CHAPITRE VI

LE CHRISTIANISME DE SUNDAR SINGH


    Le mysticisme du sâdhou. L'étude d'une personnalité comme celle de Sundar Singh ne peut qu'être intéressante et instructive. Dans un siècle matérialiste, voilà un homme que le matérialisme n'a jamais effleuré. Il a étudié dans son Nouveau Testament la vie de Christ tellement à fond et il l'a si constamment imité, qu'il vit tout naturellement dans une atmosphère qui n'est que dans de rares occasions celle dont jouissent les chrétiens ordinaires.

    Dans un pays tel que l'Inde, sa vie errante de privations lui fournit sans cesse l'occasion de reconnaître partout la main de son Père de sorte que souvent, là où d'autres ne verraient que les grâces communes de la vie journalière, il loue son Dieu pour un secours spécial à l'heure d'un besoin spécial. Les moments de la plus douloureuse agonie ou de la joie la plus intense ne sont pas rares dans sa vie. Les nuits de prière alternent avec les longues journées d'incessant labeur. L'étude approfondie du Nouveau Testament se combine avec la communion la plus étroite avec Christ.

    Un ardent désir de sauver les âmes le pousse sans cesse plus loin, en même temps qu'un amour profond pour son Sauveur inonde son  cœur de paix et fait rayonner son visage. Pour lui, les choses spirituelles sont plus réelles que les choses temporelles. Il vit si près du monde spirituel que le ministère des anges lui paraît tout naturel. Il y voit comme le trésor divin préparé, en vue des besoins immenses de ce monde, et quand il lui arrive à lui-même quelque chose d'extraordinaire, il croit tout simplement que Dieu s'intéresse assez à chacun pour intervenir en faveur de chacun.

    Les profonds mystères de la vie, de la mort et du grand au-delà ne le troublent nullement, et il n'en embarrasse point les esprits de ses auditeurs, bien qu'ils aient leur place au fond de son âme contemplative, qui y trouve une source d'intime et d'infinie satisfaction.

    Les récits de ses merveilleuses expériences le précédent presque partout. Les uns en sont prévenus contre lui, tandis que d'autres s'attendent à des révélations ou même à des miracles, mais tous, en le voyant et en l'entendant, sont frappés de son enseignement bien équilibré. L'explication qu'il donne de ses délivrances paraît si naturelle, en sortant de ses lèvres, qu'on a l'impression de se trouver tout simplement en présence d'un nouveau chapitre des Actes des Apôtres. En racontant ses expériences, Sundar Singh déclare que Dieu a étendu sa main pour le sauver quand tout moyen humain faisait défaut. Et c'est bien là l'explication la plus simple qu'on puisse donner du fait que ce sâdhou chrétien a pu continuer si longtemps à travailler au milieu des dangers et des difficultés de tous genres, spéciaux aux pays fermés du Thibet et du Népaul.

    Quant à l'esprit dans lequel il jouit de ces délivrances, il apparaît dans les incidents du genre de ceux que voici :

    Comme il prêchait dans un village du Népaul, il rencontra une violente opposition. Les villageois s'emparèrent de lui, l'enroulèrent dans une couverture et l'emportaient brutalement hors du village, quand un étranger qui passait par là prit son parti et le remit en liberté. Le lendemain, il prêchait de nouveau dans le même village. Furieux, les villageois l'attachèrent à un arbre par les pieds et par les mains, et l'abandonnèrent à son sort. La journée lui parut s'écouler lentement. Comme il défaillait faute de nourriture, et jetait des regards affamés sur les fruits de son arbre, il finit par s'endormir, épuisé. A son réveil, le lendemain matin, il constata émerveillé que ses liens étaient détachés, qu'il était étendu au pied de l'arbre, et qu'il avait des fruits à côté de lui... Rendant grâces à Dieu de ce qu'il avait souffert pour Christ, il prit ces fruits d'un cœur reconnaissant et se remit en marche avec un courage renouvelé, toujours plus décidé à prêcher l'Évangile du Dieu d'amour.

    Une autre fois, dans la ville de Teri, on lui parla d'un certain village où l'on désirait fort entendre la prédication de l'Évangile, et on lui donna les indications qui devaient l'amener à ce village. Ces directions l'amenèrent dans une jungle marécageuse, où il erra longtemps sans apercevoir la moindre trace d'un village. Les broussailles allaient s'épaississant tellement qu'il finit par comprendre qu'il était égaré dans une jungle sans issue.

