et la vie divine soient devenus pour vous, comme pour les autres animaux, comme s'ils n'étaient pas. Si votre volonté se repaît d'orgueil, de vanité, d'envie, de colère, de haine, de méchanceté, de fourberie, d'hypocrisie et de mensonge, vous opérez dès lors avec Satan, vous enfantez sans cesse sa nature au-dedans de vous, vous vous préparez enfin pour le royaume infernal.

C'est ainsi que nos œuvres nous suivent, et que chacun sera récompensé selon son travail. Nul ne peut moissonner que ce qu'il a semé, et c'est dans notre volonté qu'est le germe de toutes les plantes qui croissent en nous. Notre volonté est le commencement, le milieu et le terme de tout ce qui nous regarde ; elle est l'unique artisan de notre nature, et toute production en nous est son ouvrage. Dans notre circonscription, elle est toute-puissante, rien ne peut arrêter son opération ; elle entraîne tout devant elle ; elle crée partout et tout lui est possible. Elle pénètre partout où elle veut, elle trouve tout ce qu'elle cherche ; car, pour elle, chercher c'est trouver ; quiconque, dit notre Divin Maître, regarde une femme avec des yeux de convoitise a déjà commis l'adultère en son cœur. La volonté est puissante par-dessus la nature ; c'est de la volonté que la nature est engendrée, et toutes ses propriétés sont sa manifestation, soit qu'elles appartiennent au bien ou au mal, à la lumière ou aux ténèbres, à l'amour ou à la haine, à la douceur ou à la colère, à l'humilité ou à l'orgueil, soit enfin à la joie ou à la peine. Ainsi tout ce que vous êtes, tout ce que vous sentez provient de l'opération de la puissance créatrice de votre volonté. Par elle vous possédez Dieu ou Satan, le ciel ou l'enfer, et vous appartenez à l'un ou à l'autre, selon que votre volonté, qui est, en effet, le premier moteur, est plus ou moins livrée à l'un ou à l'autre. Car l'homme n'a aucune part là où n'est pas sa volonté ; mais aussi là où elle est, là est son trésor, de quelle nature qu'il soit, et ce trésor est lui, sans qu'il puisse s'en séparer, à moins que sa volonté, prenant une autre direction, ne travaille à sa destruction.

LE DOCTEUR

D'où vient, je vous prie, que la volonté de l'homme est si puissante, qu'il ne peut rien avoir que ce qu'il a voulu lui-même ?

THÉOPHILE

Vous pourriez tout aussi bien demander pourquoi un cercle est nécessairement rond, et une ligne droite exempte de courbure. Car comme le cercle n'est cercle que parce qu'il est parfaitement rond, et la ligne droite n'est ligne droite que lorsqu'elle est sans nulle courbure, de même la volonté n'est en être qu'autant qu'elle est libre, qu'elle est son propre moteur, et qu'elle ne peut avoir que ce qu'elle veut elle-même. De plus, la volonté n'a pas été produite de manière à ce que par une modification progressive elle soit ainsi parvenue à l'état de volonté ; non, la volonté de l'homme est un engendrement véritable et réel de la volonté éternelle incréée et libre de Dieu, qui a voulu se produire des fils de lui-même, dans lesquels il puisse se voir d'une manière créaturelle. C'est pourquoi la volonté de l'homme a dans elle la nature de la liberté divine, la nature de l'éternité, la nature de la toute-puissance, comme étant véritablement née et émanée de la volonté éternelle, libre et toute-puissante de Dieu ; et de même que la volonté de Dieu domine sur toute la nature, de même aussi celle de l'homme domine sur toute la nature de sa propre circonscription, qui ne peut rien admettre que ce que cette volonté produit et opère en elle.

Aussi est-ce surtout dans la production des créatures intelligentes que se manifeste la bonté infinie de Dieu, par la sublimité, la perfection et la félicité de l'état qui leur est destiné. Elles sont descendues de Dieu pour être remplies de sa vertu divine, pour vouloir et opérer avec Dieu, et participer à sa suprême félicité. Rien dans la nature n'a le pouvoir de leur faire ni injustice, ni tort, ni violence ; elles ne peuvent être que ce qu'elles se font librement elles-mêmes, et elles ne sont susceptibles d'aucun mal, que de celui qu'elles s'engendrent dans elles-mêmes, pour elles-mêmes. La volonté est la base génératrice de toutes choses ; chaque être animé ou inanimé est l'effet et le produit de la volonté qui opère en lui, et le fait être ce qu'il est, et toute volonté quelconque est la production d'une volonté antécédente ; car une volonté ne peut procéder que d'une volonté, en remontant ainsi jusqu'à la volonté première opérante, qui est Dieu lui-même.

Ici vous devez commencer à comprendre plus aisément le véritable sens de plusieurs passages importants de Jacob Bœhme ; comme les suivants : Tout, dit-il, est magique, l'éternité est magique – la mère de toutes choses est magique – je parle d'après un fond magique – il faut qu'ici le lecteur ait des yeux magiques – ceci a un sens magique, etc. La raison vulgaire s'offense de ces expressions, parce que le mot magique, depuis plusieurs siècles, se prend presque toujours en mauvaise part ; mais ne vous laissez pas effrayer par le son de ces mots ; non seulement ils sont innocents en eux-mêmes, mais ils sont encore de toute justesse, et sont employés avec sagesse et vérité. Leur sens est complètement chrétien et divin, parfaitement conforme à l'esprit de l'Évangile, comme vous le verrez tout à l'heure, et ils sont merveilleusement adaptés pour exprimer le véritable fondement de la Nature Éternelle et temporelle, et celui de l'engendrement et production de toutes les créatures qui leur appartiennent. Le but de ces expressions, dis-je, est de faire comprendre comment la Divinité invisible et cachée opère toutes ces merveilles dans ces deux mondes, par une marche et des moyens uniformes et constants ; et d'exprimer en même temps le principe actif et les effets de la religion et de tout ce qui lui appartient.

L'expression de pouvoir magique signifie la force opérante de la volonté ; que cette volonté soit divine ou qu'elle appartienne à la créature ; tout ce qu'elle opère et tout ce qu'elle produit s'appelle une œuvre magique, c'est-à-dire un engendrement immédiat de la volonté. La volonté est ce qui opère, et l'œuvre est ce qu'elle manifeste par une naissance d'elle-même, et voilà ce qu'il faut toujours entendre par ces deux expressions de pouvoir magique et œuvre magique, je veux dire la force opérante et l'œuvre de la volonté. Vous pouvez déjà apercevoir que ces expressions, dans ce qu'elles signifient en elles-mêmes, sont non seulement innocentes et bonnes, mais qu'elles sont encore nécessaires pour exprimer la puissance divine, par laquelle Dieu donna l'être à toutes choses par l'opération de sa volonté. Voilà la base réelle, le vrai principe de cette puissance créatrice de Dieu ; et on voit comment tout ce qui n'est pas Dieu lui-même est pourtant provenu de lui ; par lui, par une naissance opérée par son pouvoir invisible, qui se rend ainsi compréhensible, visible et sensible dans une vie manifestée extérieurement.

La première révélation du Dieu invisible est ce qu'on appelle la Nature Éternelle ; elle est le cercle infini éternel, renfermant toutes les vertus et toutes les qualités possibles de vie ; elle est la source première de toutes les propriétés naturelles qui se trouvent dans toutes les créatures, et toutes ces propriétés de vie, jaillissantes les unes des autres dans leur naissance éternelle, par la volonté opérante de Dieu, sont la manifestation et la gloire extérieures de Dieu, par laquelle il révèle sa divinité Tri-Une invisible ; dans une triple vie de feu, de lumière et d'esprit ; et ce Ternaire transcendant est la base de toutes les propriétés sensibles et intellectuelles qui ont jamais été et seront jamais dans toutes les créatures. Tout ce qui existe, qui pense, qui se meut, tout ce qui possède, en un mot, un degré de vie quelconque, procède de ce Ternaire, qui est véritablement la mer de cristal qui fut montrée à Saint Jean dans la Révélation, et le complément parfait de cette manifestation de toutes les vertus possibles de vie, ainsi que de la gloire de Dieu, est appelé le Royaume de Dieu dans lequel il habite ; c'est pour ainsi dire son laboratoire divin, d'où il fait sortir incessamment de nouveaux ouvrages et de nouvelles formes merveilleuses.

