DE LA VRAIE  CONTEMPLATION
Par Ruysbroeck
 
Tome II
 
CHAP. XXVIII
 
DE L'UNITÉ, SELON LA NATURE, DU DIEU TOUT-PUISSANT
ET DE LA TRINITÉ DES PERSONNES.
 
 
   Considérons maintenant la très haute nature du Dieu Tout-Puissant dans la Trinité des Personnes. C'est elle en vérité qui opère perpétuellement tout bien (tout acte bon) et toutes les vertus, dans chaque homme en particulier qui le désire et en a besoin. Dieu a créé l'âme raisonnable avec trois facultés (puissances) qui, lorsqu'elles sont pleines de grâce, rendent l'homme semblable à Dieu, et habile, apte, savant, puissant pour l'emporter sur le mal quel qu'il soit, exercer toutes les vertus, se régler, s'ordonner et se gouverner soi-même dans la vie intérieure et extérieure, en tout ce qui est de la loi, des institutions et des vertus, selon la très gracieuse volonté de Dieu. Et ainsi, il est semblable à Dieu par sa grâce et sa vie vertueuse.

Or, au-dessus de cette similitude de la grâce et des vertus, Dieu a fait aussi l'homme à son image. Dieu en effet est l'image de lui-même et de toutes les créatures ; il se connaît lui-même, par lui-même, en lui-même ; et (il connaît) toutes choses. Et Lui-même est l'essence suressentielle de tous les êtres ; et sa divinité est l'abîme inépuisable et impénétrable, dans lequel quiconque parvient, se perd lui-même dans la félicité.

Mais il est aussi Lui-même un en nature et trois en personnes. La Trinité certes reste éternellement dans l'unité de nature, et l'unité de nature dans la Trinité des Personnes ; et de cette manière la nature est vivante (vitale) et féconde pour toute l'éternité.

L'Essence de Dieu, en tant qu'essence, est oisive ; ainsi qu'elle est l'éternel principe, la vivante conservatrice et la fin de toutes les créatures de Dieu ; et la même essence est la nature des personnes dont les propriétés sont de trois sortes, à savoir la Paternité, la Filiation et l'inspiration volontaire.

Or, la nature ne peut être sans les personnes en dehors de sa substance ; puisque celle-ci est la vivante conservatrice des personnes.

Ainsi donc la nature est une en elle-même, et féconde dans la Trinité des Personnes ; et la Trinité vit dans l'Unité, et l'Unité dans la Trinité.

Et la Trinité, dans sa nature, est féconde et non distincte par la chose même, mais par la raison. Car la Trinité est l'unité de la nature ; mais elle contient trois personnes distinctes par état et par raison : le Père, le Fils et le Saint-Esprit qui, en vérité, sont trois personnes distinctes, et une indivisible et inséparable divinité.

C'est ainsi que nous croyons un seul Dieu dans la Trinité des personnes ; et ces trois personnes, bien qu'elles soient personnellement distinctes, sont cependant une essence, une nature, un seul et même inséparable et indivisible Dieu.

Et chacune des personnes est Dieu, puisqu'elle contient en elle toute la nature de la divinité.

Et cependant, il n'est pas permis de dire que nous avons trois Dieux, comme nous croyons trois personnes ; puisque les trois personnes sont l'inséparable et indivisible unité.

Le Père en effet, dans les personnes, est l'éternel principe ; et ce principe est essentiel et personnel.

Les deux autres personnes avec le Père sont le principe éternel, sans premier ni dernier, ni plus grand ni plus petit ; mais en toutes choses, ensemble, trois personnes coéternelles et coégales en essence, en vie, en acte.

Toutefois le Père, selon la raison, l'ordre, la nature, et même selon la manière de parler des Écritures, est la première personne en la divinité ; et lui-même engendre son éternelle sagesse, c'est-à-dire son Fils cosemblable, coégal et consubstantiel à soi ; et il connaît son Fils unique, engendré éternellement en lui, sans cesse naissant de lui, toujours seconde personne ; et toujours un et même Dieu avec lui en nature.

Mais le Fils, qui est la sagesse du Père, contemple à son tour son principe, c'est-à-dire, son Père ; et il le connaît et (se connaît) en lui, engendré selon la nature ; mais, selon la personne, promanant de la substance du Père, seconde personne distincte du Père ; mais aussi demeurant éternellement en nature, intérieurement, avec le Père.