    Arrivé au bord d'une rivière, il pensa qu'en la traversant il trouverait peut-être un sentier ; mais, une fois dans l'eau, il constata que le courant était trop fort pour lui et qu'il risquait sa vie en essayant de le franchir. Le jour touchait à sa fin et le sâdhou, assis sur la rive, se demandait, presque découragé, ce qu'il y avait à faire. Les bruits de la jungle n'avaient rien de rassurant ; la nuit venait rapidement ; les fauves allaient quitter leurs tanières en quête de chair fraîche...

    Comme il venait d'implorer le secours de Dieu, il aperçut sur l'autre rive à travers l'ombre croissante, un homme qui lui criait : « je viens à votre aide ! » et qui, ayant plongé dans la rivière, vint à la nage jusqu'à lui, le prit sur son dos et retraversa ainsi le courant à la nage. Arrivé sur la berge opposée, Sundar trouva un feu allumé, devant lequel il s'installa pour se sécher. A ce moment l'étranger disparut, le laissant méditer sur la façon merveilleuse dont la Providence lui était venue en aide.

    Une autre fois, comme Sundar Singh avait prêché tout le jour à une population hostile sans obtenir la moindre parcelle de nourriture il se trouva, à la nuit tombante, affamé et fort las, sans abri dans un endroit désert. Il se coucha épuisé sous un arbre et s'endormit. Vers minuit, il fut réveillé par quelqu'un qui le touchait et l'invitait à se lever et à manger. Deux hommes se tenaient là avec de la nourriture et de l'eau. Il s'imagina que c'étaient des villageois qui avaient eu pitié de lui et il accepta avec reconnaissance ce qu'ils lui offraient, mais, quand il voulut échanger quelques mots avec eux, ils avaient disparu, sans qu'il pût deviner comment. Il ne put que rendre grâces à Dieu pour cette nouvelle marque de sollicitude.

    Sans essayer d'explications, le sâdhou accepte ces délivrances comme venant de la main de Dieu. « Je sais seulement, dit-il, qu'Il a étendu sa main pour me sauver » et, que ce soit par le moyen des hommes ou autrement, il ne se trompe certainement pas.

Comment le sâdhou aime la croix. J'ai été crucifié avec Christ... et si je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m'a aimé et qui s'est livré lui-même pour moi (Gal. 2 : 20). Je me glorifie de la croix de notre Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, comme je le suis pour le monde. (Gal. 6 : 14).

    Le thème constant de la prédication de Sundar Singh est Jésus-Christ. C'est sur la croix de Christ qu'il dirige les regards de tous, car c'est là qu'il a trouvé la paix, de sorte qu'il peut parler avec autorité de la puissance salutaire de la croix. Il parle avec prédilection de ses expériences personnelles, répétant souvent : « Je puis affirmer que la croix porte ceux qui la portent, en attendant le jour où elle les fera arriver en présence du Sauveur. »

    Comme le disait récemment un mahométan à qui un missionnaire avait raconté la Passion : «Si vous exposez cette histoire à l'Inde comme à moi, l'Inde acceptera. » Ainsi le sâdhou a trouvé le chemin du cœur de l'Inde, et il lui offre la seule chose qui puisse apaiser la faim de son âme, Jésus et sa croix. Il lui montre ce tableau à la façon du Nouveau Testament, en confirmant ses paroles par sa vie d'abnégation et de sacrifice, pendant que sa joie intense dans le Sauveur appuie mieux que toute autre chose ses enseignements.

    La croix signifie la souffrance, et l'unique ambition de Sundar Singh est de ressembler à son Maître. Il écrivait un jour :

En Christ mon âme est si joyeuse
Que la croix m'est délicieuse.
    A Trivandram, alors que les foules l'entouraient en délire et presque en adoration, son seul chagrin était de ne pas souffrir pour son Maître. Il se peut que plus tard ses sentiments aient varié, quand il s'est vu bousculé d'un endroit dans un autre, passant d'une réunion à l'autre sous les feux d'un été tropical, lui qui avait toujours joui, en été, de la fraîcheur des monts ; ou encore quand il eut à voyager, tantôt sur l'eau, tantôt dans des chariots à buffles, tantôt de nuit, par chemin de fer, pour se mettre à l'œuvre à peine débarqué. Mais en en parlant à ses amis, il disait simplement : « C'est la volonté de Dieu. »

    Dans l'affreuse prison d'Ilom, en compagnie de détenus pervers, il écrivait dans son Nouveau Testament « 7 juin 1914. La présence de Christ a changé ma prison en paradis ; qu'en sera-t-il donc au ciel, ci-après ? » Comme pour Paul et Silas, la prison est devenue le rendez-vous du Sauveur, et l'enfer avec Christ lui semblerait préférable au ciel sans Christ.

