«LA PORTE DE L'AMPHITHEATRE DE LA SAGESSE ETERNELLE» (1)



    L'ensemble de la planche symbolise le passage de la vie extérieure à la vie intérieure, le moyen de trouver la route qui conduit l'homme à la sagesse divine et de l'initiation à la lumière.

    La voie mystérieuse est un couloir creusé en plein roc, dont la porte s'ouvre au milieu même des campagnes et des villes de la Terre. La partie droite du paysage qui encadre l'arcade du rocher nous montre un village groupé autour de son église, des champs qu'arrose un ruisseau, des promeneurs sur un pont, expressions diverses de l’œuvre humaine et de la vie sociale. La partie gauche du Paysage symbolise, au contraire, le domaine des forces naturelles et de la vie élémentaire : une campagne déserte sous les rayons du soleil, des oiseaux sur une branche, deux cerfs se battant pour une biche.

    Ainsi c'est au milieu des modes ordinaires de la vie, instinctifs ou réfléchis, que suivent les hommes du torrent, c'est au sein du Monde que l'appelé découvrira la porte qui donne accès vers la Lumière. Tous sont appelés : la porte est ouverte à chacun. Mais tous ne la voient pas ou n'ont pas l'audace de la franchir.

    Sur le seuil de la voûte sombre, trois passants, frappés d'étonnement, admirent sa structure. Regardons-la avec eux.

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    La porte de l’Amphithéâtre de la Sapience éternelle est une masse de roc fruste. C'est dire quelle pérennité, quelle immutabilité caractérisent la voie de la sagesse contrastant avec les sables mouvants du désert et le spectacle toujours changeant des œuvres humaines. L'éternité s'ouvre au cœur du temps. L'immuable domine le flux incessant des formes qui naissent pour mourir et que d'autres formes remplacent.

    La voûte se prolonge en tunnel rétréci au cœur de la montagne et tout au bout brille l'étroit disque qui annonce la lumière et la délivrance. Rude est la voie, où la lumière du soleil élémentaire ne descend plus, où aucune fleur ne pousse dans la pierre, où aucun ruisseau ne gazouille l'espérance. Seul, le mince rayon de lumière qui brille au loin guide le disciple et lui laisse deviner qu'il marche vers une splendeur plus grande que toutes celles qu'il connaît c'est l'appel lointain de la Foi, de la Foi qui peut seule infuser au cœur humain la force de dire un adieu sans retour au clocher, au soleil, aux prés verdissants, à toutes les joies humaines, pour s'enfoncer dans les ténèbres et se meurtrir les pieds aux aspérités du roc.

    Ainsi parle la Porte de Vérité par son seul aspect. Des inscriptions lisibles pour tous, et des symboles nouveaux, renseignent plus complètement le néophyte sur les lois de l'initiation.

    Au fronton, dominant l'édifice, on lit un avertissement solennel : «Profanes, écartez-vous de ce lieu ».  Est-ce l'écho de tous les mystères et de tous les ésotérismes de l'antiquité que répète le théosophe de Leipzig ? Est-ce une réplique de l'inscription tracée par Pythagore au seuil de son école : « Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre »? Le mot redoutable de l'Evangile « Il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus » n’a-t-il pas le même sens ? Sans doute, puisque toutes ces paroles et ces hiérogrammes expriment la même loi du développement spirituel : ceux-là seuls peuvent attirer à eux la science, la grâce et la lumière qui ont faim et soif de science, de grâce et de lumière ; ils sont  les élus, les mystes, les purs ou les hommes de désir. Quant à ceux qui ne sont pas arrivés encore au degré d'affinement où l'homme sent sa misère et aspire au secours d'en haut, qu'ils vivent en paix dans les travaux des champs et des villes, mais sans tenter d'approcher du rocher, car il flamboie. Sept langues de feu de l'esprit sont dardées tout autour et dévoreraient ceux qu’alourdit trop la Matière terrestre. La charité fraternelle n'exclut pas la hiérarchie : à ceux qui sont digne les mystères de l'esprit ! Au loin la masse des profanes !

    Au récipiendaire qui gravit les degrés du seuil, une seconde inscription donne une clef universelle de la science qu'il veut conquérir, en trois mots : «Tout en tout». Peut-être y verra-t-il seulement un incompréhensible rébus, d'abord. Mais, à mesure qu'il progressera dans le chemin de la connaissance et qu’aux analyses les plus subtiles il fera succéder des synthèses de tous les phénomènes, vastes à épouvanter l'imagination, alors il apercevra les liens innombrables qui enchaînent l'une à l'autre toutes les parties de la création, les fleurs aux étoiles, les pensées aux événements, les races aux cycles des astres et l'immense Univers aux pleurs d'un petit enfant ; il découvrira les analogies qui permettent à l'esprit de bondir de l'un à l'autre des sommets de la connaissance, les correspondances par où la volonté influence les plans lointains du monde. En un grain de poussière, le monde tient entier. Dans chaque fraction du Fini, l'Infini se dilate à l'aise. Et dans la poussière humaine, le soleil divin resplendit. Tout en tout !

