TROISIÈME DIALOGUE


ENTRE LE DOCTEUR ET THÉOPHILE

 

LE DOCTEUR

Permettez, Théophile, que nous reprenions notre dernier entretien où nous l'avons laissé ; déjà je vois se lever pour moi l'aurore de ce Mystère sacré, et plus sa lumière approche, plus je me sens pressé du désir de la voir briller dans son entier.

THÉOPHILE

Vous avez vu que la base et le commencement de tout ce qui appartient à la nature consistent dans une naissance magique ; que toutes ses productions ne sont que le vaste déploiement de ses vertus opérantes dans toutes les diverses espèces de créatures ; maintenant vous désirez pénétrer plus avant dans ce Mystère, voir comment la nature éternelle commence, et de quelle manière Dieu, la cause première et insondable de toutes choses, se révèle lui-même dans la manifestation des propriétés d'une nature visible opérante. C'est ici, Docteur, où je sens toute mon impuissance. Que n'est-il en mon pouvoir de remplir votre cœur de la connaissance de Dieu, de la nature et de vous-même, sans augmenter la somme de vos idées spéculatives, et sans vous fournir de nouveaux matériaux pour la construction de la tour de Babel. Mais avant que d'aller plus loin, je vous demande de me dire avec franchise quel est le but que vous vous proposez, et quels sont les avantages que vous prétendez tirer des développements que vous me demandez ?

LE DOCTEUR

Tout mon désir est d'affermir et de confirmer le fondement sur lequel ma croyance repose, afin qu'instruit de la vraie philosophie de la religion, je n'aie plus rien à redouter des attaques par lesquelles la raison infidèle cherche plus que jamais à l'ébranler. D'après cela, j'espère que l'envie que j'ai de pénétrer plus avant dans la profondeur de ce Mystère ne vous paraîtra pas le fruit d'une vaine curiosité ; mais uniquement la juste conséquence du désir que j'ai d'être en état de résister à tous les ennemis de la religion.

THÉOPHILE

Voilà qui est bien, Docteur, mais peut-être ne connaissez-vous pas encore quels sont, pour vous, les ennemis les plus forts et les plus dangereux de la religion. Votre propre raison née de la chair et du sang, et gouvernée par eux, voilà l'antagoniste le plus puissant que vous ayez à combattre, et dont vous ayez le plus à redouter.

Ces hommes de raison spéculative que vous semblez craindre si fort, ne sont que de bien faibles adversaires ; et si vous connaissiez la véritable étendue de leurs moyens, ils vous paraîtraient aussi ridicules que si vous les voyiez occupés à chercher à éteindre avec une pompe le globe enflammé du soleil. Car si la raison est aussi incapable de toucher à la vérité de la religion que la pompe d'avoir quelqu'effet sur l'astre du jour ; que dis-je, si l'eau qui est lancée par son moyen pouvait y atteindre, elle l'affecterait jusqu'à un certain point ; mais la raison n'a pas plus de pouvoir sur la vérité de la religion que le néant n'en a sur l'être réel. La raison ne saurait avoir de force contre la religion que lorsque celle-ci n'est plus qu'une forme morte, qu'elle a cessé de reposer sur sa véritable base et qu'elle est dégénérée en système ; et même alors ce n'est plus la religion qui est attaquée (car la religion est esprit et vie), mais seulement un système d'opinion susceptible d'être plus ou moins facilement ébranlé, lorsqu'il est directement attaqué dans ses bases, ou qu'on lui oppose un système qui lui est contraire. Mais lorsque la religion est véritablement en nous ce qu'elle doit être, c'est-à-dire esprit et vie, par une naissance de Dieu, alors la raison est aussi impuissante pour l'arrêter dans sa marche qu'un chien qui aboie l'est pour arrêter le cours de la lune. La véritable religion est une vie opérante selon les Lois de sa propre nature, et la raison n'a pas plus de pouvoir sur elle qu'elle n'en a sur la végétation des racines qui croissent secrètement dans la terre, ou sur les vertus opérantes dans les cieux les plus élevés. Si donc vous regardez comme dangereuses les attaques que la raison peut diriger contre votre religion, c'est une preuve qu'elle n'est pas ce qu'elle devrait être, je veux dire, le développement au-dedans de vous, d'une vie réelle évidente par elle-même par sa propre nature.

Faites attention à cette expression, évidente par elle-même, car cette évidence seule est la base de toute vérité ; et la religion n'est vraie pour nous que dans la proportion qu'elle est évidente par elle-même en nous. Un aveugle peut bien avoir l'imagination remplie d'idées et d'opinions sur la nature et les avantages de la lumière, et être par là en état d'embarrasser un autre aveugle, et même de renverser le système qu'il pourrait s'être formé ; mais l'incertitude et le doute à cet égard ne peuvent jamais approcher de ceux qui voient la lumière, et pour qui, par conséquent, elle est évidente par elle-même. Or la religion est une lumière et une vie, et toute lumière et toute vie ne peuvent être manifestées et connues en réalité que là où elles sont évidentes par elles-mêmes.

Vous-même vous ne pouvez vous connaître qu'autant que vous êtes devenu évident à vous-même, et vous ne pouvez non plus avoir d'idées vraies de Dieu, de la nature, du ciel et de l'enfer que dans la proportion qu'ils font leur révélation au-dedans de vous et y deviennent ainsi évidents par eux-mêmes ; tout ce que vous pourriez en apprendre historiquement ou par ouï-dire ne signifierait pas plus pour vous que telle autre chose indifférente qui pourrait vous être rapportée ; ni vous faire plus de bien, ni plus de mal que ne vous en feraient les descriptions de beaux jardins, ou de prisons effrayantes dans le royaume de la Lune.

Je sais que votre raison ingénieuse peut vous amener à croire qu'il n'existe ni esprit pervers ni enfer, et qu'il est par conséquent ridicule de croire à la révélation qui rend témoignage à leur réalité. Mais si, laissant de côté tous les vains raisonnements, vous vous tournez de bonne foi vers ce qui est sensible et évident par soi-même en vous, vous reconnaîtrez bientôt avec la même certitude que vous sentez que vous êtes en vie, qu'il existe des sentiments de colère, de tourment, d'envie, de méchanceté, d'orgueil, de cruauté, de vengeance, etc. Dites alors, si vous le voulez, que ce sont là les seuls mauvais esprits existants que les hommes soient appelés à combattre, vous n'en aurez pas moins confessé la vérité, avoué l'existence de vrais démons, reconnu que vous vivez au milieu d'eux, qu'ils vous tentent de tous les côtés, que la chair et le sang sont trop faibles pour leur résister, et que, par conséquent, vous avez absolument besoin d'un sauveur, qui ait dans lui une nature tellement opposée et supérieure à la leur qu'il ait le pouvoir de détruire toutes leurs opérations au-dedans de vous.

La connaissance que nous acquérons de cette manière sur l'existence réelle de l'enfer et des esprits mauvais, est pour nous aussi évidente que l'est notre propre pensée, et aussi proche de nous que notre propre vie. Mais quant à la personnalité des uns et à la localité de l'autre, si la lumière divine et la lumière temporelle de tous les degrés venaient à s'éteindre pour nous subitement, nous ne verrions que trop comment l'enfer est un lieu, puisqu'il occuperait pour nous tout l'espace, et comment les esprits mauvais, de rage, de colère, d'envie, d'orgueil, etc... sont des êtres réels, puisqu'il n'en existerait plus d'autres pour nous.

Je suppose encore que, guidé par votre raison incertaine, vous soyez parvenu à vous donner des doutes sur l'essence divine et sur les soins de la Providence de Dieu à votre égard ; en vain alors auriez-vous recours aux démonstrations des philosophes païens, ou à celles des théologiens, des déistes ou des athées ; même quand ils concluaient tous qu'il faut nécessairement qu'il existe une cause première éternelle, de laquelle tout soit provenu. En effet, quel Dieu est celui-là, dont l'existence n'est prouvée que parce qu'il existe quelque chose et que, conséquemment, il faut qu'il ait toujours existé quelque chose d'éternel et d'infini, qui ait eu le pouvoir de produire tout ce qui est venu en être ? Quel Dieu, dis-je, est celui-là que l'arien, le déiste et l'athée sont tout autant disposés à reconnaître que le chrétien, et qui sert également de base à l'édifice des uns et des autres ? Car l'athée même admet une cause première éternelle, toute-puissante, aussi bien que ceux qui disputent en faveur de l'existence d'un Dieu.

Mais si, laissant de côté toutes ces vaines discussions et démonstrations de la raison humaine, vous rentrez au-dedans de vous, à l'instant vous y trouverez une démonstration sensible et évidente par elle-même de l'existence du véritable Dieu de vie, de lumière, d'amour et de bonté, qui vous le rendra aussi manifeste que votre propre vie. En effet, l'existence réelle des sentiments de bonté, d'amour, de bienveillance, de douceur, de compassion, de sagesse, de paix, de joie, etc... ne vous est-elle pas démontrée d'une manière aussi certaine et aussi évidente que celle de votre propre vie ? Eh bien, l'être qui est la source, le principe et le centre de ces sentiments, c'est là le véritable Dieu évident par lui-même, et qui a voulu se révéler de telle manière que chaque homme le trouvât, le connût et le sentît aussi évidemment et aussi réellement qu'il sent et connaît ses propres pensées et sa propre vie ; c'est là ce Dieu dont l'être et la providence se font sentir en nous d'une manière si évidente, qui demande de notre part, culte, amour, adoration et obéissance. Or l'adorer, l'aimer, tâcher de devenir bon comme lui, c'est véritablement croire en lui, d'après l'évidence qu'il nous donne de la réalité de son existence. L'athée ne rejette point une cause première et toute-puissante, il ne fait que nier la bonté, la bienveillance, la douceur, etc... et tous les sentiments par lesquels la nature divine se rend évidente en nous, et s'y manifeste comme le véritable objet de notre culte, de notre amour et de notre adoration. Ce n'est donc qu'en ayant recours à cette démonstration d'évidence que nous trouvons en nous que nous pouvons arriver à la seule vraie connaissance de Dieu et de la nature divine, et cette connaissance est à l'épreuve de toutes les objections de la raison, puisqu'elle est aussi évidente en nous que notre propre vie. Jamais on ne parviendra à connaître Dieu en réalité par aucune preuve extérieure, ni par autre chose que par Dieu lui-même, manifesté en évidence au-dedans de nous. Ni le ciel, ni l'enfer, ni l'esprit pervers, ni le monde, ni la chair ne peuvent nous être connus qu'autant qu'ils se manifestent en nous, et la connaissance que nous en acquérons, indépendamment de cette évidence sensible, qui résulte de leur naissance et de leur manifestation en nous, ressemble nécessairement à celle qu'un aveugle-né prétendrait avoir de la lumière qu'il n'a jamais vue.

C'est ainsi que tout homme, par la nature de son être, naît, pour ainsi dire, à la certitude évidente et sensible de la réalité de toutes ces choses ; et si, à force de raisonner et de disputer, nous parvenons à en douter, c'est nous-mêmes qui créons notre incertitude, et elle ne vient point de Dieu, ni de la nature. Dieu a ordonné toutes choses avec tant de sagesse que les vérités qui sont pour nous de la plus grande importance sont celles qui nous sont démontrées avec le plus de facilité et de certitude, puisque nous pouvons les connaître avec le même degré d'évidence, que nous connaissons que nous souffrons ou que nous avons du plaisir. Rien ne peut nous faire en réalité du bien ou du mal que ce qui a pris naissance en nous. Aussi la religion n'est véritable pour nous qu'autant qu'elle est devenue en nous principe de vie. Mais dès que l'esprit et la vie de Dieu sont ainsi devenus vivants en nous, et qu'ils sont conséquemment évidents par eux-mêmes en nous, dès lors nous sommes dans la vérité ; cette vérité nous affranchit de tout doute, et nous n'avons pas plus d'égard à tout ce qu'une raison disputeuse peut opposer à notre croyance qu'à ce qu'elle dirait contre l'évidence de ce que nous voyons, de ce que nous entendons et du sentiment que nous avons de notre propre vie. Mais délaisser cette démonstration d'évidence, pour se livrer au doute de la raison et à l'opinion, c'est vraiment abandonner l'arbre de vie, pour devenir le jouet de l'illusion.

