CHAPITRE V

DANS LE THIBET


    Le val Chambi, au nord de Darjeeling, est une sorte de petit paradis terrestre en même temps qu'une des entrées de la contrée la plus désolée et la plus inhospitalière de l'Asie, le Thibet.

    Ce pays n'a pas toujours été fermé. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, Lhassa n'opposait aux étrangers que des obstacles naturels. Des jésuites et des capucins y firent de longs séjours, encouragés même par le gouvernement thibétain. On sait que déjà en 1325 des voyageurs visitèrent ce pays, mais les premiers Européens qui séjournèrent à Lhassa y arrivèrent en 1661. C'est que, il y a deux ou trois siècles, les Européens pouvaient parcourir les coins reculés de l'Asie avec plus de sécurité que de nos jours, parce que maintenant le blanc inspire l'effroi au lieu d'éveiller simplement la curiosité.

    A la fin du XVIIIe siècle, les soldats du Népaul envahirent le Thibet, qui appela à son secours les Chinois, et ceux-ci anéantirent presque les Gourkhas. A partir de ce moment ce fut, de fait, la Chine qui régna à Lhassa, et c'est de là que date la politique de stricte exclusion.

    Depuis le déclin de la puissance de la Chine, une mission thibétaine, soi-disant religieuse, envoyée en Russie, a placé le Thibet plus ou moins sous l'influence russe. Plusieurs lamas de Buriat ont été élevés en Russie, entre autres un certain Dorjieff, chef de la mission russo-thibétaine de 1901. Avec d'autres, il formait le rêve d'un boudhisme renforcé, sous le contrôle spirituel du Dalaï Lama, appuyé par la puissance militaire de la Russie. Ces lamas ignorants se figuraient que la Russie était boudhiste.

    Le Thibet est un pays mystérieux qui jouit d'une civilisation fort ancienne, mais stationnaire. C'est le pays des drapeaux à prière flottant au vent et des moulins à prière qu'on fait tourner machinalement. Le gouvernement est moyenâgeux ; la sorcellerie, la magie et l'ordalie par le feu ou l'eau bouillante y fleurissent encore. On y compte environ six millions d'habitants.

    A Lhassa, la maison consacrée au Boudha et au Dalaï Lama est un bâtiment qui se dresse superbement sur un rocher appelé le Potala. Ses murs massifs, ses terrasses et ses bastions s'élèvent verticalement de la plaine à la crête, couronnés de dômes, étincelants de turquoise et d'or. A ses pieds croupit dans la saleté la cité de Lhassa. Bien que le boudhisme déclare toute vie sacrée, il n'y a pas eu, dans l'Europe du moyen âge, de donjon ensanglanté qui ait vu autant de meurtres que ce sanctuaire de la divine incarnation.

    C'est uniquement la religion boudhiste qui maintient l'unité de la nation, chaque famille devant donner un de ses fils à l'ordre sacerdotal des lamas.

    Il y a quelques centaines d'années qu'un saint boudhiste a prédit qu'un jour le Thibet serait envahi et conquis, et le boudhisme anéanti. Aussi une terreur aveugle s'unit au fanatisme pour tenir closes toutes les portes du pays et, plus que toute autre chose, l'enseignement d'une religion étrangère attire, sur qui s'en rend coupable, la persécution la plus acharnée et même la mort la plus cruelle.

Sundar Singh pénètre dans le Thibet. Lorsque je fus arrivé... pour l'Évangile de Christ, le Seigneur m'ouvrit une porte... une grande porte et les adversaires sont nombreux (2 Cor. 2 : 12 ; I Cor . 16 : 9) Ils ont les pieds légers pour répandre le sang.. ; ils ne connaissent pas le chemin de la paix (Rom. 3 : 15, 17).

