LE DIVIN CAGLIOSTRO




    Un initié se penche sur le chemin pour recueillir l'informe, l'impur débris de charbon que le pied du passant foule avec mépris. Et lorsque sa main l'élevé au-dessus de la fange, l’œil étonné voit soudain resplendir la lumière éternelle dans l'eau céleste du diamant. Ainsi, d'un geste pareillement noble, notre ami le Docteur Marc Haven arracha la figure méconnue du divin Cagliostro aux gangues de la légende, aux souillures de la sottise et de la méchanceté humaines pour révéler à ceux dont les yeux sont ouverts la puissance et la majesté du maître ignoré (1).

    C'est trahison assurément de vouloir analyser ou disséquer un livre d'une si puissante unité, semblable à quelque beau chêne qui plonge profondément ses racines dans le sol pour élever vers les cieux une altière frondaison : chacune de ses feuilles s'agite au souffle de l’Esprit, et dans ses rameaux chante l'oiseau mystérieux qui conseillait Siegfried. Mais chaque lecteur, reflétera dans le miroir de sa conscience l'unité vivante de cette oeuvre en une image individuelle, colorée selon la nuance de son esprit et reproduisant les richesses intérieures de son être spirituel. Aucun témoignage ne peut remplacer la possession directe de l'âme par la vérité et la beauté. Celui que nous apportons dans ces lignes est sans valeur et sans prétention littéraires ; il n'est que l'expression d'une émotion religieuse éprouvée par nous et que nous souhaiterions d'éprouver à tous les hommes.

    A l'historien, ce livre apparaîtra comme un travail d'érudition et de critique, richement documenté, apportant une moisson de faits nouveaux pour éclairer cette mystérieuse physionomie du comte de Cagliostro qui parcourait l'Europe en tous sens à la veille de la Révolution française en étonnant les âmes, en bouleversant les esprits, en rénovant les sociétés secrètes. Faisant œuvre magistrale de critique du témoignage, le Docteur Marc Haven démontre que les documents dont les historiens avaient étayé - avec quelle incroyable légèreté! - leurs études sur Cagliostro n'ont tous pour source et origine que quelques pamphlets des ennemis personnels du comte, les libelles d'un maître-chanteur bien connu et l'histoire hautement fantaisiste sortie de la plume d'un père jésuite pour justifier l'insigne et révoltante condamnation de Cagliostro par la Sainte Inquisition. Lorsque cet amas de calomnies perfides, d'outrages grossiers et de sottes légendes a traversé le crible du critique, il n’en subsiste rien. Pas un document qui n’ait été discuté, pis un libelle anonyme qui n'ait été identifié, pas une contradiction qui n'ait été relevée, pas un mensonge, une erreur qui n'aient été signalés. Les 215 ouvrages et documents cités dans la bibliographie - dont beaucoup inédits - mettront le lecteur à même de s'assurer qu'il n'est point d'affirmations sans preuves dans cette réfutation serrée. Comme des oiseaux de nuit devant la lumière, l'une après l'autre s’envolent les accusations de charlatanisme, d'imposture et d'escroquerie accumulées depuis plus d'un siècle autour de Cagliostro, cependant qu'augmente la sympathie du lecteur pour un homme victime de tant de haines. Il demeure avéré que pendant les douze années durant lesquelles le comte de Cagliostro accomplit sa mission à la face de l'Europe, aucun acte répréhensible, aucun geste blâmable ne lui peut être imputé, et que si sa physionomie demeure énigmatique, elle apparaît au moins sans tache et digne d'admiration.

    Si Cagliostro n'était point imposteur, dans quelle catégorie sociale convient-il de le classer, interrogeront les philosophes ? Etait-il médecin, savant, philanthrope ou prophète ? Quelles œuvres a-t-il accomplies, quel enseignement a-t-il laissé sur lesquels nous Puissions fonder un jugement ? Questions téméraires auxquelles personne n’avait su répondre encore. Les contemporains constataient que cet homme étonnant, qui suscitait des dévouements sans borne et d'implacables inimitiés, était une véritable énigme et disaient volontiers qu'il faudrait être Cagliostro pour comprendre Cagliostro.

    Quant aux historiens, voyant leur héros entouré d'une atmosphère de merveilles et de prodiges, ils ne cherchaient pa plus avant et passaient, dédaigneux, en prononçant le mot de jonglerie. Pour en savoir davantage une meilleure méthode s'imposait. Il fallait procéder du connu à l’inconnu, en suivant pas à pas la carrière de cet être étrange, reconstituer d’après des témoignages véridiques l'histoire de ses œuvres étonnantes, découvrir l'essence même de sa doctrine dans ses propres déclarations, dans les manuscrits rarissimes où se cache son enseignement. Et pour accomplir cette œuvre de discernement des âmes, nul plus que le Docteur Marc Haven n'était qualifié. Le piège des opinions préconçues et des jugements erronés n’a plus de dangers pour l'intelligence qui s'unit à la source de vérité et il faut avoir vu les œuvres de l'Esprit pour les retrouver sans hésitations sous la rouille et la crasse du témoignage humain. Ce livre est tout plein de la divine magie de l'amour et cela le rend vivant extraordinairement.
 

