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CHAPITRE V



LES LETTRES PATENTES DE 1784

SONT AUSSI LE PREMIER EFFORT D'UN GOUVERNEMENT PATERNEL

QUI VEUT AVOIR SOIN

DES ISRAÉLITES COMME DE SES AUTRES ENFANTS




I. L'intention de Louis XVI a été de faire cesser leur rôle de juifs-errants, Désormais ni villes ni seigneurs ne pourront plus les congédier arbitrairement, le pouvoir royal les prend sous sa protection. - II. Permission pour chaque juif d'avoir une demeure, c'est-à-dire d'acquérir, à titre de propriété, une maison et un jardin. - III. Leur admission à la culture des terres : état qui engendre la stabilité. Incompatibilité persistante entre l'israélite et l'agriculture pourquoi ? - IV. La liberté du commerce israélite, décrétée par Louis XVI. - V. Quel accueil fut fait par les juifs de l'époque aux Lettres patentes de 1784.


Le lecteur reconnaîtra quo nous avons impartialement mis en relief ce qui constitue en quelque sorte le côté de la justice dans les Lettres patentes de 1784. Combien il nous est doux de nous occuper maintenant du rôle de la misséricorde ! Justice et miséricorde, c'est, selon nous, le double caractère des décrets de Louis XVI concernant les juifs. Il veut protéger ses enfants chrétiens, et en même temps il voudrait attirer dans ses bras des proscrits, des parias, pour en faire aussi ses enfants. Qu'il soit loué par les chrétiens pour sa protection, et qu'il soit béni par les israélites pour sa miséricorde !

Quelles sont donc les dispositions miséricordieuses qui apparaissent dans les Lettres patentes de 1784 ? En quoi le gouvernement de Louis XVI s'est-il montré paternel ?

En plusieurs manières :

Avant tout, en adoptant des mesures qui tendaient à faire cesser peu à peu, pour ce pauvre peuple, sa situation de nomade, de sans feu ni lieu.

Par le péage, les juifs étaient assimilés à de vils animaux : Louis XVI les avait délivrés de cette avilissante coutume ; mais ils demeuraient encore juifs errants. Le monarque résolut, à l'occasion des Lettres patentes, d'ajouter un trait à leur réhabilitation en commençant à fixer leur sort nomade et précaire. C'est le but manifeste des dispositions miséricordieuses renfermées dans les Lettres patentes de 1784. Examinons-les sous cet aspect.

Dans la société féodale, les juifs étaient assujettis à autant de maîtres qu'il y avait de villes et de châteaux. Chaque pouvoir particulier avait prise sur eux. Autant de seigneurs, autant de maîtres. Un seigneur avait ses juifs comme il avait ses terres. Il les gardait ou s'en défaisait. Montesquieu a dit : « Dans ces temps-là, on regardait les hommes comme des terres (1). » Une requête des marchands de Paris adressée à Louis XV contre les juifs rappelle que longtemps les juifs de Paris « furent partagés entre les princes et les autres seigneurs de la cour qui pouvaient les vendre, les revendiquer et les hypothéquer ; en un mot, ils étaient dans le commerce comme un héritage (2). » On vendait un juif, comme on vendait un champ (3).

Lorsque vers la fin du moyen âge le pouvoir royal se fortifia et s'accrut de toute la diminution du pouvoir seigneurial, la situation des juifs s'améliora considérablement. Ils restaient cependant exposés à bien des caprices et vexations. Ils n'étaient plus propriété mobilière, mais ils payaient aux seigneurs et aux villes qui les acceptaient un droit annuel d'habitation, souvent très élevé (4), Il arriva plus d'une fois que les seigneurs qui voulaient tirer de l'argent des juifs les menacèrent de les congédier, quoiqu'ils eussent acquitté le droit d'habitation. Pour n'être pas chassés, les malheureux payaient deux fois, payaient trois fois ; on en vit qui, après avoir donné leur or, finissaient par trouver plus supportable de reprendre le bâton du voyageur (5).

Le cœur de Louis XVI s'émut à ces récits et devant cette situation lamentable. C'est pourquoi les Lettres patentes renferment cette disposition, écho de son noble cœur :


Art. XII. - Lorsque les juifs auront été reçus par les seigneurs et qu'ils auront acquitté exactement le droit annuel d'habitation, ils ne pourront être congédiés par lesdits seigneurs que pour méfaits ou mauvaise conduite dûment constatés par les juges des lieux.


Cette disposition royale était la fin de l'arbitraire à l'égard des dispersés d'Israël. Le Roi les prenait sous sa protection immédiate. La société étant encore féodale, villes et seigneurs restent libres d'accepter ou de ne pas accepter des juifs dans leurs domaines ; mais une fois qu'on les aura reçus et que ces malheureux auront payé la redevance annuelle, on ne sera plus libre de les congédier, sauf le cas de méfaits ou de mauvaise conduite dûment constatés. - Le juif errant n'a aucun droit dans la cité, il reste toujours méprisé, à l'écart ; mais, du moins, on ne le chasse plus arbitrairement. C'est un premier pas vers la stabilité et le repos.



II



Louis XVI voulut faire mieux. Il pensa à organiser cette stabilité.

Quel est le premier moyen, quelle est la première marque de la stabilité ? c'est de posséder une demeure.

Elle est bien douce à méditer, l'idée de la demeure ! Les hommes d'aujourd'hui ne paraissent pas comprendre quel bien cela fait d'avoir une demeure ! Dans cette société agitée et changeante du XIXe siècle, plus semblable sous ses brillants dehors de luxe et de plaisir, à une tribu nomade qu'à un peuple de familles unies dans une patrie commune, on se fait facilement à l'idée de n'avoir pas de maison et d'habiter là où l'on se trouve, sans lieu parce qu'on est sans affection, sans maison parce qu'on est sans famille, et bientôt sans patrie parce qu'on est sans souvenirs et sans espérances.

Or, jusqu'à l'apparition de la Révolution dans le monde, c'est-à-dire jusqu'à la fin du siècle dernier, il n'y avait que le juif qui connût cette souffrance morale de n'avoir pas de demeure : privation qui semblait à tous, et principalement à celui qui l'endurait, la plus dure des souffrances. Voilà bientôt vingt siècles que cette douce parole inscrite dans ses psaumes : O qu'il est bon, qu'il est agréable pour des frères d'habiter ensemble que cette douce parole ne s'est plus accomplie que fortuitement pour ce malheureux peuple, et encore sur un sol tremblant Pour lui, durant vingt siècles, il n'y a pas eu d'habitation proprement dite ; pour lui, pas de demeure !

Nous avons comparé le peuple chrétien à Isaac. ajoutant que le peuple juif, en cessant d'être le peuple de Dieu, était devenu Ismaél. C'est surtout au point de vue de la vie errante et vagabonde que cette ressemblance avec Ismaël parait frappante. La Bible avait dit du fils d'Agar : Ce sera un homme fier et sauvage ; il lèvera la main contre tous, et tous lèveront la main contre lui ; et il dressera des pavillons vis-à-vis de tous ses frères (6). Comme tout cela s'est vérifié à la lettre dans le peuple juif dispersé Il est devenu sauvage, insociable, incapable de se confédérer avec aucun autre peuple. Ses mains ont été contre tous, et les mains de tous contre lui. Et puis, malgré les efforts de tous ces dispersés pour arriver à fonder des établissements fixes, des demeures, ils ont toujours été réduits, en définitive, jusqu'à la fin du siècle dernier, à n'avoir que des cabanes et des pavillons : Il dressera ses pavillons vis-à-vis de tous ses frères !

Mais voici qu'avec Louis XVI commence et se développe la pensée miséricordieuse de changer pour eux ce pavillon en demeure. Sans doute le monarque prend, avant tout, des précautions rigoureuses pour sauvegarder l'héritage du peuple chrétien ; et c'est pourquoi il n'admet pas les juifs à l'acquisition et à la possession des biens-fonds. Mais, d'autre part, il a en pitié la vie errante et vagabonde de ce pauvre peuple.

Aussi, tout en lui interdisant la possession en droit du sol catholique de France, s'efforce-t-il de lui ménager une demeure sur ce sol. Il y eut donc, nonobstant les instances contraires de l'Alsace, l'insertion de cet article dans les Lettres patentes :


Art. XI. - Pourront néanmoins les juifs continuer d'acquérir, à titre de propriété, les maisons nécessaires pour leur habitation personnelle seulement, ainsi que les jardins qui y seront contigus ; pourvu néanmoins que ces maisons et jardins soient proportionnés à l'état et aux besoins de l'acquéreur, ce qui sera vérifié...


Nous venons de dire nonobstant les instances contraires de l'Alsace. Cette province, qui avait tant à se plaindre de l'usure des juifs, insista, en effet, auprès du monarque pour qu'on admît une distinction entre juifs de ville et juifs de campagne : aux premiers serait concédé le droit de posséder, à titre de propriété, une maison et son jardin ; mais aux seconds ce droit serait refusé. L'Alsace espérait, par là, délivrer ses campagnes de l'usure et de la présence des juifs. L'appât du repos et d'une demeure fixe dans les villes ferait le vide dans les campagnes inhospitalières. Le moyen était l'habilement choisi. Louis XVI ne l'accepta pas. Les commissaires du gouvernement reconnurent sans doute avec l'Alsace « qu'il était à désirer que les juifs résidassent plutôt dans les villes où ils peuvent commercer et être utiles, que dans les campagnes où ils ont toujours été nuisibles (7). » Mais quant a concéder une demeure aux juifs qui choisiraient les villes, et la refuser à ceux qui resteraient dans les campagnes, le monarque ne voulut pas d'une si cruelle distinction. Ne pouvant, en fait de propriété, accorder plus qu'une maison et un jardin, il voulut du moins que chaque juif pût avoir « cette maison et ce jardin ».