    Voilà ce qu'est la porte même. Regardons maintenant l'intérieur du seuil.
    Nous voyons resplendir aussitôt le septenaire sacré. Sept, nombre clé la perfection. Il y a sept marches de granit à franchir pour atteindre la voûte. Il y a sept langues de feu, divisées chacune en trois flèches, qui dardent leurs vingt et une pointes convergentes vers le passage sacré ; chacune est le flamboiement d'un précepte de vérité ; c'est proprement le feu de l'esprit, la lumière de l'intelligence, le rayonnement de la Shekinah.

    Les sept préceptes que Khunrath inscrit sur ces banderoles flamboyantes représentent un système d'initiation, c'est-à-dire une méthode donnée au disciple pour orienter et cultiver les forces intellectuelles et sensitives qu'il porte en lui, de manière à entrer en communication avec les régions, les forces et les êtres les plus élevés de l'Univers. Car la science n'est rien sans l'initiation. La plus éclatante vérité offerte à l'esprit de l'homme, sous la forme concise qu'elle revêt au fronton du temple, demeure indigeste à son esprit comme une pierre. Il n'en dégagera les sucs nourriciers que par le travail. Mais pour qu'il travaille, pour qu'il s'efforce dans la bonne direction et ne se perde pas dans le chaos des apparences trompeuses, «il faut qu'un maître, un initiateur donne une méthode à son labeur, lui enseigne les assouplissements et la gymnastique de ses puissances psychiques, lui mette en main la boussole qui marque le Nord. Alors seulement, le disciple pourra s'efforcer vers l'arbre de la science et en cueillir le fruit pour se nourrir.

    Il y a autant d'initiations qu'il y a de directions possibles dans le vaste monde : des subtiles et des grossières, des spirituelles et des instinctives, des bonnes et des mauvaises, des blanches et des noires. Mais il n'y a qu'un rayon direct du Soleil à la Terre, un chemin de l'homme vers Dieu. C'est le chemin que Khunrath enseigne à son disciple.

    La première flamme conseille au disciple de se purifier des souillures du monde. La dernière lui enjoint de ne pas dévoiler les mystères à ceux qui en sont indignes. Entre celles-ci, cinq langues de feu révèlent toutes les puissances et les hiérarchies du monde de l'esprit.

    Deuxième flamme : « Dieu est l'auteur de tout ce qui est créé. Considérez toutes les autres puissances créatrices comme ses ministres.»

    L’effort vers la connaissance nous découvre d'abord les «causes secondes» des phénomènes, celles qui ont créé et qui soutiennent le monde, l'unité divine qui domine de trop haut la raison humaine, demeure perdue au loin dans un triangle de lumière ; seule, la foi ou l’abstraite raison nous élèvent vers la « cause première». De là une tentation bien naturelle à l'homme de s'occuper des causes secondes plus que de la cause première, de les dissocier les unes des autres ou d'oublier complètement celle-ci. Erreur fondamentale qui nous rend impossible la juste orientation de notre désir vers le Centre du Monde et nous expose à mille détours dans les royaumes du subtil. Ne jamais perdre de vue que les puissances secondes sont les dispensatrices de la puissance et de la chaleur divine. Passer à travers elles pour aller droit au but !

    Troisième flamme « A Dieu les vœux et les prières. Aux puissances inférieures les hymnes. »
    Les hymnes, les incantations, les paroles consacrées, les mantrams, etc., sont des moyens d'action magique sur les êtres des plans invisibles les plus proches de la matière (le plan astral des occultistes), moyens qui ne peuvent jamais atteindre jusqu’au monde divin ni produire d'effets spirituels. Dieu demande des adorateurs en esprit et en vérité et seule peut s'élever jusqu'à lui la prière où s'enclôt le plus pur désir d’un cœur humain.
 

    Ainsi, cette brève maxime contient toute la théorie des effets de la prière et des rites religieux ou superstitieux dans l'invisible : elle est une clef de la théurgie et de la magie. Khunrath a insiste fortement sur cette conversion nécessaire du disciple, sur cette orientation de sa face vers le seul vrai Dieu, connue étant la seule cause de toutes les harmonies humaines. «Cherchez premièrement le royaume de Dieu, est-il écrit, et le reste vous sera donné par surcroît. » Même si l'homme s'éloigne de la vie religieuse pour se consacrer aux seules activités de la Terre, il trouve partout la même loi. A l'artiste, la langue de flamme dira : garde les élans de ton cœur pour la Beauté même, cette splendeur de l'Esprit, saint ; fais de l’art pour l’art et laisse aux enchanteurs vulgaires les habiletés du métier et les artifices de la technique... Au savant : Poursuis le culte de la seule Vérité et ne vois que des fantômes d'un instant dans l'utilité d'une découverte, dans les conséquences politiques d'un système, dans la beauté d'une démonstration… Au marchand, à l’artisan, au sceptique, à l'homme le plus fermé aux choses de l'esprit, la langue de flamme apportera un reflet analogique de l'éternelle vérité, colorée à sa lumière et mesurée à sa taille.