Ne vous étonnez donc pas, cher Docteur, si malgré l'importance des vérités profondes renfermées dans le Mystère sacré vous me trouvez si peu disposé à fournir à votre raison de nouveaux moyens de spéculer et d'approfondir. Mais je sais que tenter de dépasser les bornes du cercle de vérités devenues évidentes en vous, c'est sortir de la ligne du vrai, et s'en écarter dans la proportion qu'on a l'air de faire plus de chemin vers elle. Le but de ce Mystère n'est point de donner à la raison et à l'opinion de nouveaux matériaux pour édifier Babel, mais au contraire de conduire l'homme à trouver en lui-même l'évidence sensible de toutes les vérités, et de le mener à connaître et à sentir la différence qui existe entre la vraie et la fausse religion, avec le même degré d'évidence et la même certitude qui lui font distinguer le feu d'avec l'eau. Oui, le but unique de ce grand Mystère est de rendre Dieu et la nature sensibles pour l'homme et de lui faire reconnaître par sa propre expérience que le bien ou le mal, la vie ou la mort sont entre ses mains, qu'ils naissent et croissent en lui de sa propre nature, selon qu'il s'unit par sa volonté, soit avec le principe immuable de tout bien, soit avec celui qui lui est opposé. Or nous sommes incessamment exposés dans cet univers temporel à l'action de ces deux principes et comme tel est le principe opérant dans la nature, tel est aussi l'effet ; ainsi celui que l'homme reçoit volontairement et avec lequel il coopère, c'est celui-là dont les propriétés se manifestent en lui, et qui, pour lui, deviennent aussi sensibles et évidentes par elles-mêmes que sa propre vie. Vous devez sentir maintenant l'importance de vous attacher exclusivement à ce genre de démonstration ; c'est par lui seul que vous pouvez discerner sûrement le vrai et le bon, puisqu'une action ne peut être pour vous vraie et bonne qu'autant qu'elle est le produit d'un principe vivant en vous. Aussi Jacob Bœhme répète-t-il souvent qu'en écrivant il n'a eu d'autre but que celui d'aider l'homme à se chercher et à se trouver lui-même, et de lui apprendre comment il doit concourir, avec Dieu et la nature, à faire naître et à développer en lui la vie divine et céleste. Enfin, l'on voit combien l'on abuserait de ce saint Mystère si, au lieu de tâcher de le faire naître et de le développer réellement en nous, nous nous bornions à n'en faire qu'un sujet d'opinion et de discussion.

LE DOCTEUR

C'est bien volontiers, cher Théophile que je viens vous avouer que je n'ai rien à objecter à tout ce que vous venez de dire. Mais je persiste à vous prier de me donner toute l'aide qui sera en votre pouvoir, selon la manière que vous jugerez convenable et analogue au but de ce Mystère sacré. Je comprends maintenant que pour envisager la religion sous son vrai point de vue, il faut pouvoir distinguer ce qu'est Dieu en lui-même indépendamment de la nature, de ce que cette nature est en elle-même, considérée indépendamment de Dieu ; il faut, dis-je, connaître précisément la différence de ce qui nous est communiqué par Dieu, de ce que nous tenons du principe naturel, et avoir la connaissance de cette loi par laquelle nous opérons dans la nature, comme Dieu lui-même y opère. Je sens que si cette connaissance était une fois clairement développée en moi, rien ne m'empêcherait plus de pénétrer jusque dans les profondeurs du mystère complet de la Rédemption.

THÉOPHILE

Il faut entendre par la nature toutes les propriétés opérantes et actives de la vie créaturelle ; toutes les diverses facultés sensibles, par le moyen desquelles cette vie peut se trouver et se sentir elle-même. Aussi pour connaître d'une manière certaine et évidente ce qu'est la nature en elle-même, vous n'avez qu'à considérer la variété des facultés sensibles et actives de votre propre vie, et vous aurez bientôt l'évidence certaine que la nature n'est pas Dieu. Ainsi, en même temps que vous découvrirez que la nature est manifestée en vous, que toutes ses propriétés y existent, vous reconnaîtrez aussi qu'il n'est aucune d'elles qui puisse se rendre heureuse, tranquille, pleine de délices et de joie par elle-même, ni s'affranchir du besoin qui la tourmente. Et n'est-ce pas là une preuve complète et évidente que Dieu n'est pas la nature, qu'il en est entièrement distinct et indépendant, qu'il lui est supérieur et que, considéré en lui-même, il doit nécessairement être la source, le principe infini, incompréhensible, qui seul peut donner le bonheur à la nature, combler tous ses besoins et la remplir de toute espèce de délices. Ce n'est dès lors plus par ouï-dire, mais par une évidence qui est en vous, que vous découvrez, d'une manière certaine, que Dieu considéré en lui-même est le bonheur, la paix, la satisfaction, la joie et le complément de toutes les propriétés et facultés sensibles de la nature, et que celle-ci n'est en elle-même que l'activité vitale de toutes les propriétés et facultés sensibles, qui ont besoin d'être rendues heureuses, qui appellent quelque chose qu'elles ne sont point, et qu'elles ne possèdent pas par elles-mêmes, et qu'il ne peut y avoir pour elles de satisfaction et de bonheur, jusqu'à ce que quelque chose d'indépendant d'elles soit venu s'unir à elles. C'est-à-dire en un mot que l'activité vitale de la nature ne peut être que privation, besoin, peine et angoisse, jusqu'à ce que Dieu qui est son complément et sa félicité soit manifesté en elle.

Cet exposé, dont la vérité est confirmée par l'évidence de votre propre vie, ne serait-il pas déjà une clé suffisante, pour pénétrer dans l'intelligence vraie de tout ce que Jacob Bœhme dit de Dieu et de la nature, ainsi que de tout ce qu'il nous apprend, sur la manière dont nous devons coopérer avec l'un et l'autre, pour qu'il se produise au-dedans de nous une nouvelle naissance de vie divine ? Car, puisque vous reconnaissez que la nature en elle-même n'est qu'une activité vitale, manifestée par des propriétés et des facultés sensibles, qu'elle a besoin de quelque chose de distinct et d'indépendant d'elle pour la rendre heureuse, il est donc certain et évident, premièrement, que Dieu considéré en lui-même est la félicité, le bonheur complet et le ciel de toutes les facultés sensibles de la nature ; secondement, que selon ce qu'enseigne l'Évangile, c'est par le Verbe seul, ce fils de Dieu, Jésus-Christ, qui est la lumière du monde, que la nature peut être rendue à l'état d'harmonie, de perfection et de bonheur, pour lequel elle avait été créée et qu'elle a perdu depuis la chute des premiers prévaricateurs ; troisièmement, que n'étant nous-mêmes dans notre vie propre que cette nature déchue, il n'est conséquemment pour nous qu'une seule chose nécessaire, selon les paroles mêmes de notre Divin Maître, savoir : de nous renoncer nous-mêmes ; de nous détourner de cette nature corrompue, de tout ce qui appartient à notre volonté fausse ; de résister enfin à toutes les impulsions par lesquelles elle nous entraîne dans les vanités de cette vie, pour nous livrer en foi à cette lumière, ce Verbe, ce fils de Dieu, ou à ce Christ de Dieu, qui est la plénitude, la satisfaction, la joie et le bonheur complet de toute la nature ; d'avoir incessamment faim et soif de cette source de bénédiction, qui seule peut saturer toutes les propriétés et facultés sensibles de notre nature. Croyez-vous, cher Docteur, que vous ayez besoin d'une connaissance plus étendue de Dieu, de la nature et du Mystère de la Rédemption que celle-là ? Et cependant, vous voyez qu'au moment où vous l'avez cherchée dans les lois mêmes de votre propre nature, elle s'est trouvée née au-dedans de vous et s'est manifestée à vous, par sa propre évidence, de manière à vous délivrer de tous les doutes.

LE DOCTEUR

Vous m'avez transporté, Théophile, par l'explication courte, simple, et pourtant complète, que vous venez de donner sur un sujet si important et qui m'a bien souvent embarrassé. C'est à présent que je comprends clairement ce qui distingue Dieu de la nature, et comment cette distinction est l'unique vraie base immuable de toute la doctrine et de tous les Mystères de la Rédemption chrétienne. Il me reste encore à vous prier de m'aider à comprendre, d'une manière aussi évidente, comment s'engendrent et naissent les propriétés de la nature, telles que les expose Jacob Boehme, surtout celles des trois premières formes ; je comprends, autant que je puis en juger, qu'elles sont la base de tout ce qui existe, mais j'avoue que je ne saisis pas encore bien comment elles se produisent, se distinguent et s'unissent réciproquement, dans l'ordre qu'il établit. Par exemple, il dit que la première forme de la nature est le désir, qu'il est la base et le fondement de toutes choses, que ce désir, qui est la première propriété, est astringent, attirant, serrant, comprimant et durcissant, etc... et, cela me paraît assez évident, je sens bien par moi-même que c'est là la nature du désir, et qu'en comprenant la chose spirituellement, il est vrai de dire qu'il attire, comprime et tend à renfermer, etc. Mais je ne saisis pas bien comment il distingue cette première propriété de la seconde, et comment elles s'engendrent réciproquement.

THÉOPHILE

Le désir n'est pas une propriété, mais il est lui-même toutes les propriétés de la nature ; il est le fond dans lequel elles ont toutes leurs racines ; il est cette mère de laquelle elles sont toutes engendrées ; ainsi, parler des trois premières formes de la nature, c'est parler des trois propriétés du désir. Or il est évident que le désir n'est pas la première forme de la nature, mais c'est de lui et dans lui que chaque propriété a sa manière d'être. La première propriété du désir, celle qui caractérise sa nature, considérée comme séparée de la seconde, comprime, resserre, enferme, etc... et de là proviennent la densité, la dureté, l'opacité, etc... mais à peine le désir, par la première propriété, a-t-il commencé à comprimer et à resserrer, qu'il produit, par là même, son plus grand ennemi, celui qui lui oppose la plus forte résistance, puisqu'il ne peut comprimer et resserrer qu'en attirant ; or le mouvement d'attirer est tout à fait contraire à l'action de resserrer ou de comprimer. Car c'est par un mouvement qu'on attire, et tout mouvement est l'opposé de l'acte de condenser et de resserrer, qui tend au contraire à empêcher tout mouvement.

Voilà, Docteur, la différence des deux premières propriétés, et vous voyez que quoique nécessairement liées l'une à l'autre, elles ne peuvent cependant jamais être confondues. C'est avec raison que l'on attribue au désir le mouvement d'attraire, ou la force d'attraction, et qu'il est appelé sa seconde propriété, puisqu'il en est engendré, et cependant il se trouve en opposition directe avec la première propriété du désir, dont l'unique tendance est de resserrer et d'empêcher tout mouvement.