    Il est fort naturel que l'esprit de Sundar Singh se soit tourné vers ce pays fermé, dès qu'il se mit à prêcher l'Évangile. Il y avait plus d'un siècle que le vaste continent de l'Inde avait ses missionnaires ; des centaines de milliers d'Hindous avaient, répondu à l'appel de Christ ; beaucoup d'entre eux étaient à leur tour devenus des messagers de paix et, comme il le dit lui-même : « Il y en a beaucoup pour proclamer la vérité en Inde. » Aussi, lorsqu'il se tournait vers le Thibet et le Népaul, son cœur, s'élançait vers ces populations plongées dans la nuit.

    Les missionnaires étrangers trouvent la porte du pays verrouillée et c'est à peine s'il en est autrement pour un Hindou, car il doit faire face non seulement à un climat inhospitalier, mais à l'hostilité violente d'un peuple à demi-sauvage et des plus fanatique. Sundar Singh aime à souffrir pour son Maître et, sans se laisser arrêter par ce qui pouvait l'attendre, il se mit en route pour essayer de pénétrer dans ce pays de bigoterie et de ténèbres.

« Dans ces pays d'ombres glacées
Va, dit Jésus, va donc, mon fils ! »
Posant sur moi ses mains percées,
Il me consacre, et j'obéis.
    Malheureusement pour nous, Sundar Singh n'a point tenu de journal de ses diverses pérégrinations, de sorte que nous ne possédons, que des récits fragmentaires et de ses souffrances et de ses succès. Lors de son premier voyage au Thibet, en 1908, il avait à peine dix-neuf ans. Il se mit en route seul et parfaitement ignorant de la langue thibétaine, aussi fut-il bien heureux de mettre à profit l'aide que lui offrirent deux missionnaires moraves stationnés à Poo, petite ville frontière. Il resta là une semaine, puis ils lui donnèrent un de leurs aides, qui devait l'accompagner sur un certain parcours et lui apprendre quelque peu le dialecte populaire. A part ce qu'il savait de l'hostilité farouche des Thibétains à l'endroit de toute religion étrangère, le sâdhou ne connaissait guère ni le pays ni les gens ; mais il n'allait pas tarder à faire la connaissance de ces derniers et à s'apercevoir de leurs sentiments à l'égard de son enseignement. Où qu'il allât, il avait à faire à la plus violente et haineuse opposition, surtout de la part des lamas qui, particulièrement venimeux et souvent menaçants, se tenaient au premier rang des foules qu'attirait la prédication du sâdhou.

    Il parvint néanmoins sain et sauf jusqu'à la ville importante de Tashigang, où il eut l'agréable surprise d'être accueilli par le principal lama de l'endroit. C'était un personnage important, qui avait sous ses ordres des centaines de lamas d'un rang inférieur. Non seulement il reçut le sâdhou avec bienveillance, mais il lui offrit le vivre et le couvert et, comme il faisait atrocement froid, cette hospitalité arrivait au bon moment. En outre, il convoqua les, gens à une réunion pour entendre le sâdhou, qui put ainsi prêcher l'Évangile d'un cœur plein de gratitude.

    En partant de là, Sundar eut le bonheur d'arriver dans une ville dont le chef lama était un ami de celui de Tashigang, de sorte que là aussi il fut bien accueilli et écouté avec sympathie, mais, dans les villes et les villages qu'il visita ensuite, il eut affaire avec une opposition plus violente encore qu'au commencement de sa tournée. On lui enjoignait sans cesse avec menaces de quitter le pays. Sans se laisser intimider, il poursuivait joyeusement son travail en dépit des difficultés.

    C'est ainsi que Sundar Singh « fit le siège de cette citadelle de la bigoterie et du fanatisme », non sans bien des tribulations. Mais pour gagner une seule âme à son Sauveur, il comptait pour rien l'opprobre et la persécution. Comme le disait un de ses amis de Ceylan : « Sa décision de rester nu pieds au milieu des neiges éternelles du Thibet était le signe de son invincible résolution d'amener des hommes à Christ coûte que coûte. »

Sundar Singh au Thibet. C'est pour l'œuvre de Christ qu'il a été près de la mort, ayant exposé sa vie (Phil. 2 : 30). Je suis prêt, non seulement à être lié, mais encore a mourir pour le nom du Seigneur Jésus. (Actes 21 : 12)

    Fermement résolu à faire connaître le nom de Christ dans ce pays hostile, Sundar Singh poursuivait son ministère, tout en prévoyant que tôt ou tard il aurait à endurer de terribles persécutions.

