CHAPITRE X

DU PREMIER MODE (MANIÈRE) DE LA VRAIE CONTEMPLATION.



O mon Dieu soyez-moi propice, car je ne suis rien, je n'ai rien, je ne puis rien sans votre secours et votre grâce. Je vois en vérité, par la lumière naturelle, que vous êtes le Seigneur du ciel et de la terre et de toutes les choses créées. Et, en outre, par la foi chrétienne je vois et je crois tout ce qui concerne la foi ; et je désire, appuyé et aidé par votre grâce, de suivre et de remplir votre loi et vos préceptes. Et cela, mon Seigneur, est commun à tous vos membres, à tous ceux de la religion Chrétienne qui veulent être sauvés.

Mais intérieurement, Seigneur, vous désirez aussi mon esprit, afin que vous soyez pour moi ce que je suis pour vous, et que je vous aime comme vous m'aimez.
Que le lecteur soit ici attentif.
Quand quelque juste adonné à la vie intérieure, rentre en lui-même, libre et dégagé de toutes les choses terrestres, ayant le cœur ouvert avec un infini respect envers l'éternelle bonté, de Dieu : alors, le ciel fermé s'ouvre, et de la face de la divine charité, une lumière soudaine comme l'éclair rayonne dans son coeur entr'ouvert ; et dans cette lumière, l'esprit du Seigneur parle ainsi à ce même coeur aimant et patient : Je suis tien, ô homme, et tu es mien. J'habite en toi et tu vis en moi. Mais, par l'effet de cette lumière et de ce contact, l'allégresse et la volupté chaste inondent à tel point le corps et l'âme, de celui dont le coeur est dans cette élévation, que l'homme ne sait plus ce qui lui arrive et comment il peut résister. Et l'on dit que cette allégresse nul ne peut l'exprimer par des paroles, ni la connaître, si ce n'est celui qui l'a éprouvée. Mais cette joie n'agit que dans le coeur qui aime Dieu ainsi, qui ne s'ouvre qu'à Dieu seul, et se ferme à toute créature. Et de là provient la jubilation qui est l'amour cordial, une flamme ardente de dévotion dans l'action de grâce et la louange, une crainte et une vénération éternelle à l'égard de Dieu. Mais quiconque, ressentant cette douceur, se réjouit en elle et en goûte la délectation, sans toutefois en rendre grâce à Dieu, celui-là se leurre absolument.

Et c'est là le premier mode (manière) et le moins parfait de la vie contemplative, dans lequel Dieu se montre : Je vais en donner un exemple grossier, pour ceux qui n'ont nulle expérience de ces choses: Prenez un miroir concave comme un bouclier, placez devant lui une matière sèche propre au feu (combustible), et mettez ce miroir en face des rayons solaires - la matière combustible, à cause de la chaleur du soleil, et de la concavité du miroir, s'enflammera.

De même aussi, dans la vie intérieure, quiconque a le coeur ardent et ouvert toujours, avec une crainte respectueuse élevé vers Dieu : la lumière de la divine grâce darde ses rayons dans ce coeur ouvert et porté vers les choses d'en haut, elle purifie la conscience, et consume par le feu de l'amour divin, toutes les fautes, tous les péchés de l'homme.

C'est là, ai-je dit, le mode inférieur de la vie contemplative, qui s'exerce dans la pureté du coeur, avec le regard élevé (la vue haute) et l'amour sensible, dans la louange et l'action de grâces, avec la dévotion et le désir ou l'affection en présence de la divine Majesté.

 

" C'est le premier degré de l'amour qui contemple 

L'objet de son désir :

En face du miroir, son âme comme un temple

S'illumine soudain, car Dieu va le remplir...

Quand le soleil d'amour la pénètre et l'embrase

D'ineffables clartés : C'est la première phase. "

 
CHAPITRE XI

DU SECOND MODE DE LA VÉRITABLE CONTEMPLATION.