    Cette présence constante de Christ est pour lui une telle réalité qu'il n'a rien trouvé d'étonnant à l'incident que voici :

    Comme il voyageait dans une partie sauvage du Thibet et qu'il ne pouvait pénétrer dans un village à cause de l'hostilité générale, il alla se réfugier dans une grotte. Il n'y était que depuis peu de temps lorsqu'il vit s'approcher une bande de villageois armés de bâtons et de cailloux. Ne doutant pas que ce ne fût son arrêt de mort, il recommandait son âme à Dieu, lorsque, à quelques mètres de lui, ces gens s'arrêtèrent brusquement et reculèrent même en échangeant entre eux quelques mots à demi-voix. Puis, s'approchant de nouveau du sâdhou : « Qui donc, lui demandèrent-ils, qui donc est cet homme au costume resplendissant qui est avec toi, et tant d'autres qui vous entourent ? » Sundar Singh répondit qu'il était seul ; mais ils insistèrent, épouvantés, assurant qu'ils voyaient tout autour de la grotte une armée d'hommes étincelants. Ils le prièrent alors de les accompagner chez eux, et en route il leur parla de Christ de telle façon qu'ils eurent peur et crurent à sa parole. Il comprit que Dieu avait envoyé ses anges à la fois pour le protéger et pour frayer la voie à son message.

    Il écrivait il y a quelques années :

    « Je bénis Dieu de ce qu'Il m'a choisi dans ma jeunesse, indigne comme je l'étais, pour que je pusse mettre à son service les jours de ma vigueur. Dès avant mon baptême, je demandais à Dieu de me montrer ses voies, et ainsi Lui, qui est la Voie, la Vérité et la Vie, s'est montré Lui-même à moi et m'a appelé à Le servir comme sâdhou et à prêcher Son saint nom. Et maintenant, bien qu'ayant souffert la faim et la soif, le froid, les chaleurs, la prison, les malédictions, les infirmités, la persécution et des maux sans nombre, je Lui rends grâces, je bénis Son saint nom de ce que, par sa grâce, mon cœur est toujours débordant de joie. Après dix ans d'expérience, je répète sans la moindre hésitation que la croix porte ceux qui la portent. »

    Ce témoignage, Sundar Singh le confirme aujourd'hui. Il espère, ajoute-t-il, que Dieu lui accordera encore quelques années, de sorte qu'il puisse Lui consacrer la plénitude de sa vigueur en allant prêcher et souffrir partout où son Seigneur l'enverra.

    Le sâdhou et la mission des sanyasis. Il y a incontestablement quelque chose de merveilleux dans cette vocation adressée à Sundar Singh pour faire de lui un sâdhou chrétien. Rien peut-être n'a fait sur les chrétiens, partout où il a passé, plus d'impression que l'étonnante humilité et la douce simplicité de son esprit de sâdhou, et personne n'est plus surpris que lui-même quand des foules se pressent autour de lui uniquement pour voir son visage et frôler sa robe safran. Cependant, c'est surtout dans son action sur les non-chrétiens qu'on peut constater l'importance de son titre et de son caractère de sâdhou. C'est là, d'ailleurs, à ses yeux, son vrai champ de travail.

    Naturellement sa robe safran lui ouvre des portes fermées à tout autre. C'est ainsi qu'il lui est arrivé fréquemment de rencontrer des types exceptionnels de sâdhous hindous, et qu'il a eu le privilège de faire connaître au monde un mouvement merveilleux des hommes les plus pieux de l'Inde païenne vers le christianisme.

    Le Rév. J. J. Johnson, de la Société missionnaire anglicane, récemment décédé, était en Inde un des hommes les plus versés dans l'étude du sanscrit. Sur la fin de sa vie, il avait été mis à part pour une œuvre parmi les pandits érudits et les classes cultivées de l'Inde, œuvre à laquelle il était admirablement préparé. C'est une histoire qu'il vaudrait la peine d'écrire... Lors de sa dernière visite, il nous disait qu'il y avait des Hindous en grand nombre, dans les castes supérieures, qui attendaient le moment de se déclarer chrétiens, ce que des années de relations étroites avec les principaux hommes pieux de l'Inde lui permettaient d'affirmer. Or, il était réservé à notre sâdhou de fournir la confirmation éclatante de cette affirmation, et voici comment :

    Vers la fin de 1912, étant allé à Sarnath, le premier endroit où le Boudha a prêché, il y trouva quelques hommes costumés en sanyasis. En causant avec eux, il découvrit qu'ils étaient chrétiens et qu'ils appartenaient à une organisation secrète, comptant environ 24.000 membres répandus dans toute l'Inde. Ils se divisent en deux catégories, les Shishyas et les Swamis, ou les compagnons et les hérauts. Les premiers sont de simples membres, remplissant leurs devoirs habituels, tandis que les hérauts, au nombre d'environ 700 seulement, habillés en sanyasis, fonctionnent comme prédicateurs bénévoles et président les cultes des compagnons partout où l'occasion s'en présente.