Ces deux propriétés, qui sont deux forces de résistance opposées, ne sont dans le même sujet qu'une seule et même chose dans leur contrariété réciproque, et comme elles sont inséparables, qu'elles s'engendrent l'une de l'autre et sont égales en force, elles ne peuvent pas se vaincre mutuellement ni échapper l'une de l'autre ; mais chacune d'elles arrête l'autre, de la même manière et par une force égale ; ainsi le désir ne pouvant pas cesser d'être en lui-même ces deux contraires, c'est-à-dire de tendre à comprimer et à dilater, à resserrer et à s'échapper, et cela dans le même degré de force, de sorte que, ni la première propriété n'étant capable d'enfermer et de comprimer l'autre, ni celle-ci d'échapper à la première ; et cependant, ni l'une ni l'autre ne pouvant cesser d'avoir la tendance qui lui est propre, il résulte de leur combinaison d'opposition réciproque un tournoiement sur soi-même, un mouvement angoisseux de rotation, qui est la troisième propriété de la nature. Ce sont ces trois propriétés qui constituent la base de toute vie sensible et qui sont la racine de tout être créé. C'est d'elles qu'est produite toute substance matérielle ; elles sont le principe du mouvement, de l'opacité, du feu ; enfin, de toutes les qualités naturelles de tous les êtres. Considérées en elles-mêmes et abstractivement, elles sont la force active de cette puissante vie créaturelle du premier degré, qui est indestructible parce qu'elle s'engendre elle-même, et que chacune de ces propriétés renferme les autres en soi et qu'elles s'engendrent toutes réciproquement. C'est comme une chaîne impossible à rompre, ou un nœud qui ne peut être délié ; de sorte que la vie qu'elles tiennent ainsi serrée ne saurait être anéantie, puisqu'elle est un engendrement de la Nature Éternelle, qui est aussi immuable que Dieu lui-même. En effet, la nature éternelle n'étant point produite par un centre hors d'elle, mais s'engendrant d'elle-même, en elle-même, l'œuvre ou l'acte de vie, par lequel elle se manifeste, est éternel et ne peut jamais cesser d'être. De plus, les propriétés n'ayant les unes sur les autres d'autre pouvoir que celui de se forcer réciproquement à exister, et bien loin de s'épuiser, ne faisant que se fortifier incessamment les unes les autres, il en résulte évidemment qu'elles ne sauraient cesser d'opérer, et qu'elles doivent agir comme elles le font dans toute l'éternité.

La vie de ces trois propriétés, étant constituée de trois volontés opposées, également fortes et puissantes pour se résister réciproquement, elle est par conséquent une vie d'agitation, de tourment et d'angoisse au plus haut degré, et dont toutes les sensations ne sont qu'horreur. Une vie de cette nature ne peut rien sentir que le déchirement de sa propre contradiction ; et voilà ce qu'est la vie de la nature séparée de Dieu, c'est la vie de l'enfer, vie de ténèbres, de désespoir et d'horreur, dans laquelle se trouverait nécessairement toute créature vivante, dont les trois premières propriétés de vie ne seraient point adoucies, tranquillisées et pacifiées, soit par la lumière divine, soit par celle de ce monde. Or celui qui ne voudrait avoir recours qu'à sa raison pour apaiser l'angoisse dévorante de ces trois premières propriétés de la vie n'agirait pas plus sagement que celui qui, pour arrêter l'incendie de sa propre maison, se contenterait de lire un ouvrage où l'on traiterait de la nature de l'eau et de sa propriété d'éteindre le feu.

Je crois, Docteur, que voilà une exposition claire et suffisante de la manière dont s'engendrent et se distinguent les trois propriétés radicales de la nature ; mais en supposant même que la manière dont Jacob Bœhme les décrit ne vous les rendit pas assez sensibles et assez évidentes, il ne faudrait pas vous en inquiéter, ni fatiguer votre tête pour parvenir à les concevoir dans l'ordre qu'il les présente. Vous pourriez toujours trouver dans vous la preuve évidente de la vérité de la chose en elle-même, et le témoignage complet que le désir a dans sa racine tout ce qu'il en expose avec tant de profondeur.

D'ailleurs il doit être évident, pour vous, que tout désir, par sa propre nature, n'est que tourment, inquiétude, agitation et angoisse : or, que vous puissiez ou non diviser ce désir tourmentant, angoisseux en ses trois parties essentielles, cela est tout à fait indifférent quant à la réalité de la chose en elle-même ; il vous suffit de sentir qu'il n'est lui-même qu'angoisse et tourment, jusqu'à ce qu'on arrive à la possession de l'objet désiré ; et cette simple démonstration remplit pour vous le même but que si vous aviez conçu la chose dans l'ordre que décrit Jacob Boehme.

Vous êtes à vous-même la preuve sensible que là où commence le désir, là aussi commence la souffrance ; et cela suffit pour démontrer ce qui a été dit, savoir que le désir commence par deux propriétés qui s'opposent et se résistent réciproquement. De plus, vous avez en vous la démonstration évidente que le désir en lui-même, abstraction faite de toute possibilité ou espoir de jamais obtenir ce qu'il appète, est un véritable enfer, dont le tourment doit être intolérable. Or vous avez par là un témoignage évident de ce qui a été dit ensuite, savoir que la troisième et dernière propriété du désir est une rotation angoisseuse produite par les deux premières.

Ce sont ces trois propriétés qui constituent uniquement toute la nature du désir ; et lorsque vous considérez qu'il ne peut pas cesser d'être, qu'en même temps vous le supposez réduit uniquement à lui-même, sans le plus léger rayon d'espoir, alors vous découvrez de la manière la plus évidente tout ce qu'est le désir, dans ses trois propriétés essentielles inséparables, exactement suivant la lettre même de l'exposé de Jacob Boehme.

Toutes les facultés de votre vie naturelle ne sont en elles-mêmes que la manifestation du désir angoisseux, et tout ce qui peut donner le repos au-dedans de vous à cette vie souffrante est nécessairement quelque chose de Dieu, ou de la nature divine, manifesté en vous et changeant les propriétés angoisseuses de la vie en un sentiment de paix et de bonheur. Ces mêmes propriétés du désir, qui constituent votre vie naturelle, sont aussi celles de la vie de la nature éternelle, et c'est de celle-ci, comme du sein d'une mère, qu'est sortie votre vie naturelle, qui ne peut avoir autre chose en elle que ce qui est dans la nature éternelle.

S'il était possible de supposer que les propriétés actives de vie de la nature éternelle ne fussent pas remplies de Dieu, la nature éternelle ne serait qu'un éternel enfer ; mais, comme le désir éternel et toutes ses propriétés actives ne sont produites par la puissance magique de la volonté divine que pour manifester par elles l'essence divine en un ciel de gloire, la nature éternelle n'a jamais cessé et ne cessera jamais d'être un royaume céleste, la manifestation immuable du Dieu invisible, dans une vie extérieure sensible de bonheur, de majesté et de gloire.

LE DOCTEUR

Je suis entièrement satisfait, Théophile, et ce que vous venez d'exposer, au sujet des propriétés du désir, est aussi clair et évident que le jour. J'espère que vous voudrez bien poursuivre le développement des quatre autres propriétés de la nature, et me montrer avec le même degré d'évidence comment les trois premières engendrent les quatre suivantes, et comment, par conséquent, la nature est changée en royaume céleste.

THÉOPHILE

Les trois premières propriétés de la nature n'ont pas le pouvoir d'engendrer les quatre autres ; elles ne peuvent rien produire qu'elles-mêmes dans toute l'éternité, et ne peuvent être en elles-mêmes, par elles-mêmes, que ce qu'elles sont dans leur principe qui est le désir. La nature ne peut pas s'élever plus haut qu'à cet état d'opposition et de tourment qui fait l'essence du désir, et il est nécessairement la base de toute vie et de toute sensibilité de vie. Car si ce serrement ou compaction et cette résistance qui lui est opposée, de même que la rotation qui résulte des deux venait à cesser, à l'instant même, il n'y aurait plus ni vie, ni sensibilité. Ces trois propriétés doivent donc incessamment opérer comme elles le font, puisqu'elles sont l'unique fondement possible, ou la seule racine de la vie créaturelle de tous les degrés, soit dans le ciel, soit sur la terre.

Mais si la vie n'est produite que pour le bonheur, comme cela est incontestable, ces propriétés devront recevoir en elles quelque chose qui, sans détruire leur manière naturelle d'opérer, change leur opposition réciproque en une lutte de joie et de sensations délicieuses. Alors la première ne serrera et n'enfermera que pour contenir la lumière et la joie, l'attraction et le mouvement de la seconde, ne sera que l'attraction et le mouvement de l'amour, et la rotation angoisseuse de la troisième, qui résulte de l'opposition des deux premières, ne sera plus qu'un transport de joie, produit nécessaire de leur combat d'amour. Vous voyez que la nature conserve toute son énergie, elle ne cesse pas de compacter, d'attirer et de tourner, et rien ne disparaît que la haine, la colère et l'angoisse.

Tout ce qui existe, soit dans le ciel, soit dans l'enfer, soit dans ce monde, n'est substantiel que par ces trois premières propriétés de la nature ; elles sont également la base de la substantialité des anges, des démons, comme elles le sont du caillou sans vie ; seulement ce qui distingue les êtres et les place plus ou moins haut sur l'échelle de la perfection, c'est la mesure dans laquelle ils participent aux quatre dernières propriétés de la nature. Mais ces quatre dernières ne peuvent se manifester que dans les trois premières ; aussi celles-ci se trouvent-elles aussi nécessairement dans la plus inférieure des créatures que dans celle qui est la plus élevée. Il faut nécessairement qu'il y ait un premier fond de substantialité dans la nature pour que la lumière, l'amour et l'esprit de Dieu puissent s'y manifester ; sans ce fond, l'esprit ne trouverait pas en quoi et sur quoi opérer, ni rien qui put manifester son œuvre ; ainsi la lumière ne luirait pas s'il n'y avait pas dans la nature un fond plus dense qu'elle pour la recevoir et la réfléchir ; de sorte que les ténèbres, ou la densité, sont aussi anciennes que la manifestation visible de la lumière. Les ténèbres ne sont donc pas une simple négation, une absence de la lumière, elles sont, au contraire, l'unique base de substantialisation de la lumière dans la nature ; sans elles, cette lumière ne serait pas visible, et ne pourrait ni luire ni briller d'aucune couleur.

Ces ténèbres qui sont la base de toute substantialisation ne sont point co-existantes avec Dieu, ni indépendantes de lui ; elles sont produites par l'action condensante, astringente, compactante de la première propriété du désir ; or ce désir vient éternellement de Dieu, il est l'engendrement magique de sa volonté de sortir du secret de son habitation intime pour se manifester dans une vie opérante extérieure et visible. Aussi le désir est-il le commencement de la nature, c'est lui qui comprime et condense ; mais il n'a rien à comprimer ou à condenser que lui-même, c'est-à-dire ses trois propriétés ; or celles-ci, ainsi produites et enchaînées les unes aux autres par un lien indissoluble, sont de toute éternité l'unique base possible de substantialisation et de condensation, dans la nature et dans toutes les créatures, depuis la plus haute jusqu'à la plus basse : c'est leur concaténation indissoluble qui fournit ce fond, par lequel la lumière invisible du Dieu caché luit et brille, dans lequel son esprit opère et se manifeste, auquel son amour insondable se communique, et par lequel sa vie intime se révèle et se manifeste dans la production sans nombre des vies de tous les degrés. Voilà comment la Divinité, en se communiquant à ce fond constitué des trois propriétés du désir, vient à manifester sa vertu secrète, dans toutes les substances et dans toutes les facultés actives de la nature, et change ainsi toutes leurs opérations en la variété sans fin des formes et des sensations délicieuses de la vie créaturelle.

L'on ne peut pas dire que cette densité ou substantialité, qui est produite dans le désir, soit une matérialité du même genre que celle de ce monde ; néanmoins, elle occupe la même place et remplit le même objet : elle est distinguée, dans la Nature Éternelle, de l'esprit et de la lumière précisément de la même manière que la matière de ce monde l'est de la lumière et de l'esprit de cet univers. De plus, tout ce qui est opaque, dense, en un mot toute espèce de matière appartenant à ce monde, n'est en soi que cette opacité, densité, et substantialité primitive du désir de la Nature Éternelle descendue, par gradation, jusqu'à l'espèce de matérialisation que nous avons sous les yeux. Toute matière de ce monde, de quel genre qu'elle soit, n'est pas autre chose que la densité ou l'opacité même du monde éternel, manifestée, dans un plus grand degré, de condensation et de compaction.

C'est ici où nous pouvons apercevoir clairement la manière dont les anges ont pu détruire leur royaume et s'y trouver privés de la lumière et du bonheur célestes ; et découvrir, en même temps, comment Dieu a pu créer de nouveau, et changer en la forme de ce monde matériel, leur habitation primitive, obscurcie, dévastée et livrée à la contrariété et à la division des propriétés de la nature par leur propre faute.

