CHAPITRE IV

 

COMMENT LA CHÈRE SAINTE PHILOMÈNE NOUS RACONTA ELLE-MÊME

SA VIE ET SON MARTYRE

 

 

On savait par les symboles de la pierre sépulcrale que sainte Philomène devait être honorée à la fois comme martyre et comme vierge ; l'inscription tombale avait même révélé son nom de Philomène, de sorte que notre sainte n'était plus confondue avec la foule des saints martyrs dont on honore les restes sans savoir sous quel titre les invoquer. On avait publié plusieurs recueils des prodiges opérés à Mugnano. Le concours des fidèles était grand à cet humble sanctuaire, et cependant on ne connaissait point l'histoire de la martyre ; son nom même fournissait matière à controverse, et tandis que la plupart le faisant dériver du grec, l'appelaient Bien-aimée, Don François, poussé par un mouvement intérieur, et comme malgré lui, traduisait Filomène, c'est-à-dire, fille de la lumière.

 

Toutes les incertitudes disparurent quand la sainte daigna nous raconter elle-même sa vie et les circonstances de son martyre. On verra que les révélations de la sainte martyre s'accordent parfaitement avec les différents symboles gravés sur la pierre de son tombeau.

Ces révélations ont été faites à trois personnes différentes, à un jeune artisan d'une conscience pure et d'une piété solide ; à un prêtre zélé, honoré plus tard des dignités de l'Église, enfin à une religieuse de trente-cinq ans, consacrée à Dieu dans une maison austère de Naples. Ces personnes, toutes trois irréprochables et dignes de foi, ne se connaissaient pas : jamais elles n'avaient eu entre elles aucune sorte de relation ; elles habitaient même des pays fort éloignés les uns des autres (1). Tout concourt donc à établir l'autorité de leur témoignage.

 

Pour ne pas outrepasser les bornes que nous nous sommes prescrites, et ne point nous répéter, nous laissons de côté les deux premières révélations. Elles ne font d'ailleurs que raconter l'occasion du martyre de sainte Philomène. Toutes deux nous apprennent qu'elle fut persécutée et qu'elle souffrit le martyre, pour avoir dédaigné la main de Dioclétien, qui voulait la prendre pour épouse. Philomène refusait, parce qu'elle avait fait voeu de rester toujours vierge pour l'amour de Jésus-Christ.

Il ne sert de rien de disputer aux ennemis de l'Église leurs brillantes qualités naturelles. Nous voulons bien que Dioclétien ait été l'un des plus grands empereurs ; que le monde n'ait jamais connu d'administrateur plus habile ; qu'il ait eu un tempérament porté à la douceur, et que Maximien et le sauvage Galerius aient dû lui faire violence pour lui arracher l'édit qui donna lieu à la plus sanglante des persécutions. Mais ces heureuses dispositions ne prouvent que mieux les déplorables effets d'une passion qui joue avec le sang, et cet exemple est bien fait pour nous inspirer la résolution de veiller sur nos sens et sur les mouvements de notre coeur.

 

La troisième révélation est la plus complète et la plus circonstanciée. Elle présente pour tout catholique sincère, quelque prudent soit-il, les meilleures garanties : elle n'a été publiée qu'après un rigoureux examen fait par l'autorité ecclésiastique, et quand on se fut assuré qu'elle avait tous les caractères qui distinguent les vraies révélations d'avec les fausses.

La religieuse napolitaine, dont il s'agit, avait reçu de la sainte des marques sensibles de protection ; elle avait été délivrée par son intercession de pénibles tentations de défiance et d'impureté. Sainte Philomène s'était plu ensuite à l'entretenir, dans d'intimes communications, du prix de la virginité, des fruits de la croix, et à lui donner des avis sur la direction de la communauté.

La bonne religieuse, pénétrée de ses misères, avait trop d'humilité pour se croire digne de ces grâces extraordinaires ; elle craignit même d'être le jouet d'une illusion, et se hâta de recourir à la prière et à la prudence de ses directeurs spirituels.

De son côté, sainte Philomène lui fit des révélations nouvelles, qui, cette fois, tendaient toutes à rendre son nom plus glorieux.

Un jour que la bonne religieuse faisait son action de grâces selon son habitude, devant une petite statue de sainte Philomène, il se forma en son cœur un vif désir de connaître l'époque précise de son martyre. Tout à coup, ses yeux se fermèrent malgré elle, et une voix, qui lui paraissait venir de la statue, lui adressa ces mots : « Ma chère sœur, c'est le 10 du mois d'août que je mourus pour vivre, et que j'entrai triomphante dans le Ciel, où mon divin Époux me mit en possession de ces biens éternels, incompréhensibles à l'esprit de l'homme. Aussi fût-ce pour cette raison que son admirable sagesse disposa tellement les circonstances de ma translation à Mugnano, que, malgré les plans arrêtés du prêtre qui avait obtenu mes dépouilles mortelles, j'arrivai dans cette ville, non le 5 de ce mois, comme il l'avait fixé, mais le 10 ; et non pour être placée à petit bruit dans l'oratoire de sa maison, comme il le voulait aussi, mais dans l'église où l'on me vénère et au milieu des cris de joie universels accompagnés de circonstances merveilleuses, qui firent du jour de mon martyre un jour de véritable triomphe. »

 

On en écrivit à Don François, et il reconnut la vérité de la révélation relativement aux résolutions qu'il avait prises et que nul ne connaissait.