    En effet, dans une ville nommée Rasar, il fut arrêté et mené devant le lama sous l'inculpation d'avoir pénétré dans le pays et d'y avoir prêché l'Évangile de Christ. Reconnu coupable, il fut conduit à l'endroit consacré aux exécutions capitales, au milieu d'une foule hostile.

    Les deux genres usuels d'exécution consistent en ceci : ou bien l'on expose le condamné au soleil jusqu' à ce que mort s'ensuive, après l'avoir cousu dans une peau encore humide de yack ; ou bien on le jette dans un puits à sec dont l'ouverture est solidement fermée par dessus sa tête. C'est cette dernière torture qui fut choisie pour le sâdhou. Arrivé à l'endroit fatal, il fut dépouillé de ses vêtements et jeté dans les profondeurs ténébreuses de cet horrible charnier après que son bras eut été brisé. Nombreux étaient ceux qui avaient déjà été enfermés dans ce puits sans en être jamais ressortis, et il tomba sur un amoncellement d'ossements et de chairs pourries. Toute autre mort eût paru plus douce. Où qu'il posât la main, il ne rencontrait que chair en putréfaction, dont l'odeur le suffoquait. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » s'écriait-il à son tour.

    La nuit vint sans qu'il fît plus sombre dans ces affreuses ténèbres et sans apporter le sommeil au malheureux supplicié. Les heures s'écoulaient, même les jours ; il n'avait rien à manger, rien à boire ; il sentait qu'il n'en avait plus pour bien longtemps.

    La troisième nuit, comme il venait de crier de nouveau à Dieu sa supplication, il entendit certain bruit au-dessus de sa tête : quelqu'un était en train de soulever le couvercle de son affreuse prison. Il entendit tourner la clef et grincer la porte de fer ; puis une voix lui dit de saisir la corde qu'on lui lançait. Dès qu'elle arriva jusqu'à lui, il s'en empara avec tout ce qui lui restait de force, et il se sentit doucement soulevé hors de cette prison infecte et amené à l'air frais. Alors le couvercle fut remis en place et refermé à clef. Il eut beau regarder de tous côtés, il n'aperçut nulle part son libérateur; mais son bras cassé ne le faisait plus souffrir et l'air pur lui rendait la vie. Tout ce qu'il put faire, ce fut de bénir Dieu pour cette merveilleuse délivrance.

    Le matin venu, il se traîna jusqu'au caravansérail où il resta jusqu'à ce qu'il fût de nouveau en état de prêcher. Sa réapparition dans la ville y causa une immense commotion, et l'on s'empressa d'annoncer au lama que celui que tous croyaient mort était bien portant et prêchait de plus belle.

    Arrêté de rechef et ramené devant le tribunal du lama, le sâdhou dut faire le récit de sa merveilleuse délivrance. Furieux, le lama déclara que quelqu'un avait dû s'emparer de la clef pour venir à son aide ! mais lorsqu'on se mit en quête de cette clef et qu'on la trouva suspendue à sa propre ceinture, la surprise et l'épouvante lui fermèrent la bouche. Il enjoignit alors à Sundar Singh de quitter immédiatement la ville et de s'en aller aussi loin que possible, de peur que le Dieu puissant auquel il appartenait ne frappât le lama et ses gens de quelque grand désastre.

Encore au Thibet. Je me glorifierai bien plus volontiers de mes faiblesses, afin que la puissance de Christ repose sur moi... C'est pourquoi je me plais... dans les persécutions, dans les détresses, pour Christ (2 Cor. 12 : 9, 10).