 

Vient ensuite un deuxième mode de vie contemplative : Tous ceux qui sont élevés vers Dieu, par la crainte et l'amour, dans la simple pureté de leur esprit: ceux-là sont en présence de Dieu, dont ils voient la face révélée et à découvert ; et du visage du Père, une lumiè re simple rayonne sur la figure de l'âme, nue et dépouillée d'images, au-dessus des sens, au-dessus des formes, au-dessus et en dehors de la raison, dans les régions supérieures et pures de l'esprit. Or, cette lumière n'est pas Dieu, mais un certain milieu entre l'âme qui contemple et Dieu -. elle s'appelle la splendeur (l'aurore) de Dieu, ou l'inspiration du Père. Et, dans cette lumière, Dieu se montre d'une manière simple ; non, en vérité, suivant la distinction ni la manière des personnes, mais dans la simplicité de sa nature et de sa substance ; et dans cette même lumière, l'esprit du Père parle ainsi à l'esprit nu' et dépouillé d'images: Contemple moi comme je te contemple. Et bientôt, par l'infusion de la lumière simple du Père, les yeux de l'esprit s'ouvrent et ils voient la face du Père, à savoir la substance ou la nature de Dieu, par un regard simple, une vue au-dessus de la raison et en dehors de toute considération. Mais cette lumière et cette manifestation donnent à l'esprit contempla teur la vraie notion qu'il voit Dieu, en tant qu'on peut le voir dans la condition de la vie mortelle. Pour le mieux comprendre, servons-nous de cette simple comparaison : Si quelqu'un, placé dans la splendeur rayonnante du soleil, éloigne ses yeux de toute couleur, de toute considération, de toute différence, de toute distinction, et enfin de tout ce que le Soleil pénètre de ses rayons ; et s'il poursuit simplement de son regard la lumière et les rayons qui émanent du soleil : il pénètre certes dans le soleil lui-même. De même si quelqu'un suit les rayons éblouissants qui, sortant de la face de Dieu, illuminent son regard simple : ils le conduisent dans le principe de son essence créée, où il ne trouve que Dieu seul. 

« L'âme suit les rayons du soleil de l'amour

Elle s'est dépouillée ; et dans sa beauté pure, 

Se présente à l'époux, en la splendeur du jour, 

Qui vient de la lumière éclairant la nature, 

Idéale et parfaite en soli architecture,

Celle où se meut et vit le monde des esprits, 

Et où les bien aimés, tous ceux qui sont épris 

Des attributs de Dieu, férus de sa présence, 

Dans leurs élans d'amour plongent en son essence »

 

CHAPITRE XII

DU TROISIÈME MODE DE LA VÉRITABLE CONTEMPLATION.



Vient ensuite le troisième mode de Contemplation qui est appelé spéculation, (réflexion), parce qu'il est comme une intuition dans le miroir. Car l'intelligence du contemplateur est un miroir vivant, dans lequel le Père et le Fils infusent l'esprit de vérité, pour que la raison soit illuminée, et qu'elle connaisse toute vérité qui peut être comprise en images, en modes, en formes et en similitudes. Mais ni la réflexion, ni la raison, ne peuvent atteindre à ce mode par lequel la face de Dieu est contemplée au-dessus et en dehors de la raison, dans l'intelligence et l'esprit nu et dégagé d'images.

En effet, tandis que l'aigle, l'oiseau superbe, par la sûreté de sa vue, fixe la vivacité de son regard paisible dans la splendeur solaire, les yeux faibles et débiles de la chauve-souris ne peuvent supporter l'éclat du soleil et s'en détournent.

Or l' oeil simple de l'âme, élevé au-dessus de la raison et sans la raison dans la nue et simple vue ou vision, contemple sans cesse la face du Père, et cela, en quelque sorte comme les Anges qui sont à notre service. En effet, à cet oeil simple de l'âme ne se présente rien autre chose que l'image qui est Dieu même ; et de là, par un regard simple, il contemple Dieu et toute ,chose, en tant qu'elles sont un avec Dieu, et que cela lui suffit. Et c'est la contemplation, par laquelle nous voyons ou contemplons Dieu, d'une certaine manière simple. Et, pour cette raison, la puissance intellectuelle de l'âme ou l'intelligence est un miroir vivant dans lequel Dieu demeure avec sa grâce ; et il lui a donné son esprit de vérité, dont la lumière illumine l' oeil de la raison ; de telle sorte que par les formes, les images, les similitudes, elle puisse connaître Dieu et toutes les créatures, en tant qu'il plaît à Dieu de les manifester et de les montrer. Mais l'Esprit de Dieu commande à la rais on éclairée par lui, qu'elle règle, modère et ordonne sa vie sensible, selon les prescriptions de la divine loi et les préceptes de l'Eglise, avec prudence et charité.