Les directeurs de la religieuse l'excitèrent alors, pour la gloire de Dieu et de la sainte de redoubler ses instances, auprès de sainte Philomène, afin de mieux connaître d'elle les détails de sa vie et de son martyre.

Un jour qu'elle était en oraison pour obtenir cette grâce, ses yeux se fermèrent de nouveau, et elle entendit sainte Philomène lui faire le récit dont on va lire la traduction.

 

 

Histoire de sainte Philomène

 

Le père de sainte Philomène gouvernait une petite principauté, dans la Grèce, devant sans doute à l'obscurité de son pays l'indépendance qu'il avait conservée, malgré l'absorption générale des nationalités dans l'empire romain. Affligé, ainsi que son épouse, de n'avoir point d'enfants, ce prince, après avoir inutilement offert aux idoles des sacrifices et des prières, se rendit aux conseils d'un médecin de Rome, nommé Publius, qui, inspiré par l'Esprit-Saint, lui promit une postérité, s'il recevait le baptême. Le prince et son épouse s'étant faits chrétiens, eurent une fille, le 10 janvier ; ils lui donnèrent le nom de Lumena, comme ayant été le fruit de la lumière de la foi. Au baptême, elle reçut le nom de filumena, Filomène, ou fille de lumière (Filia Luminis).

 

Philomène avait treize ans, et ses parents n'avaient jamais pu se séparer d'elle, lorsqu'ils durent aller à Rome pour conjurer une guerre dont les menaçait l'empereur Dioclétien. Ils emmenèrent leur fille avec eux, et se présentèrent tous trois à l'audience de l'empereur. Durant le discours du père de Philomène, Dioclétien ne cessa d'avoir les yeux attachés sur la jeune fille ; puis il répondit, sans avoir entendu la défense du prince, que la paix lui serait garantie, qu'il mettrait même à sa disposition toutes les forces de l'empire, si Philomène devenait son épouse.

 

Le prince grec, ébloui par un honneur auquel il était loin de s'attendre, accéda sur-le-champ à la proposition de l'empereur ; quand ils furent sortis du palais impérial, les parents de Philomène firent tout ce qu'ils purent pour faire condescendre leur fille à la volonté de Dioclétien et à la leur. Mais Philomène résista constamment à leurs instances : Quoi donc, leur disait-elle, voulez-vous que pour l'amour d'un homme je manque à la promesse j'ai faite à Jésus-Christ, et il y a deux ans ? Ma virginité lui appartient, je ne saurais plus en disposer. Son père eut beau lui représenter qu'elle n'avait pu, à onze ans, contracter un engagement semblable ; il eut beau joindre les menaces aux prières, la jeune fille, aidée de la grâce de Dieu, demeura invincible.

 

Doublement désespéré et de l'obstacle qu'opposait Philomène à l'élévation de sa famille, et des conséquences terribles que ce refus pouvait avoir, tant pour son bonheur domestique que pour sa couronne, le malheureux prince, n'ayant pu faire agréer à l'empereur le retrait de sa parole, se vit contraint, par son ordre, de reconduire Philomène au palais.

Avant de s'y rendre, on tenta de nouveau d'ébranler la résolution de la jeune vierge. Elle vit son père et sa mère tomber à ses genoux, et lui dire les larmes aux yeux : Ma fille, aie pitié de ton père, de ta mère, de ta patrie, de nos sujets. - Non, non, leur répondit-elle, Dieu et la virginité que je lui ai vouée avant tout, avant vous, avant ma patrie ! Mon royaume c'est le ciel. »

 

L'empereur, à son tour, mit en œuvre les promesses, les séductions, les menaces. Enfin, le démon de l'orgueil et celui de la luxure le jetèrent dans un tel accès de colère, qu'il fit enfermer la généreuse enfant dans une noire prison, où on la chargea de chaînes. Tous les jours il allait l'y visiter ; et alors, après l'avoir fait détacher pour qu'elle pût prendre un peu de pain et d'eau, il recommençait ses attaques. Quelques unes, an témoignage de la sainte, auraient pu, sans la grâce de Dieu, devenir funestes à sa virginité. Chaque défaite que le tyran éprouvait était pour Philomène le prélude certain de supplices nouveaux. Mais elle trouvait un appui dans la prière, ne cessant jamais de se recommander à Jésus, la couronne des vierges, et à Marie, sa mère très-pure. Sa piété lui mérita une faveur signalée : elle languissait depuis trente-sept jours dans son ténébreux cachot, quand, au milieu d'une lumière céleste, elle vit Marie se présenter à elle, tenant son divin Fils entre ses bras.