    Ils pratiquent le baptême et la cène. Il s'en trouve dans toutes les parties de l'Inde, même dans les endroits où l'on s'y attendrait le moins. C'est à la sollicitude affectueuse de quelques-uns d'entre eux que Sundar Singh dut d'être ramené à la vie une fois qu'il avait été persécuté et emprisonné au Népaul.

    Ils s'assemblent de grand matin dans des « maisons de prière » qui ressemblent extérieurement à des temples hindous, mais qui ne renferment ni statues ni images d'aucune sorte. Ils lisent la Bible et l'expliquent ; ils font circuler des journaux chrétiens. Ils retiennent scrupuleusement les usages orientaux, tels que le prosternement jusqu'à terre pour la prière. Ils sont persuadés qu'en priant avec une foi parfaite on aurait constamment la vision du Maître lui-même.

    Divers sâdhous et ermites d'une sainteté reconnue appartiennent à cette confrérie chrétienne secrète, dont un nombre considérable de membres sont des gens cultivés et riches des classes supérieures, qui fournissent largement aux besoins de cette organisation. Sundar Singh a fréquemment assisté à leurs cultes et a été pris plus d'une fois pour l'un d'eux. Il les a fortement sollicités de confesser Christ ouvertement et ils lui ont certifié que c'était bien leur intention de le faire quand le moment leur paraîtrait venu.

    Comme il prêchait une fois au bord du Gange, ses auditeurs lui dirent que, s'ils l'aimaient comme sanyasi, ils n'aimaient pas son message, et ils l'engagèrent à aller voir un grand prédicateur hindou qui demeurait dans le voisinage et qui attirait de grandes foules. Pendant trois jours en effet Sundar ne put pas approcher de ce prédicateur à cause de la foule. Un jour enfin il put le voir et il apprit que c'était aussi un chrétien. Alors l'Hindou l'embrassa en disant : « Nous travaillons à la même œuvre, frère. » Sundar Singh répondit, surpris, qu'il ne l'avait jamais entendu prêcher Christ. A quoi l'autre répliqua : « Y a-t-il un paysan assez fou pour semer sans préparer le terrain ? Je m'efforce d'abord d'éveiller dans les cœurs de mes auditeurs le sentiment de ce qui leur manque, et quand ils ont faim et soif de justice, je leur présente Christ. L'année passée, j'ai baptisé dans cet antique fleuve douze Hindous cultivés. » Et il montrait au sâdhou la Bible qu'il porte partout sur lui.

    Dans une des villes saintes de l'Inde, quelques uns de ces croyants secrets menèrent Sundar Singh dans un vieux temple, où ils lui montrèrent un ancien manuscrit sanscrit contenant une histoire du Pandit Viswa Mitra, un des trois Mages qui, revenu de Bethléem, était reparti plus tard pour la Palestine, alors que Christ avait commencé son ministère. C'est de lui, prétendent-ils, que les disciples se plaignirent à leur Maître, l'empêchant de faire des miracles, « parce qu'il ne nous suit pas. » Ce vénérable parchemin renferme aussi, en sanscrit moderne, l'histoire récente de la confrérie.

    La mission des sanyasis ne paraît guère avoir été florissante jusqu'au temps de Carey, où quelques sanyasis l'entendirent prêcher l'Évangile et furent remplis d'une nouvelle ferveur. Dès lors, cette mission a poursuivi son œuvre avec une foi renouvelée, et le nombre des adhérents a commencé à s'accroître.

    Dans une ville du Nord, Sundar Singh fut présenté à un fameux prédicateur hindou, regardé comme particulièrement avancé dans l'étude des Védas. Il l'entendit donner une conférence sur les écrits sacrés des Hindous et, vers la fin, demander : « Les Védas nous révèlent la nécessité d'une rédemption du péché, mais où est le rédempteur ? Ce « Prajapathi » dont parlent les Védas, c'est Christ, qui a donné sa vie en rançon pour les pécheurs. » Interrogé ensuite par les Hindous, il leur répondit : « C'est moi qui crois aux Védas plutôt que vous, puisque je crois en Celui que révèlent les Védas, et qui est Christ. »

    En parlant de cela, Sundar Singh déclare que le grandbesoin de notre âge, c'est que l'Église ait un large horizon; que les chrétiens ne se laissent pas, arrêter par les barrières élevées par les sectes et les confessions de foi, mais qu'ils apprennent à discerner et à reconnaître la présence de l'Esprit de Dieu sous quelque forme qu'elle se manifeste. Il croit fermement que cette mission des sanyasis est bénie de Dieu et qu'en dépit de ses allures insolites, ses chefs sont en train de faire de grandes choses pour l'Inde, par la grâce de Dieu.