III



L'acquisition du sol de France leur est interdite mais cependant sur ce sol, ils peuvent déjà avoir en propre une demeure.

Louis XVI veut aller aussi loin que possible dans les attaches entre les juifs et le sol de France : c'est pourquoi son gouvernement leur propose encore la culture des terres.

On a toujours reproché aux enfants d'Israël de ne pas aimer la culture. De fait, il faut convenir que tout ce qui tient à l'économie rurale est actuellement aussi étranger à leur goût qu'à leur connaissance. Et cela peut paraître d'autant plus étrange que nul peuple ne s'adonna plus aux travaux des champs que les anciens Israélites en Palestine. Le peuple hébreu était essentiellement agricole (8). Dans sa partie économique, la Loi de Moïse est un livre d'agriculture, nullement un code commercial (9). D'où vient donc que depuis leur dispersion les juifs se soient montrés si peu cultivateurs ?

Hélas ils se trouvaient sans cesse sous le coup du renvoi et de la dépossession, jamais sûrs d'habiter, le lendemain, le sol où ils étaient tolérés. Or on ne cultive guère avec goût un sol incertain, inhospitalier. Cette situation précaire leur faisait préférer de beaucoup l'état commercial, où les bénéfices étaient bien plus sûrs, que les fruits de la terre, qui pouvaient mûrir par leurs mains, mais pas pour eux Ensuite, le sol appartenait aux enfants de la famille, aux chrétiens, et, de leur côté, les juifs étaient trop fiers pour cultiver en mercenaires, en serfs, un sol sur lequel ils n'avaient aucun droit. Enfin, il faut bien le reconnaître, et cela fait honneur à la nature humaine, l'exilé est mauvais cultivateur. On ne remue avec affection que le sol d'une patrie. Il est pénible, surtout quand on est enfant d'Israël, de cultiver un sol qui ne s'appelle plus la Terre promise. Depuis la perte de sa terre chérie, le peuple hébreu n'a plus eu de goût à la culture d'aucune terre. Et de même qu'aux bords des fleuves de Babylone, les mains de ses filles s'étaient refusées à détacher les harpes suspendues aux saules et demeurées obstinément silencieuses ; de même, depuis dix-neuf siècles, les mains de ses fils se sont refusées à manier, sur la terre étrangère, des instruments aratoires. Qui voudrait blâmer ce regret du sol de la patrie ?...

Telles sont, du côté des israélites, les raisons qui les ont éloignés de la culture des terres.

Il y en a eu aussi du côté des chrétiens.

Le mémoire secret lu devant Louis XVI reconnaît que « si les juifs ne sont pas propres à l'agriculture, c'est parce qu'on leur a toujours interdit la faculté de s'y livrer. Peut-être que, si elle leur était rendue, ils acquerraient à cet égard l'aptitude qui leur manque (10). » Dans les siècles du moyen âge ou de la foi sans mélange, mais aussi quelquefois rude et âpre, il semble qu'on eût mangé avec répugnance un blé qui eût été semé de la main des juifs, des fruits qui eussent été soignés et récoltés par des doigts de mécréants !

Louis XVI, qui voulait être père le plus possible, se proposa donc d'apporter un terme à ces mutuelles et séculaires répugnances. D'une part, en père soigneux dc ses enfants chrétiens, il sauvegardait leur héritage en interdisant aux juifs, comme nous l'avons vu, la possession du sol, le droit d'être acquéreurs de la terre. Mais d'autre part, en admettant les juifs à la culture des terres, en leur faisant partager les bienfaits et les douceurs de l'agriculture, il se flatta de fixer les pauvres vagabonds, d'adoucir leurs maux, d'en faire presque des enfants ! Il y eut donc dans les Lettres patentes cet article :


Art. VIII. - Permettons aux juifs de prendre des fermes à bail, à condition qu'ils demeureront dans lesdites fermes et qu'ils les exploiteront eux-mêmes. Les autorisons à aussi à louer, mais pour les cultiver également eux-mêmes, des vignes, des terres, et généralement toute autre espèce dc fonds...


La pensée du monarque, outre qu'elle émanait d'un cœur paternel, était fort juste. Le meilleur moyen, en effet, de fixer et de civiliser un nomade, qu'il soit peuple ou individu, c'est d'établir des liens entre lui et le sol. Qui reçoit un champ à cultiver sa métamorphose et prend des habitudes douces et paisibles. En cessant d'être les cultivateurs du sol palestinien, les juifs étaient devenus errants, vapabonds. Dès là qu'on les ramènerait à la culture du sol, ne devait-on pas espérer de les faire rentrer dans la civilisation et la stabilité ? La pensée était donc fort juste en même temps que très généreuse, très paternelle. Nous ne doutons pas que Louis XVI ne l'ait eue. Mais nous doutons qu'il ait obtenu la satisfaction de la voir comprise et mise en pratique par les Israélites.

C'est, en effet, notre conviction intime que les enfants d'Israël ne se décideront jamais à devenir cultivateurs, alors même qu'ils seraient propriétaires en droit ; à plus forte raison, ne s'y prêteront-ils pas, lorsqu'ils ne seront que locataires, comme le réglaient les Lettres patentes de 1784. Oui, dans l'hypothèse même où ils seraient propriétaires de n'importe quel sol étranger, si productif fût-il, les israélites ne le cultiveraient pas volontiers eux-mêmes. On demandera pourquoi ? Le positivisme, consulté, répondrait : Parce que depuis dix-neuf siècles, les aptitudes de ce peuple se sont entièrement tournées du côté du commerce, et qu'on ne revient plus d'une habitude dix-neuf fois séculaire. Nous ne nions pas la valeur de cette raison. Mais tenant compte, avant tout, du côté surnaturel et extraordinaire du peuple israélite, nous ajoutons : Il y a une telle connexion entre lui et la Terre promise, que tant qu'il lui restera l'espérance de la revoir, il ne consentira jamais à s'adonner et s'attacher à la culture d'une autre terre. L'histoire raconte qu'au temps des croisades, un chevalier avait disparu sans laisser la moindre trace, de telle sorte qu'on le croyait mort. Son épouse, néanmoins, ne voulut jamais consentir à donner une seconde fois sa main, espérant secrètement qu'elle reverrait celui à qui elle avait juré sa foi. Elle conservait, comme moyen de le reconnaître, l'un des cercles d'une alliance d'or, dont il possédait lui-même l'autre partie. Un jour l'époux fidèle revint, avec l'anneau révélateur.... C'est l'image touchante et vraie des sentiments de fidélité que l'ancien peuple de Dieu conserve pour sa Terre promise, la terre que Dieu lui a donnée ! Il espère qu'un jour elle sera rendue à son regard et à sa tendresse ; et c'est pourquoi, n'importe quelle autre terre obtiendra difficilement de lui son travail et ses sueurs (11) !

Bien que la tentative n'ait pas été couronnée de succès, il y a justice à reconnaître la pensée magnanime de Louis XVI, et à le remercier d'avoir voulu améliorer la position du pauvre nomade, en lui proposant les premiers rapports avec le sol de France l'agriculture.



IV



Récapitulons ce que nous avons déjà constaté de paternel à l'égard des juifs, dans les Lettres patentes de '1784.

Ni villes, ni seigneurs n'ont plus le droit de les congédier arbitrairement, le pouvoir royal les ayant pris sous sa protection.

Ils peuvent posséder n'importe où, à titre de propriété, une maison et un jardin, ils ont une demeure.

Ils peuvent participer de l'agriculture, en louant toute espèce de biens-fonds.

Ces avantages sont considérables. Mais Louis XVI, à qui les aptitudes des enfants d'Israël sont bien connues, n'ignore pas que les avantages qu'il leur accorde au point de vue de la fixité seront comptés pour bien peu, s'ils ne sont accompagnés de bienfaits dans l'ordre commercial. Aussi le généreux monarque, qui veut qu'on soit content sous son sceptre et qui, du reste, juge que, dans la sphère commerciale, il n'y a nul péril à redouter pour ses enfants chrétiens, décrète la libertê entière du commerce israélite.

Quelques explications sont nécessaires pour comprendre toute l'étendue de ce nouveau bienfait royal :

Depuis dix-huit siècles, les israélites étaient donc exclus de la société ; ils ne pouvaient y exercer aucune charge civile, ni remplir aucun emploi libéral et honorable. C'étaient des morts dans l'ordre civil. Ils ne communiquaient avec la société que par deux points : les impôts et le commerce.

Leurs impôts étaient écrasants.

Exclus de tous les emplois, chargés d'impôts, avaient-ils du moins la liberté du commerce ? Rarement, pour ne pas dire jamais (12).

