J. RUSBROCH

DES SEPT DEGRÉS DE L'AMOUR

CHAPITRE XII

DE LA MÉLODIE CÉLESTE QUI RÉSONNE D'UNE SEXTUPLE VOIX.


    Car notre Père céleste nous a appelés et nous a élus dans son fils très aimant, de toute éternité, et il a inscrit nos noms, par le doigt de sa charité, dans le livre de vie de la sagesse éternelle, et nous lui répondrons à lui, l'Eternel, par toutes nos facultés, avec un respect infini et un désir constant de vénération : ce qui est le commencement de tout cantique, soit de la part des anges, soit de la part des hommes justes ; et ce  cantique n'aura pas de fin. Premier mode de la céleste mélodie. Mais le premier mode de la céleste mélodie, est l'amour de Dieu et du prochain ; et pour nous l'apprendre, Dieu, le Père, daigna envoyer dans le monde son fils ; et c'est lui qui nous l'a enseigné. Quiconque est inexpérimenté et ignorant de ce chant, ne pourra pas s'unir aux choeurs célestes : car celui qui n'est doué ni de la science, ni de la manière qui convient à ces choeurs, en sera toujours exclu. Le Seigneur Jésus lui-même qui nous a aimés d'un amour éternel, ayant été conçu dans le sein très pur de sa très digne mère, a chanté en esprit, gloire et honneur à Dieu son Père, et paix et bonheur à tous les hommes de bonne volonté ; et les esprits Angéliques chantèrent aussi la même cantilène, en cette même nuit où il naquit de la vierge Mère ; et la Sainte Eglise Catholique, non oublieuse de ce (mystère), chante en ces deux fêtes ce même cantique. Quelle est la plus haute et la plus douce voix ? En effet, aimer Dieu et le prochain pour Dieu, à cause de Dieu et en Dieu, c'est la plus haute et la plus douce voix, qui puisse se faire entendre dans le ciel et sur la terre. Quel est le chant que le Christ nous module. Mais le mode et la science de ce chant c'est le St-Esprit. Or, le Christ Jésus, qui est notre chantre suprême, notre maître et notre modérateur, a chanté dès le commencement, et il nous chantera éternellement le cantique de fidélité et d'éternelle charité ; et nous le suivrons dans cette vie et dans le choeur de la gloire de Dieu, par toute la vertu de nos forces.

1er mode : Louange de la charité.
    Sans doute, la charité véritable, sincère, nullement feinte, est ce chant commun, pour lequel il importe que nous tous nous soyons habiles, si nous voulons être admis dans le choeur du royaume des cieux, avec  les esprits angéliques. La charité, en effet, est au dedans la source et la racine de toutes les vertus ; mais au dehors, elle est l'ornement et la véritable manifestation de toutes les bonnes oeuvres. La charité est sa propre vie et sa propre récompense. L'exercice de l'amour ne peut errer, que le Christ lui-même, avec tous ses élus, nous a enseigné par sa vie, ses discours, ses exemples, que nous devons tous imiter, si nous voulons être sauvés et jouir avec eux de la béatitude.

