« SOL STAT »



    Sol Stat... le Soleil s'arrête, dans sa marche apparemment rétrograde, sur l'horizon. Au 21 décembre, solstice d'hiver, les jours commencent à croître et la lumière renaît dans notre hémisphère.

    La course du soleil est circulaire (image de la loi du mouvement dans le monde matériel), et, sur la ligne de l'écliptique, une division naturelle détermine deux points : ce sont les deux équinoxes où l'écliptique coupe le plan de l'équateur.

    Qu'on trace une perpendiculaire sur la droite qui unit les points équinoxiaux et deux autres points se trouvent déterminés : celui du solstice d'été qui marque le terme supérieur de la course du soleil, - celui du solstice d'hiver qui en marque le terme inférieur.

    Nous voyons alors apparaître la figure célèbre du cercle divisé en quatre quadrants par la croix, que les traditions initiatiques considèrent comme l'hiéroglyphe des phénomènes de la vie.

    Traçons la circonférence qui représente la course du soleil sur l'écliptique. Inscrivons-y les quatre points cruciaux : en haut le solstice d'été ; en bas, le solstice d'hiver ; à gauche, l'équinoxe de printemps a droite, l'équinoxe d'automne. Que lisons-nous sur cette figure ?

    En considérant le bras vertical de la croix la circonférence apparaît divisée en deux moitiés : l'une est la courbe de l'ascension, de la montée et du développement de la vie (hiver et printemps). L'autre est la courbe de la descente, de la disparition de la vie (été et automne).

    En considérant le bras horizontal de la croix, nous distinguons deux autres demi-circonférences. L'une correspond à la position du soleil au-dessus de l'équateur : c'est le royaume de lumière (printemps et été). L'autre correspond à la position du soleil au-dessous de l'équateur : c'est le royaume de ténèbres (automne et hiver).

    Il ne faut pas d'ailleurs considérer comme des figures de rhétorique les expressions royaume de lumière, royaume de ténèbres, sous prétexte qu'à nos latitudes, il y a toujours des jours et des nuits alternés. Pour un observateur placé au pôle, ces mots désignent la réalité même, puisque son année se compose d'un jour de six mois et d'une nuit de six mois. En considérant enfin les deux bras de la croix simultanément, nous analysons la course du soleil en un mouvement à quatre temps, savoir :
    1re phase, du solstice inférieur à l'équinoxe : c'est le domaine de la création et de la nuit, de l'apparition des choses dans leur principe ou dans leur germe, des forces potentielles, - l'hiver.
    2e phase, de l'équinoxe au solstice d'été : c'est le domaine de la création et du jour, de l'épanouissement de la vie, des forces actives, - le printemps.
    3e phase, du solstice d'été à l'équinoxe : c'est le domaine de la destruction et du jour, de la corruption intérieure des formes créées qui déclinent parce que le principe de vie se retire d'elles au moment où elles atteignent leur plus grande splendeur matérielle, - l'été.
    4e phase, de l'équinoxe au solstice d'hiver : c'est le domaine de la destruction et de la nuit, la disparition des formes créées, la cessation des manifestations de la vie, le dépouillement et la mort, - l'automne (1).

    Ceci n’est Pas seulement de l’astronomie : c’est l'expression de la loi générale selon laquelle le principe vital (dont le soleil est une manifestation) agit dans le monde matériel. La force de vie, qui peut se déployer en ligne droite dans le monde spirituel, est obligée de suivre un trajet circulaire dans le royaume de la densité. D'autre part, un mouvement circulaire apparaît comme un mouvement alternatif à deux temps lorsqu'on le projette sur un plan perpendiculaire au plan du cercle : c'est le point de vue des cosmogonies qui font du binaire la loi suprême expliquant le monde. Il apparaît comme un mouvement à quatre temps lorsqu’on le projette sur deux plans perpendiculaires entre eux et perpendiculaires au cercle : nous le considérons plus particulièrement ici sous ce dernier aspect, que les philosophes appellent le quaternaire universel et dont la croix est le symbole.

    Toutes les vies individuelles, toutes les institutions terrestres, tous les phénomènes psychologiques humains sont rythmés selon la loi du quaternaire.