On a résumé ainsi leur situation commerciale, à la fin du XVIIe siècle : « Condamnés à payer au poids de l'or l'air infect des quartiers les plus insalubres et les plus retirés des villes, réduits à l'achat d'une protection flétrissante, privés de l'exercice des arts et métiers, de toute industrie régulière, et même, dans plusieurs localités, de la vente de toutes marchandises neuves, les juifs n'avaient que deux sortes de commerce :

« Pour la classe opulente, parmi eux : les opérations de banque et de change, la fourniture des denrées nécessaires à l'armée, et la remonte de la cavalerie ;

« Pour la classe peu aisée : le courtage, le maquignonnage, le colportage et le brocantage, le petit trafic en vieillesse et en friperie, enfin le prêt à la semaine. »

Ce mercantilisme restreint ne contribua pas peu selon nous, à la dégradation physique et morale de la race israélite. D'abord, le petit trafic fait naître toujours et partout de petites ruses, de petites supercheries ; la loyauté y est sans cesse en péril. Ensuite, le métier de brocanteur, de colporteur, n'exigeant aucun apprentissage, aucun développement des facultés intellectuelles, il s'ensuit fatalement que les qualités de l'homme le mieux doué s'étiolent dans un pareil métier. Est-il surprenant alors que, confiné dans le petit commerce, exclu de tout ce qui était large, le génie israélite se soit parfois avili ? N'y a-t-il pas lieu plutôt de s'étonner qu'il se soit conservé aussi vivace ?

Eh bien, c'est Louis XVI qui a fait cesser cette désolante servitude, eu proclamant la liberté du commerce israélite.

Dans les Lettres patentes de 1784, où, à côté de précautions sévères, nous avons constaté tant de marques de bonté, il y a donc ce dernier trait, cet article large


Art. IX. - Permettons aux juifs de faire toute sorte de négoce, trafic et commerce en gros et en détail, à la charge par eux de se conformer aux règlements concernant le commerce. Les autorisons en outre à établir des manufactures et fabriques d'étoffes ou autres ouvrages, ainsi que des forges, verreries et faïenceries, à la charge par eux d'obtenir les permissions qui seraient requises pour nos sujets.


On ne pouvait se montrer plus large. Sans doute, dans ces mêmes Lettres patentes de 1784, Louis XVI laissait subsister à la charge des israélites de lourds impôts exceptionnels, établis par les rois ses prédécesseurs. Mais si des impôts à part pesaient encore sur les israélites, ils allaient du moins, dans cette liberté du commerce, trouver un moyen de les payer sans souffrances. Et de plus, par ce décret qui leur permettait le commerce en grand, Louis XVI venait rendre au génie israélite, au génie des affaires, son essor et son épanouissement. Israélites, vous occupez aujourd'hui en Europe les plus hautes positions commerciales et financières si vous voulez être justes, vous reconnaîtrez que 1e point de départ de votre prospérité a été le décret du généreux Louis XVI.

Cependant, le gouvernement de Louis XVI, en décrétant la liberté du commerce israélite, se préoccupa d'une objection qui pouvait être faite, et l'accompagna de la réponse convenable : elle est digne de la magnanimité et des grandes vues du monarque.

Voici l'objection. On dira « que les juifs, étant naturellement industrieux et enclins à une économie qui va quelquefois jusqu'à l'avarice, seront dans le cas de vendre à meilleur compte et de donner plus de facilités pour le paiement, que les autres artisans. Ils auront donc sur ceux-ci de grands avantages, et de là pourra s'ensuivre la ruine de.. .. » (le rapport nomme ici plusieurs localités de l'Alsace).

Voici maintenant la réponse :

Si les juifs trouvent en effet dans leur industrie et dans leur économie des moyens de vendre à meilleur compte, et de donner pour le paiement plus de facilités que les autres artisans, ce sera un service réel qu'ils rendront au public et à ces artisans mêmes, qui par là se trouveront forcés de devenir aussi industrieux et aussi économes que leurs concurrents (13). »

Par cette réponse désintéressée et magnanime, le gouvernement de Louis XVI ouvrait au commerce les plus larges perspectives ; car il reconnaissait et sanctionnait ce qui en est l'âme : la concurrence. O Louis XVI, qu'ils sont injustes, ceux qui osent dire que vous avez été le roi des monopoles et des privilèges. Vous n'avez été que le gardien des droits de chacun, le prince de la paix, le préparateur du rapprochement des cœurs et le père de tous !

Nous avons fini l'examen des Lettres patentes de 1784. N'avions-nous pas raison d'affirmer qu'elles renferment, à côté des sévérités de la justice, les prévenances de la miséricorde (14) ?



V



Quel fut cependant l'accueil qu'elles trouvèrent auprès des israélites de l'époque ?

L'esprit humain est ainsi fait, qu'il ne croit plus à la bonté d'un dessein, lorsqu'il découvre que l'injustice y a quelque part. Dans la Bible se trouve cette sentence : Les mouches qui meurent dans le parfum en gâtent la suavité et le prix (15). C'est bien vrai, une mouche morte suffit pour enlever à un flacon de parfum tout son prix, à une liqueur sa suavité.

Tel fut le sort que les Lettres patentes de 1784 rencontrèrent auprès des israélites. On ne saurait mettre en doute le but magnanime qu'elles poursuivaient, ni les dispositions paternelles dont elles étaient animées. Mais, parce qu'elles contenaient un article de mort, l'article VI, qui menaçait la fécondité des mariages, elles furent généralement rejetées par les juifs, comme une liqueur qui n'a plus de prix.

On fit même parvenir au pied du Trône un mémoire dont voici le titre : Très humbles et très respectueuses représentations des juifs de la provinne d'Alsace, au sujet des Lettres patentes qui les concernent. Dans ce mémoire que nous avons également retrouvé aux Archives nationales (16), les juifs plaident leur cause au nom, hélas ! du philosophisme. En lisant cette plaidoirie, on est attristé du ton emphatique qui y règne. Ce n'est plus le langage des fils de la Bible, ni même celui des Talmudistes, c'est le langage rationaliste, humanitaire, qui commence à s'introduire en Israël. Toutefois leurs supplications retrouvent un accent vrai et navrant, lorsqu'ils défendent le mariage israélite contre l'article VI :

« Les suppliants oseront observer à Votre Majesté « que cette défense - de se marier sans l'agrément du Roi - est peut-être sans exemple dans tous les pays du monde...  Les lois saintes qui font aux juifs un devoir du mariage et qui promettent les faveurs du ciel à la fécondité sont communes aux chrétiens...  Dans le siècle le plus brillant de la monarchie française, Louis le Grand a exempté de la taille les pères de famille qui auraient dix enfants... »


« Sire,

Serait-il donc possible de faire à la nation juive un crime de cette fécondité, suite et garant de toutes les vertus domestiques. C'est la première fois peut-être que l'on a cru devoir avertir un roi de craindre l'augmentation de ses sujets (17) !.....»

Si cette plaidoirie se fût bornée à être défensive, les juifs eussent obtenu gain de cause devant la postérité ; mais elle s'est montrée injustement aggressive. Eux aussi ont dépassé le but.

Le mémoire en effet contient les lignes suivantes :

« Pour peu qu'on réfléchisse à la nécessité d'une population nombreuse dans l'État, on est frappé des ressources immenses que Votre Majesté pourrait trouver dans la prodigieuse fécondité du peuple juif, qui, conduit par sa nature et sa religion, se multiplie sans cesse ; tandis qu'une partie considérable du « peuple chrétien va s'anéantir dans les cloîtres et se refuse aux douceurs du mariage, et que l'autre trompe le vœu de la nature, dans le sein du mariage même... Ces vérités, Sire, sont trop connues pour paraître hardies dans la bouche d'un peuple réduit à l'extrémité, et qui se voit menacé dans ses générations (18). »

Oui, sans doute, le désespoir des signataires était légitime : il semble qu'on aperçoive une lionne des montagnes de Juda défendant ses petits. Mais pourquoi, en se défendant, s'en s'être pris à des innocents ? Pourquoi cette critique amère des cloìtres et des vierges chrétiennes ? Il n'était point nécessaire, pour défendre sa propre fécondité, de jeter l'outrage et comme un cri de haine contre la belle virginité chrétienne. N'est-ce pas toujours Ismaël qui ne laisse échapper aucune occasion de contrister et de blesser Isaac ?...

Le mémoire où les juifs présentaient la défense de leur fécondité et de leurs belles familles, nous paraissait légitime, éloquent même. Mais à cette phrase une partie considérable du peuple chrétien va s'anéantir dans les cloîtres, il nous est tombé des mains. À leur tour, les juifs avaient retracé l'apologue du parfum « que gâte une mouche morte ».



CHAPITRE VI



LA VILLE DE STRASBOURG ASSIÉGÉE PAR UN SEUL JUIF

(LE SIÈGE SECRET - 1767 A 1784)



I. Droit dont jouissait depuis 1389 la ville de Strasbourg, de ne posséder aucun juif dans son enceinte. Origine de ce droit. Manière dont il s'exerçait : tout juif qui avait obtenu la permission de passer la journée dans la ville, devait, à la nuit tombante, en sortir au son du cor. Rigoureuse observation de cette coutume durant quatre siècles. - II. Particularité importante à noter : ce droit est respecté par Louis XIV, lors de la réunion le Strasbourg à la France. Aussi, à l'époque de Louis XVI, les juifs continuent à sortir, tous les soirs, de la ville. - III. Le juif Cerfbeer. Son habitation à la porte de Strasbourg, dans le petit village de Bischheim ; sa noble ligure, ses services et son crédit auprès du gouvernement de Louis XVI. Il entreprend de faire tomber l'outrageante coutume, et de fixer sa demeure dans Strasbourg. - IV. Il obtient d'abord, par l'appui du duc de Choiseul, d'y passer un premier hiver, la nuit aussi bien que le jour ; - V. Puis, par l'appui du marquis de Monteynard, d'y passer l'été. - VI. Il acquiert ensuite, mais dans le plus grand secret, et sous le nom d'un tiers, un bel hôtel à Strasbourg. - VII. Série de locations, à l'aide desquelles il déguise cette acquisition et prépare son entrée de propriétaire. - VIII. Il se découvre comme propriétaire de l'hôtel. Les magistrats indignés forment opposition : contrat fait par un juif pour devenir propriétaire à Strasbourg, contrat nul. - IX. Coup de théâtre : Cerfbeer déploie des Lettres patentes de naturalisation qu'il a obtenues de Louis XVI, par, lesquelles il est autorisé à acquérir des biens-fonds dans toute l'étendue du royaume. - X. Protestation des magistrats ; laffaire va à Versailles.



