LA LOI


    C'est erreur que d'opposer les événements soumis a des lois fixes aux événements commandés par la Providence ou le Destin, dans lesquels se manifeste ce qu'on appelle le hasard. Tous les événements sont dirigés par la Providence ou le Destin en vue de l'individu qui les accomplit. La notion de loi générale est un masque qui nous dérobe l'essence des événements.

    Car, même dans un domaine qui paraît celui des pures lois physiques, et, comme tel, soumis à la science et à la prudence humaine, l'invisible se manifeste occultement.

    Soit le bûcheron coupant son bois. Il semble que les seules lois physiques font qu'un éclat de bois tombe paisiblement ou lui frappe le visage et que l'art et la prudence peuvent tout pour éviter l'accident.

    Il y a cependant deux grandes portes au moins par où l'invisible agit.
    D'abord, il y a dans les circonstances matérielles la part d'imprévu ou d'anormal qui déroute toute science. Qu'un nœud de forme particulière se trouve caché à l'intérieur de la branche que l'homme coupe suivant les règles de l'art, et le ricochet funeste qu'il voulait éviter se produira. Combien de fois, dans la vie, ne voyons-nous pas les plus habiles précautions déjouées ainsi par le sort, se retourner contre celui qui les prit et provoquer le phénomène inverse de celui qu'il voulait obtenir. C'est alors qu'on parle de hasard et de fatalité. Mais qu'on songe combien la science humaine est limitée, quelle est l'importance décisive de ces impondérables (les soldats le savent), comme celle des impuretés en chimie, et l'on concevra que la portée de l'art humain est singulièrement limitée et d'un effet incertain. L'homme s'agite et Dieu le mène.

    L'autre considération, qu'on ne doit pas perdre de vue, est que la prudence et la science même de l'homme lui sont données et peuvent lui être retirées. Quos vult erdere Jupiter dement. Presque toutes les grandes fatalités entrent dans la vie par la porte d'un oubli, d'une négligence, d'un égarement de la victime. L'exemple le plus familier sera un instant de rêverie ou de distraction chez l'homme prudent. L'histoire fournit en abondance les exemples d'aveuglement des rois et des peuples qui marchèrent sans hésiter dans le chemin devant les conduire à la ruine. Que d'hommes, dans tous les domaines, leurrés par des feux-follets et conduits aux précipices. Et, inversement, combien d'individus traversant les périls les plus énormes sans accident, le plus souvent sans même avoir conscience du péril, comme s'ils avaient été abrités sous l'aile d'un ange et conduits par la main. D'eux le populaire dit « Il y a des grâces d'état ».

    Ainsi, c'est toujours de l'orientation spirituelle de l'homme, C'est du degré de protection divine qu'obtient sa bonne volonté que dépend toujours son sort ici-bas. Les événements bons ou mauvais lui sont mesurés à proportion de son aveuglement ou de son désir de lumière. Celui qui n'a rien à se reprocher marche en sûreté, pour le méchant tout est péril. L'opposition entre la loi et le hasard disparaît. En vérité il y a une loi, c'est-à-dire une règle faite pour la masse des hommes du torrent, mais que la Providence encore adapte et mesure à la taille de chaque individu par des ajustements qui échappent au regard.

    Pour celui qui s'est élevé davantage près de la Lumière, celui qui cherche à faire uniquement la volonté de Dieu, cette volonté s'affirme bientôt de plus en plus clairement et le sens particulier, individuel de chaque événement se révèle en partie au moins à ses yeux. Il n'y a plus alors pour lui de loi commune, fixe et invariable. Tout est particulier, et cela d'autant plus qu'il s'élève davantage. Pour les hommes qui atteignent à l'horizon de la lumière spirituelle, les miracles deviennent aussi familiers qu’aux apôtres. Mais les hommes du torrent ne les voient pas, parce qu'ils croient pouvoir expliquer les phénomènes qu'ils constatent par de prétendues lois naturelles, immuables et impératives pour tous. Ces lois ne sont que le bandeau des apparences qui leur dissimule l'action secrète de la Vérité.

23 septembre 1926.