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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


Livre I, chapitre 5

Chapitre 4 Sommaire Chapitre 6

 

 

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La visite

Vers la fin de la conversation que nous venons de rapporter, et de la catastrophe qui l'a terminée, on vit apparaître subitement dans la chambre de Fabiola une personne dont la présence, si elle s'en fût aperçue, aurait coupé court à l'une et prévenu l'autre. Dans les maisons romaines, l'entrée des appartements inférieurs était fermée avec des rideaux plutôt qu'à l'aide de portes ; il était donc facile, surtout pendant la scène si animée qui venait de se passer, d'entrer sans être observé.

C'était là justement ce qui avait eu lieu ; lorsque Syra se retourna pour quitter la salle, elle fut presque effrayée en voyant debout, et se détachant d'une manière saisissante sur la sombre tenture de pourpre, une figure qu'elle reconnut tout de suite, mais que nous allons rapidement décrire.

C'était celle d'une jeune fille ou plutôt d'une enfant, d'environ douze à treize ans, revêtue d'un costume dont la blancheur immaculée faisait toute la parure. Sur son visage apparaissait la simplicité de l'enfance unie à l'intelligence d'un âge plus mûr. Ses yeux ne reflétaient pas seulement l'innocence de la colombe que décrit le poète sacré (1), mais on les voyait souvent s'animer du feu de l'amour le plus tendre ; ils semblaient chercher par delà toutes les choses visibles un être invisible, sur lequel ils se reposaient avec la plus vive tendresse, comme s'il était réellement présent devant elle. Son front ouvert, brillant de sincérité et de franchise, était bien le siège de la candeur, un doux sourire se jouait sur ses lèvres, et les traits expressifs de son jeune et frais visage ne savaient pas déguiser les sentiments variés et rapides qui remplissaient tour à tour un coeur généreux et dévoué. Tous ses amis, voyant qu'elle s'oubliait toujours elle-même, la croyaient partagée entre sa bonté pour ceux qui l'entouraient, et son affection pour l'objet invisible de son amour.

Sainte Agnès, d'après deux verres antiques

Lorsque Syra aperçut devant elle cette angélique vision, elle s'arrêta un instant. Mais l'enfant prit sa main et, la baisant avec respect, lui dit : «J'ai tout vu ; venez me rejoindre, au moment de mon départ, dans la petite chambre près de l'entrée.»

Puis elle s'avança ; quand Fabiola remarqua sa présence, ses joues se couvrirent d'une vive rongeur, car elle craignait que l'enfant n'eût été témoin de son indigne accès de colère. D'un geste fier elle congédia ses esclaves, et accueillit sa parente (car les deux familles étaient alliées) avec une cordiale affection. Nous l'avons déjà dit, chaque fois que Fabiola s'abandonnait à son violent caractère, elle ménageait certaines personnes. L'une d'elles était sa vieille nourrice Euphrosyne, esclave affranchie à qui l'on avait confié le gouvernement intérieur de la maison. Celle-ci ne croyait qu'à une seule chose, à savoir que Fabiola était le plus parfait des êtres, la plus sage, la plus accomplie, la plus remarquable femme de Rome. L'autre était sa jeune visiteuse, à qui elle témoignait l'amitié la plus douce, et dont la société lui était extrêmement agréable.

«Vous êtes vraiment fort aimable, chère Agnès, dit Fabiola d'un ton plus doux, d'accepter mon invitation, un peu précipitée, de venir dîner avec nous ce soir. A dire vrai, mon père m'ayant amené aujourd'hui une ou deux nouvelles connaissances, je désirais vivement avoir auprès de moi une personne avec laquelle la politesse m'oblige de converser. J'avoue cependant que l'un de nos hôtes m'inspire un peu de curiosité. I1 s'agit de Fulvius, dont le monde vante la grâce, les richesses et les talents, quoique personne ne semble savoir qui il est, ce qu'il fait, ni d'où il vient.

- Ma chère Fabiola, répondit Agnès, vous savez que je suis toujours heureuse de venir chez vous, ce que mes excellents parents m'accordent volontiers ; vous n'avez donc aucune excuse à faire pour cela.

- Et selon votre habitude, dit gaiement Fabiola, vous arrivez dans votre costume blanc, sans bijoux, sans aucune parure, comme si vous vous prépariez tous les jours à de nouvelles fiançailles. Vous me semblez toujours célébrer des noces éternelles. Mais, juste Ciel ! qu'est-ce que cela ? Vous êtes-vous blessée ? Ne voyez-vous pas sur votre tunique cette large tache rouge que vous avez à la poitrine ? On dirait du sang. S'il en est ainsi, laissez-moi changer tout de suite vos vêtements.

- Non, pas pour tout au monde, Fabiola ; c'est là le seul joyau, le seul ornement que j'entends porter ce soir. C'est du sang, celui d'une esclave ; à mes yeux il est plus noble, plus généreux que celui qui coule dans nos veines.»

La lumière se fit à l'instant dans l'esprit de Fabiola. Agnès avait tout vu. Douloureusement humiliée, Fabiola dit avec un peu d'humeur :

«Voulez-vous donc exposer à tous les yeux la preuve de la vivacité de mon caractère, qui m'a fait châtier trop sévèrement une esclave ?

- Non, chère cousine, loin de là. Je veux seulement garder pour moi-même une leçon de courage et d'élévation d'esprit, venue d'une esclave, et que bien peu de philosophes patriciens pourraient nous donner.