I



Strasbourg a été durant le moyen âge la ville qui s'est montrée la moins hospitalière à l'égard des juifs.

Dès le XIVe siècle, disent les chroniques, les juifs avaient donné à cette ville les plus fortes raisons de les regarder comme dangereux (19). On prétendait avoir trouvé dans les puits de Strasbourg des pots remplis de poison (20). Le peuple fut sans pitié. Il traîna les malheureux juifs à leur propre cimetière, et les y brûla dans un enclos de planches, au nombre de plusieurs centaines (21) ; au nombre de deux mille, selon d'autres historiens, sur un bûcher élevé dans leur cimetière (22).

C'est de cet événement que la Brandgass (rue Brûlée) tire son nom (23).

Ce lugubre épisode eut lieu en 1340. Strasbourg était alors ville libre. Un sénat la gouvernait.

À cette date se rattache l'interdiction formelle faite aux juifs d'habiter Strasbourg. Le peuple exaspéré exigea de ses magistrats qu'il fût établi en droit que jamais nul juif n'aurait la faculté d'habiter dans l'enceinte de la ville, ni d'y acquérir des biens-fonds.

Cette interdiction devint dès lors partie de la loi municipale de la cité et de son droit constitutionnel.

Mais les juifs, eux, ne renoncèrent pas à Strasbourg. Si l'on revient volontiers aux lieux où l'on a été heureux, on est attiré d'autre part, d'une manière mystérieuse, aux lieux où l'on a souffert ; c'est une loi de la nature humaine ; le malheur également a ses souvenirs et ses attraits. À cette raison mélancolique s'ajoutait, toutefois, pour des fils d'Israël, une raison positive. La situation exceptionnelle de cette ville, entrepôt de commerce entre la France, l'Allemagne, la Suisse et l'Italie, les attira sans doute aussi On se demande, quand on étudie la marche des israélites à travers les nations, comment il se fait qu'ils aient été constamment très nombreux en Alsace ? Une des réponses est celle-ci : le Rhin, au moyen-âge, était la plus magnifique artère du commerce.

Quelques années après le lugubre épisode de 1349, on les retrouve donc tournant, de nouveau, autour de Strasbourg.

De son côté, la ville avait consenti à se relâcher un peu de sa rigueur. Mais cette miséricorde fut de courte durée.

« En 1383, la ville s'étant relâchée de sa rigueur, en tolérant de nouveau le séjour momentané de quelques juifs, fut obligée de les expulser à cause de leurs vexations. Le fait est attesté par Kœnigshoven, p. 114. II n'en a été admis aucun depuis cette époque (24). »

II suit de ce document et de cette attestation que le peuple de Strasbourg - soit retour à des sentiments plus humains, soit nécessité de commerce - avait consenti à recevoir, de nouveau, à demeure quelques juifs, mais que ceux-ci s'en montrèrent peu dignes. Aussi est-ce à ce moment que se régularisa la fameuse mais humiliante coutume de la sortie des juifs, tous les soirs, au son du cor. Le peuple de Strasbourg ne les brûlera plus, mais il s'en débarrassera journellement à la nuit tombante.

Il existe aux Archives nationales un document très ancien qui, en confirmant tout ce qui précède, donne sur ce cor, signal de la sortie des juifs, des détails fort curieux.

« Quoique l'origine de ce cor, appelé Griselhorn - c'est une trompe dont on sonne du haut de la cathédrale à de certaines heures de la nuit ne soit pas tout à fait certaine, il est cependant à présumer qu'il provient de l'extermination et combustion des juifs accusés d'avoir empoisonné les puits arrivés le lundi jour de la fête de saint Valentin, l'an de grâce 1349. »

« Il est encore à présumer qu'il a été ordonné de sonner de ce cor, pour perpétuer le souvenir de cet événement ; que par la même raison, par suite de ladite procédure, il a été décrété par le Grand-Sénat d'alors que pendant cent ans il n'entrerait plus aucun juif dans la ville : lequel décret cependant a été limité en 1368. Mais comme, en 1388, les juifs ne se contenaient point dans les bornes qui leur avaient été prescrites et qu'ils connivaient avec les ennemis de la ville et du pays, ladite limitation a été annulée, et il a été décrété derechef qu'en tous temps aucun juif n'oserait plus habiter la ville, ce qui a été observé « jusqu'à présent (25). »

Autre document :

« L'histoire nous apprend que le magistrat fut obligé de les expulser de Strasbourg et de leur défendre d'y passer la nuit. Ils étaient obligés d'en sortir tous les soirs au son d'une cloche qui leur en donnait le signal. Depuis ce temps, on n'a pas souffert qu'il en restât un seul dans la ville de Strasbourg (26). »

Voilà donc les juifs qui, tous les soirs, sont obligés de quitter la ville au moment de la fermeture des portes. Le signal leur en est donné, du beffroi de la cathédrale.

Longtemps, un cor, une trompe, donne ce signal.

On lui substitue, dans la suite, une cloche.

Sons de la trompe ou sons de la cloche, également humiliants, ils signifient : dehors les juifs (27) !

De 1389 à 1681, jamais un juif ne passa la nuit à Strasbourg (28).



II



À cette date de 1681, Strasbourg est réunie à la France. L'Alsace avait été cédée à Louis XIV par le traité de Westphalie (1648). Strasbourg toutefois n'avait pas été comprise dans la cession. Mais, en 1681, elle est conquise et s'incorpore volontiers à ce grand royaume. Dans sa nouvelle situation, va-t-elle modifier sa dure loi municipale à l'égard des juifs ? Son droit rigoureux de les exclure va-t-il perdre de sa rigueur ?

Non.

Il importe de bien préciser les conditions que mit Strasbourg à son incorporation à la France : la clarté du fameux débat que nous devons exposer en dépend.

La ville de Strasbourg, avons-nous dit, avait d'abord été ville libre, régie par un Sénat.

Vers la fin du XIVe siècle, elle était devenue ville impériale allemande, mais jouissant toujours de la supériorité territoriale. La supériorité territoriale, au moyen-âge, était une sorte de puissance en vertu de laquelle certaines villes de l'empire pouvaient battre monnaie et exercer tous les droits régaliens (29). Il s'éleva, à cette époque, entre l'empereur et ces villes impériales, une contestation vive sur l'admission des juifs. « Les peuples ruinés par leurs usures les avaient chassés. Les juifs voulurent en vain acheter de l'empereur l'autorisation de résider en Allemagne. Il résulta de cette querelle un double droit attache à la supériorité territoriale celui de ne pouvoir être force par l'empereur à recevoir les juifs ; et celui de les admettre sans son concours (30). » Strasbourg, étant devenue ville impériale, avait soigneusement pris rang dans cette législation. La puissance de l'empereur n'eut pas été capable d'empêcher les sons du cor et l'expulsion de tous les soirs !

Or- et c'est là ce que le lecteur doit remarquer et retenir - quand Strasbourg accepta son incorporation à la France après le traité de Westphalie, elle demanda comme condition à Louis XIV que sa loi municipale serait respectée. Louis XIV le lui promit. Dans ce respect était comprise sa manière d'agir vis-à-vis des juifs. « Lorsqu'elle s'est donnée à Louis XIV, et qu'elle a été confirmée dans tous ses droits et statuts, celui d'exclure les juifs de son sein était l'un des plus à ses yeux, puisqu'il la garantissait d'un fléau sous lequel gémissait une partie de l'Alsace, avec laquelle sa constitution particulière n'a rien de commun (31). »

Aussi à l'époque du règne de Louis XVI qui fait l'objet de nos investigations, nous constatons, dans les chroniques, le respect exact de la promesse faite à Strasbourg. L'antique loi municipale est toujours en pleine vigueur. Aucun juif ne peut acquérir des biens-fonds à Strasbourg, ni l'habiter. La cloche sonne tous les soirs au beffroi de la cathédrale, pour avertir les fils d'Israël de s'en aller. Le seul adoucissement survenu pour eux depuis la réunion de Strasbourg à la France consiste en ceci : « Toute la grâce qu'on leur a faite jusqu'au commencement du siècle présent (dix-huitième siècle), c'est lorsqu'ils n'ont pu finir leurs affaires dans la journée, de leur assigner une auberge où ils puissent passer la nuit. Mais l'aubergiste est obligé de les dénoncer (32).

À l'appui de cet adoucissement et des précautions rigoureuses qui l'environnaient, les chroniques de Strasbourg citent ce qui se passa en 1703, lors de la guerre pour la succession d'Espagne, où le service des armées exigea que quelques juifs chargés des fournitures résidassent à Strasbourg. De concert avec le commandant, la ville leur permit ce séjour momentané « à la charge d'en sortir, dès que la guerre serait finie (33) ». Ce qu'ils exécutèrent en 1715. « Depuis ce moment jusqu'en 1743, ajoutent les chroniques, aucun juif ne résida dans la ville (34).