    Le mot de passe de la confrérie est : « Yishu Nasarath Ki Jai », « A Jésus de Nazareth la victoire »
 

    Sundar Singh et le Maharishi de Kailash. Il y a quelque temps, on pouvait lire ce qui suit dans un journal du nord de l'Inde :

    « Notre pieux frère, détaché du monde et du moi, le sâdhou Sundar Singh, a découvert l'ermite chrétien, le Maharishi de Kailash, qui s'est retiré depuis des années dans les neiges de l'Himalaya pour prier et intercéder pour le monde... Vous avez révélé au monde le secret d'un des membres de notre mission, le Maharishi de Kailash. »

    Au cours de ses pérégrinations dans l'ouest du Thibet, Sundar Singh recherchait constamment ces solitaires pieux qui se retirent dans les cavernes de ces monts neigeux et lointains pour y passer leurs derniers jours dans la contemplation. C'est là-haut, dans le silence auguste des neiges éternelles, que s'allonge le chaînon de l'Himalaya appelé le Kailash. C'est dans ce chaînon éloigné que le puissant Indus a sa principale source, ainsi que son grand affluent, le Sutlej, qui arrose le pays natal de Sundar Singh. C'est là qu'à plus de 2800 mètres d'altitude la gorge où bouillonne ce fleuve forme un tableau dont l'horreur sublime fait une des merveilles du monde.

    Sur l'une des sommités de la chaîne du Kailash se trouve un temple boudhiste abandonné et bien rarement visité des humains. C'est à quelques kilomètres de ce temple qu'habite le grand saint connu sous le nom de Maharishi de Kailash, dans une grotte située à quelque 4300 mètres d'altitude.

    Toute cette région est comme l'Olympe de l'Inde, le siège de ses mythes sacrés, associé dans ses livres saints aux noms des grandes âmes pieuses de tous les temps. Notre sâdhou y a trouvé dans une grotte les squelettes de plusieurs saints inconnus qui y sont morts dans la méditation.

    Le paysage est d'une grandeur impressionnante, au milieu des neiges éternelles. A trois jours de là se trouve le célèbre lac sacré Mansarowar, d'une beauté exquise, peuplé de cygnes magnifiques, tandis que sur les rochers qui le surplombent sont pittoresquement perchés d'antiques temples et monastères boudhistes. Sundar Singh en parle comme d'un des endroits les plus admirables qu'il ait jamais vus, mais il ajoute que les tribus nomades des environs sont des plus cruelles, assassins à plaisir, transformant pour les voyageurs ce paradis en un lieu de terreur.

    Dans l'été de 1 912, notre sâdhou passait par là tout seul, restauré souvent par la seule beauté du paysage, mais plus souvent encore épuisé par ses vains et pénibles efforts à la recherche des saints solitaires du pays. Jamais il n'oubliera le jour où, presque aveuglé par l'éclat de la neige, à demi-mort de fatigue, il se traînait en trébuchant sur la neige et les cailloux, sans même savoir où il allait, quand il perdit tout à coup l'équilibre et tomba... Quelle ne fut pas sa surprise lorsque, en revenant à lui, et en ouvrant les yeux, il se trouva gisant à l'entrée d'une grande caverne, où le Maharishi de Kailash était plongé dans une profonde méditation.

    Le spectacle que Sundar Singh contemplait lui parut si saisissant qu'il referma aussitôt les yeux et faillit s'évanouir. Peu à peu cependant, il s'aventura à examiner ce qui était devant lui. C'était bien un être humain, mais si âgé et la tête couverte d'une chevelure telle qu'on l'eût pris d'abord pour un animal. Aussi Sundar comprit-il que ses longues recherches avaient enfin abouti, et dès qu'il se sentit maître de sa voix, il adressa la parole au vieillard. Celui-ci, troublé dans sa méditation, ouvrit les yeux, jeta sur le sâdhou un regard perçant, et le stupéfia presque en lui disant : « A genoux, et prions ! » Il prononça une vivante prière qui s'acheva sur le nom de Jésus, après quoi le Maharishi déploya un volumineux exemplaire des Évangiles en grec, lut quelques versets du cinquième chapitre de Matthieu et se mit a raconter à Sundar Singh sa vie merveilleuse.

    Il se dit fort âgé, ce que confirmait bien son aspect, et assura que le rouleau dans lequel il venait de lire provenait de François Xavier. Il était en effet écrit en lettres onciales grecques et pouvait être de grande valeur pour des savants s'il tombait entre leurs mains.