    Les institutions sociales sont engendrées dans un hiver par des hommes qui travaillent au milieu des ténèbres et du froid, parfois sous l'opprobre ou la persécution, et qui sont des précurseurs par rapport à leur époque. A leur printemps, épanouies dans la gloire et la force, emportant l’adhésion de tous les esprits, elles semblent devoir dominer à jamais sur les siècles. Vient l'été : sous la splendeur des formes extérieures, derrière les manifestations de puissance des traditions, l’œil du philosophe aperçoit déjà des signes de déclin que le vulgaire ne voit pas. L'esprit de vie s'éloigne, les formes ne se renouvellent plus, se figent, font obstacle à l'apparition de formes nouvelles, la superstition remplace la science et la foi. Alors, avec l'automne, apparaît la sombre cohorte des destructeurs : les champignons qui rongent la chair végétale, les microbes qui font périr les corps vivants, les révolutionnaires qui sapent religion et société. C'est l'heure des cataclysmes et des sacrifices où tout marche à la ruine, à la barbarie ou à la mort.

    La même loi régit aussi bien le mouvement de ces nuages dorés qui glissent sur le miroir intérieur de la conscience et que nous appelons des rêves, des croyances, des amours, des enthousiasmes. L'homme ne rencontre-t-il pas, au solstice d'été, l’épreuve pénible des désillusions ? N'apprend-il pas, au solstice d'hiver, qu'il faut se renouveler pour vivre et accepter, comme le Phénix, de mourir pour renaître ?

    Ainsi, partout, le mouvement des roues cosmiques entraîne les choses créées sur des orbites d'avance fixées, selon le rythme du quaternaire universel. A chacune de ces rondes qui confondent l’imagination débile de l'homme, la puissance de vie passe par un point qui est comme un solstice d'hiver, qui est le point le plus bas du mouvement - en entendant ce mot dans le sens que peut lui donner l'universelle relativité des choses.

    Considérons d'un œil attentif ce point singulier et unique ; essayons d'entrevoir pourquoi il joue un rôle essentiel dans la ronde éternelle de la vie. Ce n’est pas sans des raisons profondes que les hommes l'ont marqué sur leur calendrier comme une date sacrée. Ce n'est point par hasard qu'il a été l'instrument du plus grand mystère qui se soit accompli sur notre terre.
 

    Dans le mouvement du soleil, le solstice d'hiver marque le commencement et la fin du cycle accompli par l'astre de vie (car une circonférence n'est une ligne fermée que pour l’œil d'un géomètre). Il est le lieu d'où part la force créatrice et le lieu où elle aboutit. Il est l'alpha et l'oméga. Il est véritablement l'ombilic d'un monde.

    Par ce point, l'année écoulée se soude à l'année future, le cycle se rattache à un autre cycle et les anneaux successifs ainsi liés forment la longue, l'indéfinie chaîne des créations...

    C'est le point de la naissance, ou mieux, de la renaissance : mort sur un plan, éveil sur un autre plan. Si nos yeux terrestres voient le solstice d'hiver sous un aspect sombre et terrible, notre vue spirituelle ne discerne-t-elle pas sa splendeur dans le rayonnement de l'étoile des Mages ?

    N'est-ce pas en franchissant cette mystique porte de la libération que la vie peut constamment triompher de la mort pour animer des formes nouvelles dans les milieux nouveaux, à l'infini ?

    Mais les jeux de la Terre et du Soleil, réglés comme le mouvement d'une horloge, par l'éternelle Sagesse, les épousailles de la Vie et de la Matière, ne sont eux-mêmes qu'un aspect particulier du grand drame cosmique où s'affrontent l'Esprit et le Destin. Le souffle de la vie est celui de l'Esprit, qui seul peut créer, et la résistance passive et obstinée de la Matière vient d'une source plus haute et plus lointaine que la Matière elle-même.

    C'est l'Esprit, qui, dans le cycle quaternaire, dresse la Matière en gerbes de fleurs et la sublime en chants d'amour, pour abandonner ensuite son œuvre, pour fuir et se cacher au plus intime des choses, sous l'action constrictive du Destin, qui le dépouille, le poursuit et pèse sur lui de tout son poids comme pour l'anéantir. Et c'est au moment où l’Esprit paraît accablé par son adversaire que s’ouvre la porte secrète symbolisée par le solstice d'hiver, qui lui permet de passer sur un autre plan et de recommencer à déployer sa puissance d'amour...