2e mode : Louange de l'humilité.
    Et c'est le premier mode des cantiques célestes, que l'Eternelle sagesse de Dieu enseigne, par le Saint-Esprit, à tous ses disciples qui se conforment à sa règle. Il y a ensuite une autre méthode de la céleste mélodie qui est : le mépris sincère et non simulé de soi-même, que nul ne peut relever ni diminuer, car elle est la racine, le fond sans fond de tout l'édifice spirituel, le ton et la clef de tout chant céleste, s'harmonisant merveilleusement et suavement avec toutes les vertus ; étant le manteau et l'ornement de la charité, et la voix très douce qui se fait entendre en la présence de Dieu. Ses harmonies sont si suaves, si douces, si prenantes et d'un tel attrait, qu'elles ont engagé le Fils de Dieu lui-même, qui est la sagesse éternelle, à prendre notre nature. Car, après que la Vierge très pure eut proféré ces paroles : Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole : Ecce ancilla Domini, fiat mihi secundum verbum tuum ; Dieu fut à ce point vaincu, qu'il voulut remplir de son éternelle sagesse, le très humble lit nuptial de cette même Vierge très sainte ; et par cela même, celui qui est le Très Haut, bien plus, la grandeur même, se fit très petit et très humble, le Fils de Dieu s'abaissant et se faisant serviteur, et nous élevant jusqu'à la forme divine : au point de descendre et de s'humilier au-dessous de tous les mortels et, s'étant
méprisé lui-même, de nous servir jusqu'à vouloir souffrir la mort. Celui qui désire se conformer à lui et le suivre, doit nécessairement se renoncer et se mépriser, jusqu'au point de chanter ce cantique d'humilité nullement feinte et déguisée ; et il faut aussi qu'il désire et qu'il aime être ignoré, méprisé, et rejeté au-dessous de tous les mortels. Car l'humilité n'est troublée ni par la prospérité, ni par l'adversité, ni par la joie, ni par la tristesse, par l'honneur ou l'ignominie, ni par rien de ce qui n'est pas elle. Elle est le don très excellent, et le très bel ornement que Dieu donne à l'âme qui aime s'abaisser. Elle est enfin la plénitude de toute grâce et de tous les dons ; et quiconque reste et se complait en elle, ne fait qu'un avec elle, et trouve la paix  éternelle. 3e mode : Le troisième mode de la céleste mélodie, c'est lorsque nous renonçons à la volonté propre, et aussi à toute propriété ; et nous soumettons avec résignation notre nature à la gracieuse volonté de Dieu, prêts à supporter tout ce qui dépendra de sa volonté. Et bien que, en ces choses, la nature souffre et se plaigne, en portant la croix et en suivant le Christ jusqu'à la mort, l'esprit cependant se réjouit, en faisant un sacrifice si volontaire. Et bien que la nature, quand nous sommes affligés et accablés, pleure et geigne, après cela, nous exulterons dans la gloire de Dieu, lorsque le Seigneur Jésus essuiera toutes les larmes de nos yeux ; et nous montrera qu'il nous a achetés de son Père par son sang précieux, et qu'il a payé notre (dette) et satisfait (à sa justice) par sa mort ; lorsque nous chanterons avec lui par la souffrance volontaire, la chansonnette émérite, qui convient à la nature humaine, et non à la nature angélique ; et que pour la grandeur et la multitude de nos labeurs, de nos tourments et de nos souffrances, l'honneur, la gloire et la récompense seront infinis. Et le Christ jouera le rôle de chantre et d'intonateur ; et il chantera avant nous, parce qu'il est le prince (l'instigateur) de toute souffrance volontaire et libre, qui ait jamais été tolérée par amour, pour la gloire de Dieu ; et sa voix est claire et très belle et d'un son très agréable, et il est très expert dans les chants célestes ; il connaît bien les tons, les modulations
et les variétés des chants. Et nous chanterons tous ensemble avec lui, et nous ferons entendre des actions de grâce et des louanges à Dieu le Père céleste, qui nous l'a envoyé. Car il fallait que le Christ souffrît et qu'il entrât ainsi dans sa gloire : Luc XXIV 26  oportuit Christum pati, et ita intrare in gloriam suam ; et ainsi, nous-mêmes nous devons souffrir librement, afin de nous rendre semblables à lui, et de le suivre dans sa gloire et celle de son Père, avec lequel il ne fait qu'un dans la même jouissance du Saint Esprit, où nous tous, nous chanterons au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, chacun spécialement en son esprit, suivant le mérite d'un chacun et sa dignité auprès de Dieu. 4e mode : Suit de là le quatrième mode des chants célestes, le plus intime, le plus excellent et le plus élevé, se consumer en  la louange de Dieu. Comment Dieu est avare et libéral : Notre Père céleste est avare et libéral : Car il donne libéralement à ses bien aimés, qui s'élèvent en esprit et marchent en sa présence, sa grâce, ses dons et ses présents ; et à son tour, il exige de chacun qu'il lui rende grâce, qu'il le loue et s'acquitte des bonnes oeuvres, en tant que chacun a été comblé extérieurement ou intérieurement par Dieu. Car la grâce de Dieu n'est pas donnée en vain et inutilement

    Si nous la prenons en considération, elle se répand continuellement sur nous, et elle nous comble de ce dont nous avons besoin ; et à son tour, elle nous réclame tout ce que nous sommes capables de donner ; et dans ces deux actes, toutes les vertus sont exercées et cultivées.

Comment Dieu est l'avarice et la libéralité même.
    Et au-dessus de toutes les actions et de tous les exercices des vertus, notre Père céleste manifeste spécialement à ceux qui lui sont chers, en donnant et en exigeant, non seulement qu'il est libéral et avare, mais qu'il est l'avarice et la libéralité même, car il veut se donner tout entier et tout ce qu'il est à nous ; et il demande, à son tour, que nous nous donnions à lui entièrement et tout ce que nous sommes ; et ainsi, son esprit et sa volonté est, que nous soyons entièrement siens et qu'il soit entièrement nôtre, chacun toutefois restant ce qu'il est. Car nous ne pouvons pas en effet devenir Dieu, mais nous sommes unis à Dieu par un moyen (medium), et sans moyen (absque medio).