    Dans son volume intitulé Jésus homme, M. Fosdick écrit :

    « En face des gens hostiles, notre vraie attitude, selon Jésus, ne doit pas être seulement l'attitude négative de celui qui s'abstient de vengeance, mais l'attitude positive de celui qui veut sauver les autres, qui prie pour ses ennemis et qui cherche leur bien dans un esprit de sacrifice. »

    Telle est l'attitude de Sundar Singh au Thibet, comme dans tous les milieux les plus hostiles où il va porter l'Évangile. Il lui arrive fréquemment de tirer de ses propres expériences des illustrations frappantes. Voici, par exemple, comment il fait comprendre le passage : « Celui qui perdra sa vie la sauvera. »

    Un jour qu'il traversait les montagnes du Thibet par un froid excessif et une neige abondante, lui et son compagnon de route thibétain, à moitié gelés, commençaient à désespérer d'atteindre le but du voyage lorsque, arrivés à un précipice profond, ils trouvèrent un homme gisant qui semblait mort. Sundar proposa de le transporter jusqu'à un abri quelconque, mais le Thibétain s'y refusa sous prétexte que, dans l'état où ils étaient, tout ce qu'ils pouvaient faire était de se tirer d'affaire eux-mêmes. Et il passa outre.

    Le sâdhou, non sans peine, souleva le malheureux, parvint à le charger sur son dos et à avancer tant bien que mal avec ce lourd fardeau. L'effort ne tarda pas à le réchauffer, si bien que la chaleur se communiqua même au pauvre corps inanimé qu'il portait. Il n'avait pas fait un bien long trajet lorsqu'il retrouva son Thibétain étendu, mort de froid, en travers de la route... A son arrivée au village, l'homme à demi-mort avait repris vie et ils purent ensemble rendre grâces à Dieu qui leur avait sauvé la vie à tous deux.

    Une autre fois, en escaladant des rocs escarpés, Sundar Singh arriva à une grotte où un homme était en prière. De peur de céder au sommeil, il avait attaché ses longs cheveux au plafond de la grotte et, les yeux clos, il s'efforçait de prier et de méditer des heures durant.

    Sundar s'approche et lui demande pourquoi il s'impose de telles souffrances. Cet homme lui expliqua que, comme beaucoup d'autres, il avait longtemps mené une vie mondaine, mais avec la terreur, au fond de son être, d'un avenir terrible et mystérieux. C'est cette hantise qui l'avait amené à abandonner le monde et à se réfugier dans cette retraite, avec l'espoir d'y trouver enfin l'apaisement dans la prière et la méditation ; sans succès, hélas !

    Le sâdhou, alors, ouvrant son Testament, lit ce passage : « Venez à moi et je vous donnerai le repos », puis il expose l'unique chemin de la paix en Jésus-Christ, tandis que le pauvre homme boit ces merveilleuses paroles et finit par s'écrier en se levant d'un bond : « A présent mon âme est en repos ; faites de moi son disciple, conduisez-moi à Lui. » Il suppliait le sâdhou de le baptiser sur-le-champ, mais il consentit toutefois à l'accompagner jusqu'à la prochaine station missionnaire, où Sundar Singh le laissa aux bons soins des missionnaires.

    Une autre fois, alors que son message ne rencontrait qu'une violente hostilité, ses ennemis furent changés en amis par un accident. En faisant l'ascension d'une montagne abrupte, il glissa et fit une chute, ce qui déplaça une grosse pierre et la fit rouler au bas d'une paroi de rochers, où elle tomba tout juste sur un énorme cobra, qui fut tué sur le coup. Un garçon qui gardait un troupeau vit l'incident et s'empressa de venir le dire à Sundar Singh, ajoutant que ce serpent-là avait déjà fait périr plusieurs habitants du village, de sorte que personne n'osait plus passer par là. Il courut ensuite le dire aux villageois, qui en furent tellement réjouis et reconnaissants qu'ils accueillirent le sâdhou et son glorieux message.

    Sundar Singh s'étant assis au bord de la route pour panser ses pieds meurtris, arrive un passant qui lui demande comment cela va. Au cours de la conversation, l'étranger apprend comment, pour l'amour de son Maître, ce sâdhou fait ainsi, nu-pieds, jour après jour, kilomètre sur kilomètre pour parler de Celui dont les pieds, ont saigné sur la croix. Ah ! le doux entretien, lorsque Sundar Singh découvre que son interlocuteur, qui s'appelle Tashi, et qui soupire après le salut, est embarrassé par des problèmes dont il peut lui fournir la solution !