Cette manifestation de Dieu est un engendrement magique de la volonté tri-une, opérante de la divinité cachée, qui a voulu se voir elle-même dans la manifestation et le déploiement extérieurs de toutes les naissances possibles de vie et de gloire, afin qu'il en put émaner de nouveaux mondes d'être divins finis, qui fussent autant d'images vivantes de Dieu. Indépendamment ou hors de la nature, Dieu n'est manifesté qu'à lui-même et connu que de lui-même : car il ne peut exister des formes ou des créatures qu'autant qu'il existe quelque chose d'antécédent dont elles soient formées ; il faut que la vie soit, avant qu'il puisse exister des créatures finies vivantes ; comme il faut de toute nécessité que la lumière soit, avant qu'il puisse exister un œil voyant. Aussi la manifestation de Dieu dans un déploiement extérieur de gloire, renfermant toutes les puissances, qualités et perfections possibles de vie, qui est appelée la Nature Éternelle, doit nécessairement précéder la possibilité de l'existence de toute créature.

Cette même volonté opérante de la divinité Tri-Une, qui s'est manifestée dans la nature éternelle, s'est donc encore manifestée dans des formes créaturelles, toutes engendrées, vivifiées et animées par ce même Ternaire de feu, de lumière et d'esprit qui constitue la Nature Éternelle ; de sorte que toutes les créatures intelligentes dans leur être fini sont ce qu'est la Nature Éternelle dans son infinité : toutes donc, viennent de Dieu et du ciel, vivent dans Dieu et peuvent opérer avec Dieu, comme Dieu est lui-même dans le ciel, et le ciel dans lui ; toutes, dis-je, peuvent entrer en unité de vie, de pouvoir, de volonté et de félicité avec Dieu.

Tout ce qui n'est pas Dieu, ce qui est après lui et se distingue de lui, ne peut être ce qu'il est que par la volonté opérante de la Divinité. Par conséquent, puisqu'il ne vient en être que parce qu'il a été voulu, il ne peut être en lui-même que la production de la volonté créatrice opérante et, comme c'est elle qui a été le commencement de toutes choses, c'est en elle que toutes choses doivent continuer ; et jamais rien ne pourra être créé ou formé dans toute l'éternité que par l'opération médiate de cette volonté de Dieu. Il ne peut non plus se trouver dans aucun être que la nature qui est née ou produite magiquement par l'opération de la volonté qui est dans lui. Tout ce que la créature opère, tout ce qu'elle aime et désire, tout ce qu'elle abhorre et rejette, tout cela est l'opération d'une volonté agissante, ou d'un pouvoir magique qui se meut, opère et produit en elle.

La raison fondamentale de ce que je viens de dire, c'est que la volonté est la base première de tout pouvoir ; et la toute-puissance de Dieu ne consiste qu'en sa volonté opérante ; aussi n'a-t-il jamais pu y avoir et n'y aura-t-il jamais de puissance dans aucun être que comme la puissance est dans Dieu, c'est-à-dire par une volonté opérante. Puisque toute la nature, ainsi que toutes ses propriétés, ses productions et ses créatures ne sont venues en être que par la volonté opérante de Dieu, il s'ensuit évidemment que toute créature est née magiquement, que sa nature est nécessairement magique, c'est-à-dire qu'elle a son origine et sa base dans une volonté opérante.

Je viens, Docteur, de vous placer en face de la base la plus importante du Grand Mystère de toutes choses ; et si vous la saisissez véritablement par le centre de votre être, tout le jargon de la fausse philosophie, tout l'édifice d'opinions et de disputes bâti par la raison humaine, sur la lettre de la parole de Dieu, doit disparaître devant vous comme l'illusion d'un vain songe : cet édifice ne peut avoir de réalité, puisqu'il n'est point fondé sur la nature ; et celle-ci continue d'opérer son œuvre par la vertu qui est en elle, et ne cesse de produire toutes ses créatures par sa vie opérante, indépendamment de tout système idéal. Tout gît dans la volonté et dans le désir opérant de l'âme ; et comme cette volonté et ce désir sont la base et le mobile de son action, ce n'est que par leur opération que sa vie peut se développer et s'entretenir. Maintenant vous devez comprendre ce que signifient ces expressions de notre auteur : tout est magique, et ce magisme est la mère qui engendre toutes choses ; conséquemment, lui seul peut ouvrir la porte de l'entendement divin, ce qui veut dire que, soit dans Dieu, soit dans sa créature, la volonté est la racine première de toutes choses ; que c'est elle qui est la puissance génératrice opérante, qui détermine le mode et la manière d'être de tout ce qui est ; que toutes choses ont leur commencement, leur progression et leur terme dans l'opération de cette volonté ; qu'elles ne peuvent que ce qu'opère leur volonté, et qu'ainsi dans le temps aussi bien que dans l'éternité, tout est magique et que le magisme est la mère de toutes choses.

Vous pouvez maintenant reconnaître clairement ce qui distingue en réalité la vraie religion de la fausse. Car, si la volonté seule peut opérer dans la nature, il s'ensuit que dans la religion tout ce qui n'est pas opéré par la volonté n'est qu'une vaine apparence, et que rien ne peut contribuer à sauver l'homme ou à racheter la vie de son âme que ce qui naît de sa volonté à se diriger vers Dieu et à opérer en vue de lui. Voilà pourquoi notre auteur répète si souvent à ses lecteurs " qu'ils ne sont délivrés de Babel que lorsqu'ils sentent et découvrent en eux cette naissance magique des choses, et non point en courant d'un lieu à un autre, en adoptant tel ou tel système ; qu'ils ne peuvent arriver à la réalité qu'en abandonnant intérieurement toute l'activité opérante de l'être propre terrestre, en laissant écrouler tous les châteaux de cartes de la raison naturelle, et en se retournant vers le Dieu unique de toute la force de leur volonté et avec tout le désir de leur cœur. " C'est là en effet l'unique voie par laquelle nous pouvons sortir de notre propre Babel d'opinions vaines, pour entrer dans la vérité et la réalité de la Nature Éternelle, qui seule nous manifeste le Dieu vivant ; non par des notions idéales, mais en opérant d'une manière vivante dans l'âme, où ce Dieu est alors adoré en esprit et en réalité.

J'ai dit dans la vérité et la réalité de la nature parce que rien n'est vrai que ce qui est dans la nature ; tout ce qui n'opère pas avec elle (je veux dire la Nature Éternelle) appartient à Babel. Or la Naturelle Éternelle étant la manifestation du Dieu immuable, elle doit être également immuable dans sa loi et dans son œuvre, puisqu'elle n'a rien en elle qui n'appartienne à ce Dieu immuable, et qui ne soit en lui. Ainsi Dieu ne peut être manifesté dans aucune créature ni opérer en elle que de la même manière qu'il est manifesté et qu'il opère dans la Nature Éternelle ; et c'est en vain qu'une créature travaille, toutes les fois qu'elle ne le fait pas selon les lois de la Nature Éternelle et qu'elle ne coopère pas avec elle. Jamais Dieu n'a pu être trouvé et jamais il ne le sera que dans son propre ciel, qui est la Nature Éternelle ; aussi, l'âme seule qui se tient devant lui, par une disposition de volonté analogue à la loi de la Nature Éternelle, peut trouver Dieu et entrer dans sa communication. En un mot, tout ce qui n'est pas opéré par la volonté n'est qu'illusion et qu'une Babel, puisque la volonté seule peut opérer dans la nature, et que toute vie et toute nature, soit éternelle, soit temporelle, ne sont ce qu'elles sont qu'uniquement par l'opération de la volonté. Cette naissance magique est la base de toutes les choses qui sont dans le ciel et sur la terre ; et aucun être ne peut changer sa manière d'être, soit pour l'améliorer soit pour la détériorer, que par le changement de l'opération de sa volonté.

