J. RUSBROCH

DES SEPT DEGRÉS DE L'AMOUR

CHAPITRE XI

QUE D'AUCUNS SONT GRANDS A LEURS YEUX,
TANDIS QU'ILS SONT EN PROIE A DES VICES NOMBREUX.


Des hommes qui se complaisent en eux-mêmes.
 Il y en a beaucoup qui se complaisent en eux-mêmes, et qui pensent qu'ils sont élevés dans les hautes régions de vie et devant les yeux de Dieu, lorsque cependant ils sont engagés dans de multiples erreurs. Ceux, en effet, qui sont immortifiés et irrésignés de leur nature, ne sont nullement élevés en grâce, ni exercés à vivre devant l'excellence de la divine Majesté. Racines principales de tous les vices. Et bien qu'ils soient doués d'une intelligence vive, et subtils pour la lumière de la raison, cependant ils se complaisent sur eux-mêmes, et ils désirent de plaire aux autres, ce qui est le moyen de se détourner de Dieu, et la racine principale de tous les vices. Et de là vient qu'ils désirent l'emporter sur les autres, et bien plus, être choisis de préférence à tous, pour les dominer s'il se peut. Ils ne se soumettent et
n'obéissent volontiers à personne, mais ils désirent plutôt que tous les mortels souscrivent à leur jugement et les secondent, quand ils sont livrés à la contention et à la volonté propre. Ils pensent que toujours leurs jugements sont justes, et que tous ceux qui les contredisent sont dans l'erreur. Ils s'émeuvent facilement, se troublent, se fâchent, non seulement par des gestes et des paroles, mais méchamment par des actes ; et se conduisent dédaigneusement et sévèrement ; ce qui fait qu'on ne peut avoir avec eux une vie paisible. Mais pour l'amour d'eux-mêmes et de leur tranquillité, ils sont très habiles.

    Car ils observent attentivement et diligemment tous les autres, mais eux-mêmes nullement. Pour ce motif, ils sont agités de mille soupçons de jalousie, de déplaisir et de mépris envers ceux qui ne leur sourient pas assez : ils sont comme piqués d'un aiguillon, tourmentés et troublés en eux-mêmes de dissensions intérieures et de vices.

    Car ils sont persuadés, qu'ils connaissent mieux les choses et qu'ils les font mieux que les autres. Ils sont prompts à instruire, à régler, à réprimander, à infecter de calomnies les autres ; mais eux-mêmes ne souffrent d'être instruits, dirigés, réprimandés par personne, car ils se croient les plus sages de l'univers. Ils persécutent et méprisent les inférieurs et les égaux, qui ne les honorent pas ou qui ne les estiment guère. Ils infestent et maudissent les autres, et souvent ils sont d'un esprit tortueux, insensible et cruel, parce qu'ils manquent intérieurement de l'onction du Saint-Esprit. Quand ils sont avec les autres, même ceux qui sont bons et craignent Dieu, ils revendiquent pour eux, dans le discours, la première place : car ils pensent que ceux qui parlent les premiers sont les plus dignes, comme étant les plus sages selon leur jugement, ainsi que je l'ai dit. Ils cachent leur orgueil par des manières et des gestes humbles, et leur envie sous les aspects et les apparences de la justice. Ils se montrent très amis et très unis de ceux qui les adulent et leur font du bien. S'ils ont quelque affaire à traiter ou à expédier, ils sont préoccupés et distraits intérieurement, et ils sont tourmentés de soins et d'une sollicitude immodérée.