Aucune créature n'aurait jamais dû connaître, ni goûter ces trois premières propriétés de la nature, telles qu'elles sont en elles-mêmes ; leur densité, leur opacité et leur opposition n'ont été produites par le vouloir divin qu'en union avec la lumière, la gloire et la majesté célestes, dans une harmonie parfaite, pour être la manifestation de l'essence divine. Aussi ce qu'elles sont en elles-mêmes par leur propre nature, indépendamment de Dieu, n'a pu être révélé et connu qu'au moment où les anges retournant volontairement en arrière, par l'énergie de leur désir, cherchèrent à découvrir et à pénétrer la racine cachée de la vie ; or ils ne pouvaient y parvenir qu'en pénétrant dans ces propriétés, qui sont elles-mêmes la base première et cachée de toute vie ; en se tournant ainsi par leur désir vers cette racine de la vie, ils se détournèrent par là même de la lumière de Dieu, et dès lors ils se trouvèrent enfermés dans le principe dans lequel ils étaient entrés par leur désir ; je veux dire dans le centre de la nature, dans les trois premières propriétés qui constituent le centre ténébreux, ou la racine cachée de toute vie, et qu'aucune créature n'aurait jamais dû ni connaître ni manifester. Par ce centre ténébreux de la nature, il faut toujours entendre ces trois propriétés, lesquelles séparées et privées de la lumière et de la bonté divines, ne sont en elles-mêmes que l'opacité, la densité et l'horreur résultantes d'une compression et d'une résistance toute-puissante, et d'une rotation également toute-puissante, produite par l'opposition de ces deux forces contraires. J'appelle ces propriétés toutes-puissantes, parce que chacune d'elles est invincible, et que malgré leur opposition réciproque, elles ne font qu'accroître mutuellement leurs forces, de sorte que la toute-puissance de l'une est la toute-puissance de l'autre ; et c'est là cette vie infernale de ténèbres, de combats et d'horreur sans fin et sans borne, la seule que puisse connaître tout être qui n'existe que par ces trois premières propriétés de la nature. Aussi les anges qui entrèrent par leur désir dans ce centre de la nature tombèrent-ils dans la vie et l'activité de ces trois propriétés ; ils ne sentirent plus, dès lors, que par elles, et il ne leur fut plus possible de vouloir et d'opérer autrement que selon elles ; conséquemment, comme créatures vivantes et actives, ils ne purent vivre et agir sur la nature extérieure, ni s'unir et coopérer avec elle que par son principe central, ténébreux, analogue à celui qui était manifesté en eux ; ils ne purent donc exciter, réveiller, manifester, respirer et manger que les ténèbres, l'opacité et la contrariété qui étaient cachées dans la nature, comme un crapaud au milieu d'un beau jardin ne peut sucer même dans les plantes les plus salutaires que le poison qui y est caché. Ainsi les anges déchus, n'ayant en eux de manifesté que le centre ténébreux de la nature, ne purent, quoique dans le ciel même, communiquer qu'avec ce centre, cette racine ténébreuse, la base de la manifestation extérieure de la gloire céleste ; et ce fut de leur opération active sur ce centre que provint cette substantialité âpre, ténébreuse, séparée de la lumière divine, laquelle devint leur royaume et fut pour eux une habitation extérieure analogue au principe inférieur de leur propre vie, c'est-à-dire une manifestation de la nature, privée de Dieu et de sa lumière.

Vous pouvez déjà apercevoir la marche par laquelle cette compaction ou densité primitive de la première propriété de la nature, qui n'était que la base substantielle cachée de la manifestation de la lumière et de la gloire céleste, put devenir, par degrés, plus extérieure, jusqu'à arriver à l'état de matérialité que nous avons sous les yeux ; et comment put être produit un Univers de ténèbres, de densité et de dureté qui n'avait jamais existé auparavant. En effet, la lumière s'étant évanouie ou éclipsée, la première propriété de la nature perdit son principe de béatification, de douceur, de transparence et de fluidité spirituelles, et devint roide, âpre, opaque et dure ; et c'est là le principe et la cause de la dureté de l'opacité de ce monde, manifestées en des degrés divers dans tout ce qu'il contient, même après que la puissance divine l'eut créé et ordonné pour une lumière et une vie inférieure et analogue à sa dégradation, selon les plans de sa miséricorde insondable, éternelle. Voilà d'où vient, comme le dit Moïse, que les ténèbres étaient sur la face de l'abîme ; ce qui n'aurait jamais pu exister si les anges, par leur prévarication, n'eussent pas manifesté le centre caché, ténébreux de la nature et opéré dans ses trois premières propriétés, en exclusion de la lumière de Dieu.

Mais dans le même temps que les anges, par leur opération puissante dans le centre, ou les trois premières propriétés de la nature, manifestèrent cette substantialité ténébreuse, dure et opaque, Dieu, de son côté, ne cessa pas de se manifester en bonté et en miséricorde envers tous les prévaricateurs, et sa lumière poursuivit, pour ainsi dire, la nature déchue jusque dans son dernier terme de dégradation, et s'enveloppant dans sa descente d'une manière analogue aux régions qu'elle traversait, afin de pouvoir leur être communicable, elle neutralisa et paralysa partout l'œuvre ténébreuse, et empêcha les conséquences terribles qui devaient en être la suite naturelle.

C'est alors que le vouloir divin, entrant en conjonction avec la terrible astringence de la première propriété de la nature, devint ce FIAT puissant créateur, qui, saisissant et compactant, avec la rapidité de l'éclair, cette substantialité, au moment même où se livrait, dans son sein, ce grand combat entre les ténèbres et la lumière, qui avait pénétré au centre des propriétés, en forma un ciel et une terre ; ainsi la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, l'opaque et le transparent, le colérique et le doux, etc... se trouvèrent enfermés et comprimés ensemble, comme dans un état d'impuissance et de mort, jusqu'au moment où, par la vertu divine, se fit l'explosion de la vie. Alors ces qualités opposées se manifestèrent dans tous les êtres, suivant qu'elles s'étaient trouvées plus ou moins prépondérantes dans la grande lutte universelle, au moment où le FIAT créateur les saisit et les compacta. Voilà l'origine du mélange de bien et de mal qui se trouve dans toutes les choses de ce monde ; voilà pourquoi toutes les substances et tous les êtres de cet Univers manifestent, dans des degrés divers, des qualités bonnes et des qualités mauvaises, quelque chose de la bonté et de la beauté célestes et quelque chose du colérique et de la difformité infernales ; et cette variété dans les gradations et les nuances du mélange se montre, d'une manière frappante, dans tous les règnes de la nature, depuis le diamant jusqu'à la pierre la plus brute, depuis l'or le plus pur jusqu'au métal le plus grossier, depuis le tigre jusqu'à l'agneau, depuis cet arbre dont l'ombre seule donne la mort jusqu'à la plante la plus salutaire, enfin du vautour dévorant jusqu'à la simple colombe.

Les trois premières propriétés de la nature, celle qui tend à comprimer et à resserrer, la seconde qui tend à s'échapper, et la troisième qui est une rotation, devinrent, par l'action du FIAT divin, dans les trois premiers jours de la création, la base d'une triple matérialité de feu, d'eau et de terre, laquelle tenait enfermé et captif dans son triple centre, un germe de lumière divine et de feu divin, appartenant à la nature céleste, qui tendait avec véhémence à être délivré des chaînes qui le comprimaient. Au milieu de l'angoisse de cette triple matérialité, le FIAT divin venant à allumer ce germe de feu et de lumière, la quatrième propriété, le feu éternel, fit son explosion et se manifesta, au quatrième jour de la création, en un globe visible de feu et de lumière, l'allumement ou l'engendrement extérieur et temporel du feu éternel, son représentant au centre de ce nouvel Univers matériel, par conséquent destiné à allumer la vie et la lumière astrale dans tous les êtres de cette circonscription. Le soleil occupe dans cet Univers la même place, remplit les mêmes fonctions que le feu éternel dans la Nature Éternelle ; ce dernier, placé au centre des sept propriétés, convertit, incessamment et éternellement, les trois premières en ces trois dernières, qui font de la Nature Éternelle un royaume céleste de gloire et de majesté ; ainsi le soleil placé également au centre des sept propriétés de cette nature matérielle temporelle, est incessamment occupé à changer les trois premières formes matérielles colériques en ces trois dernières, qui sont la source de toute lumière, de toute vie terrestre et de toutes sensations délicieuses.

Telles sont, en peu de mots, la loi et la progression par lesquelles cet Univers est devenu ce qu'il est : il est réellement un engendrement extérieur, temporel, circonscrit, du monde éternel, dans lequel les sept propriétés de la nature éternelle opèrent d'une manière temporelle, matérielle, et dont la densité et l'opacité doivent avoir un terme, lorsque les plans de la bonté et de la miséricorde divine, en faveur de la nature déchue, auront eu leur accomplissement parfait. L'on peut dire dans un sens, avec vérité, que ce système matériel dans lequel nous vivons, est un ordre de choses contre nature, qui a été occasionné par le bouleversement que la prévarication des anges introduisit dans leur circonscription dans la Nature Éternelle ; et son commencement ne date que du moment auquel le vouloir divin commanda à la première propriété de la nature de compacter cette circonscription bouleversée en une matière plus dense et plus inférieure, pour servir, sous la direction de sa Providence, de remède et de moyen de réhabilitation à tous les êtres tombés ; arrêter le mal et détruire dans la nature les conséquences terribles de cette catastrophe. Il est donc clair que lorsque le remède aura eu son effet, et que la force de compaction ordonnée par le vouloir de Dieu arrivera à son terme, tout doit se dissoudre et chaque élément retourner à son principe éternel. C'est alors qu'infailliblement tout ce qui sera dans ce monde de la racine, ou du centre ténébreux de la nature, et qui par conséquent lui appartiendra, et qui aura opéré avec lui et par lui, sans jamais avoir voulu recevoir le principe de la lumière, se trouvera naturellement englouti dans les ténèbres abyssales de la Nature Éternelle, qui ne peuvent à jamais comprendre la lumière, mais qui servent de base à sa manifestation ; tandis qu'au contraire, tout ce qui sera né du principe de vie céleste, et qui aura opéré avec lui et par lui, se trouvera naturellement englouti dans le royaume éternel de Dieu, dans l'océan abyssal de la gloire et de la majesté divine.

Oh ! Docteur, saisissez le moment où ces vérités vivantes et toutes de feu pour vous vous environnent d'une lumière resplendissante, pour jeter les yeux sur toute la scène des grandeurs de ce monde, sur toute sa sagesse charnelle et sur tous ces plans de bonheur terrestre qui s'y forment sans cesse. Alors vous me direz, si vous pouvez l'exprimer, combien tout cela est folie, illusion et néant !... Voyez, d'un autre côté, cet Apôtre qui ne traverse ce monde que comme voyageur, qui s'abstient de ses convoitises, et ne désire rien que de connaître Christ et Christ crucifié, qui ne respire que l'esprit de prière, qui a faim et soif de Dieu, et qui tend sans cesse, par tous les efforts dont il est capable, à mener une vie parfaitement conforme à celle de Jésus-Christ dans ce monde ; et dites-moi si le ciel et la terre, Dieu et la nature, si tout ce que vous pouvez concevoir de grand, de sage et d'heureux ne vous crie pas que vous êtes appelé à être ce voyageur ?

