CHAPITRE XIV

DES QUATRE MODES D'AMOUR
EN LESQUELS RÉSIDE TOUTE SAINTETÉ


  Il y a quatre modes d'amour qui sont l'abrégé de toute sainteté. Le premier mode est dans le précepte, et convient aux amis. Le second es t dans le conseil : il est le propre des esprits élevés qui, dans leur vie, se conforment aux conseils divins. Le troisième n'est ni dans le précepte, ni dans le conseil : il appartient aux fils de Dieu, et à ceux qui subissent l'action divine, dans le pur (nu) amour. Le quatrième (réside dans l'amour même), et consiste à ne faire qu'un avec Dieu (être un) par l'amour ou dans l'amour.
 

  Que le lecteur soit attentif .
  Le premier mode d'amour c'est : craindre Dieu et l'aimer par dessus toutes choses, obéir soit à lui, soit à la sainte Eglise, dans la foi catholique, par (la pratique) des vertus et des bonnes oeuvres : ce sont les amis de Dieu, qui plaisent à Dieu, au degré inférieur où l'on puisse vivre pour Dieu. 

  Mais il est un deuxième mode d'amour, par lequel on vit de Dieu, en espri t et en vérité. C'est-à-dire lorsque un juste exerce davantage intérieurement son intention et son amour envers Dieu, qu'il ne pratique extérieurement les bonnes oeuvres pour Dieu ; alors il subit le contact de l'esprit du Seigneur : ce qui nécessite sans cesse un redoublement d'amour. Mais plus il aime, plus il subit le contact; et de la sorte, il arrive à expérimenter une certaine béatitude sans bornes, c'est-à-dire un amour sans mesure ; et par là, selon ce mode, l'esprit se purifie et adhère à Dieu d'un amour sans limite ; et, à toute heure, il se consume par l'action, jusqu'à ce qu'il atteigne le repos mais alors, il éprouve un nouvel attouchement, pour se consumer de nouveau dans l'action ; jusqu'à tant que toutes ses forces défaillent dans un amour incommensurable. Et cela, c'est aimer Dieu et être aimé de Dieu. Ce qu'est l'amour en lui même, ne peut se comprendre ; mais c'est ainsi qu'il agit : L'Amour donne plus qu'on ne peut prendre; et demande davantage qu'on ne saurait donner. L'impatience d'amour se fait sentir parfois dans le coeur, consume l'âme comme une flamme ardente et affective ; le corps comme l'inquiétude et l'impatience ; l'esprit comme le désir insatiable et l'avidité dévorante. Car, l'ardeur avide de l'amour consume les actes de l'esprit, et le réduit à une simple oisiveté. 

  C'est alors que commence la contemplation intellectuelle, et l'inclination amoureuse vers une faveur douce et suave, où l'amour sans bornes et parfait se consomme. La contemplation intellectuelle et l'inclination amoureuse sont en effet des instruments (flûtes) célestes, qui rendent un son sans tonalité et sans notes ; et toujours, sans considération ni retours, elles progressent vers la vie éternelle ; conservant le ton, l'harmonie, et la consonance avec l'Eglise sainte et universelle. Car le Saint Esprit lui-même par état est la cause de leur harmonie ; et elles tiennent le milieu ,entre l'amour incommensurable et l'amour simple (nu) et oisif.