    « A la vue de vos pieds en sang, lui, dit ensuite Tashi, quelque chose m'a dit au fond du cœur qu'il devait y avoir une puissance surhumaine derrière cette vie d'abnégation si heureuse. » Et il le supplia de rester quelque peu auprès de lui, de sorte que Sundar Singh demeura plus d'une semaine chez lui pour l'instruire et prier avec lui, après quoi il l'envoya à un lama de ses amis, bien disposé à l'égard du christianisme.

    A son retour, il retrouva Tashi plein d'espoir et de joie ; il avait trouvé Christ enfin, et il demandait le baptême, pour lui et les siens, tous ses doutes ayant disparu. Ainsi, avant de le quitter, Sundar Singh eut la grande joie de le baptiser avec sa famille, neuf personnes en tout

    Étant le premier secrétaire du lama de ce district et un personnage important, Tashi n'a pas été appelé à souffrir pour sa foi ; il lui a seulement été sévèrement interdit de faire aucune propagande en faveur de sa nouvelle croyance.

    Que de fois il est arrivé à Sundar Singh de sentir douloureusement l'isolement dont souffre nécessairement quiconque a consacré sa vie entière aux choses spirituelles! Une réaction est inévitable après une grande exaltation qui a entraîné à sa suite une forte dépense d'énergie nerveuse. Les missionnaires et autres ouvriers ordinaires peuvent avoir un peu de répit en variant leurs occupations, ce qui est impossible à un sâdhou. Il peut changer de localité, mais non pas de travail. Jour après jour il va à la recherche des âmes, inlassable, et qu'il se trouve dans des églises, dans des conventions chrétiennes ou parmi des païens, l'effort reste le même.

    Un missionnaire disait de lui à Travancore :

    « Pour pouvoir y tenir, il faut qu'il vive bien près de Dieu. » Tel est bien le secret de sa persévérance. Jamais impatient, jamais trop las pour accueillir quiconque le demande, toujours prêt à s'acquitter avec grâce, de nuit comme de jour, de la tâche qui lui incombe, il est bien un vivant portrait de son Maître. Il partage et son esprit et son isolement.

    Un jour qu'il était particulièrement fatigué, affamé et souffrant de ses pieds meurtris, il fut accosté par un passant, qui l'entretint si agréablement qu'il en oublia peu à peu ses misères. Comme ils arrivaient à l'entrée d'un village, le sâdhou s'aperçut soudain qu'il était de nouveau seul... « Je sais maintenant, dit-il, que c'était un ange du Seigneur qui m'avait été envoyé pour me fortifier et me soutenir à l'heure de la détresse. »

Martyrs. Le sang des martyrs est la semence de l'Église. (Tertullien). Il a donné sa vie pour nous ; nous aussi nous devons donner notre vie pour nos frères. (I Jean 3 : 16 ).

    Sundar Singh fait partie de la noble compagnie de ceux qui ont « gravi les pentes escarpées du ciel ». A plus d'une reprise, dans ses tournées au Thibet, il a pu constater des cas authentiques de martyre parmi les messagers de l'Évangile.

    Chose curieuse, le premier venait, comme lui, de l'État de Patiala. C'était un Sikh, du nom de Kartar Singh, d'une famille opulente, qui avait concentré sur lui toutes ses espérances, comme seul héritier du nom. Comme Sundar, il avait été élevé dans le luxe et avait reçu une éducation des plus soignées. Rien n'avait été négligé de ce qui pouvait faire de lui un homme selon le vœu de son père. Mais, bien que la religion eût été mise complètement de côté dans son éducation, il éprouvait des besoins spirituels croissants, et quand il vint à entendre parler du christianisme et à en comprendre peu à peu les exigences, il fut bientôt convaincu qu'il était la vérité. Plus il l'étudiait, plus il y trouvait la réponse à ses aspirations profondes, si bien qu'il finit par voir clairement qu'il ne lui restait plus qu'à entrer dans ce chemin étroit qui se présentait à lui