Que nous sommes unis à Dieu par un moyen.
    Nous lui sommes unis par sa grâce, et nos bonnes oeuvres ; et par un mutuel amour ; c'est-à-dire, par sa grâce et nos vertus, lui-même vit en nous et nous en lui : nous lui sommes soumis et obéissants ; et pour cela, d'une seule volonté avec lui, en tout bien. Son esprit et sa grâce opèrent toutes nos bonnes oeuvres, même plus particulièrement que nous-mêmes. Sa grâce en nous, et notre charité envers lui, est une oeuvre à laquelle nous contribuons ensemble. Et, en vérité, notre amour envers lui-même est une action très élevée et très excellente, que nous pouvons éprouver entre Dieu et nous. L'esprit de Dieu exige de notre esprit, que nous aimions Dieu, et que nous lui témoignions nos louanges et nos actions de grâce, en raison de sa grandeur et de sa sublimité ; mais en cela, tous les esprits d'amour, au ciel et sur la terre, sont impuissants, car ils s'épuisent eux-mêmes et ils consument tous leurs forces, devant l'infinie et l'immense hauteur du Dieu tout puissant. Et c'est le moyen (de communication) le plus noble et le plus élevé entre Dieu et nous ; et ici la grâce de Dieu avec toutes les vertus seperfectionne et se consomme. Or, au-dessus de ce moyen, au-dessus de la grâce et de toutes les vertus, nous sommes unis à Dieu sans moyen. Si toutefois nous gravons profondément l'image de Dieu dans notre âme, et par là nous sommes unis à Dieu sans moyen, nous ne devenons pas Dieu, mais nous gardons toujours sa ressemblance, et lui-même vit en nous et nous en lui par sa grâce et nos bonnes oeuvres. Ainsi donc nous sommes unis à Dieu en dehors du moyen, au-dessus de toutes les vertus, dès que nous portons son image dans les plus hautes régions de notre essence créée. Mais cependant nous restons toujours en nous mê mes, unis et semblables à lui, soit par sa grâce, soit par notre vie vertueuse. Et par ce pacte nous demeurons éternellement semblables à Dieu, dans la
grâce et dans la gloire ; et au-dessus de la ressemblance, nous sommes un avec lui, notre éternel idéal et notre exemplaire. Et cette unité de vie ou cette union avec Dieu est dans notre essence, et nous ne pouvons la saisir et la comprendre. Elle prélude à toutes nos puissances, et réclame de nous que nous soyons un avec Dieu, sans moyen. Mais cela nous ne pouvons pas le faire. Nous suivons donc Dieu dans un certain repos de notre essence. Et, dans ce repos, l'esprit du Seigneur avec tous ses dons se complait et pénètre de sa grâce et de ses dons toutes nos puissances, et réclame de nous l'amour, la louange, l'action de grâce ; et lui-même habite dans notre essence, il exige de nous le repos (la quiétude) et que nous lui soyons unis au-dessus de toutes les vertus. Le jeu intime de l'amour. Ce qui fait que nous ne pouvons rester en nous avec les actes bons, ni au-dessus de nous avec Dieu, dans le repos. Et c'est là le jeu intime de l'amour. Car l'esprit du Seigneur agit sans cesse et il veut que nous aussi nous agissions toujours, et que nous lui soyons semblables. Et cette paix, cette jouissance du Père, du Fils et de tous leurs bien-aimés, est la même dans l'éternel repos. Or la jouissance est supérieure à nos actes, et nous ne pouvons la saisir et la comprendre, et nos actions sont toujours au-dessous de la jouissance, et nous ne pouvons les amener à la jouissance. Nous défaillons toujours dans l'action, et nous ne pouvons en effet aimer Dieu suffisamment. Mais dans la jouissance, c'est assez et il nous suffit, et nous sommes là ce que nous voulons.

