I

LE PAYSAN

 

Le paysan de Keranna

 

Yves Nicolazic habitait le village de Ker-Anna.

On ne nous a rien appris sur sa première jeunesse. Nous savons seulement qu'il avait une trentaine d'années en 1622 (1). Rien d'extraordinaire ne l'avait jusque-là signalé à l'attention de ses compatriotes.

C'était ce qu'on appelle communément un « paysan aisé » ; il possédait deux belles tenues à domaine congéable, et il en cultivait une avec un personnel assez nombreux. Il était réputé pour son activité au travail, et aussi pour le succès de son exploitation.

Mais dans son intimité familiale il souffrait d'une grosse épreuve marié : depuis une dizaine d'années avec une personne de son village, Guillemette Le Roux, il n'avait pas d'enfants.

À cette époque déjà (il y a 300 ans) la pratique de la langue française commençait à pénétrer dans la campagne bretonne ; mais Nicolazic, lui, ne savait ni écrire ni parler français. Toutefois s'il avait, contrairement à son beau-frère et à ses voisins, voulu demeurer un illettré, ce n'était nullement par incapacité ou originalité, il y avait dans son parti pris une pensée profonde ; c'était, comme il l'a déclaré lui-même plus tard, « pour demeurer toujours dans sa simplicité ».

 

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Du reste cet illettré possédait les qualités d'un homme supérieur ; il était avisé, judicieux, très intelligent. Sa simplicité se manifestait seulement par cette caractéristique qui distingue l'âme paysanne chez les Bretons d'élite : il était franc et d'une droiture à toute épreuve ; rien en lui du paysan madré ni du fin matois ; rien non plus d'un tempérament triste et mélancolique.

Et ce n'étaient pas là ses seules qualités : il était d'une vie exemplaire, irréprochable en ses mœurs, humble sans rien d'obséquieux, désintéressé et d'une probité qui allait jusqu'au scrupule. Il était si loyal qu'il aurait mieux aimé souffrir la perte du sien que de faire tort à qui que ce fût.

C'était, en un mot, le type du paysan breton avec ses qualités propres et sans les défauts de sa race : point querelleur, pas superstitieux ; et, pour le distinguer encore plus de ses compatriotes, son premier historien, ajoute : jamais adonné à la boisson.

 

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Ces qualités naturelles étaient rehaussées par des vertus chrétiennes de premier ordre. Il aimait les pauvres ; et il leur faisait des aumônes si abondantes qu'elles paraissaient même en disproportion avec sa fortune.

Il avait le culte des morts, et ne se privait pas de faire célébrer souvent des messes en leur faveur.

Il avait .aussi le culte de la croix ; et, lorsque dans ses voyages à travers la campagne il rencontrait un calvaire, il s'y agenouillait.

Il était fort affectionné à prier la sainte Vierge ; il récitait son chapelet tous les jours ; il le disait, le soir, pendant les heures d'insomnie.

Mais ce qu'il y avait de plus caractéristique dans sa piété, c'était une tendre dévotion qu'il avait pour sainte Anne. Et cette dévotion qui remontait à sa première enfance, grandit encore d'année en année. Il ne l'appelait jamais que « sa bonne Patronne »,

Cependant sa dévotion montait encore plus haut. Il communiait tous les dimanches et les fêtes principales de l'année, – chose très rare alors comme aujourd'hui chez les hommes de sa condition.

Et c'est ainsi que ce type du vrai Breton se trouvait être en même temps le modèle du vrai chrétien.

 

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Les hommes de cette trempe sont très rares ; et, quel que soit le milieu où ils vivent, ils ne passent jamais inaperçus.

Aussi ne faut-il pas s'étonner si Nicolazic jouissait d'une considération à part. Il inspirait de la sympathie à tout le monde, et une confiance telle que, dans le quartier, on le prenait pour arbitre de tous les différends : « Puisqu'on n'arrive pas à s'entendre, disaient les gens en désaccord, rapportons-nous-en à Yvon. »

C'était un homme de bon conseil. Il causait peu mais toujours à propos ; aussi les personnes de toute condition ne le considéraient-elles qu'avec respect.

Ce qui le mettait ainsi hors de pair c'est une qualité qu'on est heureux de rencontrer encore dans les populations profondément imprégnées de foi, « le bon sens chrétien » ; et Nicolazic l'avait à un degré éminent.

Nous ne prétendons pas sans doute que cet homme dont nous venons d'esquisser le portrait fût un saint. Mais nous n'aurions non plus aucune peine à croire qu'il le fût. En tout cas, ce que l'on peut affirmer, c'est que le Voyant de Ker-Anna était, même avant les apparitions, un homme peu ordinaire, et tout en lui écarte les soupçons de supercherie et d'exaltation.

 

(1) L'acte de baptême d'Yves Nicolazic est demeuré longtemps ignoré. Il a été découvert en 1942 dans les Archives de la commune de Pluneret (Morbihan), par M. le docteur René Bénard. Cf. l'appendice : La famille Nicolazic au XVIIe siècle.