    Né à Alexandrie de famille musulmane, le Maharishi avait été un sectateur zélé du Prophète. A trente ans, il avait renoncé au monde et était entré au couvent. Mais, plus il lisait le Coran et priait, plus il était malheureux... C'est alors qu'il avait entendu parler d'un chrétien, un saint, venu des Indes à Alexandrie pour y prêcher, et c'est de sa bouche qu'il avait entendu des paroles de vie qui avaient rempli de joie son âme désespérée. Quittant le couvent, il avait d'abord accompagné son maître dans ses tournées missionnaires ; puis il avait obtenu la permission de prêcher lui-même l'Évangile partout où Dieu l'enverrait. Il avait ainsi entrepris une longue campagne d'évangélisation.

    Fatigué enfin de ses travaux, il avait résolu de passer le reste de sa vie dans l'endroit retiré où notre sâdhou l'avait découvert. Il y avait appris, au cours des ans, beaucoup de choses quant aux produits des monts et des jungles qui l'entouraient, ce qui lui avait permis de subsister jusqu'à ce jour.

    Comme Sundar Singh était transi jusqu'aux moelles, le saint lui fit manger des feuilles d'une certaine plante médicinale, dont l'effet fut extraordinaire : il se sentit aussitôt tout le corps réchauffé délicieusement. Il causa longuement avec le saint de sujets religieux, et apprit de lui maintes choses étranges. Plusieurs des illustrations frappantes qui émaillent ses prédications lui viennent de ce vieillard, qui se rattache à la mission des sanyasis. Ses visions étonnantes, telles qu'il les a racontées à Sundar Singh, formeraient une nouvelle Apocalypse par leur caractère étrange et mystérieux, et le sâdhou lui-même met en garde les auditeurs contre des interprétations ou conclusions hâtives, disant que le saint revêt ses pensées d'expressions qu'il ne faut pas prendre au sens littéral.

    Il a eu trois fois l'occasion d'aller le voir.

    Sundar Singh à une convention. Là où il y a suffisamment de chrétiens, dans l'Inde méridionale, on a institué des conventions annuelles pour l'approfondissement de la vie spirituelle, et elles sont devenues fort populaires depuis quelques années. Elles durent généralement une semaine, comme celle de Keswick, le programme et les orateurs étant fixés d'avance. Notre sâdhou y a pris part à plus d'une reprise. C'est celle de Travancore qui a attiré le plus de monde.

    L'Église du Malabar se fait gloire de son origine reculée, qu'elle fait remonter au travail missionnaire de l'apôtre Thomas. Cette antique Église syrienne se divise en trois branches, romaine, jacobite et de Mar Thoma.

    Vers le milieu de février 1918, Sundar Singh, assistait à la convention de l'Église syrienne jacobite dans le Travancore septentrional, avec quelque 20,000 personnes. Ce fut un temps heureux et béni.

    De là, à la fin du même mois, il se rendit à la convention de la branche de Mar Thoma, aussi dans le Travancore nord. Il y fit une expérience inoubliable.

    La plus belle et la plus large rivière de la province passe à environ cent soixante kilomètres au nord de Trivandram. A la saison sèche elle laisse à sec la plus grande partie de son lit. C'est ainsi qu'on peut chaque année dresser, sur une immense île de sable, à un certain coude de la rivière, une vaste baraque de 25,000 places.

    Pendant une semaine, il y a des réunions pendant la plus grande partie de la journée. Chaque matin, bien avant l'aurore, un homme à la voix de stentor parcourt le campement en criant : « Loué soit Dieu! Loué soit le Fils de Dieu ! » Peu après, commencent à retentir partout à la ronde des prières chantées sur d'antiques mélodies syriennes, et cela dure jusqu'au lever du soleil. Ainsi monte vers le ciel, en, constant crescendo, l'invocation qui doit faire descendre la bénédiction sur les réunions de la journée.

    Grâce à la présence du sâdhou, il y eut plus de monde que jamais, tellement qu'avant la fin de la semaine il fallut agrandir la baraque, et la dernière réunion ne comptait pas moins de 32,000 auditeurs.

    Le spectacle journalier défie toute description. Au tiers à peu près du fond de la salle se trouvait une plateforme primitive de cinquante à soixante centimètres de hauteur. A l'une des extrémités il y avait deux sièges occupés par les deux évêques de l'Église syrienne de Mar Thoma, aux splendides robes de satin rouge ou pourpre, aux ceintures d'or et aux turbans étranges. Les autres ecclésiastiques étaient assis tout simplement sur le plancher de la plateforme, à la façon de tailleurs, et devant eux, dans la même posture, le sâdhou.