Il est donc vrai de dire que lorsqu'on a une fois découvert évidemment cette vérité, l'on est délivré de Babel, c'est-à-dire de la confusion des disputes, des divisions, des opinions, sectes, etc... puisque la seule chose qui puisse opérer réellement, soit pour la vie, soit pour la mort, celle qui seule peut ouvrir le ciel ou l'enfer, appartient à tous les êtres, de tous les lieux et est de tous les siècles : je veux dire l'activité opérante de la volonté. Si donc la volonté d'un individu est détournée de son être propre, terrestre, et conséquemment de cette vie de la terre, et qu'il tende vers Dieu par toute l'énergie de son désir, dès lors c'est à lui que s'appliquent avec vérité les passages suivants de l'Écriture : qu'il est racheté de ce monde méchant – qu'il a sa conversation dans le ciel – qu'il est de Dieu, et qu'il entend la parole de Dieu – qu'il est sauvé par la foi – que Christ est révélé dans lui – qu'il est à Christ et que Christ est à lui – que Christ est véritablement en lui – et qu'il est conduit par l'esprit de Christ. Tous ces textes lui seraient applicables en réalité, n'eusse-t-il même jamais lu ni entendu une syllabe de la parole écrite de Dieu.

La parole de Dieu qui rachète l'âme, qui la sauve et qui lui donne la vie n'est point cette parole imprimée sur du papier ; mais c'est la parole éternelle, vivante, incessamment parlante, qui est ce Fils de Dieu, qui était avec Dieu dès le commencement ; et qui est elle-même ce Dieu par qui toutes choses ont été faites. C'est cette parole qui enseigne et illumine tout ce qui est dans le ciel et sur la terre ; c'est elle qui depuis le commencement du temps jusqu'à sa fin, sans avoir égard à l'apparence des personnes, se tient à la porte du cœur de tout homme, lui parlant non des paroles humaines, mais celles de la bonté divine ; l'appelant et frappant à sa porte, non par un son extérieur, mais par la motion intérieure de la vie divine réveillée en lui. Saint Jean nous assure que cette parole éternelle est la vie des hommes, et la lumière qui éclaire tout homme venant au monde ; ainsi donc, celui qui est notre Sauveur, qui nous enseigne toute vérité et nous illumine, celui de qui seul viennent toutes les bonnes pensées, c'est Christ au-dedans de nous ; non point dans tel homme en particulier, mais dans tout homme en qui a commencé à poindre la lumière de la vie, quelque pays qu'il habite et dans quelle partie de l'Univers qu'il soit né. Et comment cela pourrait-il être autrement ? Si Dieu est le Dieu de tous les hommes, et la Parole de Dieu, la vie et la lumière de tous, si tous sont capables de bonté, que toute bonté vienne uniquement de Dieu et que l'homme n'en puisse posséder de réelle qu'autant qu'elle est devenue au-dedans de lui principe de vie, n'est-il pas évident que c'est dans ce Centre intérieur, et non pas ailleurs, que doit opérer la Parole ou le Christ de Dieu. Aussi tous les maîtres qui enseignent aux hommes à attendre la vie et le salut d'autres choses que de cette Parole et de cet Esprit vivant au-dedans d'eux sont coupables du sang et de la mort des âmes ; puisqu'il est de toute impossibilité, par la loi éternelle des choses, que rien puisse surmonter cette mort qui est dans l'âme, que la Parole ou le Christ de Dieu, vivant et opérant dans elle. Remarquez qu'il faut que l'homme soit bon de la même manière que Dieu est bon, c'est-à-dire que sa bonté soit le fruit de la nature divine, née et manifestée en lui ; c'est à cette nature seule qu'appartient la bonté, et elle seule en est capable, de sorte qu'il ne se peut trouver dans l'homme un degré de bonté réelle, qu'autant que la nature divine est devenue vivante et opérante en lui. Ainsi, nous ne pouvons posséder que la chose vers laquelle nous tendons par toute l'énergie de notre désir et de notre volonté.

C'est ici où vous pouvez voir d'une manière plus complète la nécessité de l'esprit de prière et l'avantage ineffable qu'il nous procure ; comment en dépit de toutes les oppositions, il délivre l'âme déchue des misères de la chair et du sang, pour lui faire posséder les richesses de la nature céleste, devenue vivante en elle. Puisque donc toutes les choses qui sont dans le ciel ou sur la terre ont leur base dans une naissance magique, produite par l'opération de la volonté, il faut donc que celle-ci soit toute-puissante dans sa circonscription. Or il est évident que c'est elle qui unit tout dans le ciel et sur la terre ; et c'est elle également qui divise et sépare tout dans la nature ; elle fait le ciel, elle fait l'enfer ; il ne peut y avoir d'enfer que là où la volonté de la créature est tournée à l'opposé de Dieu ; et il ne peut non plus y avoir de ciel que là où la volonté de la créature est dirigée vers Dieu ; et qu'autant qu'elle opère avec lui. C'est le but auquel nous aspirons qui nous fait être ce que nous sommes ; et selon que l'esprit de notre volonté opère secrètement en nous, nous sommes ou engloutis dans la volonté du temps, ou introduits dans les trésors de l'Éternité. Aussi conçoit-on et exprime-t-on d'une manière juste et simple ce qu'est la véritable prière, lorsque l'on dit qu'elle est une opération de l'âme par laquelle elle tend à sortir de la vanité du temps, pour s'élever vers les richesses de l'Éternité. Pourquoi donc ne sommes-nous que vanité ? C'est parce que nous n'envisageons que les choses de ce monde, que nous n'aimons qu'elles, et que nous ne vivons que par elles et pour elles. Nous ne cesserons donc d'être ce que nous sommes que dans la proportion que nous nous dirigerons vers ce qui est vrai, et que notre vie se manifestera dans l'ordre réel, qui est le trésor de l'Éternité, et qu'il deviendra l'objet de notre désir et de notre amour. L'esprit de prière est la faim de l'âme ; or tout être mange ce dont il a faim, et sa vie est toujours en analogie avec la nature, le genre et l'essence, soit de sa faim, soit de sa nourriture : celui qui a faim de ce qui appartient à la chair et au sang ne mange que la chair et le sang, et la vie animale, seule, se développe en lui ; et il ne pourra moissonner de la chair que la corruption qui lui appartient. Celui au contraire qui a faim de Dieu mange la nourriture qui donne la vie aux anges ; il mange le pain qui est descendu du ciel, qui est véritablement le corps et le sang réels de Christ, qu'on peut bien nommer le trésor de l'Éternité ; et la vie divine se développe en lui, et il en moissonnera l'immortalité et le bonheur.