Or de cette mutuelle intuition (contemplation) du Père et du Fils, émane une éternelle complaisance, qui est le Saint-Esprit, troisième personne divine, procédant du Père et du Fils ; car il est la volonté et l'amour des deux, il émane des deux éternellement, et reflue intérieurement dans la nature de la divinité.

Ainsi, certes, la très haute nature de Dieu consiste dans la Trinité des personnes distinctes, et l'unité simple et indistincte de la nature. Et pour cette raison, il faut admettre et croire fermement que le Fils avec le Père, dans l'unité du Saint-Esprit, sont trois personnes, une nature, vrai Dieu, principe de toutes les créatures, vivant et régnant au ciel et sur la terre sur toutes les créatures dans le temps et l'éternité.

 
 
CHAP. XXIX
QUE DIEU NOUS A CRÉÉS SELON LE CORPS ET L'AME ; ET DE LA TRIPLE VIE, A SAVOIR : LA CONTEMPLATIVE, L'INTÉRIEURE ET L'ACTIVE.
 
 
Or, nous croyons et confessons que Dieu tout puissant, notre Père céleste, est, dans sa nature, l'essence et la vie sempiternelle, connaissante et voulante ; et que, de sa libre volonté, il a créé de rien toutes choses, par son éternelle sagesse ; et cela selon l'exemplaire qu'il est lui-même.

Mais (Dieu) lui-même nous a donné la vie mortelle qui concerne le corps, à l'instar des autres animaux, et le corps lui-même, composé et agglomérat des éléments. Et selon l'âme, il nous a donné la vie éternelle, comme aux esprits angéliques, au-dessus du firmament.

Dieu a donc fait et composé l'homme de deux natures bien dissemblables et contraires entre elles, à savoir, de corps et d'âme, de chair et d'esprit, d'animalité et de raison ; et ce même (homme) vivant et mourant, mourant sur la terre, vivant dans les cieux, inférieur mais semblable à Dieu, et enfin image et figure de Dieu.

Mais Dieu lui-même, éternel et incréé, béatitude de tous les élus et la sienne propre, est aussi l'essence suressentielle de toute essence, la joie de tous les bienheureux, et le premier objet des esprits qui s'élèvent en leur simplicité (nudité).

Et la simple (nue) suressentielle béatitude embrasse en elle-même, dans la quiétude simple, indistinctement, selon sa suressence, les personnes divines ; et par la mort, les esprits ravis au-dessus d'eux-mêmes ; et là, il n'est ni temps ni lieu, ni premier ni dernier, ni voie ni sentier, ni possession ni désir, ni largesse ni grâce, ni vertu ni vice, ni exercice d'amour, ni pesanteur ni légèreté, ni lumière ni ténèbres, ni jour ni nuit, ni enfin quoique ce soit qui puisse être exprimé par la parole.

(colos. 3.) Là, nous sommes morts à nous-mêmes en Dieu ; et notre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Il n'y a là ni principe ni fin, et nul ne peut nous y trouver. Car ce n'est pas notre demeure ; puisque, au-dessus de tout ce qui est créé, nous nous élevons, en esprit avec Dieu, dans notre suressentielle essence, en la simple béatitude, qui n'est jamais connue que par elle-même.

Car, la quiétude, nul ne peut la rencontrer et la posséder, dans la suressentielle essence, si ce n'est les hommes illuminés et aimants dans la divine lumière, qui sont unis à Dieu dans l'amour ; et sont ravis avec lui par la mort (le retrait de l'esprit), dans la suressentielle quiétude (béatitude oisive) qui est Dieu lui-même.

Dieu en effet, selon son essence, est la quiétude sempiternelle. Mais connaître, aimer et vouloir sont ses actions éternelles. c'est-à-dire lui-même. Car il n'y a rien en lui qui soit passé ou futur ; mais toutes choses, lui sont à nu, découvertes et présentes.

Donc, comme je l'ai dit, selon l'essence Dieu est oisif, et sa nature fait et opère toutes choses, selon sa fécondité, ou en tant qu'elle est féconde.

Et le même Dieu a créé les Anges et les hommes pour cette dignité ; et, dès l'origine du monde, nous a donné son royaume, si nous vivons pour lui. Or, son royaume c'est lui-même. Et lui-même nous est proche, si nous le servons lui seul. Mais il a fait pour nous le ciel, la terre et toutes les créatures ; et il nous a donné, au-dessus de la raison, la liberté de l'esprit et la simplicité de l'âme, exempte d'images ; et si nous adhérons librement à lui, par inclination et propension, alors, nous nous élevons au-dessus de nous-mêmes, nous faisons avec lui un esprit, et nous nous unissons à lui dans l'éternelle charité, qui est lui-même.