Et ainsi, en résumé, à l'époque où Louis XVI est roi, aucun juif n'a encore habité librement Strasbourg. Le contrat passé entre Louis XIV et la Ville a été strictement et loyalement respecté.



III



À une lieue de Strasbourg, dans le petit village de Bischheim, se voyait, au temps de Louis XVI, une bonne figure d'israélite. La mémoire du peuple alsacien conserve encore son souvenir, sous le nom de grand-père Cerfbeer (35).

Cerfbeer s'était établi dans le voisinage de Strasbourg avec toute sa famille, qui était fort nombreuse. Bischheim renfermait, au dénombrement de l'année 1784, cent familles israélites, soit 570 individus. Or, sur ce nombre, 80 individus se groupaient autour de Cerfbeer comme enfants, petits-enfants ou se rattachaient à lui (36). C'était vraiment le patriarche antique, entouré de sa famille comme d'une vigne féconde.

L'approvisionnement des villes, surtout des armées du roi, formait son occupation, son état. Il avait rendu de très grands services au royaume. Durant les disettes de 1770 et de 1771, la province d'Alsace lui avait été redevable de convois considérables de grains, venus, par ses soins, de l'étranger. Sa Majesté s'était plu ensuite à lui confier l'administration des fourrages pour ses troupes à cheval, dans les deux provinces d'Alsace et de Lorraine. Il remplissait depuis longtemps, à la grande satisfaction du roi et de ses ministres, cette importante fonction (37). Ce juif n'était nullement vulgaire. Doué d'une noble physionomie, plié à des manières polies, à cause de ses relations avec les dignitaires de l'État, il avait su mettre en relief, dans ce contact, les grandes qualités de sa race : sagacité rare pour la découverte, promptitude dans l'exécution, habitude des plans vastes et de ce qui est universel (car le peuple juif dispersé a été jeté, en quelque sorte, dans l'universel), énergie et persévérance pour atteindre le but : telles étaient les aptitudes qui distinguaient Cerfbeer. On lui rendait aussi cette justice, qu'il était parfaitement honnête dans le choix des moyens. Louis XVI l'estimait donc. Il lui avait conféré le titre officiel de Directeur général des fourrages militaires. Son excellente réputation lui avait également attiré la confiance d'autres princes : il était le conseiller de commerce du landgrave de Hesse-Darmstadt, de la maison palatine de Deux-Ponts et des princes de Nassau (38).

Apprécié et honoré au dehors, Cerfbeer ne jouissait pas d'une moindre considération à l'intérieur de la communauté israélite. Connaissant à fond les règlements du Pentateuque et les prescriptions du Talmud, juste, patriarcal, il était souvent choisi comme arbitre par ses coreligionnaires. Dans le procès si délicat que nous allons voir s'élever entre la ville de Strasbourg et lui, et dans les débats parfois très vifs qui l'accompagneront, les avocats des deux parties se rencontreront dans ce témoignage : que leur client ou leur adversaire est l'homme intègre de la communauté israélite. « Les magistrats de toute l'Alsace sont tellement persuadés de la rigueur et de la droiture de ses principes, qu'ils veulent bien s'en rapporter à la décision de Cerfbeer, lorsqu'il existe quelque différend entre un chrétien et un juif, ou lorsqu'un juif s'est rendu coupable de malversation (39). »

Mais ce qui distinguait surtout Cerfbeer, c'était un cœur avide de la réhabilitation d'Israël.

Il fut le premier qui chercha à dissiper les préventions contre ses frères (40). Il ambitionnait de les sortir de leur avilissement. Il avait établi en Alsace des manufactures où il employait de préférence un grand nombre de ses coreligionnaires dans le but de les retirer de leur trafic sordide, et, par ce moyen, renverser les préjugés de leurs accusateurs (41).

Tel apparaît donc Cerfbeer, riche, influent, bienfaisant, honoré de la confiance de Louis XVI. Eh bien, malgré ses titres de directeur général des fourrages militaires, de conseiller de commerce auprès du landgrave de Hesse, du duc de Deux-Ponts, du prince de Nassau, il est obligé, tous les soirs, de sortir avec les autres juifs, des rues de Strasbourg, au son de la cloche. Il faut qu'il fasse, deux fois par jour, sa lieue jusqu'à Bischheim. Il a son numéro à l'auberge de faveur. Mais, un soir, son âme se révolte, et il forme la résolution d'assiéger et de forcer Strasbourg.



IV



L'occasion s'offrit à lui, toute naturelle, dans l'hiver de 1767. Le pays était infesté de brigands. Cerfbeer allégua avec raison, suivant les uns - « d'une manière assez gauche (42) », - suivant les autres, que le petit village dc Bischheim le mettait peu à l'abri des voleurs ; et, en conséquence, il sollicita des magistrats de Strasbourg la permission de venir se réfugier et résider dans la ville, durant cet hiver.

Sa demande aux magistrats est datée du 5 août 1767.

Voici sa pétition :

mémoire du sieur Cerfbeer, du août 1767.


« Sur des représentations faites à MM. les magistrats de Strasbourg par ledit Cerfbeer, que des bandes nombreuses de brigands infectent le pays, qu'ils en veulent surtout aux juifs, et qu'ils sont surtout à craindre pendant l'hiver, où la longueur des nuits leur en donneront encore plus de facilité : ledit Cerfbeer supplie de lui permettre de se réfugier avec sa famille et ses meilleurs effets dans la ville pendant l'hiver, en y louant une maison bourgeoise, se soumettant de ne faire aucun commerce contraire aux statuts, et conservant sa maison à Bischheim pour y retourner après l'hiver, et après que le calme contre les voleurs sera rétabli : il espère que la grâce qu'il demande lui sera accordée (43). »

Les magistrats de Strasbourg ne se souciaient nullement d'accorder cette grâce ; en décembre, ils n'avaient pas encore répondu.

Le ministre d'État était alors le duc de Choiseul.

Or les magistrats reçurent un jour cette lettre datée de Versailles.


« Versailles, le 22 janvier 1768.

« Messieurs,

« Je vous avouerai qu'après avoir examiné les considérations que vous opposez à la demande du juif Cerfbeer, je ne vois rien qui les fonde. De ce que les gens de sa nation ne doivent avoir ni bureaux ni comptoirs à Strasbourg, il ne s'ensuit nullement que vous ne puissiez permettre à ce juif d'y demeurer durant la saison de l'hiver ; toute exception aux règles en est communément regardée comme la confirmation, parce qu'elle en renferme la reconnaissance et l'aveu. Mais elle est si légère dans le cas actuel, qu'à peine peut-elle faire la moindre sensation ; car il ne s'agit point ici de tolérer un domicile constant de Cerfbeer, mais une demeure momentanée, que le seul motif de l'humanité devrait faire accorder. D'ailleurs, vous êtes à portée de prendre les précautions nécessaires pour prévenir ou réprimer tout abus de sa part, et je suis persuadé que ces réflexions vous porteront à penser que la permission, dont il a besoin, ne soutire point de difficultés réelles.

« Signé : Le DUC DE CHOISEUL (44). »


Cette lettre emporta la permission, et Cerfbeer vint s'installer à Srasbourg avec toute sa famille et ses meilleurs effets, durant l'hiver de 1767-1768.



V



Quant revint l'été, le motif fondé par la crainte des voleurs n'existait plus. En outre, dans sa lettre de protection, le duc de Choiseul n'avait parlé que d'une demeure momentanée. Enfin, Cerfbeer avait dit très haut qu'il conservait sa maison de Bischheim pour y retourner après l'hiver. Tout cela n'empêcha pas que le pauvre Bischheim fût délaissé et qu'après le séjour d'hiver à Strasbourg, le fils d'Israël eût envie du séjour d'été.

Cette fois, ce fut le marquis de Monteynard qui intervint comme protecteur, pour l'obtenir.


Lettre de M. le marquis de Monteynard à M. le Prêteur Royal de Strasbourg.

« 5 novembre 1771.


« Le juif Cerfbeer a déjà obtenu, Monsieur, la « permission de résider pendant l'hiver à Strasbourg, où sa présence est également nécessaire durant l'été ; le Roi ne juge pas que la différence des saisons doive obliger ce particulier de changer de domicile, et son intention est qu'il demeure dans la ville pendant toute l'année ; c'est ce dont je vous prie de vouloir bien prévenir le Magistrat. »

« Je suis (45) ». etc.


les magistrats de Strasbourg répondirent

« 20 novembre 1717.


« Monseigneur, »


« Quoique ce juif, par le placet qu'il avait adressé en 1767 à M. le duc de Choiseul, et par la requête qu'il nous avait présentée, se fût engagé lui-même à ne demeurer dans cette ville que pendant l'hiver, nous n'avions pas pensé à l'inquiéter, même pendant les temps d'été ; nous l'inquiéterons encore moins, Monsieur, depuis vos ordres ; nous osons cependant espérer que cette exception en faveur du juif Cerfbeer ne tirera pas à conséquence pour la prolongation de sa demeure au delà du terme de son entreprise des fournitures pour le service du Roi.

« Nous sommes (46) », etc.


Mais Cerfbeer est dans la place, il ne songe plus qu'à s'y maintenir et à consolider sa position.



