IV

L' OBJET DE LA CHARITE, C'EST L'HOMME, C'EST UNE
SOCIÉTÉ, C'EST LA PATRIE ET C'EST LE GENRE HUMAIN ; ET
ILS SONT TOUS LE PROCHAIN DANS UN SENS STRICT ET
DANS UN SENS LARGE.

  Que l'homme soit le prochain, cela est connu ; qu'une société soit le prochain, c'est parce qu'une société est un homme composé ; que la patrie soit le prochain, c'est parce que la patrie consiste en un grand nombre de sociétés, et qu'elle est ainsi un homme beaucoup plus composé ; et que le genre humain soit le prochain, c'est parce que le genre humain consiste en de grandes sociétés dont chacune est un homme dans le composé, et qu'ainsi c'est un homme dans un sens très-large.

  1° Chaque homme est le prochain selon la qualité de son bien.
  Puisque le bien, dans l'idée spirituelle, est le prochain, et que l'homme est le sujet du bien, il s'ensuit que l'homme, dans l'idée naturelle, est le prochain. Un homme n'est pas plus le prochain qu'un autre quant à la personne seule, mais il l'est quant au bien d'après lequel cet homme est tel ou tel homme, puisqu'il y a autant de différences du prochain qu'il y a de différences du bien, et que les différences du bien sont infinies. On croit qu'un frère, un parent et un allié sont le prochain plus qu'un étranger, et que celui qui est né dans la patrie est le prochain plus que celui qui est né hors de la patrie ; mais chacun, qu'il soit Grec ou Gentil, est le prochain selon son bien. En effet, chacun est le prochain selon l'affinité et la parenté spirituelles : cela peut être vu en ce que tout homme après la mort vient parmi les siens, à savoir, parmi ceux avec qui il est semblable quant au bien, ou, ce qui est la même chose, selon l'affection ; et après la mort les affinités naturelles périssent et sont remplacées par les affinités spirituelles, parce que dans la nouvelle société céleste on se connaît l'un l'autre, et l'on est consocié, par cela qu'on est dans un bien semblable. De dix frères dans le monde, cinq peuvent être dans l'enfer, et cinq dans le ciel, et ces cinq dans diverses sociétés ; s'ils se rassemblent, ils ne se connaissent pas l'un l'autre ; ils sont tous ainsi, chacun dans la société de son affection. De là il est évident que chaque homme est le prochain selon la qualité du bien. Les biens, selon la qualité desquels on est le prochain, sont principalement les biens spirituels ; la charité regarde en premier lieu ces biens.

  2° Une société, petite ou grande, est le pochain selon le bien de l'usage qu'elle remplit.
  Toute société dans un royaume est instituée selon les usages, qui sont divers : il y a des sociétés dont l'oeuvre est d'administrer diverses choses civiles, qui sont en très-grand nombre, diverses choses judiciaires, diverses choses économiques, diverses choses ecclésiastiques, comme les consistoires, les académies, les écoles ; il y a des sociétés scientifiques ; et beaucoup d'autres. Toute société ne peut être regardée autrement que comme un homme dans le composé ; une société est donc le prochain selon le bien de l'usage quelle remplit ; si elle remplit des usages importants, elle est davantage le prochain ; s'ils sont d'une moindre importance, elle l'est moins ; si ce sont de mauvais usages, elle n'est le prochain que comme l'homme méchant, dont je veux le bien, afin qu'il devienne bon, et auquel je fournirai, autant que possible, des moyens pour quil s'améliore, mais envers qui, s'il ne peut être amélioré autrement, j'emploierai les menaces, les corrections, les punitions et les moyens de suppression. On ne peut regarder une société qui est chargée d'une fonction que comme un seul homme composé : quelques hommes sont appelés membres du gouvernement, lorsque le royaume est regardé comme un homme, mais entre eux ils font un seul homme dont chacun d'eux est un membre ; cela est semblable à ce qui existe dans le ciel ; là, toute société, petite ou grande, est comme un seul homme ; elle se présente même à la vue comme un seul homme. J'ai vu une très grande société comme un seul homme ; la forme du ciel est la forme humaine. De même aussi une société dans les terres apparaît devant les Anges dans les cieux comme un seul homme.