    Lorsqu'il se déclara irrévocablement chrétien, les cœurs des siens furent bouleversés. On imagina toute espèce de pièges pour tâcher de le détourner de sa résolution. Son père alla jusqu'à lui envoyer la charmante jeune fille qui lui avait été destinée, et qui vint toute en larmes le conjurer de ne pas lui briser le cœur par une décision, qui mettrait entre eux une barrière infranchissable. Son jeune cœur ne pouvait rester insensible à pareille désolation mais, avec la force que Dieu lui donna, Kartar repoussa tendrement la jeune Hindoue, en lui déclarant que l'unique cœur dont il disposait appartenait déjà à Christ, son Sauveur. Le cœur brisé, la jeune fille ne put qu'aller avouer à son futur beau-père l'insuccès de sa tentative.

    Peu après, Kartar fut chassé de chez lui. Il prit alors du service chez un paysan, se soumettant vaillamment aux plus rudes travaux pour gagner son pain. Bientôt, cependant, il se mit à prêcher, dans son pays d'abord, parcourant villes et villages du Patiala, se préparant par un travail difficile à une tâche plus périlleuse encore.

    Après avoir visité ainsi bon nombre de localités du Pendjab, il dirigea ses pas vers les montagnes qui bordent le ténébreux Thibet et, au bout de quelques semaines de fatigantes pérégrinations, il se trouva dans ce pays de son choix.

    Le boudhisme du Thibet n'a pas de place pour Christ, dont le seul nom soulève l'opposition et la haine. Kartar semble n'avoir guère rencontré de bienveillance, pas plus pour lui-même que pour son message, et pourtant il ne parait pas avoir jamais songé à reculer. Ces gens étaient sans Christ et ils avaient besoin de Lui. Or, si Christ avait donné sa vie, Kartar était prêt à la donner aussi, ne fût-ce qu'à titre de témoignage et pour montrer son amour à ses persécuteurs. Bien qu'on fût en général touché de sa jeunesse et de sa ferveur, bien peu avaient le courage de prendre ouvertement son parti, et ce ne fut qu'après sa mort que les résultats de ses labeurs Vinrent au jour.

    Comme avant lui le Sauveur, Kartar comprit que ce sentier épineux ne pouvait aboutir qu'au Calvaire. On essaya en vain de le chasser du pays ; il ne cessa pas de prêcher de village en village, jusqu'au jour où il fut traîné devant le lama de Tsingham, sous l'inculpation de pénétration illicite dans le pays en vue d'y enseigner une religion étrangère. C'était la fin prévue. Il la regarda en face sans faillir, attendant de la grâce de Dieu le secours nécessaire pour rendre fidèlement son témoignage jusqu'au bout. A ce qu'apprit plus tard Sundar, Kartar écouta sans broncher sa sentence et s'en alla d'un pas ferme du tribunal au lieu du supplice. En chemin, il pressa encore la foule des spectateurs de chercher sans tarder le salut en Jésus-Christ, et il y en eut un au moins qui le prit à cœur et trouva le Sauveur.

    Arrivé au lieu de l'exécution, Kartar fut dépouillé de ses vêtements, cousu dans la peau encore humide d'un yack et exposé au soleil, tandis qu'une foule railleuse jouissait de l'horrible spectacle : en se rétrécissant, la peau de yack exerçait sur son corps une pression telle que ses os craquaient et que peu à peu, très lentement, sa vie se retirait. Son Nouveau Testament, son unique réconfort aux jours de l'affliction, était resté à terre à côté de lui, sans que personne y fit la moindre attention. Le troisième jour, sentant que la fin approchait, il demanda qu'on voulût bien dégager un moment sa main droite. Cette faveur lui fut accordée, par curiosité plutôt que par commisération. Rassemblant alors ses dernières forces, Kartar écrivit son dernier message sur la première page du volume.