    Rien n’y sent l'effort laborieux d'une froide reconstitution intellectuelle. Le portrait du comte de Cagliostro jaillit si ressemblant et si précis des documents accumulés qu’il paraît une vision véridique. La lumière du cœur devance celle de l'intelligence. Il suffit au lecteur d'entendre résonner en sa source de vie les protestations d'amour, de respect, de vénération sans bornes des disciples de Cagliostro, pour savoir quelle puissance, quelle grandeur et quelle lumière s'incarnaient dans cet homme, pour deviner le mystère de son être.

    Tous les témoignages unanimes, ceux des amis, ceux des indifférents, ceux des ennemis même prouvent le désintéressement et l'inépuisable bonté de Cagliostro, qui donnait sans compter son temps, ses soins et son argent aux malheureux malades de corps ou d'âme. Et quels secours, quelles consolations ces blessés de la vie ne trouvaient-ils pas auprès de lui ! A la voix de Cagliostro s'accomplissaient les plus étranges prodiges.

    Cet homme était médecin et les maladies même mortelles cédaient à sa puissance.
    Il était thaumaturge et les merveilles du monde invisible apparaissaient à l’œil spirituel de ses disciples, s'il lui plaisait de l'ordonner.

    Il était prophète, sondait les plus secrètes pensées, devinait les chagrins cachés et annonçait d'une voix grandiose et terrible les événements de 1789.

    Il était réalisateur social aussi, traçant au grand troupeau humain une route mystérieuse vers l'avenir et ébranlant secrètement sur leur trône toutes les puissances de ce monde. Le divin Cagliostro maniait à son gré la matière vivante, les forces invisibles de la nature et les cœurs humains : tout obéissait à son pouvoir surnaturel. Il réunissait en lui les prodiges de tous les êtres exceptionnels sans s'enfermer dans les limites étroites d'une secte, d'une science ou d'une doctrine.

    A ses disciples, il parlait le langage qui leur était familier, mais en les dépassant de toute la puissance de son savoir surhumain, en leur donnant un enseignement à la hauteur de ses actions. Il disait la haute dignité spirituelle de 1'homme, la possibilité de reconquérir par le travail, par la souffrance, par la pureté et par la charité, la clef de ces mondes célestes dont Adam paraît à jamais exilé. Le grand œuvre dont il faisait la base de son initiation était la régénération de l'homme, cette seconde naissance d'eau et d'esprit nécessaire, suivant l'Evangile, pour que l'homme puisse devenir le vivant tabernacle de l'Eternel, le messager de Dieu sur la terre, puissant sans limites en œuvres et en paroles, parce qu’il est l'instrument de la grâce divine.

    « Qu'on le remarque bien, écrit le Docteur Marc Haven, il n'y avait dans les œuvres de Cagliostro ni superstition, ni pratique étroite relevant d'un magnétisme, d'un spiritisme avant la lettre, d'une magie cérémonielle erronée et dégradante pour l'esprit humain ; rien qui ne fût sûr, total, indéfiniment extensible. Sortant des idées courantes, avec le langage de l'époque et du milieu où il opérait, il amenait peu à peu les esprits à ne songer qu'à la régénération de l'homme, à ne concentrer leur effort que sur l'augmentation de puissance et de dignité de leur âme, leur apprenant que si grandes que soient les merveilles que pouvait percevoir l'homme, eût-on devant soi les anges eux-mêmes, les sept grands anges qui sont devant la face de Dieu, « on n'avait pas à les adorer, mais à leur dire d'adorer avec les frères » ; que dans le monde des esprits, l'homme doit ou ne pas pénétrer ou parler en maître, mais ne jamais supplier et s'abaisser, « car il a été fait à l'image et ressemblance de Dieu ; il est le plus parfait de ses ouvrages ; il lui a confié le droit de commander et de dominer les créatures immédiatement après lui », et que pour cela il n'était finalement besoin ni de luminaires, ni d'hiéroglyphes, ni de formules magiques, qu'il suffisait d'un cœur pur et d'une âme forte, d'aimer, de faire du bien et d'attendre »(2).