- Quelle singulière idée ! En vérité, Agnès, j'ai souvent pensé que vous faisiez trop de cas de cette classe du peuple. Après tout, que sont des esclaves ?

- Des êtres humains, tout autant que nous, doués de la même raison, des mêmes sentiments, de la même organisation. Vous admettrez cela, sans doute, mais sans vous élever plus haut. Ils sont membres de la même famille ; si Dieu, qui nous a donné la vie, est notre père, il est aussi le leur, et conséquemment ils sont nos frères.

- Des esclaves seraient nos frères ou nos soeurs, Agnès ? Les dieux nous en préservent ! Ils nous appartiennent, ils font partie de nos biens. Je ne leur reconnais pas le droit de remuer, d'agir, de penser ou de sentir contre la volonté ou l'intérêt de leurs maîtres.

- Allons, allons, dit Agnès de sa voix la plus douce, ne nous laissons pas aller à discuter trop vivement. Vous avez trop de franchise et d'honneur pour ne pas sentir et être prête à reconnaître que vous avez été dépassée aujourd'hui par une esclave en tout ce que vous admirez le plus : en esprit, en raisonnement, en sincérité, en héroïque fermeté. Ne me répondez pas : cette larme me suffit. Mais, très chère cousine, je veux vous épargner le retour de scènes aussi douloureuses. Voulez-vous m'accorder une faveur ?

- Tout ce qui sera en mon pouvoir.

- Eh bien, permettez-moi d'acheter Syra ; n'est-ce pas ainsi que vous l'appelez ? Vous n'aimeriez pas à la revoir près de vous.

- Vous vous trompez, Agnès. Je veux dominer mon orgueil pour cette fois, et reconnaître qu'elle mérite maintenant mon estime, peut-être même mon admiration. C'est un sentiment nouveau que j'éprouve en moi pour quelqu'un de sa condition.

- Mais, Fabiola, je crois pouvoir la rendre plus heureuse qu'elle ne l'est.

- Sans aucun doute, chère Agnès ; vous avez le pouvoir de rendre heureux tous ceux qui vous entourent. Je n'ai jamais vu d'intérieur de famille comparable au vôtre. Vous semblez mettre en pratique cette étrange philosophie dont parlait Syra, et qui n'établit aucune distinction entre l'homme libre et l'esclave. Ceux qui habitent avec vous sont toujours souriants, joyeux et pleins d'ardeur pour l'accomplissement de leurs devoirs. Personne n'a l'air de commander. Voyons, dites-moi votre secret.» Agnès sourit. «Je soupçonne, petite magicienne, que cette chambre mystérieuse que vous n'ouvrez jamais devant moi renferme les charmes et les philtres qui vous font aimer partout. Si vous étiez une de ces chrétiennes qu'on expose à l'amphithéâtre, je suis sûre que les léopards eux-mêmes viendraient s'humilier devant vous et se coucher à vos pieds. Mais pourquoi cet air sérieux, chère enfant ? Ne voyez-vous pas que je plaisante ?»

Agnès paraissait absorbée ; ses yeux avaient cette expression de vive tendresse que nous avons déjà remarquée ; elle semblait voir devant elle Celui qu'elle aimait d'un amour si pur, et converser avec lui. Elle revint à elle et dit gaiement : «Oui, c'est vrai, Fabiola ; mais on voit souvent de plus étranges événements ; dans tous les cas, s'il arrivait quelque chose d'aussi affreux, Syra serait bien la personne qu'on aimerait à avoir près de soi dans un pareil moment ; aussi est-il indispensable que vous me la cédiez.

- Au nom du Ciel, Agnès, ne prenez pas mes paroles au sérieux, elles n'étaient qu'une plaisanterie, je vous l'assure. J'ai une trop haute opinion de votre bon sens pour croire à une telle catastrophe. Quant au dévouement de Syra, vous avez raison. L'été dernier, pendant votre absence, lorsque j'étais si dangereusement malade d'une fièvre contagieuse, il fallut employer le fouet pour forcer les esclaves à s'approcher de moi, tandis que cette pauvre créature me quittait à peine, et nuit et jour était à mon chevet, me prodiguant ses soins. En vérité, je crois que c'est surtout à elle que je dois ma guérison.

- Et ne l'aimez-vous pas pour tant de dévouement ?

- L'aimer ! moi, aimer une esclave ! Enfant que vous êtes ! Je la récompensai généreusement, quoique je ne puisse découvrir l'emploi qu'elle fait de mes dons. Ses compagnes m'assurent qu'elle n'économise rien, et ne dépense certainement rien pour elle-même. Bien plus, j'ai entendu dire qu'elle avait la sottise de partager sa nourriture de chaque jour avec une pauvre fille aveugle. Quelle singulière idée, n'est-ce pas ?

- Très chère Fabiola, il faut absolument qu'elle m'appartienne. Vous m'avez promis d'accéder à ma demande. Dites-moi son prix, et laissez-moi l'emmener ce soir.

- Eh bien, faites comme vous l'entendrez, je ne veux pas marchander avec la plus irrésistible des solliciteuses. Envoyez quelqu'un demain chez l'intendant de mon père, et tout s'arrangera. Et maintenant que cette grande affaire est terminée entre nous, descendons trouver nos hôtes.

- Mais vous avez oublié de mettre vos bijoux.

- N'importe, je les laisserai pour cette fois : je m'en soucie fort peu ce soir.»


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(1)  Tes yeux sont comme ceux de la colombe. (Cant., I, 14)