Et c'est la vie appelée contemplative, appropriée à tous ceux qui savent se dégager des images, servir Dieu seul, et l'aimer librement en esprit. Ainsi, en effet, il demeure lui-même en nous, et nous en lui.

Il nous a aussi donné l'âme raisonnable ou intellectuelle, et la volonté libre ; et si vraiment nous abandonnons le péché et nous le méprisons, notre raison est éclairée d'en haut, et nous menons ainsi une vie agréable et plaisante à Dieu ; et lui-même vit en nous par sa grâce, et nous en lui par nos vertus.

Et, de la sorte, en croissant et progressant toujours de plus en plus, nous pouvons lui plaire et orner intérieurement toutes nos facultés de nouvelles vertus, les illustrer, les enrichir.

Et c'est la vie intérieure, studieuse des vertus ou vertueuse, qui est nécessaire à tous ceux qui veulent être sauvés.

Enfin, il nous fit hommes sensibles et mortels dans la chair et le sang, et revêtit notre âme vitale (vivante) d'un corps mortel, né de l'homme et de la femme, afin que nous le servions extérieurement dans l'abstinence, la pénitence, les bonnes moeurs et les oeuvres saintes, comme lui-même nous a servis, en tant que Dieu et homme, vivant et mourant, jusqu'au supplice même de la croix.

Et de même qu'il a obéi à son Père céleste, ainsi nous devons le suivre et l'imiter, (si nous voulons véritablement être ses disciples), porter notre croix, et de toutes manières nous renoncer.

Ainsi librement par le Christ, dans le Christ et avec le Christ, nous pourrons aller à son Père qui est aussi le nôtre, le servir et lui obéir jusqu'à la mort.

Nous devons être aussi obéissants et humblement soumis à notre raison, aux préceptes divins, aux saints Évangiles, aux divines Écritures, à la foi et à la loi chrétienne, à toutes les justes institutions, aux moeurs et coutumes que tous les bons chrétiens pratiquent et observent communément.

Et c'est la vie active, nécessaire à nous tous, si nous voulons suivre le Christ et régner avec lui dans son éternel royaume.

Or, quand ces trois modes d'exercices se rencontrent ensemble dans le même homme, il est semblable au Christ, le disciple du Christ, et il le suit jusque dans la vie éternelle.

C'est ce que j'ai résolu de démontrer et de prouver par la nature et la raison, les saintes lettres, les exemples, toutes les créatures, la vérité qui est Dieu lui-même, et toutes les oeuvres de Dieu depuis le commencement du monde.

 
 
CHAPITRE XXX
POURQUOI DIEU A CRÉÉ TOUTES CHOSES. DU CIEL EMPYRÉE ET PREMIER MOBILE.
VARIÉTÉS SUR L'UNITÉ DE DIEU ET LA TRINITÉ DES PERSONNES.
 
 
(Gen.1) Au commencement même du monde, ainsi que le Prophète Moïse nous l'enseigne dans l'Exode des divines Écritures, Dieu fit le ciel et la terre, pour nous servir, afin qu'en retour nous le servions nous-mêmes, sur la terre, par les vertus, les bonnes oeuvres et l'honnêteté des moeurs extérieures ; dans le ciel, par les vertus spirituelles, la vie sainte, et l'union à Dieu dans l'amour et la jouissance.

C'est pourquoi tout a été fait : la nature, les exemples, les figures, les saintes lettres et la vérité éternelle, qui est Dieu lui-même en rendent témoignage.

Dieu, en effet, selon sa figure, a fait le ciel suprême une lumière simple et ignée, par nature et essence, éternellement paisible et immobile ; dans son essence simple, perpétuellement transparente, lucide et claire ; et l'emportant sur toutes choses, en grandeur, sublimité, amplitude ; incorruptible, sphère sempiternelle enveloppant tout ce qui dans la matière a été créé par Dieu. Et ce ciel suprême est l'empyrée, habitation de la divine majesté, palais et thrône sur lequel Dieu, avec toute sa famille, vit et règne.

Or, (Dieu) lui-même est ce ciel mystérieux, dans l'unité et la Trinité de sa nature ; et se trouve ainsi au-dessus de tous les cieux, de toutes les créatures et de toutes ses oeuvres ; et nous le suivons au-dessus de notre essence créée, avec une perpétuelle charité, dans la délectation et notre suressentielle béatitude qui est lui-même.