LE DOCTEUR

Oui, Théophile, je le vois clairement ; toute la sagesse de ce monde, toute ambition, tous les plans de gloire et de grandeur, qui n'ont pour but que les choses de cet Univers, ne sont que les vains et inutiles efforts que font journellement les hommes pour trouver le bonheur dans les ruines du royaume des anges. Ce monde n'est, en effet, qu'une compaction opaque, matérielle, de vie animale, dont la base est le principe ténébreux infernal, ou les trois premières propriétés de la nature déchue, amenées à un degré de condensation plus grand que dans l'abîme infernal, et dans lesquelles la vertu du soleil a allumé une vie animale, astrale et terrestre. Aussi, tout ce que ce monde peut offrir de plus relevé et de plus désirable, ne va pas au-delà de la vie animale, et des moyens de l'entretenir et de la conserver, et toutes les créatures qui appartiennent à sa circonscription ne lui demandent pas autre chose. Mais l'homme, par sa prévarication, étant tombé dans un monde pour lequel il n'avait pas été créé, se trouve le seul qui en contredise les lois naturelles, et qui exige de lui ce qu'il ne pourra jamais lui donner. Destiné primitivement à posséder la sagesse, la grandeur et la félicité, la chute qui lui a fait perdre ces avantages ne lui a pas ôté le désir vif et le besoin impérieux d'en jouir ; et dans son aveuglement, il ne peut s'empêcher de les solliciter des ruines de ce monde déchu. Ainsi il veut être sage, grand et heureux dans un monde et par un monde qui ne peut fournir que le bonheur animal, et qui ne peut rien pour l'homme que l'amener à reconnaître qu'il n'est dans cet univers qu'un pauvre misérable exilé, banni de sa vraie patrie... Mais, au lieu d'écouter cette utile leçon, l'unique réalité de sagesse, l'unique base de grandeur et de félicité que puisse lui fournir ce monde dans lequel il se trouve, il se livre au contraire à une sagesse qui n'est que folie, il recherche avec avidité une grandeur qui n'est que poussière, et un bonheur qui, commençant par l'illusion, se termine infailliblement par une affreuse réalité !... Voulez-vous savoir quel est le terme de sagesse, de grandeur et de félicité auquel il aspire, quel est ce faîte de gloire terrestre auquel il sacrifie tout ?... de vains titres qui n'ont de réalité que dans les mots, l'encens grossier d'une foule de parasites, l'estime de plats adulateurs qui l'apprécient par le poids de son coffre-fort, quelques plumes d'oiseau à son chapeau, des rubans de diverses couleurs, des habits brodés, des attelages d'animaux pour le transporter d'un lieu à un autre !... et bien quelque misérable, quelque fausse et contre nature que soit cette fiction de gloire terrestre, c'est là, pourtant, cette idole puissante devant laquelle tout genou vient se prosterner, et dont l'influence anéantit tout sentiment de la bonté et de la vertu divines ; c'est sur son autel que l'homme vient brûler tout son encens, c'est à son culte enfin qu'il dévoue si complètement son cœur qu'il perd toute idée de cette éternité qui est au-dedans de lui, qui ne se souvient plus que c'est d'elle qu'il est sorti, et que c'est elle qui l'engloutira de nouveau un jour !...

THÉOPHILE

Vous avez raison de dire que ce monde ne peut rien nous offrir au-delà des jouissances de la vie animale, qu'il ne peut pas plus pour le bonheur de l'homme que pour celui de la bête ; aussi l'un et l'autre doivent-ils être contents, lorsqu'il leur fournit l'habillement et la nourriture. Mais il arrive que l'homme, en dépit de la nature des choses, se tourmente et s'agite pour tâcher de posséder dans cette vie animale une gloire terrestre et une sagesse mondaine qui ne sont que folie devant Dieu et qui lui paraîtront telles à lui-même, dès qu'il commencera à se connaître réellement.

Dieu, en créant ce monde, a eu encore un but bien plus grand que celui de fournir à la vie animale des moyens de bonheur. Il est vrai que la condensation des propriétés colériques ténébreuses de la nature déchue ne pouvait fournir que la base d'une vie végétale et animale ; mais remarquez que dans la création de ce monde, c'est-à-dire dans la compaction du royaume entier des anges, la partie pure, lumineuse, céleste, se trouva serrée et enfermée avec la partie colérique ténébreuse, et cela pour deux grands buts : le premier fut de paralyser l'action des mauvais anges, et les empêcher d'incendier leur propre royaume ; le second, de faire que cette partie bonne pût devenir le principe de la manifestation d'un paradis terrestre, destiné à devenir, durant le temps, l'habitation des esprits déchus qui retourneraient volontairement à la vérité et à la lumière. C'est pourquoi Dieu émana, de lui-même, un cercle de créatures humaines, dont l'emploi devait être de faire sortir, par leur action, cette vie paradisiaque terrestre du sein de cette compaction ténébreuse, comme on voit le soleil faire sortir la vie végétale et animale du sein de la substance dure et opaque de ce monde matériel destiné à gouverner ce paradis terrestre, et à servir de communication entre Dieu et les esprits qui viendraient y renaître à la lumière ; il fallait à l'homme un organe analogue, par le moyen duquel il put agir sur tout l'Univers temporel, et communiquer à tous les êtres de cette circonscription l'influence divine qu'il était chargé de leur transmettre, selon la mesure de leur capacité et de leur volonté de recevoir ; c'est pourquoi il lui fut donné une armure substantielle, extraite de la partie bonne de tous les points de cet Univers matériel, par laquelle il pouvait agir, et réagir partout et contenir tout ; et c'est là ce corps qui fut formé de la terre, c'est-à-dire du principe de substance glorieuse lumineuse, qui ayant été enfermé dans la même prison, avec le principe de substance ténébreuse, opaque, était descendu avec lui, jusqu'au degré de compaction matérielle.

Mais l'homme, ayant cessé de fixer son principe éternel, se trouva lui-même en face de ce nouvel ordre temporel, dont la vue excita dans lui le désir de connaître et de goûter ce double principe bon et mauvais qu'il renfermait ; s'étant alors laissé entraîner à opérer selon le désir qu'il avait conçu, par le principe analogue qui était en son pouvoir, mais qui n'aurait jamais dû être manifesté en lui, au lieu d'opérer par le centre de vie éternelle, qui constituait sa véritable force ; le résultat de son œuvre fut de se voir lui-même environné de barrières ténébreuses, matérielles, qui interceptèrent pour lui toute communication de la lumière et de l'esprit de Dieu. À cet instant, son corps glorieux lumineux, dans lequel la lumière divine aurait habité corporellement et se serait manifestée, comme elle le fait dans le ciel, disparut, et fit place à un corps animal opaque, de chair et de sang, corruptible, terrestre, produit du principe ténébreux matériel qu'il venait d'éveiller et qui engloutit en lui le principe de corporisation glorieuse ; de sorte que ce dernier entra, relativement à lui, dans le même état de mort, dans lequel il était, depuis la prévarication des anges, pour toute la nature déchue. Ainsi le centre ténébreux, que le principe divin lumineux devait tenir absorbé en lui, et auquel il ne devait servir que de base pour sa manifestation en un corps substantiel glorieux, l'absorba lui-même et le fit entrer dans un état d'impuissance et de mort, et ce développement du centre ténébreux fut la base de cette corporisation dure et opaque qui fixa dès lors la mesure et le mode de tous les rapports de l'homme avec l'univers corporel.

Le corps de l'homme ayant été constitué uniquement de la partie bonne de cet univers, il devait dominer sur toute sa circonscription, puisqu'elle n'était qu'une compaction du développement des principes bons et mauvais ; il devait en être complètement indépendant, la comprendre et la pénétrer dans son entier, sans qu'il put en être jamais ni pénétré, ni compris lui-même dans la plus petite partie... mais, par sa criminelle opération, ayant abandonné le principe bon lumineux, et réveillé en lui le centre ténébreux, à l'instant même disparut pour lui ce principe de corporisation glorieuse, et il se trouva enveloppé d'un corps opaque de chair terrestre, produit du principe qu'il venait de mettre en action, et par lequel il ne lui fut plus possible de communiquer avec l'Univers que par l'enveloppe opaque matérielle de ce même Univers.

Dès lors, les anges déchus, trouvant dans leur propre circonscription une base et un moyen d'action, conservèrent un degré de puissance et purent agir par les hommes devenus plus ou moins leurs organes. En effet, l'âme de l'homme se trouvant privée de l'esprit et de la lumière célestes, le centre ténébreux de la nature et ses trois premières propriétés se trouvèrent manifestées en lui, comme elles l'étaient dans les anges déchus, et par ce moyen, ces derniers eurent accès en lui, et purent l'influer et le faire agir ; et c'est ainsi qu'il conservèrent, dans leur royaume, puissance et action, et qu'ils purent faire du premier fils de l'homme déchu un meurtrier.

Fixons un moment les vérités qui viennent d'être exposées en raccourci, et nous reconnaîtrons le siège, le fondement, la naissance et le développement de tout ce qui porte le nom de crime et de méchanceté. Ils consistent essentiellement en ces trois propriétés ténébreuses, égoïstes, colériques, infernales, par lesquelles veut et agit l'âme déchue : c'est là ce centre ténébreux de la nature, qui constitue toute la puissance propre des esprits pervers, et par lequel seul ils peuvent l'exercer dans nous. Aussi ne cesseront-ils d'habiter en nous en maîtres puissants que lorsque, résistant à ce principe infernal qui est en nous, nous serons entrés dans un principe de vie qui lui soit entièrement opposé.

Et déjà se manifeste d'une manière lumineuse et évidente la base fondamentale et l'absolue nécessité de cette Rédemption unique, qui est appelée, avec raison, la douceur et le sang célestes de l'Agneau : car ces paroles, dans leur vrai sens, n'expriment pas autre chose, sinon la transmutation des trois premières propriétés de la nature en ces trois dernières de vie, de lumière et d'amour célestes, par lesquelles la vie de Dieu est de nouveau manifestée dans l'âme. Souffrez donc qu'en peu de mots je vous conjure de vous détourner de tout ce qui appartient au principe colérique, comme vous fuiriez le plus horrible démon ; car c'est là son domaine, c'est là sa force, c'est lui-même au-dedans de vous. Soit que ce principe colérique se manifeste dans les éléments, dans les bêtes ou dans l'homme, il vient toujours de la même source ; il est produit par la même cause, je veux dire par l'action, ou l'explosion de ce centre ténébreux de la nature, que les anges pervers ont révélé par leur prévarication ; c'est lui qui est le principe de toute colère, de tout mouvement désordonné, de quelle manière qu'il se manifeste, soit dans l'homme, soit dans les bêtes, soit dans les éléments de ce monde. Tant que l'action de ce centre ne sera pas surmontée, qu'elle ne sera pas absorbée et comme engloutie par le principe céleste, comme nous voyons que la lumière du soleil engloutit les ténèbres de la nuit, il y aura du désordre et de la colère ; et les esprits pervers auront puissance et action, soit sur les êtres moraux, soit sur les êtres physiques, selon la mesure de l'explosion du centre ténébreux en eux. Avec quelle ardeur donc ne devons-nous pas nous pénétrer de tous les sentiments de douceur, d'amour et d'humilité ! Et ne devrions-nous pas les embrasser, avec le même empressement que nous mettrions à nous prosterner aux pieds du Sauveur, de Jésus-Christ, puisqu'ils sont, d'une manière essentielle, son royaume, sa réalité, sa puissance et sa vertu réparatrice en nous... Mais gardez-vous de vous engager dans aucune discussion, controverse ou dispute avec personne, soit qu'on vous attaque directement, ou que votre doctrine soit l'objet de l'animadversion ; souvenez-vous seulement que si vous appartenez réellement à Christ, si vous êtes uni à lui pour faire le bien avec lui, l'épée de colère de votre homme naturel doit être imperturbablement enfoncée dans son fourreau ; toute arme que vous présente la chair ténébreuse doit être mise de côté ; et vous ne devez opérer que par la douceur, la bénignité, l'humilité, l'amour et la patience de l'Agneau de Dieu ; car c'est à lui seul qu'appartient de faire le bien, de surmonter la colère et de ramener au bonheur et à la gloire la nature tombée. Si, pour vous faire un reproche, quelqu'un vous appelle enthousiaste, que le sentiment que c'est la réalité de votre propre piété, et la fausseté de la sienne, qui le porte à vous attaquer ainsi, que ce sentiment, dis-je, ne soit pas pour vous un sujet de consolation, d'amour-propre, car même cela fût-il vrai, il ne serait pas convenable pour vous de vous livrer à de pareilles réflexions. Souvenez-vous que si vous cessez d'être vous-même en paix avec eux, ce n'est pas la paix de Dieu qui opère en vous. Ainsi, comme lorsqu'on vous approuve, et qu'on dit du bien de vous, vous ne devez rien vous attribuer à vous-même, mais tâchez de ne pas même l'entendre ; de même lorsqu'on vous accuse, vous devez également vous oublier vous-même ; et, dans l'un et l'autre cas, il faut uniquement vous envelopper et vous pénétrer de plus en plus de l'humilité, de la douceur, de l'amour et de l'esprit de l'Agneau de Dieu, aussi bien vis-à-vis de vous-même que de ceux qui parlent de vous, soit en bien soit en mal. L'unique volonté du principe céleste, l'unique but de son opération, c'est de convertir tout le colérique, tout le mal et tout le désordre de la nature, en un royaume divin céleste ; or celui qui veut être un serviteur de Dieu et opérer par le principe céleste doit vouloir tout ce qu'il veut, faire tout ce qu'il fait, supporter tout ce qu'il supporte, et cela, dans le même esprit et pour le même but.