VI



C'est le 20 novembre 1771 qu'il a obtenu des magistrats de la ville de prolonger sa résidence à Strasbourg, l'été comme l'hiver ; et déjà, le 16 janvier de cette même année, c'est-à-dire onze mois d'avance, lui, simple locataire par grâce, se rendait acquéreur, mais dans le plus grand secret, et sous le nom d'un tiers, d'un immeuble situé à Strasbourg. Il n'est que locataire par grâce, et dans le plus grand mystère il se fait propriétaire.

Cette acquisition restera dissimulée et cachée pendant quatorze ans. Voici de quelle manière :

L'immeuble était l'hôtel de Ribeaupierre situé quai Saint-Louis à Strasbourg. Il appartenait à Son Altesse Sérénissime le duc de Deux-Ponts (47).

Le duc de Deux-Ponts consentit à vendre cet hôtel au chevalier de la Touche, lieutenant général des armées du roi.

À son tour, le chevalier de la Touche en fit la cession, sous seing privé, à Cerfbeer.

Le contrat de la vente du duc de Deux-Ponts au chevalier de la Touche fut passé chez un notaire de Strasbourg, le 16 janvier 1771, au matin (48).

Et la cession, sous seing privé, du chevalier de la Touche à Cerfbeer, se fit le même jour, 16 janvier 1771 et fut déposée chez un notaire de Colmar (49).

Le duc de Deux-Ponts eut-il connaissance de la cession de son hôtel à Cerfbeer ? Il n'en reste pas de preuve écrite, mais c'est plus que probable. Les rapports les plus familiers existaient entre le noble duc et Cerfbeer. Celui-ci n'était-il pas le conseiller de commerce auprès de Son Altesse !

Ainsi donc, vente de l'immeuble à un tiers, cession secrète, les deux contrats passés chez deux notaires différents, l'un à Strasbourg, l'autre à Colmar : certes, avec pareilles précautions, on pouvait être assuré du mystère !

Aussi, lorsque, quatorze ans plus fard, les magistrats de Strasbourg viendront seulement à l'apprendre, il n'y aura pas de terme trop fort dans leur bouche et sous leur plume, pour stigmatiser la conduite de leur audacieux locataire, ils diront les manœuvres du juif... ses artifices.., il a employé la ruse et la marche dans les ténèbres (50) !

Cerfbeer, lui, pour se défendre, dira : que l'acquisition de cette maison lui était nécessaire pour le service du Roi (51).

L'immeuble est acquis. Cette position secrète étant assurée, Cerfbeer procède à une série de locations dans d'autres quartiers de la ville.

Dans quel but, cette série de locations ?

Sans doute, pour y trouver, avant tout, logement plus commode et plus vaste, sa famille étant nombreuse ; mais aussi afin de détourner l'attention publique, dont il craint l'éveil, de l'acquisition qu'il a faite ; également, afin de préparer son entrée comme propriétaire.

Il présente donc, le 21 juillet 1777, à Messieurs de la Chambre des Treize - on appelait ainsi les Magistrats de Strasbourg - une requête où il supplie humblement ces Messieurs de vouloir bien lui permettre de louer, outre la maison qu'il habite déjà lui-même, deux autres maisons pour y loger ses deux gendres, Alexandre Lévy et Wolf Lévy (52).

Les bons magistrats accueillent favorablement sa demande et lui permettent de louer, pour ses deux gendres, deux maisons situées dans la rue des Serruriers (53).

Quelque temps après, les deux maisons ne conviennent plus, et nouvelle requête est introduite pour qu'il soit permis de les échanger (12 mars 1778).

Les bons magistrats autorisent l'échange.

Le premier gendre, Alexandre Lévy, échange la maison louée rue des Serruriers, contre une maison située derrière l'église Saint-Louis ; et le second gendre, Wolf Lévy, échange la maison louée également rue des Serruriers, contre une maison située rue Sainte-Élisabeth (54).

« Ces deux maisons, dit un livre contemporain de Cerfbeer, étaient plus belles, plus vastes et plus cornmodes pour sa famille. Mais tout cela n'était qu'artifice pour déguiser les acquisitions. Voilà donc déjà trois grandes maisons envahies par le sieur Cerfbeer et les siens, dans une ville où ils n'ont pas même le droit de pernocter (55) » (passer la nuit).

On s'arrête. On se tient tranquille dans ces trois grandes maisons comme dans un camp, jusqu'à ce qu'un incident favorable permette la marche en avant. L'incident attendu fut la mort du chevalier de la Touche, le tiers complaisant, l'acquéreur simulé de l'hôtel de Ribeaupierre.



VIII



Le chevalier dc la Touche, lieutenant général des armées du Roi, meurt en 1784. Sa succession s'ouvre.

À ce moment, Cerfbeer se présente et se découvre comme seul et légitime propriétaire de l'hôtel de Ribeaupierre : il en produit les titres.

La stupéfaction des magistrats ne fut pas petite. On s'en fait aisément une idée. Leur indignation ne fut pas moindre. On rappela, on commenta tout ce qui s'était passé depuis quatorze ans : Cerfbeer avait, au début, sollicité la grâce de se transporter du petit village de Bischheim dans Strasbourg, afin, disait-il, d'éviter les voleurs : or, bien qu'il eût exactement payé ses locations et acquisitions, n'avait-il pas, cependant, agi comme eux, dans les ténèbres ?... Et les commentaires allaient bon train

Les magistrats formèrent immédiatement opposition à cette acquisition de l'hôtel de Ribeaupierre. « Dans le cas présent, dit leur protestation, un chrétien même, qui n'aurait pas le droit de bourgeoisie ou une permission particulière, serait inhabile à acquérir cet immeuble : sous aucun prétexte, un juif n'est susceptible de cette permission (56). » L'acte d'acquisition fut donc déclaré de nulle valeur.



IX



Coup de théâtre Cerfbeer déploie devant les magistrats de Strasbourg des Lettres patentes de naturalisation qu'il a obtenues de Louis XVI, en vertu desquelles il lui est gracieusement accordé d'habiter et d'acquérir des biens-fonds dans toute l'étendue du royaume.

« Le refus des magistrats de reconnaître l'acquisition de l'hôtel de Ribeaupierre força Cerfbeer, disent les mémoires de l'époque, à lever le masque, et à présenter des lettres de naturalité qu'il avait obtenues depuis quelques années (57). »

Ces Lettres patentes de naturalisation, sollicitées de la bonté de Louis XVI, portent la signature du monarque à la date de 1775.

L'acquisition de l'hôtel de Riheaupierre s'était effectuée en 1771.


Par conséquent, c'est quatre ans seulement après avoir acquis en secret l'hôtel de Ribeaupierre, que Cerfbeer a demandé au Roi la grâce de devenir propriétaire. Lorsqu'il l'a obtenue, il laisse encore s'écouler neuf années, jusqu'en 1784 - époque où s'ouvre la succession du chevalier de la Touche - pour découvrir à la fois aux magistrats et qu'il a acquis l'hôtel de Ribeaupierre, et qu'il a obtenu des Lettres patentes de naturalisation. Il espère sans doute que le temps, confondant dans un passé déjà lointain la date de l'acquisition de l'hôtel et la date de la gracieuseté des Lettres patentes, les fera accepter simultanément, et effacera l'imperfection des moyens et des procédés. C'était habile.

Écrivain impartial, nous avouons que notre plume est embarrassée autant pour excuser que pour condamner Cerfbeer.

Le but qu'il poursuit est louable : puisqu'il s'agit de faire tomber l'outrageante coutume qui renvoie tous les soirs dc Strasbourg les israélites aux sons de la trompe ou de la cloche du beffroi. Mais les moyens employés pour y arriver sont tortueux. Ce sont bien ceux d'un siège.

Pour continuer toute notre estime à l'infatigable athlète, nous avons eu besoin de rencontrer dans les Lettres patentes de naturalisation, des paroles aussi flatteuses que celles-ci :


« Louis, par la grâce de Dieu, roi de Fiance et de Navarre.....  Voulant donner au sieur Cerfbeer un témoignage particulier de la satisfaction, que Nous avons des services qu'il a rendus et qu'il continue de Nous rendre, avec autant de zèle et d'intelligence que de désintéressement et de probité. À ces causes et de notre grâce spéciale, Nous avons accordé et accordons audit Cerfbeer, à ses enfants nés ou à naître en légitime mariage, les mêmes droits, facultés, exemptions, avantages et privilèges, dont jouissent nos sujets naturels ou naturalisés. En conséquence permettons audit Cerfbeer d'acquérir par achat, donation, legs, succession, ou autrement, tenir et posséder dans notre royaume tous biens, meubles et immeubles de quelque nature qu'ils puissent être, » etc...... »

« Donné à Versailles, l'an de grâce 1775, au mois de mars.

« Signé : Louis (58). »



X



On n'ignorait pas la bienveillance de Louis XVI pour Cerfbeer. Néanmoins le déploiement des Lettres royales fut un coup de foudre. En formant opposition à l'acquisition que Cerfbeer avait faite à Strasbourg, de l'hôtel de Ribeaupierre, et en lui déniant la qualité de propriétaire, les magistrats ne s'attendaient guère à voir apparaître à son secours un pareil allié.

Le Conseil de Messieurs les Treize ne se laissa pas, toutefois, déconcerter. Sonne plus fortement ta trompe, ô Strasbourg, et la cloche de ton beffroi ! Qu'un juif ne force pas tes portes et n'insulte pas à tes droits...... Sur-le-champ, le Conseil protesta contre l'étendue que Cerfbeer voulait donner à la faveur du Roi. Que les Lettres patentes autorisent ce juif à résider et à acquérir des biens-fonds dans toute l'étendue du royaume : c'est possible. Mais s'établir à Strasbourg, non ! car Strasbourg a ses droits et ses franchises, respectés par Louis XIV et que respectera Louis XV !