La nécessité, l'efficace et la base de tous les mystères de la religion et de tout le procédé de Christ, reposent sur cette nature magique des choses, et le but du Réparateur a été de procurer à l'homme le moyen de recouvrer cette volonté opérante, principe de la vie réelle qu'il a perdu. Aussi, l'on n'entre dans la communion des mystères de la Rédemption et l'on n'y participe qu'en proportion que la volonté s'est détournée des choses de ce monde et qu'elle tend exclusivement à Dieu et au ciel, par toute l'énergie de son activité opérante. Voilà, mon cher ami, l'unique moyen par lequel on arrive à être facilement et complètement délivré des vanités et des inquiétudes, ainsi que des peines et des troubles que causent les disputes et les divisions religieuses : il suffit d'ouvrir nos yeux pour les fixer sur la loi fondamentale et universelle de toutes choses, et de la laisser opérer en nous comme elle opère dans la nature éternelle : dès lors toutes les difficultés sont écartées, et la voie qui mène à Dieu et à tout ce qui est bien, est aussi naturelle, aussi dégagée de tout embarras qu'il est simple et naturel pour nous d'ouvrir les yeux pour jouir de la lumière du soleil, et de manger des aliments terrestres pour entretenir et développer notre vie terrestre. Qu'y a-t-il en effet de plus naturel à l'homme que d'opérer par sa volonté ? Eh bien, il ne peut être, il ne peut posséder autre chose que cela seul pour lequel sa volonté est en travail.

Direz-vous que j'élève trop la volonté de l'homme, ou pourra-t-on conclure de ce que je viens de dire que notre salut ne soit pas l'effet de la grâce et du don libre de Dieu ? Non, la volonté dont il est ici question, n'est pas celle de la chair et du sang, mais c'est cette volonté céleste qui est produite dans nous par le développement de ce germe de vie divine, qui est le don libre de Dieu, et qu'il revivifia par grâce en nous après notre prévarication originelle. C'est cette Parole que l'Écriture Sainte dit qui fut parlée de nouveau dans l'homme par le Dieu Sauveur, pour être sa Rédemption et le gage de sa résurrection à la vie, au moment de sa chute, lorsque dans sa miséricorde il forma de nouveau une alliance de salut avec Adam et toute sa postérité. Cette Parole est véritablement Christ au-dedans de nous, c'est cette semence de vie divine qui est appelée dans l'Évangile le royaume des cieux et la lumière qui éclaire tout homme venant au monde. Or c'est à ce Christ au-dedans de nous qu'appartient la volonté qui a en elle la vertu du salut ; et ce salut est uniquement et réellement le salut de Christ ; puisque c'est la volonté produite par le développement de ce germe de l'homme divin en nous qui peut seule opérer et produire la nouvelle naissance céleste. L'œuvre de notre salut, quoiqu'opéré par cette volonté qui est au-dedans de nous, n'est donc, depuis son commencement jusqu'à sa fin, qu'une pure grâce de Dieu à notre égard, et ne nous appartient en propre en aucune manière.

Vous pouvez voir maintenant que l'âme est liée à une nature terrestre et à une nature céleste ; et qu'il faut nécessairement qu'elle opère avec l'une ou avec l'autre, et que ce qu'elle est et ce qu'elle a dépend absolument de son opération avec l'une ou avec l'autre. Aussi, pour connaître d'une manière non douteuse votre état présent et futur, ce que vous êtes et à quel ordre de choses vous appartenez, vous n'avez qu'à considérer le cercle de choses sur lequel vos yeux sont naturellement fixés, dans quel sens et pour quel but votre volonté opère.

Après avoir ainsi reconnu que la nature des choses est magique, qu'elles ne sont toutes ce qu'elles sont que par l'opération de la volonté qui est en elles ou dont elles sont la manifestation, vous vous trouverez, dès lors, complètement délivré de tout esprit de parti, de tant d'efforts vains, et vous êtes ramené à la base sûre et véritable, sur laquelle Dieu vous a placé pour élever l'édifice de votre propre salut, sans qu'il soit au pouvoir des architectes de Babel, quel que soit le nom qu'ils portent, de vous en empêcher.

Toute la religion ne nous présente que l'alternative de la vie ou de la mort ; et cette vie et cette mort ne sont elles-mêmes que le résultat nécessaire de lois immuables, fondées sur la nature inaltérable des choses. Aucun moyen dans l'Univers, indépendamment de l'action de ces lois, ne peut ni perdre ni sauver. À quoi donc peuvent servir toutes ces disputes de partis ; où mène tout ce zèle indiscret pour de simples opinions ? La mort et la vie ne continuent-elles pas à aller leur chemin et à opérer leur œuvre indépendamment de tous les systèmes ? La pierre qui se précipite vers la terre s'arrête-t-elle ou change-t-elle de direction, et la flamme cesse-t-elle de s'élever, parce que les philosophes se disputent et se querellent sur les causes de l'un et de l'autre phénomène ? Non, la nature va son train, et laisse la raison ignorante discourir comme elle le veut. Il en est de même de la mort et de la vie ; l'une et l'autre ont leur loi immuable opérante, et elles sont également indépendantes de toutes les opinions des hommes à leur égard ; aussi l'unique moyen possible de participer réellement à l'une ou à l'autre, c'est d'opérer par la volonté, selon la loi fixe de l'une ou de l'autre. Quelle folie n'est donc pas de consumer ses jours à dépouiller et comparer les diverses opinions, soit anciennes soit modernes, d'évaporer le feu si précieux de la vie en un zèle virulent, en critiques pleines d'animosité ! Tandis que le seul moyen d'éviter de tomber dans la mort éternelle est d'allumer notre volonté dans cette foi vive, qui seule peut surmonter le monde, de l'enflammer de l'espérance, du désir et de l'amour incessamment brûlant de la vie divine éternelle.

LE DOCTEUR

Oh ! Théophile, vous m'avez mené dans des profondeurs dans lesquelles je n'aurais jamais imaginé qu'il fût possible de pénétrer. En effet, ce pouvoir magique qui est dans tout et qui opère dans toute la nature et dans chaque créature en particulier me fait envisager l'Univers sous un point de vue tout nouveau. Vous aviez bien raison de dire que la raison humaine était impuissante pour pénétrer ce mystère et qu'elle lui était étrangère. Car puisque la vie et la mort ont en elles-mêmes leur propre loi opérante, qu'à la fin du temps elles doivent se trouver complètement séparées, et que tout ce que nous aurons opéré par notre volonté appartiendra nécessairement à l'une ou à l'autre, selon que nous nous serons dirigés d'après les lois de l'une ou de l'autre, il est donc évident qu'il sera tout aussi indifférent de quelle manière la raison en aura discouru qu'il le sera de quelle langue un homme se sera servi pour en parler. Mais avant que vous alliez plus loin, je veux vous prier de m'expliquer deux points que je ne saisis pas encore clairement. D'abord, dites-moi, je vous prie, ce que je dois entendre par ces paroles de notre auteur : ici il faut que le lecteur ait des yeux magiques ; et dans d'autres endroits, ceci doit s'entendre magiquement ; ensuite vous m'obligeriez de me montrer, comme vous me l'avez promis, que ces expressions de pouvoir magique de la vie sont, dans leur sens véritable, en parfaite conformité avec l'esprit de l'Évangile.

THÉOPHILE

J'aurais cru que le sens de cette expression d'yeux magiques devait vous être suffisamment développé par tout ce qui a été dit. Lorsqu'un charpentier équarrit et taille des pièces de bois, qu'il leur donne des formes différentes et qu'il les joint pour en former la charpente d'une maison, cela ne peut pas s'appeler une œuvre magique, car les diverses parties ne croissent pas les unes des autres pour former l'ensemble de l'édifice, aussi n'est-il pas nécessaire d'avoir des yeux magiques pour voir cet ouvrage en lui-même. Mais lorsqu'un chêne croît d'un gland, une plante d'une semence placée dans la terre, c'est là vraiment une opération magique, puisque la production est opérée par la volonté qui agit dans le gland et la semence, et développe successivement la tige, les branches et les fruits, jusqu'à ce que l'arbre et la plante aient atteint leur dernière limite, et que la vertu opérante de la volonté, dans la semence et le gland, ait été totalement épuisée. C'est là, dis-je, une œuvre magique, et qui par conséquent ne peut être vue et comprise que par des yeux magiques, seuls capables de pénétrer jusqu'au centre de cette œuvre, et de suivre le principe actif qui opère et engendre dans l'arbre et dans la plante.