Et, bien que lui-même soit au-dessus de tous les cieux et de toutes ses créatures, tant spirituelles que temporelles, il est cependant aussi dans tous les cieux, dans tout l'univers, dans toutes les créatures qu'il régit, modère et ordonne selon sa volonté.

Mais il est particulièrement au-dessus de toutes choses, dans le ciel suprême, qu'il a créé selon son exemplaire et sa face, et qu'il a orné de lui-même et de sa gloire.

L'essence simple du ciel suprême est en effet immuable, inactive, quiète, tranquille, oisive et immobile, au-dessus de tout ce que Dieu a tiré de la matière, dans le ciel et sur la terre.

Mais le premier mobile fait mouvoir tout ce qui peut être mû dans les créatures matérielles : c'est chose évidente.

Or, le ciel empyrée resplendit d'une telle clarté sensible et lucide, qu'il ne peut être entrevu que par le regard glorifié des bienheureux.

Et c'est le royaume des cieux, dans lequel Dieu vit et règne avec ses saints ; puisqu'il a une triple ressemblance de Dieu, à savoir la quiétude éternelle dans son essence, l'activité sans fin dans sa nature, et ces deux choses pénétrées et rayonnantes de la lumière simple.

C'est également ainsi qu'il faut considérer et comprendre, que la sublime essence de l'adorable Trinité est perpétuellement oisive et sans acte en elle-même, et absolument immuable.

Mais la nature des personnes est féconde et toujours agissante, selon le mode des personnes, c'est-à-dire suivant les personnes elles-mêmes.

Car le Père, par sa nature, engendre son Fils, (seconde) personne, autre que lui. Le Fils, en tant qu'éternelle. sagesse de Dieu, est engendré par le Père, autre en vérité, en Personne, mais avec le Père, en substance ou en nature.

Mais du Père et du Fils émane le Saint-Esprit lui-même, un avec eux en nature.

II y a là, unité de nature, mais diversité et distinction des personnes. Car dans les relations des personnes, entre le Père et le Fils, il y a connaissance, inclination, épanchement et amour mutuel, par le Saint-Esprit, qui est la charité de l'un et de l'autre (du Père et du Fils).

Mais l'unité dans laquelle vivent et règnent les personnes, accomplit et opère toutes choses d'une manière active et féconde, dans l'émanation, suivant la très libre science, sagesse, puissance et noblesse des personnes.

Or, dans le reflux des personnes, (l'unité) elle entraîne au-dedans, pour la jouissance, les mêmes personnes, au-dessus de la distinction ; et les retient dans la délectation de l'immense et infinie charité, qui est Dieu lui-même, par essence et nature. Et de cette manière, Dieu vit en soi-même, avec soi-même, se connaissant lui-même, au-dessus de toutes les créatures, se possédant, s'aimant, jouissant de lui-même, au comble de la félicité.

Et c'est là le mode suprême de vie que le verbe (humain) puisse exprimer de Dieu.

Ainsi lui-même vit dans le ciel suprême, et suivant notre mode (manière), tout proche et en pleine lumière, au faîte de notre essence créée.

Mais il nous a appelés et choisis ; et si nous voulons le chercher, nous le rencontrerons en nous et au-dessus de nous-mêmes, où il jouit de lui-même en sa gloire avec ses élus, dans la contemplation, la connaissance, l'amour et l'allégresse, se répandant à travers toutes choses, dans l'éternelle béatitude.

Et ici, nous quittons cette vie contemplative, qui est Dieu lui-même et qu'il communique et donne à ceux qui, s'étant renoncés eux-mêmes, ont suivi son esprit, où il jouit de lui-même avec tous ses élus dans la gloire éternelle.

Certes, si quelqu'un, en esprit, veut monter de la terre au ciel suprême, il est nécessaire qu'il s'élance au-dessus des éléments et de tous les cieux intermédiaires ; et ainsi par sa foi, il rencontrera Dieu dans son royaume.

De même aussi, quiconque veut monter au-dessus de la foi, au faîte de son essence créée, c'est-à-dire dans le ciel mystérieux, il importe qu'il soit orné extérieurement de toutes les bonnes oeuvres et intérieurement, de toutes les vertus et des saints exercices.

Ensuite, il s'élèvera au-dessus des sens, des phantômes et des imaginations, de toutes les images tant corporelles que spirituelles, raisons, formes et considérations; et ainsi, il pourra gravir les sommets de la vision dégagée des figures, soit la contemplation (le regard) dans la lumière divine ; et là il pourra contempler le royaume de Dieu en soi, et Dieu dans son royaume.

C 'est ce que nous allons examiner particulièrement dans le tableau qui va suivre.