Quant aux immenses foules, elles étaient assises sur le sable, les femmes à gauche, toutes en blanc, les hommes au milieu et à droite. Par dessus cette mer de têtes, on apercevait quelques échappées de la rivière scintillante, avec ses singulières embarcations allant et venant.

Impossible d'imaginer une foule plus recueillie. Chaque matin les réunions commençaient par la prière. De temps à autre, l'évêque qui présidait indiquait les sujets de prière ; alors toutes les têtes de se baisser, tandis qu'un murmure presque imperceptible allait croissant peu à peu jusqu'à devenir semblable au fracas de l'océan en furie. On ne peut se figurer quelque chose de plus saisissant.

    La chaleur torride n'avait d'égale que le silence qui s'établissait dès que le sâdhou se levait pour parler. Il avait souvent entendu parler dans le nord des nombreux chrétiens du Travancore. Mais autre chose était de les voir ainsi réunis ; et il se demandait comment donc il se faisait que l'Évangile fût si longtemps resté confiné dans cette partie restreinte de l'Inde.

    Il se mit à rappeler à cette multitude comment Dieu, dans les siècles passés, avait confié à l'Église syrienne le dépôt de la vérité, mais comment aussi, en gardant ce trésor pour eux, ils avaient contraint Dieu à faire venir des messagers d'Amérique et d'Europe pour remplir la tâche qu'ils avaient négligée. Puis, faisant allusion au grand mouvement réformateur commencé dans cette antique Église, il les pressa de répondre enfin à l'appel divin et de porter la lumière à ces millions qui meurent dans les ténèbres.

    Il y a d'ailleurs quelques années déjà que l'Église syrienne de Travancore a commencé à prendre à cœur sa responsabilité, et à envoyer des missionnaires dans diverses parties de l'Inde.

    Dès lors, Sundar Singh a répété ses appels ailleurs encore, de façon à éveiller un intérêt tout nouveau pour les missions. Il se rend clairement compte du devoir et du privilège que Dieu place devant l'Église hindoue en lui offrant de s'associer à son plan d'amour. Tant par son exemple que par ses paroles, il presse ses compatriotes de prendre leur croix et de suivre Christ à tout prix jusqu'à la victoire finale.

La prédication de Sundar Singh. C'est pour annoncer l'Évangile que Christ m'a envoyé (I Cor. 1 : 17 ). J'ai abondamment répandu l'Évangile de Christ. Et je me suis fait honneur d'annoncer l'Évangile là où Christ n'avait point encore été annoncé... selon qu'il est écrit : Ceux à qui il n'avait point été annoncé verront et ceux qui n'en avaient point entendu parler comprendront (Rom. 15 : 20, 2 1 .)

    Il y a sans contredit des sermons qui font plus d'impression à la lecture qu'à l'audition, tandis que le contraire est non moins vrai et beaucoup plus fréquent. On a souvent exprimé le désir de voir publier les prédications de Sundar Singh, et déjà une édition en tamil est sous presse. Mais ceux qui le connaissent le mieux sont aussi ceux qui doutent le plus qu'un ouvrage de ce genre puisse faire rendre pleine justice à la valeur de Sundar Singh comme orateur populaire.

    Il parle vraiment bien, sans perdre de temps, en fioritures inutiles et en belles phrases. Sa parole est claire, concise, et court droit au but. Il va sans dire qu'il y va de toute son âme, et sans qu'un seul auditeur puisse rester à se demander où il veut en venir. Rien de vague, rien qui risque d'affaiblir la portée de son discours. Il ne parle jamais sans avoir un message venant directement de Dieu, et sa voix claire le fait parvenir jusqu'aux derniers rangs de l'auditoire, si grande que soit la foule. Le silence complet et l'attention soutenue du public font bien sentir le pouvoir qu'exerce sa parole. Son attitude calme, digne et modeste, tandis qu'il parle, son petit Nouveau Testament en ourdou dans ses mains jointes forme un contraste frappant avec son langage énergique et passionné. Jamais un instant d'ennui ou de monotonie ne fournit aux auditeurs l'occasion de se distraire.

    Il sait tirer de la nature ou de ses expériences personnelles des illustrations fort appropriées et souvent saisissantes. Quand il s'adresse à des non-chrétiens, il déclare que la religion est une affaire d'expérience et non de raisonnement, et il en donne des preuves convaincantes. Si mélangé que soit l'auditoire, nul ne peut s'en aller sans emporter l'impression d'avoir entendu la vérité.