    En persan :

A Dieu j'ai demandé la vie, pas une fois, cent mille fois.
Afin de pouvoir autant de fois la rendre à cet Ami.
O Khrasrawa, cet amour pour Lui ne sera pas moindre que celui de la fidèle épouse hindoue, qui sur le bûcher en feu attire son bien-aimé sur son cœur et dépose sa vie à son côté.
    En ourdou :
La vie qu'Il m'a donnée est tout ce que je Lui ai donné ; Bien que j'aie tout fait, il est certain que je ne pouvais pourtant tout faire
    En anglais .
Est-ce bien sur un lit de mort qu'est couché un chrétien Oui, mais non pas le sien : c'est la mort même qui y expire.
    Ses vaillantes lèvres ne laissèrent pas échapper une plainte. Vers le soir, il rendit grâces à haute voix à Dieu de ses consolations et, avec son dernier soupir, ses derniers mots furent : « Seigneur Jésus, reçois mon esprit. »

    Dans cette foule qui assistait au martyre de Kartar Singh se trouvait le premier secrétaire du Lama de Tsingham. Ayant remarqué le petit Testament dans lequel ce héros de la croix avait écrit son dernier message, il le ramassa et l'emporta chez lui pour l'étudier. Sous l'impression profonde de ce qu'il avait vu, son cœur était prêt à accueillir l'enseignement du Livre, et bientôt une clarté nouvelle et joyeuse pénétrait dans son âme. Ces choses merveilleuses, à mesure qu'il y pensait, devenaient pour lui des réalités toujours plus réelles, si bien qu'il ne put garder son secret plus longtemps : il déclara un jour au lama son maître qu'il avait donné son cœur à Jésus.

    Pour lui aussi, c'était la mort. Mis en jugement, il fut condamné sans merci au même supplice que Kartar, mais, comme on ne le trouvait pas encore assez cruel pour faire comprendre aux spectateurs le danger de ces fausses doctrines, on lui enfonça dans le corps des brochettes rougies au feu. Puis, pour hâter la fin, qui paraissait trop lente à venir, on le retira de la peau de yack, on attacha une corde autour de son corps mutilé et on le traîna dans les rues de la ville ; en outre on lui enfonça des éclats de bois sous les ongles des pieds et des mains. Ensuite, on jeta ce pauvre corps inanimé sur un tas d'immondices, hors de la ville. Le croyant mort, ses persécuteurs le laissèrent, leur vengeance enfin assouvie. Peu à peu, toutefois, le malheureux revint à la vie, et finalement il fut en état de se traîner ailleurs. En le voyant remis de toutes ses tortures, ses concitoyens furent terrifiés, au point qu'on n'osa plus le molester. On est resté persuadé qu'il possède un pouvoir surnaturel, et c'est ainsi qu'il a pu raconter lui-même son histoire et celle de Kartar à Sundar Singh, ainsi également qu'il continue à prêcher hardiment Christ aux Thibétains.

    Apprenant que le père de Kartar vivait encore, Sundar Singh alla plus tard à sa recherche et lui raconta cette mort héroïque, en lui parlant du grand amour de Christ, qui avait comme porté son fils au travers de ses tortures. Le vieillard l'écoutait avec attendrissement et Sundar eut la joie de l'entendre dire : « Moi aussi, je crois en Lui. »

    On pourrait raconter d'autres traits encore recueillis par Sundar Singh au cours de ses pérégrinations dans le Thibet et dans les contrées encore plongées dans l'ignorance. C'est vers ces populations que son cœur se sent particulièrement attiré, c'est là qu'il voit sa tâche spéciale. « C'est là, dit-il, le champ de travail que Dieu m'a assigné. J'ai entendu son appel à Le servir dans ces provinces hostiles. Je n'ai pas peur des dangers, et j'y gagnerai la couronne du martyre. »

    Tous ceux qui le connaissent et l'apprécient demandent à Dieu de se servir de lui pour faire luire Sa Lumière dans ces sombres lieux, mais en Le suppliant aussi de protéger cette vie précieuse et de lui permettre de servir son Maître et son peuple plutôt par de nouveaux travaux que par une mort violente.