Quant à l'entière conformité du sens réel de ces expressions d'opération magique de la volonté avec l'esprit de l'Évangile, il m'est aisé de vous la montrer et de vous satisfaire. D'abord le fondateur de la Doctrine chrétienne, en déclarant formellement que le premier et l'unique fondement possible de la vie divine est une renaissance d'en-haut, n'établit-il pas clairement que c'est véritablement une opération magique, puisque produire par une naissance ou produire magiquement est exactement la même chose, et qu'il n'existe de différence que dans le son des mots ? Tous les développements successifs d'une vie chrétienne sont donc également une croissance réelle de vie, ou une véritable naissance magique, des vertus du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, par l'opération de la volonté dans l'âme de l'homme, comme tout le développement de la plante, depuis son premier mouvement de végétation dans la semence, jusqu'au terme de sa croissance complète, n'est qu'un produit des vertus du soleil, des étoiles et des éléments, par l'opération de la volonté dans sa semence primitive. C'est à cette naissance intérieure que se rapporte uniquement tout l'extérieur de la religion, et tous les ministères, soit celui de planter, soit celui d'arroser, n'ont pour but que d'enseigner à l'homme la nécessité de cette renaissance, de l'aider à l'opérer, et de l'avertir que la mort éternelle est l'héritage et le fruit nécessaires de la volonté qui opère selon la chair et le sang. Tout homme qui imagine que la vie chrétienne puisse être autre chose qu'une naissance de Dieu en Dieu, se développant jusqu'à ce qu'elle parvienne au complément de la vie divine, et cela par une croissance aussi graduelle et aussi réelle que celle par laquelle la fleur parvient à son entier développement, est dans l'illusion et ne saurait rien trouver, soit dans l'Évangile, soit dans la nature qui puisse autoriser ou excuser son erreur.

Rien ne s'opère dans l'ordre de la nature, ou dans celui de la grâce, que par une naissance et une croissance magique de vie. Il ne peut venir du Dieu vivant que l'esprit de vie, et l'esprit de vie ne peut que manifester la vie dans ses diverses formes et ses différents degrés. Mais si nous jetons nos regards sur les ouvrages mécaniques des hommes, ou sur ces systèmes de la raison humaine, produits de leurs connaissances mortes, qui n'ont pas la consistance d'une toile d'araignée, c'est alors seulement que nous trouvons des cadavres et des formes sans vie.

Or la foi, l'espérance, la charité ou l'amour et ce désir par lequel nous tendons à Dieu ne sont-ils pas les moyens uniques que nous donne l'Évangile d'opérer cette nouvelle naissance ? Il est donc clair que tout ce que demande cet Évangile, c'est que nous opérions magiquement par la volonté, puisque ces moyens ne sont eux-mêmes que les divers pouvoirs de la volonté opérante, que c'est d'elle seule qu'ils tiennent toute leur efficacité, et qu'ils font partie d'elle ; ils ne peuvent non plus changer l'état des êtres ou les ressusciter à une vie nouvelle, que parce que l'opération de la volonté est magique, c'est-à-dire parce qu'elle engendre en opérant, et qu'elle devient une avec la chose qu'elle veut réellement. Aussi Christ, ou l'homme nouveau en Jésus-Christ, est-il formé en nous de cette semence céleste, qui naît et se développe graduellement jusqu'à complément par l'action d'une volonté incessamment dirigée vers Dieu, comme on voit la semence confiée à la terre opérer sa croissance en se dirigeant constamment vers le soleil, jusqu'à ce qu'elle soit née et qu'elle ait atteint tout le développement dont elle est susceptible.

C'est encore à la nécessité de l'opération de ce pouvoir magique de la volonté que notre Divin Maître rendait témoignage, lorsque, parlant de l'efficacité toute puissante de la foi, il disait : Toutes choses sont possibles à celui qui croit. – Quoi que vous demandiez en priant, si vous croyez, vous le recevrez. – Si vous aviez de la foi seulement gros comme un grain de semence de moutarde, vous diriez à cet arbre : sois arraché par ta racine, et à cette montagne : sois jeté dans la mer, et tout cela serait effectué. – Ta foi t'a sauvé. – Qu'il te soit fait selon ta foi.

De tout ce que nous avons dit, il faut conclure que la foi, qui en elle-même est l'unique force opérante de la volonté, est le principe de tout pouvoir ; que c'est par elle seule que tout est fait dans la nature, et que cette opération magique de la volonté est la base de tonte manifestation. Car si toutes choses sont possibles à celui qui croit, ce n'est que parce que la foi ou l'opération de la volonté est la vraie source de tout pouvoir dans la nature et au-dessus de la nature ; et l'on voit encore ici, d'une manière non douteuse, quelle immense étendue de puissance l'homme avait été destiné à exercer par sa création. Il devait commander en maître à tout l'Univers, et rien ne pouvait opposer le plus petit degré de résistance à l'opération de sa volonté. C'est ainsi qu'il devait dominer sur toutes les créatures, celles de la terre, celles de la mer et celles de l'air ; non par le secours des armes qu'il a inventées, non par la force de ses mains et de ses pieds, mais bien du centre de son repos, par la puissance de sa foi et de sa volonté, disposant par ce moyen à son gré de toutes les créatures, comme nous voyons qu'il est annoncé au disciple fidèle de Christ, que par la foi il aura puissance sur toutes les choses de ce monde.

Les paroles de notre Divin Maître sont un témoignage incontestable du haut degré de puissance auquel l'homme était destiné. Car il est impossible de supposer qu'il ait cherché à faire tendre les hommes vers ce pouvoir, par lequel toutes choses obéissent à leur foi, qui est l'opération de leur volonté, s'il n'appartenait pas à leur nature, et s'ils n'eussent pas été créés pour l'exercer, vu que nulle créature ne peut jamais s'élever au-delà du degré de puissance inhérent à sa nature et pour lequel elle a été créée dans le principe. Ainsi, quelque merveilleux que puissent être les effets de la foi dont parle l'Évangile, ils ne sont que les développements de cette foi primitive toute-puissante, destinée à être l'apanage de l'homme lors de son émanation. Si donc la foi seule en un Rédempteur est l'unique moyen d'obtenir le salut, c'est parce que cette foi est la même puissance primitive que l'homme devait posséder, et par la vertu de laquelle il devait se maintenir dans la gloire et la perfection de sa vie. Lors donc que Christ disait ta foi t'a sauvé, c'était comme s'il avait dit que la foi avait toujours eu la puissance de sauver, qu'elle était la force et le principe de gloire qui devaient préserver l'homme de tomber sous la puissance des astres et des éléments ; que ce fut en dirigeant toute l'énergie et la force de cette foi vers la vie de ce monde qu'il se trouva privé de la vie du paradis, et qu'il mourut à l'état glorieux qui lui était destiné. Ainsi lorsque notre Divin Maître disait qu'il te soit fait selon ta foi, il n'annonçait pas une chose nouvelle, ni un produit nouveau de la puissance de la foi ; il ne faisait que rendre témoignage à une vérité aussi ancienne que la nature de l'homme, et parler en réalité de cette foi toute-puissante, destinée à être l'apanage de l'homme ; et il déclarait par là qu'il n'est rien fait à l'homme dans son état de chute, maintenant comme alors et à jamais, que selon sa foi, ou l'opération de sa volonté. C'est ainsi que Dieu se manifeste à l'égard de l'homme par son immuable justice, en faisant que rien ne peut le suivre que ses propres œuvres, et que dès le commencement jusqu'à la fin, soit dans l'état de rectitude, soit dans celui de chute, il ne peut lui être fait que selon sa foi et l'opération de sa volonté.