    Ceux qui aiment Jésus-Christ sont fortifiés dans leur foi, les insouciants sont contraints de réfléchir, les non-chrétiens qui pensent en viennent à se demander si Christ n'a pas des droits sur eux et, au moins dans quelques cas venus à notre connaissance, plusieurs ont été amenés aux pieds de leur Sauveur. Ce serait faire un travail intéressant que de recueillir et de publier les résultats d'une de ses tournées d'évangélisation.

    Quant au contenu de la prédication du sâdhou, c'est avant tout l'affirmation ou la confirmation triomphante de la réalité des choses éternelles dans le domaine spirituel. Ce message a ramené la vie chez nombre de chrétiens qui, auparavant, ne connaissaient que par ouï-dire la puissance vivifiante de Christ et pour qui la religion n'était guère qu'un corps sans âme.

    A la vue de Sundar Singh, de sa physionomie portant le sceau de la communion constante avec son Seigneur, de sa robe safran le distinguant des autres hommes ; à l'ouïe de son message si persuasif, si pressant, si attrayant, ces chrétiens de nom n'ont pu résister au pouvoir conquérant d'un Sauveur presque oublié.

    Le sâdhou puise sa vie aux sources intarissables de la joie divine et il en communique quelque chose à ceux qui le voient et l'entendent, jusqu'à ce qu'à leur tour ils soient enflammés du désir de boire à la même source, d'avoir part à son bonheur.

    Il n'est pas moins incisif en s'adressant aux vrais chrétiens, leur mettant sur le cœur un idéal toujours plus élevé et plus noble, et leur faisant sentir vivement leur responsabilité et le danger de s'habituer à écouter sans obéir.

    Quand il s'adresse à des non-chrétiens, il se garde bien d'attaquer leur religion ou d'employer des termes peu fraternels à leur égard. En revanche, il rend fidèlement son témoignage, sans peur d'être mal jugé, racontant la vanité de ses efforts dans sa recherche de la paix et de la joie en dehors de la grande révélation de Dieu en Jésus-Christ. Il croit bien moins, pour amener les âmes à Christ, à l'argumentation philosophique qu'au témoignage humble et simple donné à la puissance rédemptrice et libératrice de l'Esprit de Christ. Il ramène aux vérités fondamentales de l'amour de Dieu, du témoignage rendu à cet amour par la vie et l'amour de Christ, du pouvoir infini de cet amour pour sauver quiconque l'accepte, et surtout de Christ et de la croix. Il parle de Quelqu'un qu'il connaît intimement, dont il n'a cessé d'expérimenter la puissance depuis sa conversion, de Quelqu'un qui ne le quitte ni jour ni nuit et pour qui il a tout quitté. Ses auditeurs sentent qu'ils ont devant eux quelqu'un qui vit Christ aussi certainement qu'il Le prêche.

    Ainsi, sa personnalité même donne du poids à son message. A une réunion du matin, quand il eut fini de parler, il s'assit pendant que son interprète continuait à le traduire ; mais ce ne fut qu'à grand'peine que celui-ci réussit à retenir jusqu'au bout l'attention de l'auditoire. Dès lors il est resté debout jusqu'à la fin de la traduction, et pas un regard ne le quitta avant qu'il se rassit.

    C'est pour ainsi dire la combinaison de l'homme et du message qui exerce comme une fascination sur les foules.

    L'auteur du Ecce Homo disait : « Le premier pas vers le bien est chez un homme la naissance d'un solide attachement pour quelqu'un. Mais que ce soit pour une personne d'une bonté évidente et marquante, il aura constamment sous les yeux un idéal de ce qu'il peut devenir lui-même. L'exemple est une influence. »

    Où qu'il aille, Sundar Singh a le pouvoir d'éveiller ce sentiment d'attachement personnel, et il ne s'en sert que pour attirer les âmes à Christ. Les foules qui se pressent autour de lui pour l'apercevoir, les titres honorables qu'on lui décerne (tels que Mahatma et Swami, qui le désignent comme participant de la nature divine), attestent les sentiments qu'on lui voue, mais qu'il cherche à utiliser pour entraîner ses auditeurs vers la source unique de la vie.

    Sa tâche spéciale, celle qu'il regarde comme à lui confiée par Dieu lui-même, c'est d'atteindre ceux qui échappent à l'influence des Églises. Il vient aussi raviver la flamme des Églises, stimuler leur zèle ; mais, sans s'arrêter à constater le résultat de ses efforts, il poursuit sa route, en laissant simplement derrière lui son message enflammé et son souvenir comme une inspiration. La simplicité de sa vie fait honte à ceux qu'asservit l'amour de leurs aises, et sa façon de vivre son christianisme est bien faite pour corriger l'idée fausse que c'est là une religion bonne pour les seuls Occidentaux.