Une protestation à Sa Majesté fut donc rédigée, où l'on disait : « Que Sa Majesté avait été surprise, et que si Sa Majesté avait pu penser que le principal effet de ces Lettres patentes eût été de retomber sur Strasbourg, Sa Majesté eût, de son propre mouvement, excepté une ville dont les lois constitutives portent une exclusion formelle de cette nation dangereuse (59). » Et la protestation partit pour Versailles.

 



(1) Esprit des Lois, liv. XXI, chap. XX.

(2) Arch. nat., ADI, chap. XXVIII, n° 26 Requête des marchands et négociants de Paris contre l'admission des juifs, p. 5.

(3) Ces ventes de juifs étaient fréquentes, et les vieilles archives en constatent un grand nombre.

En 1214, le seigneur d'Ervy, chevalier, du consentement de sa femme Aliénor, vendit à Madame Blanche, comtesse de Troyes en Champagne, tous les biens et tous les juifs qu'il possédait.

Philippe le Bel donna, en 1296, un juif à son frère, le comte d'Alençon. La même année. le roi acheta à son frère un juif de Rouen, Samuel Vial, et tous les autres juifs du domaine de ce prince, pour la somme de 20 000 livres de tournois petits. Il acheta aussi au seigneur Pierre de Chambly, pour la somme de 300 livres, somme énorme pour l'époque, le juif Samuel de Guitry.

En Guyenne, le prince Edward, fils aîné du roi d'Angleterre, voulant récompenser Bernard Macoynis, bourgeois de Bordeaux, lui donna en toute propriété son juif de Lesparre, nommé Bénédict, pour en tirer tout le profit qu'il pourrait (3 juin 1265), etc. - Malvezin, Histoire des juifs à Bordeaux, p. 37.

(4) En Alsace, les seigneurs percevaient sur eux une capitation, c'est-à-dire tant par tête, pour leur permettre de se fixer sur leurs terres, et pareille somme pour chaque année de séjour. En 1701, elle était de 12 écus. (Le président de Bourg, Recueil des ordonnances de l'Alsace.)

(5) Le permis de séjour accordé à un juif ne s'étendait pas de droit à sa famille. Une veuve qui s'était remariée ne put faire partager à son mari la faculté qu'elle avait de résider en Alsace. Le domicile du père ne se transmettait point à ses enfants, pas mime ii soli fils aîné. Il fallait s'arranger avec les seigneurs, et payer. Voir les réclamations des juifs auprès le Louis XVI, sur l'admission des enfants mâles, dans le Mémoire conservé par Halévy, Histoire des juifs, p. 277-280.

(6) Paroles de l'ange à Agar, Genèse, XVI, 12.

(7) Arch. nat., section historique, K. 1142, n° 50, p. 27.

(8) L'historien si exact, hébreu lui-même, qui a raconté les événements dont il était le témoin, les derniers jours de sa nation en Judée, Flavius Josephe, l'exprime formellement : « Nous n'habitons pas, dit-il, une terre voisine de la mer. Nous n'avons ancun goût, pour le commerce, et nous ne cherchons pas à nous mêler aux peuples étrangers pour le faire. Nous possédons un pays fertile, et nous nous bornons à le cultiver. » (Apolog., I.)- Jérusalem méprisait Tyr la commerçante et l'opulente !

(9) Il contient un grand nombre de préceptes agricoles : « Il ne faut rien semer dans la vigne. - On ne doit jamais mêler les semences que l'on jette dans la terre. - Les moissonneurs ne doivent pas ramasser trop exactement les épis, mais en laisser pour les pauvres. - On ne doit pas empècher les vendangeurs de goûter les raisins, » etc., etc.

(10) Arch. nat., section hist., K. 1142, n° 50.

(11) Au XIIe siècle fut composée, parmi les juifs, une élégie touchante, expression de leur enthousiasme pour leur cité chérie, pour leur terre regrettée. En voici quelques passages :

« Jerusalem, as-tu oublié tes malheureux enfants qui languissent dans l'esclavage ?

Es-tu insensible aux voeux qu'ils t'adressent de tous les lieux où l'impitoyable ravisseur les a dispersés ?...

Que ne puis-je d'une aile rapide fendre les vastes champs de l'air ! Je promènerais mon cœur froissé de douleur entre les tas confus de tes ruines.

Là mes genoux tremblants se déroberaient sous moi ; mon front reposerait sur ton sol ; j'embrasserais fortement tes pierres, et mes lèvres se colleraient sur tes cendres.

Là, dans ton atmosphère, je respirerais un air aussi pur que l'éther ; ta poussière me serait plus chère que le parfum ; tes torrents plus agréables que des ruisseaux de miel.

Défiguré et sans parure, je parcourrais ces lieux déserts, où s'élevaient jadis de magnifiques palais.

Je visiterais l'endroit où la terre s'entr'ouvrit pour recevoir l'arche d'alliance et ses chérubins, afin que des impies n'y portassent pas une main sacrilège, encore teinte du sang de tes enfants.

Là j'arracherais les boucles éparses de ma chevelure ; et les imprécations qui m'échapperaient contre le jour qui éclaira ta destruction seraient pour mon désespoir une sauvage consolation...

Sors de ta léthargie, reine des cités réveille-toi, Jerusalem ; vois l'amitié inviolable et tendre de tes fidèles adorateurs !

Ils gémissent de tes malheurs ils saignent encore de tes plaies l'espérance de te revoir heureuse est le seul lien qui les attache à la vie ; du fond de leurs cachots, leurs cœurs s'échappent vers toi ; quand ils fléchissent le genou devant l'Éternel, leurs têtes s'inclinent vers tes portes, ô Jérusalem !... » (Élégie (le rabbi Juda Lévy dans le Cosri ou Traité polémique sur la religion composé au XIle siècle.)

(12) Il faut distinguer en effet deux grandes périodes dans le commerce israélite :

1°- Au moyen âge, ils disposent sans doute, presque seuls, du commerce de l'Europe et de ses relations avec l'Orient, car les peuples, à cette époque, ont peu de goût pour le commerce ; le système féodal, en outre, redoute ces déplacements continuels qu'entraîne le négoce, et qui auraient fini par faire perdre aux vassaux l'habitude d'être toujours prêts à exécuter les ordres de leurs suzerains. Les juifs restent donc les maîtres des échanges, ils sont les courtiers des Nations. Mais c'est aussi l'époque de leurs grandes spoliations : on les pille ; des règlements coercitifs ralentissent ou suspendent leurs affaires ; ils sont contraints de faire et refaire sans cesse leur fortune : leur commerce n'est pas libre. « Si ce peuple eût pu se livrer avec sécurité à ses opérations, dit l'économiste Blanqui, on l'eût vu équiper des flottes puissantes et renouveler les merveilles de Tyr et de Carthage. »

2°- La seconde période commence à la découverte de l'Amérique et du Cap de Bonne-Espérance. Cette découverte porte un coup violent à la situation commerciale des juifs. La répugnance des peuples pour le négoce disparaît subitement, les juifs sont refoulés des grandes entreprises, et, même, une multitude d'entraves sont mises à leur commerce de détail. Par exemple :

« À Francfort, ils ne peuvent avoir ni écriteaux ni marchandises exposées, on les oblige à tenir leurs magasins exactement fermés. En Alsace, avant la Révolution, ils ne peuvent trafiquer que de vieux habits, et de marchandises qui ne se mesurent pas à l'aune. » (FISCHER, Hist. du commerce.)

« Pour le commerce et l'industrie, leurs droits sont restreints au prêt à intérêt, à la friperie et à la vente des marchandises vieilles en or ou en argent. Il leur est défendu de tenir boutique et d'exposer en vente quelque marchandise que ce soit, excepté dans les foires et marchés. » (Arrêts du Conseil d'Alsace, 1634, 1686.)

(13) Arch. nat., sect. hist., K. 1142, n° 50, p. 21-22.

(14) Un magistrat israélite de notre époque, peu favorable du reste à la monarchie, convient à propos des Lettres patentes de 1784 que c'était un premier pas fait vers un ordre de choses meilleur. (BÉDARRIDE, batonnier des avocats à la cour impériale de Montpellier, dans son Histoire des juifs de France, 1859, p. 388.)

(15) Ecclésiaste, X, 1.

(16) Arch. nat., K. 1142, n° 45. Ce mémoire a quatre parties :

Premiere : Les causes de la destruction et de la dispersion du peuple juif.

Deuxième : La situation actuelle de ce peuple dans les différents états de l'Europe.

Troisième : Sa situation en Alsace avant les Lettres patentes de 1784.

Quatrième : Les articles de ces Lettres patentes qui sont susceptibles d'être modifiés ou révoqués.

(17) Arch. nat., K. 1142, n° 45. - O1 346, folio 758.

(18) Arch. nat., K. 1142, n° 45.

(19) Arch. nat., K. 1142, n° 55.

(20) ALBERTI ARGENT, Chronic. - DEPPING, Hist. des juifs au moyen-âge, p. 266.

(21) BAIL, p. 160. - DEPPING, p. 267.

(22) HALLEZ, des juifs en France, p. 57. - Ce fut un cabaretier surnommé Armleder (ou Bras de cuir), à cause d'un bracelet de cuir qu'il portait au bras gauche, qui excita le peuple an massacre. (CERFBEER DE MEDELSHEIM, les juifs de France, p. 39.)