Cause de la crainte désordonnée
    Ils contractent parmi les choses terrestres, comme les hommes mondains, tantôt de la joie, tantôt de la tristesse. Quand ils sont loués ou blâmés en face, ils trahissent facilement ce qu'ils sont. Ils sont pris d'une sollicitude anxieuse, et ils craignent beaucoup pour eux de la maladie, de la mort, de l'enfer, du purgatoire, du jugement, et de la justice de Dieu.  Et parce qu'ils sont curieux en eux-mêmes, ils ont peur, ils tremblent, et ils augurent mal de tout ce qui peut arriver. Car ils s'aiment d'une manière désordonnée, non pour Dieu et à cause de lui ; et c'est pourquoi ils sont timides par nature, et ne sont ni libres ni expérimentés dans les choses de Dieu. Ils sont affligés de toutes sortes de craintes, de soins superflus et étrangers, pour les choses temporaires et mondaines. Ils appréhendent les mauvais maîtres ; craignent d'être privés de leur fortune et de leur vie ; que leurs biens soient enlevés furtivement et détenus par les autres ; ou qu'ils soient mal payés ; et qu'ainsi, réduits à l'indigence, malheureux et méprisés, ils soient atteints par la vieillesse et les maladies, enfin privés du soutien, du soulagement des amis, et des biens temporels. Tous ces soins sont vains, superflus et insensés, ils consument les vieillards avares et insensés, et en privent quelques-uns même de leurs facultés. Craintes frivoles de certains religieux. On trouve même des hommes ainsi faits dans  les ordres monastiques et les maisons religieuses : ils appartiennent à la foule de ceux qui, non seulement obéissent à leur volonté propre et ne sont pas morts à eux-mêmes, mais craignent et redoutent, que de leur vivant, on découvre ou l'on n'institue des prélats et des supérieurs qui les répriment et les condamnent ; et ils pensent ne pouvoir supporter avec longanimité (cette disgrâce). Et c'est ainsi qu'ils songent en leur âme, quand quelqu'un leur est contraire : S'il m'arrive que cet homme devienne mon maître, pourrai-je lui être soumis et obéissant ? Car il ne m'aime pas, et toutes les fois qu'il le pourra il m'affligera, m'accablera et me méprisera ; et tous ceux qui seront ses amis, penseront comme lui, et seront mes adversaires.

    A cause de cette crainte anxieuse, leur sang se révolutionne, ils deviennent impatients, et se parlent ainsi à eux-mêmes : Je ne pourrai supporter cela, sans devenir totalement fou, ou sans changer de monastère. Et ce sont des craintes insensées, et une prudence désordonnée qui tire son origine du fond d'un coeur superbe.

    Mais ceux qui seraient préposés au-dessus des autres, accableraient et mépriseraient tous ceux qui leur seraient contraires, et ne s'inclineraient pas devant leur sentiment ; et cela, parce qu'ils croient pouvoir mieux que quiconque, ordonner et régler sagement et justement toute chose. Ce qui fait que souvent ils accusent et calomnient leurs prélats et leurs supérieurs, qui leur demandent des offices ; et cela, non seulement dans leurs propres coeurs, mais auprès de ceux qui écoutent librement de telles choses. Ils supportent malaisément que quelqu'un soit loué de ceux qui sont présents, car ils pensent qu'ils perdent ainsi une part de leur considération. Et on ne peut leur persuader de quelqu'un, qu'il a un genre de vie plus sublime qu'ils ne l'envisagent et ne le comprennent eux-mêmes. Ils se croient donc plus prudents et plus sages que tous ceux qui vivent avec eux, bien qu'ils soient entièrement incapables, inhabiles, inexpérimentés et désordonnés, dans l'art d'obtenir la vraie sainteté. Que chacun donc éprouve, examine, considère et juge son esprit, sa nature ; pour savoir si, par hasard, il ne reconnaît et ne découvre en lui quelqu'un de ces vices. Car tout ce qui est de cette sorte doit être détruit, combattu et vaincu, si l'on veut atteindre la sainteté. Il est nécessaire que nous mourions aux vices, si nous voulons vivre pour Dieu. Il importe que ni la prospérité ni l'adversité ne nous retiennent et ne nous amusent de vaines images, si nous voulons entrevoir le royaume des cieux. Il faut que nos coeurs, nos affections et nos désirs, étant détournés des choses terrestres, soient portées vers le vrai Dieu et les choses éternelles. Afin que nous soyons dignes de goûter Dieu, il nous faut abandonner tout le monde : ce que Dieu aime doit être aimé ; ce qu'il déteste doit être détesté ; afin que nous puissions être mis en puissance et en possession de Dieu. Enfin, il importe que nous nous renoncions nous-mêmes, si l'Esprit de Dieu doit avancer en nous, pour nous justifier et nous dégager de tout : cela fait, nous pourrons alors le souffrir, le suivre au-delà de tout les cieux, et nous unir sans division avec lui ; et par là nous le bénirons, et dans la paix, nous entendrons la mélodie céleste raisonnant d'une sextuple voix et de multiple harmonies.