  3° La patrie est le prochain selon son bien spirituel, moral et civil.
  Dans l'idée de tous la patrie est comme un ; aussi toutes les lois, tant de la justice que de l'économie, sont-elles faites comme pour un ; c'est pourquoi la patrie est comme un homme dans le concret, elle est même appelée corps, et le roi en est la tête. Son bien auquel on doit pourvoir est appelé bien public, et bien commun ; on dit aussi du roi, qu'on fait partie du corps de son gouvernement. Chaque royaume se présente aussi devant les Anges dans le ciel, quand il plaît au Seigneur, comme un seul homme, ainsi tel qu'il est dans la forme ; cette forme est la forme de son affection spirituelle, la forme de la face est celle de l'affection du bien spirituel, et la forme du corps est la forme du bien civil, et ses moeurs, son langage et autres choses semblables présentent son bien rationnel ; quand on voit un royaume comme un seul homme, on peut voir quel il est et c'est selon cela qu'il est le prochain. La naissance ne fait pas que l'on soit le prochain plus qu'un autre, ni même le droit de mère et de père, ni l'éducation, ces choses proviennent du bien naturel, ni l'affinité, ni la parenté, ni par conséquent la patrie ; celle-ci doit être aimée selon la qualité de son bien, mais il y a obligation de lui faire du bien, ce qui a lieu en pourvoyant à son usage, parce qu'ainsi on pourvoit au bien de tous : on n'est pas tenu d'agir ainsi envers un autre royaume au dehors, parce qu'un royaume ne veut pas le bien d'un autre royaume, il veut au contraire le détruire quant aux richesses et à la puissance, par conséquent aussi quant aux moyens de défendre ceux qui l'habitent ; c'est pourquoi aimer davantage un autre royaume, en pourvoyant davantage à l'usage de ce royaume, c'est agir contre le bien du royaume dans lequel on est : la patrie doit donc être aimée dans un degré supérieur.

  Soit un exemple : si je suis né à Venise ou à Rome, et que je sois Chrétien réformé, dois-je aimer la patrie, où je suis né, quant au bien spirituel ? Je ne le puis ; ni même quant au bien moral et au bien civil, en tant qu'ils dépendent du bien spirituel, pour qu'il y ait ce bien ; mais, en tant qu'ils n'en dépendent pas, je le puis ; toutefois, quoiqu'en raison de ces trois biens elle ait de la haine pour moi, je n'en aurai point pour elle adversaire et ennemie ; mais je l'aimerai toujours, en ne lui causant aucun dommage, et en pourvoyant à son bien, en tant que c'est son bien, mais en n'y pourvoyant pas de manière à la confirmer dans son faux et dans son mal. Mais il en sera dit davantage ailleurs sur l'amour de la patrie.

  4° Le genre humain est le prochain dans un sens très-large, mais comme il a été distingué en empires, royaumes et républiques, chacun de ces états est le prochain selon le bien de la religion et des moeurs, et selon le bien qu'il procure à la patrie, et en tant qu'il fait un avec son bien.
  Ce sujet est trop étendu pour qu'il puisse être illustré d'une manière distincte ; il suffit que tel ou tel homme de tel ou tel royaume soit auprès de moi, et que j'habite avec lui dans une même maison ou dans une même ville, pour que cet homme soit pour moi le prochain selon son bien : il en est de même de tous ceux de ce royaume auxquels ressemble cet homme particulier. Soit l'ambassadeur d'un royaume, qui représente le roi et par suite le royaume ; on ne peut nier que cet ambassadeur ne soit pour moi le prochain selon son bien concernant sa religion et ses moeurs, et selon qu'il veut le bien de ma patrie et de la sienne, surtout en tant qu'il fait un avec son bien

  Je ne parle pas d'un autre bien que du bien de la charité, et du bien de la charité réelle. Les méchants peuvent s'aimer mutuellement, même les voleurs, même les diables, mais non d'après la charité, ou d'après le bien de l'amour intérieur ; mais comme ils font un en faisant le mal, en volant, en commettant scortation, et en se vengeant, en tuant, en blasphémant, ils sont des prochains entre eux ; mais je ne parle pas de ces prochains, parce qu'ici il s'agit de la charité et du bien de la charité.

  Je puis aimer tous ceux qui sont dans l'univers selon la religion, non davantage ceux de la patrie que ceux des autres royaumes, ni plus ceux de l'Europe que ceux de l'Afrique ; j'aime tout homme de même que le chrétien, s'il vit bien d'après sa religion, s'il adore Dieu du fond du coeur, en disant : " Je ne veux pas faire ce mal parce qu'il est contre Dieu " ; toutefois, je les aime non selon la doctrine, mais selon la vie ; puisque si j'aime un homme selon la doctrine seulement, je l'aime comme homme externe ; mais si c'est selon la vie, je l'aime comme homme interne, car s'il a le bien de la religion, il a aussi le bien moral et aussi le bien civil ; ces biens ne peuvent être séparés. Mais celui qui est seulement dans la doctrine peut ne pas avoir la religion ; ainsi son bien moral et son bien civil n'ont point en eux-mêmes la vie ; ils sont nés chez l'homme, ils veulent être vus et veulent que l'on croie qu'ils sont des biens.