Or si la renaissance d'une portion de foi si petite qu'elle est comparée à un grain de moutarde est capable de produire dans l'homme une force divine, supérieure à toutes les choses de ce monde, n'est-ce pas un argument suffisant de l'étendue immense de la puissance de foi qu'il perdit originairement, puisqu'au moment même de sa renaissance, lorsqu'elle ne se manifeste encore que comme la plus petite des semences, elle s'annonce déjà avec un pouvoir si étendu que rien dans la nature, ni la chair, ni le démon, ne peuvent lui résister. Ainsi tout ce qui est dit dans l'Écriture du pouvoir de la foi se rapporte également, dans la stricte vérité, à cette puissance et cette perfection pour lesquelles nous avions été créés, et par la vertu desquelles nous devions rester indépendants de tout le système de cet univers et le dominer complètement. Aussi l'homme tombé ne peut se relever de sa chute que par la même force par laquelle il aurait pu prendre possession de la vie parfaite divine, je veux dire, par sa foi, ou l'opération de sa volonté.

Vous voyez donc que tout ce qui a été dit de la nature et de l'étendue du pouvoir magique de la volonté est non seulement conforme à la parole écrite de Dieu, mais est encore l'Esprit même de l'Évangile. Depuis la promesse faite à l'homme, au moment de sa chute, jusqu'aux dernières paroles de l'Écriture, il n'est pas une phrase qui n'ait pour but de rappeler l'homme à ses droits primitifs, de lui fournir les moyens de recouvrer ces puissances magiques génératrices de la volonté, et de le mener à en faire usage selon la vérité ; c'est-à-dire à croire, à espérer et se confier en Dieu par-dessus toutes choses, à aimer, désirer et attendre avec patience l'entière renaissance en lui de la vie divine par la bonté de Dieu.

SILVESTRE

Permettez-moi d'ajouter que ces paroles de notre Sauveur : qu'il te soit fait selon ta foi, ainsi qu'une foule d'autres, non seulement développent parfaitement la vraie nature et le pouvoir de la foi, mais qu'elles montrent encore bien plus de vraie connaissance philosophique de la nature que tout ce qui avait jamais été dit auparavant à ce sujet. La philosophie de ce monde a toujours considéré en général la foi comme une chose spéculative, une simple croyance à un fait selon qu'il paraît plus ou moins probable. Mais la foi dont il s'agit, celle dont parle Notre Seigneur, à laquelle il attribue tant de pouvoir, qui seule est capable de faire réellement à l'homme du bien ou du mal, cette foi, dis-je, est d'une tout autre nature : elle peut seule nous faire un bien ou un mal réel, parce que c'est elle seule qui produit pour nous tout ce qui est bon et tout ce qui est mauvais, selon qu'est dirigée notre volonté. De même qu'elle a le pouvoir d'opérer toutes les merveilles, et de surmonter toute la force du monde, elle a également celui de procurer à l'âme la vie divine, et de l'introduire dans le ciel, ou bien de l'en chasser, et créer à sa place le royaume de l'enfer et de la mort.

On peut définir cette foi un pouvoir par lequel l'homme se livre lui-même à un objet, le désirant, le voulant, s'y attachant, et s'identifiant avec lui, de manière qu'il vit en lui et lui appartient complètement. Ainsi l'objet auquel l'âme se livre, celui dont elle a faim, qui fait tous ses délices, et avec lequel elle cherche à s'identifier, cet objet, dis-je, est celui dans lequel est uniquement sa foi, je veux dire cette foi qui a le pouvoir d'opérer la vie ou la mort, et qui le fait être ce qu'il est, et posséder ce qu'il a.

Mais cette foi n'est point un objet de choix, en telle sorte qu'il ne tienne qu'à nous de vivre sans elle, si cela nous plaît ; non, elle est essentielle à la vie et en est absolument inséparable. Or, là où nous sommes entraînés et livrés par la tendance de notre vie, c'est là qu'est pour nous cette foi puissante et vivante. À quoi que ce soit donc que l'on soit livré, quoi qu'on cherche, en quelque objet que l'on place ses délices, que ce soit quelque chose de temporel ou d'éternel, le christianisme, l'idolâtrie, le déisme ou l'athéisme, il est certain que tout homme au monde est un homme de foi, vit également par la foi, parce que la vie de tous est également livrée à quelque chose, désire également quelque chose qui fait l'objet de ses délices, et avec lequel elle cherche à s'identifier ; ainsi il est vrai de dire que tout vit également, éminemment, par la foi ; qu'un homme ait placé ses délices dans la philosophie d'Épicure, ou dans celle de Spinoza, qu'il soit livré au luxe, à la sensualité ou aux discussions théologiques, aux Mystères de la Rédemption, ou à ceux de l'athéisme, il n'en est pas moins pour cela un homme de foi, vivant par le pouvoir de la foi, qu'elle soit divine, terrestre, sensuelle ou diabolique. De quelque côté, dis-je, qu'un homme soit entraîné par son penchant, à quelque objet qu'il soit livré, c'est là qu'il est, c'est là qu'il vit éminemment par la foi ; de plus, il ne saurait être ailleurs que là où est sa vie, et il ne peut vivre nulle part et dans aucun objet que par la foi. La foi est l'unique pouvoir opérant de la vie, comme la pensée est l'unique faculté opérante de l'entendement ; et de même qu'il est impossible à l'entendement d'opérer sans le secours du regard de la pensée, il est également impossible à la vie de l'homme de se passer de la foi, c'est-à-dire qu'il faut absolument qu'il se livre à un objet quelconque auquel il désire s'unir et appartenir, et qu'il envisage comme son bien suprême, comme le terme le plus élevé auquel il aspire par sa foi.

Le système établi par les déistes, qui fait de la raison et de la foi deux principes distincts de vie, l'un servant de base à celle des chrétiens, et l'autre à la leur propre, n'est par conséquent fondé que sur l'ignorance la plus complète de leur nature ; c'est la même chose que s'ils supposaient qu'il existât deux manières différentes de voir et d'odorer, je veux dire, la raison et les sens. Le déiste qui abandonne la foi pour n'admettre qu'une vie de raison se trouve aussi peu d'accord avec les lois de la nature qu'il le serait s'il prétendait voir et sentir par le pouvoir de la raison, tout en consentant que le chrétien voie et sente par les yeux et le nez. La raison n'est pas plus la puissance de la vie qu'elle n'est la puissance des sens ; elle n'est pas plus capable d'entrer dans la vie, de se mêler et de coopérer avec elle, qu'avec les sens, car elle est à l'égard de l'une et des autres dans une dépendance complète, et elle ne peut pas plus altérer, diminuer ou augmenter leur pouvoir naturel que l'œil ou le nez ne peuvent altérer la végétation, la couleur et l'odeur de la plante qu'ils voient et sentent. Car l'action de la raison n'est, comme celle de l'œil, que l'action de regarder un objet extérieur, et elle est aussi incapable de modifier ou altérer la vie de l'âme que de changer la vie et la végétation d'un corps terrestre. Cette parole : qu'il te soit fait selon ta foi, renferme la base immuable et la vraie philosophie de la vie et de ses pouvoirs ; et elle s'adresse, par conséquent, à tous les individus de la nature humaine, et le déiste pourrait tout aussi raisonnablement prétendre assigner la mort pour le lot des chrétiens, en se réservant à lui-même l'immortalité, que d'imaginer qu'il puisse être jamais autre chose que ce qu'est sa foi et ce qu'elle produit en lui et pour lui. Sans doute, il est le maître d'écarter de lui la foi chrétienne, mais il faut, qu'il le veuille ou non, que sa foi, quelle qu'elle soit, fasse tout dans lui et pour lui comme elle fait tout dans les chrétiens et pour les chrétiens. Qu'il déclame tant qu'il voudra contre la superstition et l'aveuglement de la foi chrétienne, qu'il vante au contraire autant qu'il lui plaira la beauté des axiomes, des syllogismes, et des corollaires de la raison humaine, sa vie n'en sera pas moins autant éloignée d'être une vie de raison que l'est celle du chrétien qui vit de la foi. Et comme l'œil et le nez ont la même nature, les mêmes facultés, remplissent les mêmes fonctions chez tous les hommes, qu'ils soient déistes ou chrétiens, et que ni les uns ni les autres ne reçoivent ni plus ni moins de secours de ces organes, la raison et la foi ont la même nature, les mêmes pouvoirs, remplissent les mêmes fonctions et continueront toujours à les remplir également chez les uns et les autres. Or je suppose même que le déiste vint à passer dans le parti opposé, il ne serait pas pour cela plus ou moins homme de foi et de raison qu'il n'était auparavant ; seulement sa foi serait divine, au lieu d'être terrestre, sensuelle ; et sa raison ne changerait pas d'état, d'emploi et de faculté, elle deviendrait seulement la servante d'un meilleur maître, d'un homme de foi divine.