  Vient ensuite le troisième mode, qui est l'amour élevé (transcendant) et illuminé de la splendeur divine. Dans ce mode d'amour, les esprits sont oisifs et simples (nus) ; et, au-dessus de toute action, ils sont élevés et exaltés dans la simple (nue) intelligence, et le simple (nu) amour ; où ils n'agissent pas, mais sont entraînés par l'esprit de Dieu ; et, en tant qu'il leur est donné de le sentir et de l'expérimenter, ils deviennent eux-mêmes, en quelque sorte, grâce et amour ; et sont appelés Fils de Dieu. Certes, tous ceux qui sont morts à eux-mêmes en Dieu, et ont renoncé à tout ce qui leur est propre ; ceux dont la vie est cachée avec le Christ en Dieu, et qui renaissent sans cesse du Saint-Esprit, comme les fils de la charité de Dieu, au-dessus de la grâce et de toutes leurs actions, sont aptes et habiles à s'anéantir, pour ainsi dire, ou bien à s'annihiler eux même s, pour se fondre dans l'amour. Car ils sont les formes divines, transformées par l' Esprit du Seigneur, comme le fer chaud devient feu lui même, et s'identifie à la flamme où est le fer se voit le feu, et où se trouve le feu est le fer; et cependant le fer ne devient pas feu, et la flamme ne se change pas en fer ; mais la flamme et le fer conservent chacun leur nature et leur matière. De même aussi -l'esprit de l'homme ne devient pas Dieu, mais déiforme, et perçoit l'étendue, l'immensité, la sublimité ; et jusqu'au point où Dieu est Dieu, l'esprit aimant lui est uni. Et de cette manière, le quatrième mode d'amour est un état oisif, uni à Dieu dans l'amour simple (nu) et la divine lumière, au-dessus de l'action, dégagé et délivré de tout exercice amoureux, et souffrant l'amour simple, qui consume l'esprit de l'homme et le transforme en lui comme anéanti (annihilé) ; de telle sorte qu'oublieux de lui-même, il (l'esprit) ne sent ni n'éprouve rien de ce qu'il a connu ou expérimenté, ni Dieu, ni lui- même, ni nulle créature, hormis le seul amour qu'il goûte, sent et expérimente, et qu'il possède dans le repos absolu (simple). Mais il se sent (perçoit) lui-même immensité, avec l'amour qui est immense, et comprend toutes choses sans pouvoir être jamais compris. Il se voit aussi uni à la vérité éternelle qui n'a ni principe ni fin, est toujours immuable, précédant et suivant toutes créatures. Il conçoit en outre qu'il s'élève dans la même sublimité avec Dieu, qui règne et domine dans le ciel et sur la terre, au-dessus de toutes créatures. Il entrevoit aussi soi, profondeur, et dans sa suressence, qui est l'essence de Dieu ; et soi, hauteur ; et là même, avec Dieu et tous les saints, il se trouve (dans) une même béatitude sans fin, qui est essentielle à Dieu, mais nous est suressentielle ; et cette même (béatitude) est au-dessus et au-delà de toutes choses, le fondement paisible (de la paix), c'est-à-dire le support qui n'a pas besoin de fondeme nt, soit de Dieu, soit de toutes les créatures de Dieu ; et n'a jamais d'autre connaissance qu'elle-même; et pour Dieu, c'est la connaissance paisible et essentielle ; mais pour nous, elle est une incompréhensible ignorance. Et nous, dès que nous connaissons et savons, alors nous sommes heureux et unis à Dieu par l'amour ; mais quand nous ignorons, alors nous sommes, avec Dieu, une même béatitude oisive (paisible), au-dessus de notre essence créée, où tous nous sommes destitués d'esprit ; et, en dehors de notre esprit, dans notre suressentielle béatitude, nous sommes avec Dieu, au-dessus de notre essence créée, dans un abîme sans fond, qui est l'essence de Dieu, qui jamais ne peut être changée ni par la créature ni par Dieu. C'est ainsi certes que, selon notre raison, entre Dieu et la divinité, entre l'action et le repos, nous mettons une distinction, une différ ence. En vérité, dans la féconde nature des personnes, la Trinité est dans l'unité et l'unité dans la Trinité, qui agit sans cesse avec la vivante distinction des personnes. Or la simple essence de Dieu, en tant que simple essence, est l'éternel repos de Dieu et de toutes les créatures, où nous tous, selon notre suressence, nous sommes sans distinction une simple et infinie béatitude, laquelle est essentielle à Dieu seul, mais nous est suressentielle ; où, par notre essence créée, étant exaltés, et sans esprit, en dehors de notre esprit, nous sommes dans notre suressentielle béatitude, qui n'a ni fond ni fin, et n'est jamais connue que par elle même. Et bien que tous, selon notre suressence, au-dessus de notre essence créée, nous soyons avec Dieu, une unité essentielle toujours en repos et sans acte, nous sommes cependant aussi avec Dieu, féconde Trinité des Personnes, vivant et agissant sur toutes les choses créées. Car nous nous comprenons une et même vie éternelle, avec notre Père céleste, qui est notre origine et par qui nous sommes créés. 

  Nous nous trouvons aussi dans son Fils, vérité vivante, qui est notre exemplaire, et dans laquelle nous vivons tous au-dessus de nous-mêmes, diversement et distinctement créés, ordonnés et connus dans son éternelle sagesse. Nous sentons (que) nous (sommes) dans le Saint-Esprit, qui nous a aimés de toute éternité, a voulu nous orner de toutes les vertus, et nous unifier avec lui par l'amour. Et c'est lui-même qui nous envoie au dehors, pleins de sa grâce et de ses dons, pour accomplir et exécuter sa volonté, dans l'exercice de toutes les vertus et des oeuvres ,bonnes ; pour que nous vivions selon son gracieux vouloir, et que nous suivions et imitions le Christ, dans la mesure de notre intelligence et de notre pouvoir. Et, de même que le Père a envoyé son Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, afin de nous servir,, de vivre pour nous et de mourir pour notre cause : ainsi également, il n ous envoie son Fils le Christ Jésus, et nous donne son Esprit, afin que nous vivions à notre tour dans la charité, les vertus, et toutes les bonnes oeuvres. Et lorsque nous agissons ainsi, lorsque nous observons sa loi et ses préceptes, et nous nous aimons les uns les autres d'un mutuel amour, dans une fidélité réciproque : alors, nous sommes ses disciples, et nous pouvons croître, progresser et augmenter en grâce, en vertus, dans l'imitation de la vie du Christ ; et de cette manière, de jour en jour, de progrès en progrès, la divine grâce, la faim et la soif de la vertu et de la vérité, se perfectionnent en nous, ainsi que je me souviens de l'avoir démontré plus haut, dans l'exorde de la vie sainte :
 

« L'homme peut refléter les grâces de l'image, 
Se mir er en l'auteur de toute sainteté, 
Et modeler, sur Dieu, les traits de son visage,
Sans pouvoir égaler sa suprême beauté » .