En deuxième lieu l'homme ainsi doué intellectuellement, qui a reçu de Dieu l'esprit de vérité, doit marcher en présence de Dieu, orner, ordonner, composer sa vie intérieure de toutes les vertus, selon la très gracieuse volonté de Dieu ; et de cette manière, il sera tout disposé à entendre la suave parole du Père disant à son esprit : Regarde moi, connais-moi, comme je te connais. Considère attentivement et diligemment qui et ce que je suis. A cette invitation, à une telle requête, l'âme s'épanouit, ainsi que toutes les facultés intérieures de l'homme ; et de ses yeux ouverts et illuminés elle désire contempler ce à quoi Dieu l'engage et l'invite : et alors Dieu se montre lui-même à l'âme, dans le vivant miroir de son intelligence , non, en vérité, comme il est en sa nature, mais en images et en ressemblances, autant que la raison illuminée peut y suffire et le comprendre. Cette sage raison, éclairée par Dieu, voit lumineusement, clairement et sans erreurs, sous les formes ou les images intellectuelles, tout ce qu'elle a jamais ouï de Dieu, de la foi et de la vérité, sur tout ce qu’elle désire connaître. 

Or cet objectif, cette image que Dieu lui même est, bien qu'elle lui soit proposée ne peut être saisie nullement (par la raison) ; mais ses yeux intellectuels sont contraints de céder à cette lumière incompréhensible. Et parce qu'elle est sage et éclairée par l'esprit de vérité, elle considère Dieu sous les simulacres ou les figures intellectuelles, à savoir, qu'il est puissance, sagesse, vérité, justice, bonté, bienveillance, miséricorde, opulence, amour, fidélité, consolation et douceur. Elle entrevoit aussi la distinction des personnes, chacune vrai Dieu, égaleme nt puissantes en vertu; l'unité de nature dans la Trinité des personnes et la Trinité dans l'unité ; la fécondité de nature et l'immuable simplicité de l'essence ; chaque personne, Dieu ; et, dans la commune substance, la divinité. Car la raison, illuminée par l'esprit de vérité, contemple Dieu en son miroir, en autant de manières, de formes, d'images -qu'elle peut se rappeler ou penser, ou qu'elle désire le voir, et pour quelque motif que ce soit. D'ailleurs la puissance intellective, non seulement est portée, mais encore est invitée, entraînée par Dieu à considérer ce qu'est Dieu et qui est Dieu. 

C'est pourquoi l'âme contemplative dit à Dieu : Montrez-nous, Seigneur, votre face, au-dessus des images et des ressemblances, nue, à découvert, et sans voiles ; et nous serons sauvés, et ce sera assez pour nous. A cette (invocatio n) l'Esprit du Seigneur répond ainsi à la raison illuminée : Regarde qui je suis et ce que je suis. Mais alors l' oeil intellectuel s'ouvre, pour voir ce qu'il désire, et ce à quoi il est invité et entraîné par Dieu. Et, en vérité, l' oeil simple, par une simple vision ou intuition, aperçoit simplement, dans la divine lumière, tout ce que Dieu est ; et l’œil intellectuellement le suit, voulant savoir, explorer et expérimenter, en vertu de la même lumière, ce qu’est et qui est Dieu. Mais, dans la contemplation de Dieu, toute raison et toute considération unie au discernement est impuissante et succombe ; et la faculté intellective s’élève ( à une hauteur) en quelque sorte sans bornes ; sa vision, son regard est sans limites ; c’est-à-dire, qu’il n’est pas de telle ou telle manière et ne voit pas ici ou là ( mais l’incommensurable est l’objet de sa vision). Car, ce qui est sans mesure embrasse toute la puissance intellective ; et sa v ision s’élève et s’étend au delà, de telle sorte qu’il ignore où elle est elle même. Car ce qu’elle voit, elle ne peut l’atteindre ou le comprendre ; puisqu sa vision ou son regard est sans mesure, s’étend et s’égare sans fin et sans retour.

Tout ce que cette (vision) saisit ou comprend, ce n’est qu’imparfaitement ; et bien que sa capacité soit sans bornes, elle est elle même comprise par Dieu d’une manière beaucoup plus sublime qu’elle ne peut comprendre elle-même.

Cette manière sans bornes ( de contemplation) ainsi pratiquée, tient le milieu entre cette (forme) de contemplation qui s’opère dans les images intellectuelles ou similitudes, et la nue contemplation qui, au-dessus de toute image, se consomme dans la divine lumière.
 

« L’âme se perd en cette mer sans bornes,

Que son regard découvre et contemple dans Dieu.