(23) BAIL, p. 160. - « Sur l'emplacement de leur cimetière a été bâti dans les temps modernes l'hôtel de la Préfecture » (DEPPING, p. 267.)

(24) Arch. nat., K. 1i42, n° 68.

(25) Extrait des observations historiques du sieur Jean Schilter, Docteur, servant de supplément à la chronique d'Alsace et de Strasbourg, écrite par Jacques de Kœnigshoven, fol. 1114, - Arch. nat., O1 610.

(26) Arch. nat., K. 1142, n° 55.

(27) Le fait est attesté par les historiens DEPPING, p. 273. - BAIL, p. 160. HALLEZ, p. 105.

(28) Un règlement de 1639 prouve avec quelle rigoureuse exactitude l'entrée et la sortie des juifs étaient surveillées à Strasbourg. Voici ce règlement :

Règlement du Sénat sur l'entrée des juifs en ville du 21 mars 1639.

«Les Maîtres et Sénat nos gracieux seigneurs, s'étant aperçus que depuis au certain temps les juifs s'introduisaient non seulement très fréquemment en cette ville au mépris des règlements, mais la parcouraient très souvent sans être accompagnés et gardés d'un valet de ville ou geôlier, en négociant et trafiquant à leur volonté, par où il résulte à la ville et à la bourgeoisie un dommage considérable, ce qui dorénavant, pour obvier à tout désordre et inconvénient, ne doit plus être toléré, mais aboli : en conséquence, ils ont ordonné que ce qui concerne les juifs sera à l'avenir observé de la manière suivante savoir, si un juif se présente à la porte de la ville pour y entrer, il sera examiné et interrogé à la porte sur ce qu'il a à faire en ville, quelles sont les espèces de marchandises et effets qu'il a sur lui, ainsi que la personne avec laquelle il a à négocier ; si par cette déclaration il appert qu'il apporte des métaux on autres marchandises utiles, en ce cas il lui sera, du su et consentement de Monsieur Lameistre, régent, et non autrement, permis d'entrer eu ville, où étant, il sera accompagné d'un valet et geôlier de la ville qui le mèneront là où ses affaires l'appellent et surveilleront d'après toutes ses actions ils ne lui permettront point de rôder par la ville à volonté, et dès que ses affaires seront finies, ils le conduiront sans retard et avant que la cloche pour la fermeture des portes ait cessé de sonner, hors la ville sans que les geôliers puissent, comme il est arrivé, leur donner retraite ; dans le cas qu'un juif n'aurait aucunes marchandises ou des marchandises inutiles, il doit être incontinent renvoyé et refusé à la porte ; particulièrement il ne lui sera point permis de parcourir la ville au hasard, de s'y promener, d'y acheter ou vendre des métaux, bestiaux ou autres marchandises, et pour l'en empêcher, on lui refusera aux bureaux des tributs, des billets et marques nécessaires. Le tout à peine d'une forte amende irrémissible contre les contrevenants ; les geôliers seront tenus sous leur serment et à peine de cassation, de veiller ponctuellement à l'exécution de ce règlement et de dénoncer les contrevenants ; à quoi un chacun aura à se conformer ; décrété au Sénat jeudi le 21 mars de l'année 1639. »

« Traduit et collationné et trouvé conforme à son original imprimé en allemand déposé aux Archives de la ville de Strasbourg, par le soussigné secrétaire interprète ficelle..»

« Fait audit Strasbourg, le 27 août 1787. »

« Signé : Du MAYERKOSFEN. »

(29) Arch. nat., K. 1142, n° 4.

(30) C'est ce que prouve le Traité des droits et privilèges des villes impériales de Knipschile, liv. II, ch. XXX, n° 2 et 14. - Arch. nat., K. 1142, n° 68.

(31) Arch. nat., K. 1142, n° 68

(32) Id., K. 1142, n° 55. - Ils logeaient chez l'aubergiste du Corbeau, ou à l'hôtel de l'Ours-Noir. (Consultation pour MM. les Prêteurs, consul et magistrat de la ville de Strasbourg (1786), p. 44.)

(33) Arch. nat., K. 1142, n° 55.

(34) Ibid.

(35) Ce que sont les juifs de France, par Cerfbeer de Medelsheim p 45.

(36) Les juifs d'Alsace (1790), p. 196.-197.

(37) Arch, nat., K. 1142, n° 69. - Hist. des juifs, par Halévy, p. 589-90

(38) HALIVY, p. 290.

(39) Arch. nat., K. 1142, n° 69.

(40) GRAETZ, Hist. des juifs, t. XI, p. 189.

(41) GRAETZ, Hist. des juifs, p. 188, note.

(42) Les juifs d'Alsace, lisez et jugez (imprimé en 1790), p. 3.

(43) Collationné et trouvé conforme à son original déposé aux archives de Strasbourg. - Les juifs d'Alsace, pièces justificatives, p. 16. - Arch. nat. de Paris, K. 1142, n° 55.

(44) Aux archives de la ville de Strasbourg. - Le Juifs d'Alsace, pièces justificatives, p. 17-18. - Arch. nat. de Paris K 1142, n° 55.

(45) Les juifs d'Alsace, pièces justificatives. p. 23-24.

(46) Les juifs d'Alsace, p. 24-25.

(47) Le duché de Deux-Ponts, dans le cercle du Haut-Rhin, se composait des villes de Deux-Ponts, du conté de Sponheim et de la plus grande partie du comté de Veldenz. Le duc de Deux Ponts était alors Charles-Théodore, électeur palatin et duc de Bavière, tige de la maison royale de Bavière.

(48) CONTRAT D'ACQUISITION DE L'HOTEL DE RIBEAUPIERRE PAR M. LE CHEVALIER DE LA TOUCHE,

passé par Me Lacombe, notaire royal à Strasbourg, le 16 janvier 1771.

Qu'avant les Srs comparants M. Jean-David PAPELIER, chancelier de la sérénissime maison Palatine de Deux-Ponts, et le Sr Casimir-Henry RADIUS, conseiller de ladite sérénissime maison, trouvé qu'il était plus avantageux, à tous égards, pour ladite altesse sérénissime, Monseigneur le duc de Deux-Ponts, d'accepter les offres et propositions qui leur ont été faites depuis la dernière enchère du 31 décembre dernier, pour la vente dudit hôtel et dépendances de gré à gré de la part de M. Charles-Joseph DE LA TOUCHE, lieutenant générale des armées du Roi, demeurant à Strasbourg, ils ont vendu en toute propriété à mondit Sr Charles-Joseph DE LA TOUCHE à ce présent et acquéreur, ledit ancien hôtel de Deux-Ponts. avec ses appartenances et dépendances, sans exception ; la vente faite pour le prix de trente-trois mille livres tournois.

Signé : LACOMBE.

notaire royal, avec parafe.

(49) CESSION SOUS SEING PRIVÉ DU MÊME JOUR EN FAVEUR DE CERFBEER.

en l'étude de M. König, notaire royal à Colmar.

Nous soussignés Charles-Joseph DE LA TOUCHE, lieutenant général des armées du Roi, ci-devant son ministre plénipotentiaire auprès de sa Majesté prussienne, demeurant à Strasbourg, certifions par les présentes que l'acquisition que nous venons de faire ce matin par devant M. LACOMBE, notaire royal à Strasbourg, de l'hôtel de Ribeaupierre, sis quai Saint-Louis, n'est pas pour nous, ni en notre nom, qu'au contraire nous avons acquis et accepté ledit contrat, dont copie ci-dessus, pour le Sr Cerfbeer, fournisseur des fourrages aux troupes du Roi en Alsace ; qui nous en a prié, et à qui ledit hôtel appartient, tel qu'il est porté et désigné au susdit contrat.

En foi de quoi nous avons signé les présentes et y apposé le cachet ordinaire de nos armes. Fait à Strasbourg le seizième janvier 1771.

Ainsi signé, le chevalier de LA TOUCHE, CERF-BEER et au bas se trouvent deux empreintes sur cire d'Espagne rouge.

Suit l'acte de dépôt, fait à Colmar, le 9 juillet 1771.

Signé : KÖNIG,

notaire, avec parafe.

(50) Arch. nat., K. 1142, n° 55. - n° 68.

(51) Id., K. 1142, n° 69.

(52) Archives de la ville de Strasbourg, requête ou soumission du 21 juil. 1777, signé Cerfbeer, en hébreu et avec paraphe.

(53) « L'une de ces maisons appartenait à Laurent Kloppfer, bourgeois horloger de la ville l'autre, à Gürsching, aussi bourgeois d'icelle. » (Extrait des registres de la chambre de Messieurs les Treize de la ville de Strasbourg, déposés aux archives de cette ville). »

(54) « Ces deux maisons appartenaient, l'une, aux héritiers Haffner, l'autre aux héritiers Marclesi. » (Extrait des registres de la chambre de Messieurs les Treize de la ville de Strasbourg.)

(55) Les juifs d'Alsace (1790), p. 4-5. - Arch. nat., K. 1142, n° 68.

(56) Arch. nat., K, 1142, n° 68.

(57) Les juifs d'Alsace (1793), p. 5 - Arch. nat., K.1142, n° 68.

(58) Arch. nat., O3, 346. La formalité de l'enregistrement se fit d'abord au Parlement de Paris, puis au Conseil souverain d'Alsace. Arch. nat., K. 1142, n° 70.

(59) Arch. nat., K. 1142, n° 55. Extrait des registres du Conseil d'État du Roi.