 

Ma fille, lui dit-elle, encore trois jours de prison, et tu sortiras de cet état pénible. Cette nouvelle réjouit beaucoup la jeune vierge ; mais Marie ayant ajouté qu'elle en sortirait pour soutenir, dans les tourments, un combat plus terrible que les précédents, Philomène passa subitement de la joie aux plus cruelles angoisses. Mais la sainte Vierge la réconforta : « Courage, ma fille, lui dit-elle, ignores-tu l'amour de prédilection que j'ai pour toi ?... Ne crains pas, je t'aiderai... Au moment du combat, la grâce viendra te prêter sa force, et ton ange, qui fut aussi le mien, Gabriel, dont le nom exprime la force, viendra à ton secours. Je te recommanderai spécialement à ses soins, comme ma fille bien-aimée entre les autres.

 

L'événement suivit la prophétie. Dioclétien, désespérant de la vaincre par les promesses et les menaces, eut recours aux châtiments. Le premier supplice auquel il la condamna fut la flagellation. Il la fit dépouiller de ses vêtements, lier à un poteau et fouetter avec tant de violence, que le corps de l'innocente victime n'offrait plus qu'une seule plaie ; puis il la fit traîner de nouveau en prison, croyant qu'elle ne tarderait pas à y mourir. Mais deux anges vinrent, qui, versant un baume salutaire sur ses plaies, rendirent la martyre plus vigoureuse qu'avant le tourment. Le lendemain matin, l'empereur en fut informé ; il fait venir Philomène en sa présence, la considère avec stupeur : Jupiter, lui dit-il, vous veut absolument impératrice des Romains ; et joignant à ces paroles séduisantes les promesses les plus magnifiques et les caresses les plus flatteuses, il s'efforçait de consommer l'œuvre d'enfer qu'il avait commencée ; mais, aidée de l'Esprit-Saint, elle opposa aux suggestions du tyran des réponses qui le confondirent. Cet échec renouvela la fureur de Dioclétien, et l'ordre fut donné d'ensevelir la jeune fille, une ancre au cou, dans les eaux du Tibre. Mais deux anges vinrent couper la corde, et l'ancre tomba au fond du fleuve, pendant que Philomène était doucement transportée sur la rive. Ce prodige, qui eut pour témoin tout un peuple, fut la cause de nombreuses conversions. Dioclétien fit ensuite traîner sa victime à travers les rues de Rome, puis il la donna en jouet à ses archers. En peu d'instants, elle fut couverte de flèches, son sang ruisselait de toutes parts ; elle était épuisée et mourante, quand on la reporta dans son cachot. Le ciel l'y honora d'une nouvelle grâce ; elle s'endormit doucement, et, à son réveil, elle se trouva parfaitement guérie. Dioclétien l'apprend. Hé bien ! s'écria-t-il alors dans un accès de rage, qu'on la perce une seconde fois de dards aigus, et qu'elle meure dans ce supplice. Mais les archers rassemblèrent en vain leurs forces ; les flèches résistaient ou prenaient une direction contraire. Dans le paroxysme de sa fureur, le tyran fit rougir le fer des flèches dans une fournaise ardente. Cette fois, les traits partirent; mais, après avoir traversé une partie de l'espace qu'ils devaient parcourir, ils revenaient frapper ceux qui les avaient lancés. Six des archers en moururent ; plusieurs d'entre eux se convertirent, et le peuple, par ses acclamations, rendit hommage au Dieu des chrétiens. Effrayé de cette manifestation, et redoutant une émeute, le tyran voulut en finir, et fit trancher la tête de la jeune vierge. C'est ainsi que sainte Philomène cueillit la palme du martyre, qu'elle unit à la couronne de la virginité. Sa passion, comme celle du divin Maître, se termina un vendredi, à trois heures après midi.

   

(1) Peut-être quelques-uns de nos lecteurs, en lisant la légende de l'office, qui est à la fin du volume, seront-ils surpris qu'on y regrette de ne point connaître la vie de sainte Philomène, ni le genre de son martyre ; il suffit de connaître la sage circonspection de Rome pour trouver ce silence naturel. Il est bien d'autres révélations émanées des saints les plus illustres et universellement acceptées par les fidèles, sur lesquelles cependant le Saint-Siège ne s'est jamais prononcé. Voici, du reste, qui doit fermer la bouche à la critique la plus osée : le grand ouvrage italien, dont les nôtres sont extraits, porte l'imprimatur du Saint-Office. Or, ces approbations ne se donnent pas à la légère, surtout lorsqu'il s'agit de publier des révélations qui, si elles n'étaient pas la vérité la plus respectable, seraient la plus détestable des jongleries.

Quant à justifier les révélations en elles-mêmes, c'est peine perdue. Les chrétiens n'en ont pas besoin, et ceux que ce mot révolte sont de ces rationalistes que nos arguments ne sauraient convaincre. Il serait ridicule à nous d'imposer des révélations particulières à des gens qui se mêlent de critiquer l'Évangile.