Ainsi il est évident que tout homme, qu'il appartienne à la terre ou au ciel, n'est ce qu'il est que par sa foi ; que cette foi opère nécessairement dans tous, que nul ne peut vivre sans elle et indépendamment d'elle, et que, par conséquent, il faut nécessairement qu'il y ait une foi unique véritable, qui mène éminemment et exclusivement au salut et au bonheur. Aussi n'est-ce pas directement à la raison humaine que s'adresse la doctrine chrétienne, puisque cette raison n'est pas le principe producteur de la vie, mais c'est surtout au cœur de l'homme qu'elle vient parler pour tâcher d'y rallumer la foi véritable, qui seule peut produire la vie réelle. Bien plus, puisque nous ne sommes séparés de Dieu et du ciel que par notre foi dans les choses et dans les vertus de ce monde, rien ne peut nous procurer le salut que la résurrection en nous de cette foi qui a Dieu pour objet, et cette foi nous sauve aussi nécessairement que celle qui nous livre aux choses de ce monde nous mène à une perte inévitable. Ce n'est que par la foi que nous nous tournons vers Dieu, ou vers le monde, pour nous livrer à l'un ou à l'autre, et rien ne peut opérer dans nous pour la vie ou pour la mort que la chose à laquelle nous sommes livrés par notre foi, et après tout, quelle que soit la direction que nous lui donnions dans nous, jamais la raison ne pourra remplir qu'un emploi secondaire et en sous-ordre.

L'erreur du déiste vient de ce qu'il imagine qu'en refusant de croire aux faits historiques et à la doctrine de l'Évangile, il vit par la raison et qu'elle est le vrai principe de sa vie, tandis qu'il pense, de l'autre côté, que parce qu'un homme croit aux faits historiques et à la doctrine de l'Évangile, il est nécessairement un homme de foi évangélique et qu'il vit par elle ; mais il se trompe dans les deux suppositions, vu que ni la croyance de l'un, ni l'incrédulité de l'autre ne constituent la différence du principe de vie en eux, et il se peut très bien que ces deux personnes, quoiqu'opposées dans leurs opinions, soient non seulement conduites par la foi, mais qu'elles aient encore exactement la même espèce de foi, car si ce sont les choses de ce monde qui possèdent le cœur de l'une et de l'autre, dès lors elles sont réellement gouvernées par une seule et même foi, puisqu'elles vivent également toutes deux par la foi dans les choses de ce monde.

Il n'est pas d'autres moyens pour le déiste de montrer qu'il n'est pas autant homme de foi que quelque chrétien que ce soit, qu'en prouvant qu'il n'a plus dans son cœur ni volonté, ni désir, ni inclination ; que sa vie n'est entraînée vers rien ; qu'elle n'est livrée à rien, et qu'elle n'envisage rien comme but désirable, mais que la raison, indépendamment de toute affection, le mène de syllogisme en syllogisme, à la recherche de rien ; alors seulement il pourra se croire homme de raison. Mais s'il existe en son cœur quelque inclination qui le porte à s'unir à quelque chose et à appartenir à quelque objet, dès lors il est homme de foi et vit par la foi qu'il a en l'objet auquel il est livré, autant et aussi réellement que le chrétien qui est livré par sa foi aux mystères de la Rédemption chrétienne vit et opère par sa foi.

Je n'ai pas pu m'empêcher de faire cette digression au sujet d'une illusion dans laquelle j'ai été moi-même si longtemps enveloppé, et de laquelle je voudrais, par conséquent, de tout mon cœur et de tous mes moyens, aider les autres à se retirer ; c'est dans ce but que je veux encore ajouter à ce que j'ai déjà dit la citation suivante, tirée d'un ouvrage dans lequel le sujet en question est véritablement traité à fond.

" Nous n'avons besoin de religion qu'autant que nous avons besoin d'améliorer notre manière d'exister à l'égard de Dieu, et que nous sentons, par conséquent, que nous sommes privés de sa jouissance, ou que nous ne le possédons pas aussi complètement que nous le pouvons, et que notre nature le demande. Or le but unique de toute religion est d'établir certaines relations de l'homme à Dieu, et de communiquer au premier, d'une manière plus directe et plus abondante, la nature et les perfections divines. Ainsi la meilleure religion sera celle qui, nous établissant dans des rapports plus intimes avec la Divinité, nous mettra plus à portée de participer à la vie divine, selon le degré et la mesure qui nous sont propres, puisque chaque être placé sur l'échelle de la vie a son degré de vie dans Dieu, et de Dieu, vit, se meut, et a son être en lui. "

" Ceci est aussi vrai par rapport aux démons que par rapport aux anges les plus parfaits et les plus élevés. Le degré de misère ou de félicité de toutes les créatures est donc uniquement mesuré par celui dans lequel elles possèdent Dieu, ou en sont privées, et dépend absolument de leurs différentes manières d'exister en Dieu. Or si cela est vrai (et qui pourrait le nier ?), il reste démontré que rien dans la religion ne peut nous procurer d'avantage réel que ce qui peut nous communiquer quelque chose de Dieu, ou de la nature divine, ou bien améliorer notre manière d'exister en Dieu. "

" Si les démons, de même que les anges bienheureux, ne sont ce qu'ils sont que par leur manière respective d'exister en Dieu, il en résulte incontestablement que tous les êtres qui se trouvent placés entre les deux extrêmes, occupés par les bons et les mauvais anges, doivent également de toute nécessité être heureux ou malheureux, selon leur manière d'exister en Dieu ; c'est-à-dire dans la proportion qu'ils participent plus ou moins à l'état des uns ou des autres. Rien donc dans la religion ne peut nous être véritablement utile que ce qui a le pouvoir d'améliorer notre existence en Dieu, et de nous procurer une participation plus complète de la nature divine. "

" Or, quand vous enverriez aux anges de ténèbres tous les systèmes religieux que la raison humaine a bâtis jusqu'à ce jour, pour leur apprendre qu'ils ont au-dedans d'eux, en leur puissance, le pouvoir d'être rendus à la lumière et au bonheur, qu'ils n'ont pas besoin d'autre secours que celui de leur propre raison, de leur entendement naturel, de la force et de l'activité de leurs propres facultés pour parvenir à tout le degré de bonheur dont ils sont susceptibles ; n'est-il pas évident qu'une pareille religion, loin d'améliorer leur existence en Dieu, ou de leur faire du bien, ne serait propre qu'à fortifier leurs chaînes, et à les confirmer, et les fixer de plus en plus dans leur séparation d'avec Dieu ? Et cependant, cette même religion qui ne pourrait que les enfoncer davantage dans leur abîme est la seule que vous vouliez admettre pour vous faire arriver au ciel ! quelle erreur ! quelle illusion ! "