    Et c'est là le quatrième mode des chants célestes, le plus excellent et le plus élevé de tous ceux qui se font entendre dans les cieux et sur la terre. Mais il faut savoir que ni Dieu, ni les anges, ni les âmes des bienheureux, ne chantent avec des voix corporelles, puisque ce sont des esprits, et qu'ils n'ont ni bouche, ni oreilles, ni langue, ni gosier, avec lesquels ils puissent chanter. Néanmoins, l'écriture divine affirme que Dieu, avant de prendre la nature humaine, parla de diverses manières avec des paroles sensibles, à Abraham, à Moïse, aux
Patriarches et aux Prophètes. Et la Sainte Eglise déclare que les Anges chantent sans fin :  Saint, Saint, Saint est le Seigneur Dieu des armées : Apoc. IV-8 Sanctus, Sanctus, Sanctus, Dominus Deus Sabaoth. Luc. 1-26 De même l'Archange Gabriel apporta la nouvelle à la Vierge très sainte, qu'elle enfanterait le Fils de Dieu par la vertu du St-Esprit. L'on dit aussi que les anges enlevèrent au ciel, avec des cantiques, l'âme du bienheureux évêque Martin. Enfin la très sainte Marie Magdeleine se repaissait tous les jours des cantiques des anges. Les bons et les mauvais esprits et les âmes dépouillées de corps, peuvent donc, avec la permission de Dieu, apparaître aux hommes sous n'importe quelle forme ; mais cela n'est nullement nécessaire dans la vie éternelle. Combien grande la gloire et la béatitude de la vie future. Là, en effet, nous contemplerons, de la manière que nous le voudrons et comme nous le désirerons, de nos yeux intellectuels, la gloire en commun de Dieu, des anges, et des saints, et les récompenses et la gloire d'un chacun en particulier. Mais au jour du jugement dernier, après que, par la vertu du Seigneur Jésus, nous serons ressuscités avec nos corps glorieux, nos mêmes corps seront comme une neige très blanche et très pure, plus resplendissants et plus lumineux que le soleil, et transparents comme le cristal. Et chacun aura ses signes, ses marques particulières d'honneur et de gloire, suivant les multiples manières par lesquelles il aura enduré, volontairement et librement, les peines du martyre, où les autres afflictions et douleurs, pour l'honneur de Dieu. Car chaque chose aura son rang et sa récompense, comme le décidera l'éternelle sagesse de Dieu, et suivant l'excellence et la noblesse de nos bonnes oeuvres. De quelle manière Notre Sauveur doit chanter éternellement le Cantique. Et le Christ Jésus, notre chantre, celui sur lequel nous devons nous guider, chantera de sa voix glorieuse et suave, l'éternel cantique, à savoir : l'hymne d'honneur et de louange à son très saint Père céleste ; et nous tous nous continuerons, pour le poursuivre éternellement, le même cantique dans l'allégresse de nos âmes et avec des voix
harmonieuses. Mais la joie et la gloire de nos âmes rejaillira sur nos sens, et par eux pénètrera tous nos membres, et nous nous
contemplerons mutuellement avec des yeux (illuminés) de gloire, et nous entendrons la louange de notre Dieu, et nous la proclamerons, et nous la chanterons de nos voix jamais défaillantes. Et le Christ Jésus nous servira, et nous montrera sa face resplendissante et son corps glorieux, avec ses stigmates d'amour et de fidélité ; et de même nous contemplerons tous les corps glorieux, et tous les signes de
l'amour avec lesquels ils servirent Dieu, depuis le commencement du monde ; et toute notre vie sensible intérieure et extérieure sera remplie de la gloire de Dieu, et nos coeurs pleins de vie brûleront d'un ardent amour envers Dieu et tous les saints ; toutes les puissances de nos âmes seront remplies de gloire, ornées des dons de Dieu, et de toutes les vertus qui ont été réalisées depuis le commencement. Et audessus de toutes ces choses nous serons absorbés, en esprit, dans la gloire incompréhensible de Dieu, qui n'a ni fond, ni borne, ni mesure ; et nous en jouirons éternellement avec Dieu.

Choeur des hommes, choeur des anges.
    Mais le Christ dans l'humaine nature dirigera le choeur de droite, à savoir : celui qui est le plus élevé et le plus illustre de tous ceux qui ont été créés par Dieu ; et à ce choeur appartiendront tous ceux dans lesquels il vit, et qui vivent en lui. L'autre choeur est assigné aux esprits angéliques. Car bien qu'ils soient d'une nature plus excellente et supérieure, cependant nous sommes comblés de dons plus sublimes, dans le Christ Jésus avec lequel nous ne sommes qu'un. Et c'est pourquoi, le Christ Jésus sera le Pontife suprême, entre les choeurs des anges et des hommes, devant le trône de la Toute-Puissance de Dieu ; et il renouvellera, pour les offrir à nouveau, tous les sacrifices qui ont été offerts en tout temps, soit par les anges, soit par les hommes ; ils seront renouvelés sans fin pour la gloire de Dieu, et ils resteront fixés éternellement.

    Ainsi nos corps et nos sens avec lesquels nous servons Dieu, seront remplis, de gloire et de béatitude, comme le corps du Christ avec lequel il a servi Dieu, et nous, est glorieux ; et les esprits de notre âme seront glorieux, avec lesquels nous servons Dieu maintenant et pour toute l'éternité, et nous rendrons louange et gloire, comme l'âme du Christ et les anges et tous les esprits qui aiment et louent Dieu, en lui rendant grâces, sont bienheureux et glorieux. Enfin, par le Christ, nous l'emporterons sur tous en esprit et en Dieu, et nous serons un avec lui, jouissant avec lui de l'éternelle béatitude. Mais c'est assez parler du cinquième degré de notre échelle céleste.