C'est pour vous un sujet de joie de penser que vous connaissez la base réelle de votre Rédemption, et vous vous félicitez d'avoir sous vos yeux la démonstration de la manière dont le royaume céleste doit se manifester dans les âmes, déchues par la naissance, en elles, de cette propriété de lumière et d'amour, appelée la cinquième propriété de la nature. Sans doute c'est un grand bonheur, mais vous ne pourrez être heureux en réalité que lorsque vous serez devenu vous-même cette cinquième propriété, qu'elle sera la vie de votre vie, que vous ne pourrez plus agir que par elle et comme elle, et qu'à son exemple, vous ne répandrez plus sur tout ce qui vous environne, bon ou mauvais, que les douces influences de l'amour et de la lumière.

Cette cinquième propriété, étant, par sa nature, communicative, et n'étant essentiellement qu'amour et lumière, elle verse incessamment ses divines influences, non dans des lieux circonscrits, non à une certaine classe d'êtres, mais à tous et partout, sans aucune partialité. Aussi lorsque cette cinquième propriété, qui est le vrai Christ de Dieu, est née en nous, nous aimons amis et ennemis, notre âme est inaccessible à tout ressentiment ; nous bénissons ceux qui nous maudissent, nous prions pour ceux qui nous maltraitent, et nous ne faisons plus d'autres vœux pour tous les hommes, sinon que cette lumière et cette vie viennent les bénir et les rendre heureux, comme ils nous bénissent et nous rendent heureux nous-mêmes.

LE DOCTEUR

Oh ! Théophile, quelles richesses, quelle magnificence ! Mon âme est si pleine que je ne sais plus comment me contenir ! Vous avez tellement touché, au-dedans de moi, la corde de l'amour, que toutes les parties de mon être sont électrisées par le désir ardent de la posséder. Ah ! que n'en suis-je arrivé à ce point où je ne sentirai plus rien que les douces influences de cet amour, et où sa force divine sera la seule vie de mon cœur ! Ayez la bonté, Théophile, de m'aider encore à comprendre comment le feu, la quatrième propriété de la nature, vient à être engendré, et comment il transmue les trois premières formes ténébreuses, colériques, en ces trois autres, qui ne sont que joie, triomphe et félicité célestes. Car cette connaissance doit être pour moi de la plus grande importance.

THÉOPHILE

Vous dire, cher Docteur, comment le feu est engendré, et comment il convertit la nature en un royaume céleste, ne serait après tout que vous introduire dans un cercle d'opinions, et vous nourrir de connaissances purement idéales. Or, en vous aidant ainsi à former des conjectures sur le comment de la chose, je ne ferais que contribuer à vous en faire perdre tout le réel, et vous induire à prendre l'ombre pour la substance et à vous en contenter.

Mais s'il est vrai que le désir de voir naître en vous cette propriété de lumière et d'amour fasse vibrer toutes les fibres de votre être, vous vous trouvez justement au point où elle est engendrée, et tout votre soin doit être de vous y maintenir, jusqu'à ce qu'elle ait fait son explosion. Elle ne peut naître que là où ce désir se trouve réellement ; aussi Jacob Bœhme n'a-t-il eu pour but, dans tout ce qu'il a écrit, que de l'allumer dans le cœur de ses lecteurs. Il nous a donné lui-même, aussi clairement que cela est possible, toute la connaissance idéale dont nous pouvons avoir besoin ; et vouloir aider quelqu'un à se casser la tête pour concevoir des idées plus claires et plus à la portée de la raison que ce qu'il en a écrit serait le porter à faire ce qu'il défend formellement, depuis le commencement jusqu'à la fin de ses écrits, et à se diriger à l'opposé du but vers lequel il nous engage à tendre sans cesse. Il compare lui-même ses ouvrages au son d'une trompette éclatante, destinée principalement à réveiller l'homme de ce sommeil de mort, dans lequel il se repaît du songe de ses connaissances idéales et de ses opinions rationnelles, pour l'amener à reconnaître que la faim et la soif de Dieu, allumées au-dedans de lui, sont l'unique issue par laquelle la source de la lumière et de la connaissance divine puisse jaillir en lui.

Je désire cependant vous satisfaire, autant qu'il est dans mon pouvoir, sans vous faire du tort, et je vais essayer de vous développer en peu de mots le sujet qui vous intéresse.

Déjà vous savez, par une évidence plus certaine que celle que pourraient vous donner tous les discours, que la Nature Éternelle est en vous, qu'elle n'est pas Dieu, mais ce qui a besoin de Dieu, qui est ce bien unique, qui peut seul lui donner la félicité ; qu'elle n'est par conséquent que vide, besoin et désir angoisseux, jusqu'à ce que Dieu soit manifesté en elle. Voulez-vous savoir pourquoi la nature n'est que besoin, inquiétude, et pourquoi encore elle ne peut se suffire à elle-même ? C'est parce que c'est la lumière éternelle incréée, incompréhensible, dans laquelle aucune créature ne peut pénétrer, qui a donné naissance à cette Nature Éternelle, et que conséquemment, elle a éternellement faim et soif de cette lumière dont elle émane éternellement. Or la nature n'existe que parce que la lumière éternelle incompréhensible a désiré être manifestée en une vie extérieure de nature et de créatures, et en une gloire visible. C'est de ce désir même de la lumière que fut produite la nature ; ainsi elle ne peut être, en elle-même, qu'une faim et qu'un besoin auquel la lumière a donné seule la naissance, et qu'elle peut seule satisfaire.

De la conjonction éternelle de ce double désir, de celui de la nature qui appète Dieu, et de celui par lequel Dieu veut se manifester dans la nature, provient ce feu éternel, ou cette quatrième forme de la nature, qui ne cesse de brûler au même degré, et qui remplit constamment la même fonction, celle de surmonter et de tenir enfermées les trois premières formes de la nature, pour faire sortir d'elles, comme de la racine ou du centre caché de la nature, les trois autres propriétés de lumière, d'amour et de vie triomphante, de joie et de délices ; en un mot, changer la nature en royaume céleste.

C'est avec raison que l'on appelle feu ce qui opère ce changement dans les propriétés de la nature, puisque tout ce à quoi nous donnons dans cet ordre extérieur physique le nom de feu tient son existence, sa nature, toutes ses forces et toutes ses qualités de cette même propriété. Non seulement le feu de vie animale, celui de la vie végétale, mais encore celui de nos cheminées, de nos lumières, ne sont tous allumés et n'opèrent chacun selon le mode qui lui est propre que par la vertu de la quatrième propriété, ou du feu éternel de la nature. Le feu qui consume la substance dense et opaque du bois et de la bougie, la lumière qui sort de ce feu, ne sont pas allumés par une loi différente que ne l'est la quatrième propriété, ou le feu qui consume éternellement la substance dense et opaque de la Nature Éternelle, lequel est allumé par la lumière de Dieu qui entre en union avec lui. Si le bois ou la bougie ne contenait ni eau ni huile, ils ne pourraient ni brûler, ni donner de la lumière, parce que l'eau et l'huile ont en eux le principe de la lumière. Aussi, lorsque les propriétés de la nature commencent à entrer en combat dans le bois, ou dans la bougie, et à manifester leur travail par la couleur noire (qui est le signe qui précède l'allumement de tout feu), elles ouvrent, par leur combat, une entrée à la propriété de la lumière qui se trouve dans l'eau et dans l'huile, et qui vient se mêler et s'unir à elles ; et c'est par cette conjonction des ténèbres et de la lumière qu'est allumé ce feu, qui change la densité opaque du bois et de la bougie en lumière éclairante. C'est ainsi que tout feu allumé dans ce monde rend témoignage à la nature et à la vertu de ce feu éternel, lequel éternellement allumé par l'huile de la lumière divine, change les trois propriétés ténébreuses de la nature, en lumière et en majesté céleste.

En un mot, il doit être suffisant pour vous de savoir que ce feu n'est et ne peut être allumé dans vous que par la lumière de Dieu, entrant dans les trois premières propriétés de la nature dans votre âme ; qu'autant, dis-je, qu'elle les pénètre et qu'elle s'unit à elles. Abandonnez donc cette activité raisonneuse, qui ne veut se repaître que d'idées spéculatives ; videz votre cœur de toutes les affections vaines aux choses terrestres dont il est rempli, afin que les premières propriétés de la nature en votre âme, venant à sentir leur misère, le vide et le besoin de Dieu, vous ne soyez plus, en tout votre être, que désir, que faim et que soif de ce Dieu, en qui vous espérez par une foi au-dessus de tout. C'est alors que le feu s'allumera sans que rien puisse l'empêcher, et que Dieu viendra infailliblement dans votre âme, comme feu et lumière, changer la vacuité désireuse, toutes les propriétés angoisseuses de votre vie naturelle, en la douceur délicieuse, et en la réalité substantielle de cette nouvelle vie qui n'est que paix et repos en Dieu.

C'est le désir qui est la base de toute opération, soit dans l'ordre divin, soit dans le naturel et le créaturel. Dieu n'a créé les anges et les hommes que par le désir de manifester en eux sa bonté et sa félicité ; ainsi ni l'ange ni l'homme ne peuvent trouver et sentir Dieu en eux, comme vie de félicité et de bien, qu'autant que la nature de l'un et de l'autre est devenue une faim et une soif de Dieu. C'est ce désir famélique qui a été le commencement de toutes choses, c'est lui qui les conduit toutes au terme du bonheur et de la perfection.

LE DOCTEUR

Je suis satisfait Théophile, je comprends clairement quel est l'unique moyen de lire les écrits de Jacob Bœhme avec profit, et je vous remercie de tout mon cœur. Dites-moi quand paraîtra la nouvelle édition, je l'attends avec d'autant plus d'impatience qu'il y a plusieurs traités que je n'ai pas pu me procurer encore.

THÉOPHILE

Deux ou trois traités peuvent vous suffire, Docteur, car chacun contient en particulier tout ce qu'il vous est important de savoir et révèle suffisamment la base de tout le Mystère de la Rédemption chrétienne. Il pensait lui-même que ses ouvrages étaient trop nombreux, et il désira de les fondre tous en un. Comme il écrivit sans art et sans méthode, qu'il était étranger à toutes les règles de la composition, à chaque nouveau sujet qu'il eut à traiter, il retraça les mêmes principes fondamentaux, et répéta les mêmes développements sur la base et la manifestation du mystère de la nature, comme étant la clé et le fondement de toute vérité. Ce sont ces répétitions qui ont rendu ses écrits si volumineux ; et l'on peut dire qu'il ne se trouve rien dans un traité qui ne soit dans les autres ; quoique chacun développe un sujet en particulier, d'une manière plus complète que les autres. Ce qui vous importe donc le plus n'est pas de pouvoir parcourir tous ses ouvrages, mais de pénétrer et saisir véritablement la base sur laquelle est fondée toute sa doctrine ; c'est cette base vraiment philosophique qui découvre et manifeste fondamentalement toutes les actions et toutes les vertus qui opèrent, soit dans l'ordre de la nature, soit dans celui de la grâce, et c'est cette connaissance qui vous apprendra à devenir un bon ouvrier vous-même, et la manière dont vous devez vous unir, concourir et coopérer avec toutes ces forces actives de la nature et de la grâce. Or, je le répète, cette base fondamentale de tout est exposée dans tous ses ouvrages, aussi clairement que la connaissance qu'il avait du langage humain pouvait le permettre, et elle vous a déjà été suffisamment développée par ce que nous avons dit pour vous faire comprendre la naissance de la nature, ce quelle est en elle-même, la manière dont elle opère, comment elle est distincte de Dieu et a un besoin absolu de lui ; comment Dieu est manifesté dans elle, et comment c'est elle qui a été la matrice d'où tout est sorti ensuite ; comment enfin, tous les êtres étant ce qu'ils sont et possédant ce qu'ils ont, uniquement d'elle et par elle, ils doivent nécessairement être heureux ou malheureux, selon qu'ils opèrent volontairement, en opposition ou conformément aux lois de cette Nature Éternelle.