    Quatrième flamme : « Si une prière vient à toucher un être inférieur, elle sera sans effet, à moins que celui-ci n'agisse comme un ministre de Dieu, délégué par le Premier Principe ».

    Continuation de la même idée. La prière est une aspiration profonde par laquelle l'âme humaine exprime sa faim et son besoin du Vrai, du Beau et du Bien. La source première de toute vie peut seule l'apaiser ; aucune idole, aucun être inférieur, fût-il un génie, n'en a le pouvoir, s'il n'est un répartiteur des dons de Dieu : il ne peut donner autre chose que ce qu'il a, lui, être limité ; la nature spirituelle de la prière ne s'harmonise pas avec sa nature créaturelle. Prier un autre être que Dieu, c'est proprement se tromper d'adresse ; c'est vouloir se désaltérer ailleurs qu'à la source. Avis aux magistrats qui cherchent le droit dans l'enchevêtrement des textes législatifs, en dédaignant le principe fondamental de l'équité. Avis aux musiciens, qui cherchent l'harmonie dans une habile construction de dissonances. Avis aux hommes qui cherchent le bonheur en dehors de la vertu... On pourrait développer à l'infini la chaîne des corollaires...

    Le théorème comporte une réciproque, que Khunrath a laissé à l'ingéniosité du chercheur le soin de dégager : si les puissances inférieures ne peuvent pas recevoir une prière sincère, inversement, Dieu ne peut exaucer ce qui est le contraire d'une prière, c'est-à-dire les vœux égoïstes et criminels des hommes. La légende veut que certains bandits de Calabre aient eu coutume de brûler des cierges à la Vierge pour obtenir de rencontrer des voyageurs à détrousser : seules les puissances des ténèbres pouvaient les entendre.

    Cela revient à dire simplement que tout bien vient de Dieu et que de Dieu aucun mal ne peut venir, de même que le soleil ne répand pas l'obscurité et le froid.

    Cinquième flamme : «Les anges volent de nous jusqu'à Dieu et de Dieu Jusqu’a nous. Qu'ils nous soient un objet de respect et de crainte. »

    Il vole de la Terre au Ciel et redescend du Ciel sur la Terre, disaient les hermétistes du Mercure universel, c'est-à-dire du Médiateur universel. Les natures opposées, l'épais et le subtil, le positif et le négatif, l'humain et le divin communiquent ensemble par l'action d'un double courant de particules qui vont de l'un à l'autre pour réaliser la mystérieuse fusion des qualités contraires. Toute différence de polarité crée un courant, donc un mouvement et une vie. Les lois de l'électricité en sont la preuve dans le monde matériel. Analogiquement, des chaînes d'idées se tendent d'un esprit à l'autre, des bombardements de comètes relient les Univers.

    Les individualités spirituelles qui font sans cesse communiquer l'humain et le divin s'appellent des messagers, en grec angéloï ou anges. Une idée générale qui illumine le cerveau d'un inventeur est un ange, ou l'apport d'un ange, tout comme le continuel souffle de vie qui fait palpiter son cœur. D'autres anges emportent les cris de souffrance et de désir de l'homme, pour ramener ces gouttes d'essence spirituelle au réservoir premier.

    Jacob a vu en songe le double courant sous la forme d'êtres spirituels montant et descendant une échelle.
    Sachons reconnaître, dans le fatras des événements humains, quels sont les présents apportés par les anges : des idées, des événements, des joies ou des douleurs ; des occasions toujours de faire l’œuvre divine sur terre, d'éclairer, de fortifier, d'adoucir, de rendre heureux.. Sachons les reconnaître. Et révérons-les.