    Qui dont était cet être si puissant, si profondément bon et compatissant aux souffrances terrestres, qui venait apporter à ses frères l'écho des musiques célestes et qui, pour accomplir sa mission, s'exposait d'un cœur joyeux à toutes les persécutions de l'Esprit des ténèbres, à toutes les tempêtes du Destin ? Qui donc était cette victime expiatoire des haines et des férocités humaines, qui mourut en martyr au fond d'un cachot du Saint-Office, tandis que les voix des prêtres et des peuples grondaient les antiques imprécations, dont résonna le Golgotha ? Qui donc vint rappeler aux hommes, par son exemple, la loi du sacrifice ? Ici le philosophe lui-même se sent englouti dans un océan de mystère et il se tait. Seul, un homme ayant entendu des paroles de vie pouvait reconnaître le maître spirituel, l'évoquer de toute la ferveur de son amour, de toute sa fidélité à un saint idéal, pour recevoir de lui-même le secret de son être, pour rétablir dans leur vrai sens ces déclarations symboliques que le comte de Cagliostro fit à ses juges et dont personne n'avait encore soulevé le triple voile hermétique. Ecoutons avec recueillement cette page magnifique, véritable récit du Graal, où l'envoyé de Dieu se fait connaître aux hommes :
    «Me voici ; je suis noble et voyageur ; je parle et votre âme frémit en reconnaissant d'anciennes paroles ; une voix qui est en vous et qui s'était tue depuis longtemps, répond à l'appel de la mienne ; j'agis et la paix revient dans vos cœurs, la santé dans vos corps, l'espoir et le courage dans vos âmes. Tous les hommes sont mes frères ; tous les pays me sont chers ; je les parcours pour que partout l'esprit puisse descendre et trouver un chemin vers vous. Je ne demande aux rois, dont je respecte la puissance, que l'hospitalité sur leurs terres, et lorsqu'elle m'est accordée, je passe, faisant autour de moi le plus de bien possible, mais, je ne fais que passer. Suis-je un noble voyageur ? Comme le vent du Sud, comme l'éclatante lumière du Midi qui caractérise la pleine connaissance des choses et la communion active avec Dieu, je viens vers le Nord, vers la brume et le froid, abandonnant partout a mon passage quelques parcelles de moi-même, me dépensant, me diminuant à chaque station, mais vous laissant un peu de clarté, un peu de chaleur, un peu de force ; jusqu'à ce que je sois enfin arrêté et fixé définitivement au terme de ma carrière a l'heure où la rose fleurira sur la croix. Je suis Cagliostro. Pourquoi vous faut-il quelque chose de plus ? Si vous étiez des enfants de Dieu, si votre âme n'était pas si vaine et si curieuse, vous auriez déjà compris ! » (3).

    A quelles vertigineuses hauteurs ne sommes-nous pas emportés sur l'aile de l'esprit ? Ce n'est plus le Docteur Marc Haven qui parle, ce n'est même plus le personnage historique du comte de Cagliostro qui agit et enseigne devant nous. Les mots que nous entendons sont des mots d'immuable vérité, qui subsistent à travers tous les temps, tous les pays, tous les hommes, et nous sentons, au plus profond de notre être, chanter les divines harmonies du Verbe éternel...

    Sommes-nous parvenus à faire pressentir au lecteur la lumière qui s’offre à lui dans cet ouvrage ? Ce n'est point pour donner à l'auteur des louanges littéraires que nous écrivons ces lignes, car ces louanges, qu'il mérite, seraient impuissantes à grandir une œuvre où le rayonnement de l'Esprit l'emporte sur les beautés de la forme. Nous témoignons simplement combien cette lecture nous réconforta, nous trempa d'idéal et provoqua dans notre âme le désir de devenir meilleur. Nous ne connaissons guère de pages où l’auteur ait mis davantage de son cœur, ni qui soient plus prenantes que celles-ci par la sincérité, le courage et la tendre piété dont elles sont imprégnées. Que le lecteur soit de bonne volonté : qu'il abandonne ses préjugés au seuil du livre pour entrer dans la pensée de l'auteur et qu'il délaisse pendant ce temps toute lecture frivole ; nous osons lui promettre une récompense royale. Qu'il songe surtout que le pèlerin des terres spirituelles qui écrivit ce livre pour lui a marché comme Tannhauser, inconnu vers la cité mystique, en traversant les déserts, en meurtrissant ses pieds au roc, en couchant au creux des glaciers, pour que la grâce de Dieu fasse un jour verdoyer sur son aride bâton de voyage le frais rameau d'espérance qu'il tend à ses frères.

juin 1912.

1) Dr Marc HAVEN, Le Maître inconnu, Cagliostro. Etude historique et critique sur la haute Magie. Paris, 1912.
2) Op. Cil., p. 66.
3) Op. cit., P. 282.