Par le développement de ces bases fondamentales, vous avez vu comment les anges purent perdre la nature glorieuse pour laquelle ils avaient été créés et comment encore ils en ont été déchus. Vous avez vu, de plus, comment les ruines mêmes de leur royaume sont devenues les matériaux d'un nouvel édifice, d'une nouvelle création, telle que pouvait l'admettre l'état de la nature tombée ; et dans quel ordre et pour quel but elle fut effectuée par la parole créatrice, miséricordieuse de Dieu. L'on vous a de plus montré comment cette nouvelle création, par la prévarication de l'homme, qui avait été destiné à être son souverain, ayant été de nouveau exposée à l'action destructive de la puissance ténébreuse, en fut préservée par cette parole réparatrice ; comment la puissance ennemie fut contenue, et par quelle dispensation miséricordieuse la créature fut remise sur la voie de la restauration, par l'opération du Verbe réparateur, par ce Jésus, qui lui rapporta et lui communiqua de nouveau la lumière et la vie divines, selon les lois mêmes de la nature et par l'action de ses propres forces, rendues à leur activité primitive. Vous devez donc concevoir maintenant que rien n'est l'effet d'une volonté arbitraire ; mais tout est le résultat nécessaire des lois opérantes immuables de la nature, dirigées, aidées et soutenues par la miséricorde du Verbe réparateur, dans la proportion de la capacité de cette même nature.

Telles sont les bases fondamentales de toute la doctrine de Jacob Bœhme, et, une fois que vous les avez saisies, vous êtes établi, dès lors, dans ce centre de vérité, d'où procède la lumière qui vous montre graduellement, d'une manière aussi certaine et aussi évidente que le sont pour vous, les diverses opérations de votre propre vie, tout ce qu'il vous est essentiel de connaître de Dieu, de la nature, du ciel, de l'enfer, des chutes des anges et de l'homme, et enfin de la nature de cette Rédemption, préparée par le Verbe ou le fils de Dieu fait homme. C'est elle qui vous montre encore que la misère ou la félicité, la vie ou la mort, ne peuvent être que le produit d'une naissance dans la nature, suivant les lois de cette même nature, par la foi, ou le pouvoir magique de la volonté de l'homme, suivant qu'il opère, ou en conformité, ou en opposition avec la parole réparatrice de Dieu.

La manière la plus sage et la plus profitable de lire ses écrits serait donc de se contenter pendant un certain temps de la partie de ses ouvrages où se trouvent principalement posées et développées ces bases fondamentales de tout, jusqu'à ce qu'elles soient devenues suffisamment évidentes et sensibles pour nous, et que notre cœur en ait été tellement pénétré qu'il ne sente et n'agisse plus que par elles. Aussi Jacob Bœhme vous assure-t-il qu'il n'a écrit que pour aider l'homme à se chercher et à se trouver lui-même ; pour l'aider, dis-je, à connaître quelle est sa véritable origine, la place qu'il occupe dans la nature, ce que sont son corps, son âme et son esprit, de quels mondes est parvenu ce triple lui-même, et comment il est parvenu à être ce qu'il est, quelle est la nature de sa chute, et comment il doit s'en relever. Or, pour atteindre ce but, il conviendrait de se borner à lire jusqu'au dixième ou douzième chapitre de son livre Des trois principes ; ou jusqu'au sixième ou huitième de La triple vie, jusqu'à ce que ces bases devenant évidentes pour nous, tous les sentiments de notre cœur y soit rendus conformes, et que notre volonté n'opère plus que par elles ; alors nous pourrions avec avantage poursuivre la lecture de tous ses autres ouvrages, soit La voie à Christ, soit le traité de L'incarnation, etc...

Mais sur toutes choses gardez-vous d'être un raisonneur sur ce Mystère sacré ; n'allez pas chercher des commentaires ou des explications rationnelles pour parvenir à le comprendre ; je vous en préviens, quelque vrai, quelque bon qu'il soit en lui-même, il ne serait plus pour vous que cette vaine science, faussement décorée du nom de philosophie, et que l'Apôtre a expressément condamnée ; il serait, dis-je, pour vous tout autant un piège et une illusion, que le sont, pour les autres, leur érudition et leur prétendue philosophie. Car s'il ne peut y avoir rien de bon et de divin en vous que la foi, l'espérance, l'amour et ce désir vif du cœur tourné vers Dieu, et soupirant après lui ; si Dieu seul peut être le bien réel, la félicité et la bénédiction véritable de cette foi, de cette espérance, de cet amour et de ce désir, si, dis-je, rien ne peut vous communiquer Dieu que Dieu lui-même et si Dieu, enfin, ne peut se communiquer à vous comme une idée ou une opinion de raison, mais uniquement comme un degré de vie, de bien, de félicité qui, naissant en votre âme, y devient vivant et opérant, il est donc évident que vous livrer aux raisonnements et aux conceptions idéales, c'est vous détourner de Dieu en réalité, et vous écarter complètement de la ligne directe de sa communication réelle.

LE DOCTEUR

Mais alors, Théophile, n'eût-il pas mieux valu que ces sujets si profonds n'eussent pas été communiqués au monde, puisqu'il est vrai que, d'après la disposition naturelle de la plus grande partie des hommes, il est presque impossible qu'ils n'en abusent ?

THÉOPHILE

Vous pourriez faire la même objection contre les Saintes Écritures elles-mêmes : en effet, si vous exceptez les sept mille qui n'ont point fléchi le genou devant Bahal, lesquels existent toujours, quoiqu'inconnus, comme ils existaient dans le temps d'Élie, et quelques Pères de l'Église, quelques auteurs spirituels, qui ont dans tous les temps rendu témoignage à la vérité et aux Mystères de la religion, il faut avouer que l'érudition humaine, dirigée par la raison de ce monde, n'a pas cessé jusqu'à nos jours d'induire en erreur la généralité sur le but réel et le véritable usage des Écritures, et d'occasionner par là une foule de maux et de calamités. C'est au cœur et à la conscience de l'homme que les Saintes Écritures parlent, non pour le remplir d'opinions et d'idées, communiquées par la lettre extérieure, mais pour lui faire adorer l'être et la vertu de Dieu, dans la proportion qu'ils lui sont manifestés ; pour réveiller, dis-je, en lui, le sentiment vif du besoin qu'il a de Dieu, et pour le porter à se tourner de toutes ses forces, de toutes ses facultés, de tout son cœur et de toute sa volonté vers Dieu, pour en recevoir dans le centre réel de son être la lumière, la vie et la paix.

Mais, pour répondre plus directement à votre objection, je vous dirai que celui qui a la foi et la simplicité des premiers chrétiens, qui est indépendant de toute opinion humaine, dégagé de tout esprit de parti, et, par conséquent, hors du cercle des doctrines erronées qu'ont produit, par leurs disputes, les diverses sectes et dont elles sont alimentées ; celui qui, mort dans tous les désirs de son âme à ce qui appartient à la terre et à tous les éléments de ce monde, ne cherche plus que la lumière, la vie et le salut de Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, afin que devenant vivant et habitant dans lui, ils le rachètent et le sanctifient dans son corps, son âme et son esprit ; celui-là, dis-je, n'a pas besoin de s'occuper de l'intelligence du Mystère sacré, puisqu'il vit déjà en réalité en lui, et que, sans se manifester aux yeux de son entendement par des formes extérieures, il opère véritablement au-dedans de lui, en le préservant, ou le tirant du dédale des religions fausses idéales, pour le fixer dans la simplicité primitive de foi et de vie évangélique.

Au milieu de la confusion où nous a jetés l'achèvement de cet édifice de spiritualité mondaine, prévu par l'Écriture et représenté par cette paillarde qui est montée sur la bête ; au milieu de la division qu'il a enfanté dans toutes les parties du monde chrétien, lesquelles ont toutes maintenant leur Babel particulière, fondée sur quelque interprétation rationnelle de la lettre des Écritures, dont elles ne savent plus faire usage que pour s'accabler réciproquement de reproches et de condamnations, et appuyer chacune son édifice particulier, et depuis qu'en dehors du cercle chrétien la raison humaine trouve plus facile de condamner toute Révélation que d'attaquer simplement les diverses Babels qui se sont bâties dessus, et qu'enfin est arrivée cette consommation de confusion, par la raison et la sagesse charnelles de ceux qui défendent l'Évangile, aussi bien que de ceux qui l'attaquent ; au milieu, dis-je, de toute cette confusion, que d'actions de grâce n'avons-nous pas à rendre à la bonté divine, qui a voulu venir à notre secours, dans ces derniers temps, en nous révélant la base profonde et mystérieuse de toutes choses, d'une manière appropriée à l'état de désordre et de détresse dans lequel se trouve la religion dans ce monde ! Et n'aperçoit-on pas pourquoi cette dispensation miséricordieuse n'a pas eu lieu plus tôt ? Car la véritable foi n'en avait pas besoin ; et quant à la raison érudite, tant qu'elle était satisfaite et qu'elle se suffisait à elle-même, elle n'était pas propre à la recevoir. Il était donc de la bonté et de la sagesse de Dieu de ne point révéler ce Mystère, jusqu'au moment où la raison et la sagesse charnelles de ce monde, ayant coulé à fond toute foi et comblé ainsi la mesure de leur folie, se trouvassent enfin arrivées au dernier terme de la détresse, de la perplexité et de la confusion. L'expérience nous apprend que ce n'est que lorsque la maladie s'est fait sentir réellement et vivement que l'on est disposé à prendre volontiers le remède qui nous est offert.

Que le véritable chrétien qui a le bonheur d'être dans la simplicité de la foi évangélique ne s'offense pas de la révélation de ce Mystère, parce qu'il n'en a pas besoin ; mais qu'il considère qu'elle est une dispensation de miséricorde et de bonté divines envers l'Église déchue de la vie et de la puissance de la foi évangélique, pour la délivrer de l'esclavage des ténèbres, et de la perplexité dans lesquels l'ont entraînée et la retiennent captive la raison humaine et toutes ses conceptions idéales.