    Il est une carte du Tarot qui illustre ce mystère. C'est la carte 12, dénommée Le Pendu. Entre deux troncs d'arbres ayant chacun six branches coupées se dresse une potence où un supplicié est, pendu la tête en bas. La plupart des Tarots auréolent d'une chevelure blonde en rayons la tête de cette victime pour faire reconnaître en lui le dieu Phœbus dont le soleil est une forme.

    Au sens matériel, on peut donc voir dans cette image le symbole astronomique du solstice d'hiver, puisqu’elle peint le Soleil à son point le plus bas (pendu la tête en bas) et à la fin de son douzième mois de course (les douze branches coupées).

    Mais Phœbus ou Apollon n'est pas seulement le Soleil. Il est surtout la manifestation de l'Esprit. De telle sorte que la carte 12 exprime l'idée de l'Esprit crucifié par la puissance du Destin ou sacrifié au Destin, à la force du mal, disons à Saturne pour rester dans la mythologie gréco-latine.

    C'est exactement la pensée exprimée par ce vers profond de Wagner :
    Le dieu lui-même (Wotan) est soumis au Destin... (2) Elle figure le point où l'Esprit, entièrement dépouillé de ses vêtements matériels, crucifié, franchit par le sacrifice la porte de la mort et de la renaissance pour se répandre victorieusement par le monde, pendant que les hommes chantent Noël..

   Il est superflu de faire remarquer aux lecteurs de Psyché la ressemblance étroite qui existe entre ces traditions mythologiques et les révélations des mystiques qui conseillent à l'individu de passer par le creuset du renoncement absolu et de la mort intellectuelle pour renaître à l'intelligence de la lumière divine.

    Il y aurait plus d'inconvenance encore à prétendre attirer leur attention sur le symbolisme universel qu'offrent tous les instants de la vie de N.-S. Jésus-Christ et sur la signification de la Nativité, réalisée au moment du solstice d'hiver, dans une crèche nue, sous le rayon de l'étoile des Mages...

    Bien plutôt, puisque nous avons évoqué fortuitement les vieilles mythologies scandinaves et germaniques en parlant de Wotan et de l'Anneau du Nibelung, rappelons que, même dans les formes anciennes et frustes des Eddas, les légendes s'enchaînent de manière à exprimer les mêmes vérités universelles. En les redisant sous une forme littéraire et musicale admirable, le grand initié qu'est Wagner n'a point manqué de montrer Wotan, succombant avec tous les dieux sous les coups du Destin qu'il ne peut éviter (Crépuscule des dieux, Incendie du Walhalla), cependant que les enfants du désir secret de Wotan, Siegfried et Brünnehilde, les deux incarnations nouvelles de l’Esprit, ayant accepté dans toute sa rigueur le sacrifice de leurs personnalités terrestres, délivrent le monde de la malédiction qui pesait sur lui et lui donnent la liberté par l'amour :
 « La race des dieux a passé comme un souffle ; le monde que j'abandonne est désormais sans maître : les trésors de ma science divine, j'en fais part à l'Univers. Ni la richesse, ni l'or, ni la grandeur des dieux ; ni maison, ni domaine, ni pompe de rang suprême ; ni les liens fallacieux de tristes conventions ; ni la rigoureuse loi d'une morale hypocrite ; - dans la douleur comme dans la joie, seul - nous rend bienheureux - l'Amour » (3).

Décembre 1924.

1) Il convient de remarquer que ce schéma théorique des variations de la force solaire ne correspond pas exactement au cycle des quatre saisons terrestres : les saisons réelles sont décalées un peu en retard par rapport aux saisons astronomiques. La raison en est que, dans le monde matériel, il faut qu'un certain temps s'écoule avant qu'un phénomène suive la cause qui le détermine. C'est ainsi que la plus grande chaleur du jour ne se fait pas sentir lorsque le soleil passe au méridien, mais bien une ou deux heures après ; que le mois le plus froid de l'année est généralement janvier plutôt que décembre. Les phénomènes de la végétation sont soumis aux mêmes retards.

2) La Tétralogie de l'Anneau de Nibelung, act. III, scène III de la Walkyrie. Trad. Wilder

3) Le Crépuscule des dieux ; monologue final de Brunnehilde. Trad. Brinn'gaubast.