" II est donc suffisamment prouvé que la voie que vous dites être celle de la raison naturelle ne saurait être la voie du salut ; puisque nous n'avons besoin du salut que parce que nous avons besoin d'améliorer notre existence en Dieu et d'arriver à la plénitude de communication divine, analogue à notre capacité de recevoir. "

" S'il en est ainsi, il est évident qu'aucune religion ne peut nous sauver qu'autant qu'elle est capable d'opérer un changement dans notre manière d'exister en Dieu, et de nous communiquer de lui ce que nous sommes capables d'en recevoir. Ce n'est donc que cette même puissance de Dieu qui en nous créant fixa notre capacité et nous offrit à recevoir la portion de son esprit qui lui était analogue, pour que nous la possédassions en lui et par lui, qui peut nous racheter et nous aider à recouvrer cette manière d'exister en lui, pour laquelle il nous avait destiné, mais que nous avons perdu volontairement, et pourtant sans laquelle nous ne pouvons jamais arriver au bonheur réel. "

" Ce ne fut que lorsque les hommes eurent perdu toute connaissance de Dieu et de leur propre nature qu'ils commencèrent à soutenir la possibilité de se sauver par la vertu des facultés propres naturelles. Or ils n'ont pu tomber dans cette erreur que lorsqu'ils ont imaginé que Dieu était quelque chose d'extérieur, que nos relations avec lui étaient également extérieures, et que, par conséquent, la religion devait aussi être quelque chose d'extérieur, établissant entre Dieu et nous des relations et des communications semblables à celles que les hommes ont entre eux ; conséquemment, ils ont pensé que le péché ne nous fait du mal et ne nous sépare de Dieu que comme nos crimes nous font du tort dans l'opinion du prince et nous séparent de lui ; que Dieu, lorsqu'il est offensé, refuse ou accorde le pardon, comme un prince irrité le ferait à l'égard de ses sujets, et que ce qu'il nous accorde est quelque chose d'aussi distinct ou différent de lui que ce qu'un prince du haut de son trône accorde à un criminel, qui est à cent lieues de sa résidence. "

" Cette fausse manière de voir vient de ce que nous sommes tout autant dans l'ignorance de ce que Dieu est en lui-même, de la nature de notre relation avec lui et de la manière dont il est notre Dieu que l'étaient les anciens idolâtres, qui prenaient des hommes pour des dieux. Et voilà pourtant les bases sur lesquelles est évidemment fondée toute votre religion de raison humaine ; vous n'avez pas d'autres moyens de la défendre que de supposer que notre relation avec Dieu est une relation extérieure, comme celle d'un prince avec ses sujets, et que tout ce que nous faisons pour Dieu ou à son service, nous le faisons par notre propre pouvoir, comme ce que nous faisons pour notre prince ou à son service, nous le faisons par nos propres forces : et de là vous tirez cette fausse conséquence que si notre propre raison et nos facultés naturelles n'étaient pas suffisantes pour nous procurer tout ce dont nous avons besoin, et pour être tout ce que Dieu veut que nous soyons, il faudrait que Dieu fût moins bon qu'un prince juste de ce monde, qui n'exige de nous que dans la proportion de nos forces et de nos facultés naturelles. Mais on découvre bientôt l'absurdité de cette opinion, et comment elle est l'idolâtrie la plus grossière, lorsqu'on vient à reconnaître que Dieu n'est point un être extérieur ou séparé, mais que, selon les paroles de l'Écriture, c'est dans lui et par lui que nous vivons, que nous nous mouvons, et que nous avons l'être ; et que, conséquemment, hors de lui nous n'avons ni la vie, ni le mouvement, ni l'être. De là il résulte nécessairement de notre existence en Dieu : premièrement, que par la nature de notre création, nous avons été faits seulement capables de recevoir la vraie vie, puisqu'une créature, par cela même qu'elle est créature, est aussi incapable de se la donner ou de se la communiquer par elle-même qu'elle l'était de se créer elle-même. Secondement, que Dieu seul peut nous communiquer le bien-être et la vraie vie. Troisièmement, que Dieu ne peut nous les communiquer qu'en se communiquant lui-même à nous. Il est donc évident que notre religion de raison, qui nous enseigne que nos moyens naturels peuvent nous procurer la possession de ce dont nous avons besoin, pour le complément du bonheur de notre être ; ou que tout secours divin nous est aussi inutile pour recouvrer cette vie divine, que nous avons perdue, qu'il le serait pour obtenir le pardon d'un prince, et que dans notre réconciliation avec Dieu, nous n'avons pas plus besoin qu'il se communique lui-même à nous qu'un sujet à qui son prince fait grâce n'a besoin qu'il se communique à lui ; il est, dis-je, évident que cette religion de raison n'a d'autre fondement que l'erreur, l'illusion, et l'ignorance de ce qu'est Dieu ; qu'elle n'est qu'une pure idolâtrie lorsqu'elle fait Dieu ce qu'il n'est pas, et que la dévotion qu'elle inspire ne peut être qu'une dévotion de païen, puisqu'elle enseigne à ses sectateurs à mettre la même confiance dans leurs facultés et moyens naturels que les païens mettaient dans leurs idoles grossières. C'est ainsi que notre religion de raison, que vous vantez comme le produit le plus parfait de l'entendement humain, que vous jugez si supérieure à la foi et à l'humilité enseignée par l'Évangile, est en elle-même aussi absurde que toutes les doctrines idolâtres les plus grossières ; elle n'a rien changé à l'idolâtrie des païens que l'idole et le degré de philosophie dont elle se vante, elle ne l'en distingue que de la même manière que le dogme de l'adoration du soleil distinguait la religion qui l'admettait de celle qui prescrivait le culte des oignons. "

" Dès qu'il est démontré et admis que Dieu est tout dans tous, que dans lui nous avons la vie, le mouvement et l'être, que nous ne possédons rien en réalité, séparément ou à distance de lui, mais que tout est dans lui, que nous ne pouvons rien être, ni rien avoir de bon que dans lui, et de lui ; que le Tout-Puissant ne peut rien donner que ce qui est quelque chose de lui-même, qu'il ne peut améliorer notre existence et avancer notre salut que dans la proportion qu'il nous communique davantage de lui-même ; dès l'instant, dis-je, que ces vérités immuables sont connues, il est parfaitement démontré qu'il est également absurde, aussi idolâtre et aussi préjudiciable au salut de mettre sa confiance en sa propre raison naturelle que de la placer dans le soleil ou dans un oignon. "

Mais je m'arrête, ayez la bonté, Théophile, de poursuivre le développement d'un sujet si important.

THÉOPHILE

C'en est assez pour le présent, chers amis ; laissons mûrir pendant quelques jours ces semences salutaires dans une retraite, un recueillement et un silence intérieurs et extérieurs. C'est par ce moyen que nos cœurs seront de plus en plus purifiés et notre amour-propre affaibli et désarmé ; alors nous sentirons que non seulement l'esprit de prière a été nourri et fortifié en nous, mais encore que nous nous sommes plus rapprochés de Dieu, que nous l'aimons davantage et que nous vivons plus réellement en lui. Après avoir employé ainsi le temps de notre séparation, nous nous retrouverons plus en état de nous être réciproquement utiles. Adieu.
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1) Apocalypse, IV, 2 à 11.