Les enquêtes épiscopales

 

Jusqu'ici des appréciations, bien tranchées dans un sens et dans l'autre, avaient été émises par le peuple à propos des révélations de Nicolazic et des événements de Ker-Anna.

Mais ces jugements ne pouvaient pas faire autorité : la foule se prononce d'après ses sentiments, elle ne raisonne pas.

C'est à l'Église qu'il appartient de juger en cette matière ; et il arrive un moment où elle ne peut pas se dérober à cette obligation.

 

Or l'Église ne s'était pas encore prononcée.

Le Recteur de la paroisse avait, il est vrai, émis son opinion ; mais avec un parti pris évident et sans examen sérieux.

Les capucins d'Auray avaient étudié le cas avec impartialité et bienveillance, mais ils n'avaient pas osé formuler un jugement.

Du reste, ni le Recteur ni les Capucins n'avaient qualité pour parler au nom de l'Église.

C'était à l’Évêque à intervenir.

L'Évêque s'appelait alors Sébastien de Rosmadec.

Frappé des rapports divers qu'on lui avait adressés, apprenant que les pèlerins accouraient en grand nombre, et que la province entière commençait à s'émouvoir, il donna commission à Messire Bullion, bachelier en Sorbonne et recteur de Moréac, de procéder à une première enquête.

 

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Le commissaire de l'Évêque se rendit à Pluneret, le mercredi 12 mars et manda Nicolazic au presbytère.

À toutes les questions qui lui furent posées, Nicolazic répondit avec netteté et sans embarras.

Le procès-verbal de la déposition fut signé de tous les témoins, y compris le recteur et le vicaire.

En lisant la déposition de Nicolazic, et en apprenant que les pèlerins accouraient toujours, l'Évêque fut vivement touché, et il voulut voir et interroger lui-même le Voyant.

 

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Au château de Kerguéhennec en Bignan, demeurait alors M. du Garo, qui était le beau-frère de Mgr de Rosmadec.

L'Évêque s'y rendit et ordonna qu'on y fit venir également Nicolazic.

Il le reçut avec bienveillance, écouta patiemment le long récit de tout ce qui était arrivé, puis il discuta, posa des questions, demanda des éclaircissements.

Nicolazic répondit à tout ingénument et une façon très judicieuse.

M. du Garo, qui assistait à l'entrevue, fut prié de l'interroger à son tour.

 

C'était un ancien membre du Parlement, d'une grande habileté dans les affaires, et initié à toutes les roueries des interrogations juridiques ; à un tel magistrat, expérimenté et très intelligent, il était difficile d'en imposer.

Prenant texte de la déposition qu'il venait d'entendre, il y relève des contradictions apparentes, fait des objections, signale des impossibilités ; il tourne et retourne les affirmations du paysan, lui pose des questions captieuses. Mais le bonhomme ne se coupa jamais, il ne se contredit pas ; et dans ce duel très inégal ce fut le plus faible en apparence qui eut l'avantage.

Nicolazic, qui par sa droiture avait produit la meilleure impression sur l'Évêque, et sur Messire et Madame du Garo, fut lui-même ravi de l'accueil qu'on lui avait fait ; il avait enfin trouvé des auditeurs bienveillants.

 

Il partit de Bignan tout réconforté.

Toutefois cet interrogatoire sommaire ne pouvait suffire ; il restait maintenant à interpréter les faits au point de vue théologique. Aussi l'Évêque, après avoir mis le gardien des Capucins de Vannes en contact avec Nicolazic, lui dit : « Emmenez-le avec vous dans votre couvent, et interrogez-le à loisir. »

 

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Nicolazic resta quelques jours chez les Capucins de Vannes et il y fut soumis à un examen minutieux par tous les religieux successivement ; on le questionna, on l'étudia, on le fit communier. Puis on l'ajourna à quinze jours.

Durant cet intervalle, la communauté tout entière se fit un devoir de prier : les meilleurs théologiens se réunirent pour mettre en commun leurs lumières, pendant que d'autres religieux prenaient des informations sérieuses sur la vie et les mœurs du Voyant.

Les quinze jours expirés, Nicolazic retourna au couvent de Vannes. Là, il lui fallut donner de nouvelles précisions, et répondre aux difficultés qui s'étaient présentées à l'esprit des juges.

Ses réponses furent aussi satisfaisantes que la première fois. Pourtant on voulut le soumettre à une dernière et dangereuse épreuve.

Comme il s'en retournait à la maison, deux Religieux l'accompagnèrent sur le parcours d'une lieue, jusqu'à la chapelle de Béléan.

Cette démarche, où le paysan ne vit qu'une marque de bienveillance, avait un but qu'il ne pouvait soupçonner : on voulait tenter un dernier effort pour découvrir le fond de son âme. À la solennité des interrogatoires succédait ici le libre abandon de la conversation familière. Cette tactique était habile, car n'étant plus sur ses gardes, le paysan laisserait peut-être échapper quelques paroles compromettantes ou des réponses embarrassées.

Mais comment pouvait se compromettre un homme qui parlait toujours avec ingénuité et sincérité !

 

La mission des Capucins était enfin terminée. Ils allèrent en rendre compte à l'Évêque ; ils concluaient qu'à leur avis le Voyant était véridique dans ses déclarations, et qu'il était opportun de construire la chapelle demandée.

La conviction de l'Évêque était faite. Toutefois, avant de la rendre publique, il pria les Pères Capucins de se transporter eux-mêmes sur le théâtre des événements, et de lui faire un nouveau rapport sur ce qui s'y passait.