Que le théologien orthodoxe, qui tient fortement aux phrases et aux sentiments des anciens, ne rejette pas ce Mystère, en le taxant d'hérésie, parce qu'il révèle des bases et des mystères que les écrivains des temps plus reculés n'ont point connus, et dont ils n'ont point parlé ! Ils doivent au contraire remercier Dieu de cette manifestation, et la recevoir à bras ouverts, comme une dispensation absolument nécessaire, depuis que l'Église déchue de sa simplicité primitive de foi est tombée dans cet état d'aveuglement, de détresse et de division où nous la voyons. Tant qu'une foi vivante fut le rempart des Mystères de la religion, le développement de leurs bases philosophiques était inutile, mais lorsque l'orthodoxie se fut livrée à la raison incertaine, qu'elle ne s'appuya plus que sur la lettre des Écritures, dès lors il ne resta d'autres moyens de défense que ceux employés par les différentes sectes qui divisent le monde chrétien. Or, dès que quelqu'un entreprend de défendre, par la raison, les Mystères de la Rédemption, plus il est zélé et savant, plus il entasse d'erreurs ; car plus les moyens agissant en dehors de la lumière sont grands, plus ils doivent nécessairement produire d'extravagances, et les controverses qui ont déchiré le sein de l'Église nous en ont laissé des témoignages trop réels. Et comment la raison érudite, qui préside toutes les écoles de théologie, aurait-elle pu parvenir à la connaissance de ces bases et de ces Mystères de la religion, puisque jusqu'à nos jours, c'est une opinion généralement reçue et enseignée par elle que toutes choses ont été créées de rien ? Cette assertion, qui passe pour un axiome, exclut complètement toute possibilité de donner les bases et les raisons de rien, soit pour ce qui regarde l'homme en lui-même, soit pour ce qui concerne la religion, car le Rien ne saurait avoir ni raison, ni base positive. Si donc ce qui est en être est provenu du Rien, il a dès lors nécessairement la nature du fond d'où il est sorti ; conséquemment, il est aussi impossible d'en raisonner, ni de dire pourquoi il est ce qu'il est, qu'il l'est de dire quelque chose de ce même Rien dont il est provenu. Et si le Mystère ou la vie de la nature humaine est sortie du Rien, qu'elle n'ait pas en elle la réalité d'un principe antérieur, par qui elle est ce qu'elle est, et possède ce qu'elle a, il en résulte nécessairement que tous les Mystères de la religion de l'homme ont le même Rien pour base, qu'ils n'appartiennent non plus à aucun principe réel antérieur, constituant leur nature. Dès que l'homme est créé de Rien, sa religion doit aussi provenir de Rien, car pour qu'elle soit homogène à sa nature et qu'elle puisse lui être de quelque avantage, elle doit avoir la même origine que lui. Ainsi une religion qui a sa base dans l'Éternité n'est point homogène avec la nature de l'homme, s'il est vrai qu'il ait été produit dans le temps, et qu'il soit provenu de Rien. Ainsi donc, ceux qui prétendent que l'homme est venu du Rien, doivent s'ils sont conséquents, maintenir que tous les Mystères de la religion ont également le Rien pour principe, qu'il n'est pas plus possible de rendre compte de sa base que de celle de l'homme, ni de différencier les causes, qui peuvent altérer l'un et l'autre, soit en bien, soit en mal.

De là vient que, dans toutes les controverses qui ont agité l'Église, à commencer par celle d'Augustin et de Pélage sur le libre arbitre, la vérité a toujours été plus ou moins martyrisée. Car du moment que vous savez que l'opinion de tous deux était que la volonté humaine avait été créée de Rien, vous n'êtes plus étonné de la foule de volumes et d'erreurs que cette dispute a enfantés !... Certes, qui peut dire ce qu'est ou n'est pas la volonté, quelle doit être sa nature et sa force essentielle, si elle est créée de Rien ? Mais si ces deux adversaires eussent été instruits par un principe fondamental de la nature de la volonté de l'homme, qu'ils eussent connu qu'elle ne peut être une chose faite, et encore moins une chose faite de Rien, que la volonté de l'ange et de l'homme est la volonté éternelle, incréée, devenue créaturelle, qu'elle provient de la volonté divine, par un engendrement direct, et que c'est d'elle qu'elle est née et descendue, que c'est par elle qu'elle a été constituée créaturelle, dès lors ils eussent reconnu que la volonté de l'homme et de l'ange doit nécessairement avoir la nature et la liberté de la volonté éternelle, que la liberté ne consiste pas seulement en sa spontanéité de mouvement, mais encore et par-dessus tout en ce qu'elle ne peut rien posséder, ni rien être, ni rien recevoir, soit pour son bonheur, soit pour son malheur, que suivant qu'elle opère ; et l'Église eût été préservée de tant de vaines disputes sur la prédestination qui n'ont cessé de déchirer son sein depuis le temps d'Augustin.

Voyez, d'un autre côté, les Sociniens et leurs adversaires, disputant dans le champ de la raison, sur la chute, la prévarication originelle, la colère vengeresse de Dieu ; sur la nécessité de satisfaire à la justice divine, sur celle de l'incarnation, des souffrances, de la mort et de la satisfaction de Christ... Les uns et les autres croient aveuglément que l'âme humaine, de même que tout ce qui existe, a été créée de Rien ; et comment pourraient-ils seulement aborder la vraie base de tous ces points de doctrine ? Il est donc absolument impossible de rien affirmer de réel sur le principe fondamental de la Rédemption chrétienne en soutenant que l'âme est créée de Rien ; car il est aussi raisonnable d'établir que l'âme peut être rachetée par le Rien que de maintenir qu'elle a été créée de Rien.

Pourquoi les disputes interminables des chrétiens et des déistes ont-elles produit des résultats également vains ? C'est parce que les uns et les autres, n'admettant qu'une création du Rien, ne pouvaient rien avancer d'après une base réelle, soit pour, soit contre les Mystères de l'Évangile ; et alors il est arrivé que ces disputes, par leur vanité et leur obscurité, ont contribué à accroître le nombre des incrédules, en faisant naître peu à peu dans le cœur des hommes, une tendance naturelle à l'indifférence et au doute.

En Dieu nous vivons et nous avons notre être. Cette proposition, bien approfondie, peut seule nous servir de mesure et de base pour décider, pour ou contre, la vérité du Mystère de la Rédemption chrétienne. Celui donc qui veut défendre la doctrine évangélique doit pouvoir prouver la réalité, la nécessité et l'efficacité des moyens de rédemption proposés par l'Évangile en démontrant la manière dont nous sommes en Dieu, comment nous vivons en lui et de lui, et nous nous mouvons en lui.

De l'autre côté, le déiste ne peut rien avancer de raisonnable dans son sens qu'en montrant que par la manière dont nous sommes en Dieu et dont nous vivons en lui et de lui, nous n'avons nullement besoin et ne sommes nullement capables des moyens de Rédemption proposés par l'Évangile. Mais cette mesure, qui est l'unique véritable, n'est ni à la portée de l'un, ni à la portée de l'autre, car croyant tous deux que l'âme a été créée de Rien, il leur est également impossible de chercher à connaître ce qu'il y a de Dieu en elle, comment elle vit et a sa racine en lui ; ils ne saurait non plus pénétrer jusqu'à la base, à la loi fondamentale, d'où proviennent son mal et son bien, son bonheur ou son malheur ; et certes si la vie intelligente elle-même a été créée de Rien, n'est-il pas positif que son bien et son mal, sa félicité et sa misère, etc..., ne peuvent avoir non plus de bases réelles, et qu'ils sont également créés de Rien, et peuvent entrer dans le Rien, suivant le bon plaisir du Créateur.

Vous voyez combien étaient vaines toutes les controverses qui ont eu lieu soit au-dedans, soit au dehors du cercle de l'Église chrétienne ; puisqu'il est clair que cette raison, qui était appelée soit à défendre soit à attaquer les dogmes et les mystères, n'avait pas la plus légère connaissance de leur base fondamentale. Ne vous étonnez pas non plus si dans ces derniers siècles, où l'érudition littéraire a joué un si grand rôle, la confusion n'a fait qu'augmenter et l'erreur lever une tête plus triomphante. Car, ignorant complètement la base fondamentale de toute vérité, et ne cherchant d'autorité que dans les phrases extérieures et la lettre de l'Écriture, plus les adversaires ont été savants et habiles dans l'art du raisonnement et de la critique, plus ils ont entassé d'absurdités de tous côtés ! Pourquoi le catholique romain put-il consentir à interpréter le comment de la sainte Cène par une transubstantiation, et pourquoi les réformateurs ne furent-ils pas révoltés à l'idée seule de leur prédestination et de leur réprobation ? C'est parce que la raison et l'art de la critique fournirent, aux uns et aux autres, les moyens de tirer, chacun de son côté, l'autorité de la lettre de l'Écriture pour en appuyer son système particulier ; et soyez assuré que ni la raison, ni l'érudition littéraire ne sont pas plus capables de voir clair dans tous les autres points de doctrine religieuse que dans les deux ci-dessus mentionnés. Et comment en serait-il autrement lorsque le déiste et le chrétien croient également à une création de Rien ? Car, ne pouvant dès lors reconnaître qu'un Dieu arbitraire et qu'une religion arbitraire, fondée par conséquent sans aucune base réelle antérieure, ils sont réduits à l'appuyer par des preuves et des raisonnements également arbitraires.

Que d'actions de grâces ne devons-nous donc pas rendre à Dieu de la bonté qu'il a eue de nous manifester par son serviteur, ce Grand Mystère et de nous donner par là un moyen sûr de démêler, de la manière la plus évidente, le vrai et le faux de toutes les religions ! Que personne ne se scandalise de la révélation de ce Mystère, comme s'il introduisait des nouveautés dans la religion ; non, il n'annonce rien de nouveau, il n'altère en rien la doctrine de l'Évangile, et n'y ajoute rien ; il ne fait qu'établir tous les points de la foi chrétienne primitive sur leurs vraies bases, et les montrer sous un jour si lumineux, qu'il est impossible de leur refuser son assentiment. Il ne saurait non plus troubler quiconque est en possession de la vérité, puisque son but unique est la manifestation de la vie céleste dans l'âme. Il ne tourmente personne, purement à cause de sa forme extérieure de religion, mais il se contente de montrer évidemment que toute forme extérieure ne peut être bonne, qu'autant qu'elle a pour but l'établissement de la vie nouvelle céleste dans l'âme, et qu'elle est un moyen et une aide pour y arriver. Un chrétien, dit Jacob Boehme, n'est d'aucune secte et pourtant appartient à toutes ; cette vérité, je le sais, déplaira à toute secte, comme secte, mais cela même prouve qu'elles ont toutes besoin de cette vérité, et qu'il est avantageux à toutes de l'entendre répéter. Le mal de toute secte consiste, principalement, en ce qu'elle se croit essentielle à la vérité, tandis que celui-là seul est dans la vérité qui reconnaît qu'elle est indépendante de toute secte, qu'elle est aussi libre et aussi universelle que la bonté de Dieu, et qu'elle n'a pas plus d'égard aux noms et aux différences de nations, dans sa communication, que n'en ont l'air et la lumière de ce monde.

Mais, avant de nous séparer, souffrez que je vous conjure de nouveau de ne point recevoir le développement de ce Mystère sacré comme un système d'opinions rationnelles, et de n'en pas faire un usage semblable à celui qu'a fait de la Bible le monde chrétien, en n'en recueillant que les idées spéculatives. Souvenez-vous que, dans tout ce qu'il révèle des profondeurs de la nature et de la grâce, il n'a d'autre but que de vous amener à être de cœur et d'esprit cet enfant prodigue qui retourne à la maison paternelle ; qu'il ne tend qu'à vous démontrer l'aveuglement et la vanité de la raison et des opinions humaines, et à vous convaincre que la vérité ne pourra jamais entrer en vous que dans la proportion que vous mourrez à votre nature aveugle, terrestre. Or l'Évangile vous dit tout cela, dans les termes les plus clairs et les plus simples, et le Mystère dont il est question ne fait que vous montrer, de plus, que tout le système de l'Univers vous tient aussi le même langage. Pour être un véritable adepte de ce Mystère, il faut être un véritable disciple de Christ. Car, en nous faisant parcourir les profondeurs et les hauteurs de la nature, en nous découvrant les lois fondamentales par lesquelles tout est venu en être, et tout existe, il ne fait que nous confirmer la vérité de ces paroles de Christ : " Celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres. Si un homme ne se renonce pas lui-même et ne consent pas à abandonner tout ce qu'il possède, il ne peut être mon disciple. " Voilà le sommaire de la philosophie enseignée dans ce Mystère ; ainsi, ce n'est pas comme système particulier d'opinions que vous devez l'embrasser ; il vous presse au contraire, par la démonstration de toutes les vérités fondamentales de la nature, de vous tourner vers Christ comme étant l'unique voie, l'unique vérité, l'unique vie et l'unique salut de votre âme ; et il vous répète, sous mille formes différentes, que pour entrer dans le Royaume des Cieux, il faut que le Verbe Jésus-Christ, la lumière de la vie éternelle, devienne véritablement vivant, parlant et opérant en vous. Lisez tant que vous voudrez, vous ne ferez que consumer vainement votre temps, si vous n'avez pour but de mourir à ce monde afin de vivre à Dieu par Jésus-Christ dans la puissance de la foi et dans l'esprit de prière. Puissent ces paroles rester gravées en caractères ineffaçables dans le fond de vos cœurs ! Il est temps, mes chers amis, de terminer notre entretien. Adieu.