Et, bien due de lumière elle s’enivre et s’orne,

Devant son créateur elle trouve « un » milieu :

C'est l'espace infini que nulle créature

Ne peut jamais franchir; conservant sa nature.

L'homme est toujours borné, Dieu seul est sans mesure ». 

 
CHAPITRE XIII

DU QUATRIÈME MODE DE CONTEMPLATION.

Suit le quatrième mode qui parachève et consomme la véritable vie contemplative, pour tout ce qui regarde la contemplation : on l'appelle l'élévation et l'illumination amoureuse, selon la très gracieuse volonté de Dieu. Ce mode d'exercice est né de Dieu. Le Seigneur lui-même dit dans l'Evangile: Quiconque ne renaît pas du Saint-Esprit, ne peut voir ni obtenir le royaume de Dieu : Nisi quis renatus fuerit ex Spiritu sancto non potest videre nec introire regnum Dei. Car le Saint-Esprit est la source unique dans laquelle tous les esprits aimants sont baptisés, et dans laquell e ils vivent ou habitent ; et lui-même infuse à notre esprit l'eau vive de sa grâce, dans laquelle nous sommes purifiés et lavés de nos péchés. Et le (Saint-Esprit) lui-même demeure et habite en nous par sa grâce, et nous en lui par les vertus et la sainteté de vie. Certes l'Esprit du Seigneur vit, habite et demeure en nous, (l'Esprit) que nous avons comparé à la source vive, et dans laquelle nous vivons au-dessus de notre essence créée, source de laquelle jaillissent les eaux vives de sa grâce ; et les fleuves de ses dons infinis se répandent dans notre esprit. Le même esprit touche du doigt notre esprit, c'est-à-dire par une vertu qui sort de lui-même ; et il nous parle ainsi intérieurement - Aimez-moi, comme je vous aime et vous ai aimé de toute éternité ! Et cette voix, cette requête, cette supplique intérieure est si pénétrante, (effrayante) que toutes (nos facultés) en sont ébranlées (comme) dans une tourmente, une tempête d'amour ; et toutes les vertus (puissances) de l'âme répondent en s'entretenant ensemble -. Aimons-nous l'amour inépuisable qui nous aime de toute éternité ? Le coeur se prodigue en désirs, s'ouvre, et toutes les forces vives sensibles s'épanouissent en amour sensible envers Dieu : L'âme vivant au-dessus d'elle, avec la droiture d'intention et l'action de grâces intérieure, l'oubli et le mépris de tout ce qui peut nuire ou" s'opposer à l'amour divin, progresse (sans cesse),. L'intelligence illuminée et la libre volonté, dans la louange et l'action de grâces, la crainte et le respect, s'avancent en présence de l'éternelle charité Certes ce qui est né de Dieu, est Dieu et Esprit: est Dieu, dis-je, avec Dieu, une charité, une vie en son éternel exemplaire ; est aussi esprit, et semblable à Dieu, par la grâce et l'amoureuse adhésion à Dieu. Mais en outre (ce qui est né de Dieu) est saint, puissant, libre et vainqueur de toutes choses dans l'exercice d'amour. Or, dans cette union avec Dieu par amour, et c ette ressemblance avec Lui par la grâce, l'Amour s'exerce de toutes les manières; puisque Dieu touche, (émeut) notre esprit, et exige de nous un amour semblable au sien. Mais son amour est immense, puisqu'il est lui-même ; tandis que notre amour a une certaine mesure ; et il arrive ainsi que ce que l'amour (de Dieu) réclame, nous ne pouvons l'exécuter et le donner : d'où vient notre impuissance et notre défaut ; et l'amour que nous éprouvons, en présence de sa charité, devient sans mesure. 

L'Amour n'est ni froid, ni chaud, ni clair ni obscur ; ce n'est ni une nourriture, ni un breuvage ; et enfin, il n'est rien dans le monde qui puisse être comparé justement à l'amour Mais l'Amour de Dieu envers nous est un certain attouchement spirituel, en vertu duquel il distribue à chacun sa grâce et ses dons, pour son utilité, afin que nous menions une vie vouée à la vertu. 
 


« Lorsque l'amour divin nous émeut de sa flamme 

Qu'il fait épanouir les puissances de l'âme : 
Notre coeur se dilate et s'ouvre à ce contact

Il éprouve pour Dieu cet amour sans mesure 
Dont l'objet infini dépasse la nature... 
Car le plus beau portrait est toujours inexact. »