    Sixième flamme : « Envers ceux-ci, l'obéissance est agréable ; la preuve en est faite. »
    Ceux-ci, ce sont les anges, les messagers des volontés divines. Déjà le Maître a dit : « Le fardeau que je vous impose est léger et mon joug est doux.» Pourquoi donc, hélas, des théologiens ont-ils voulu représenter la Voie qu'Il ouvre à l'homme comme un abîme de souffrances, de renoncements, d'arrachements et une perpétuelle mort. L'obéissance est agréable, le joug est doux, et le théosophe de Leipzig en appelle au témoignage de ceux qui ont vécu heureux comme des enfants, confiants dans l'infinie bonté qui ménage toutes les faiblesses, qui attend tous les retardataires, qui pardonne d'un sourire à toutes les défaillances, qui veut la joie et l'épanouissement des créatures, qui donne toujours et toujours gratuitement : « La chose est certaine, la preuve en est faite ! » s'écrie-t-il. O l'excellente théologie que celle-ci ! Combien propre à rapprocher la créature de son créateur en développant en lui une joyeuse confiance et en écartant les sombres imaginations qui ont épouvanté l'instinct religieux, si naturellement vivace pourtant au cœur de l'homme. Est-il un enfant qui ait souffert d'accepter les caresses maternelles ? Est-il un homme qui n'ait éprouvé un sentiment de plénitude heureuse pour avoir seulement esquissé le projet de ce qu'il croit une bonne action ? Est-il un artiste ou un penseur qui ignore l'exquise griserie de la vie de l'esprit ? Est-il un devoir auquel la Providence n’ait point attaché un plaisir ou une volupté ? Partout, le Verbe divin sème la joie avec la vie parc que l'être qui s'identifie à lui participe à sa richesse infinie et ne rencontre ni limitations ni obstacles. Il est unique ! L'homme ouvre-t-il au contraire son cœur a un idéal terrestre et limité ? Après le premier ravissement d'un amour heureux vient aussitôt la mélancolie d'une immense aspiration déçue, puis le déclin des chutes des renonciations et des adieux. Les dieux de la fortune, de la puissance ou des voluptés sont des maîtres âpres et durs. L'homme les a invoqués en croyant recevoir d'eux la force de vie et voilà qu'il est obligé de les soutenir, de les nourrir, de les gonfler de toutes ses pensées, de tous ses efforts et de ses travaux, il s'exténue pour eux et se sent leur esclave a ne plus pouvoir rompre la chaîne. C'est là ce que l'ésotérisme profond du Pater appelle les dettes des hommes, quand il dit : « Remets-nous nos dettes, comme nous les remettons à nos débiteurs ».

    Ainsi les sept flammes trifides versent l'esprit de vérité a l'homme de désir qui s'arrête devant la porte de Sapience. La première lui apprend l'humiliation et la pureté : elle le fait néophyte. Les cinq suivantes mettent dans sa main la clef des rapports de l'homme et de l'invisible : elles l'initient. La dernière commande ses rapports avec ses semblables : «Que les saints mystères que tu as entendus soient découverts aux dignes, cachés aux profanes » : elle le sacre maître.

    La Porte s'ouvre au milieu des campagnes et des villes du monde : les hommes vulgaires s'en éloignent ; les initiables gravissent les degrés ; les initiés la franchissent et avancent vers la lumière.

    Au-dessous du dessin est écrite cette légende dans un singulier latin moyenâgeux, émaillé de mots grecs : « La porte de l’Amphithéâtre de l'Eternelle Sagesse, seule vraie, est étroite à la vérité, mais cependant majestueuse. Elle est consacrée à Dieu et on y accède par l'échelle mystique de Dieu. Cette échelle, que représente ce dessin, est l'échelle philosophique appuyée sur elle-même et composée de sept degrés que connaissent les théosophes, enfants fidèles de la Vérité. On la gravit avec le secours de Dieu le Père qui s'exerce soit immédiatement, soit médiatement.

    «A ceux-là seuls en qui souffle l'Esprit divin, qui  observent la loi des sept oracles flamboyants devant la porte, à ceux-là seuls il est donné d'entrer voir, avec les yeux du corps comme avec ceux de l'esprit, les mystères de la Kabbale chrétienne et de la Magie divine, et non seulement les phénomènes physiques ou chimiques. Il leur est donné de contempler et d'apprendre ce que peuvent la Bonté, la Sagesse, la Puissance du Créateur. Au lieu de mourir empoisonnés par les sophismes, ils reçoivent la vie, grâce à la théosophie. Ils deviennent des philosophes orthodoxes, connaissant Dieu et la Nature, capables de décrire véridiquement les oeuvres du Seigneur et de célébrer Dieu qui fit d'eux ses amis et qui les combla de joie.

    « Le constructeur de cette Porte est Henri Khunrath, de Leipzig, fidèle amant de la théosophie, docteur en l'une et l'autre médecine, l'an de J.-C. 1602. »

Novembre 1921.

1) Nous donnons dans ces lignes une description et un commentaire rapide de la première des neuf planches hyéroglyphiques qui composent l'Amphiteatrum de Henri KHUNRATH, d'après la réédition de cet ouvrage qui fut publiée à Paris en 1906, par le Dr PAPUS et le Dr Marc HAVEN. Nouvelle édition, Lyon, Derain, 1946.