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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


Livre I, chapitre 14

Chapitre 13 Sommaire Chapitre 15

 

 

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Les extrêmes se touchent

Bien à propos un groupe de pauvres s'avança alors vers la porte, ce qui permit à Corvinus de se mêler à eux en les imitant en tout avec une grande perfection, excepté dans la modestie de leur démarche. Il se tint assez près pour entendre que chacun d'eux disait en entrant : Deo gratias (grâces soient rendues à Dieu). Ceci n'était pas seulement un mot de passe chrétien, il était aussi catholique ; car saint Augustin nous apprend que les hérétiques tournaient en ridicule les catholiques qui en faisaient usage, et prétendaient que c'était plutôt une réponse qu'une salutation ; mais ces derniers le conservèrent comme un pieux usage qui existe encore en Italie.

Corvinus prononça les paroles mystiques, et fut admis à l'entrée. Suivant les autres de près, copiant leurs manières et leurs gestes, il se trouva clans la cour intérieure de la maison, déjà remplie de pauvres et d'infirmes. Les hommes étaient rangés d'un côté, les femmes de l'autre. Au fond, sous le portique, on voyait des tables encombrées de magnifiques pièces d'argenterie, et à côté, une autre table couverte de joyaux brillants. Deux orfèvres s'occupaient à peser et à évaluer consciencieusement ces objets de prix; près d'eux était l'argent destiné à les payer, puis à être équitablement distribué entre tous les pauvres.

Corvinus regardait ces préparatifs d'un oeil avide. Il eût donné tout au monde pour s'emparer de ces richesses, et eut presque envie de se précipiter sur quelque chose et de s'enfuir. Il comprit tout de suite la folie d'un pareil plan et résolut d'attendre sa part, en prenant soin de tout observer afin d'en rendre compte à Fulvius. Bientôt cependant il commença à se trouver fort embarrassé de sa position. Tandis que les pauvres se groupaient et s'avançaient ensemble, il restait isolé ; il aperçut aussi plusieurs jeunes gens aux manières singulièrement douces, actifs, et qui semblaient avoir une certaine autorité. Ils portaient un vêtement qu'il connaissait bien, la dalmatique, ainsi appelée à cause de la Dalmatie, à laquelle on l'avait empruntée ; c'était une tunique plus courte et plus étroite, que l'on mettait par-dessus la tunique ordinaire au lieu de la toge ; les manches, assez amples, n'étaient ni trop larges ni trop longues. Les diacres l'avaient adoptée et s'en revêtaient, non seulement à l'église pendant les cérémonies les plus solennelles, mais encore lorsqu'ils s'acquittaient de leurs devoirs secondaires envers les malades et les pauvres.

Ces officiers dirigeaient les assistants et conduisaient à certains endroits, sous les portiques, les gens de leur district particulier, qu'ils semblaient tous connaître personnellement. Mais personne ne reconnut ou ne réclama Corvinus comme étant un des siens ; à 1a fin il demeura seul au milieu de la cour, et son esprit obtus finit par comprendre dans quelle absurde situation il s'était placé. Lui, fils du préfet de la cité, lequel était chargé de punir les violateurs des droits domestiques, il venait de s'introduire par ruse dans l'intérieur d'une maison patricienne, en compagnie de mendiants et vêtu comme eux, sans doute avec quelque intention sinistre au moins contraire aux lois. Pensant à la retraite, il jeta les yeux vers la porte ; mais elle était gardée par un vieillard nommé Diogène, et par ses deux fils, dont le sang bouillonnait à la vue d'une pareille insolence, et qui avaient peine à retenir l'explosion de. leur colère, en lui lançant des regards furieux et en se mordant les lèvres. Corvinus vit les jeunes diacres se consulter à son sujet, et le regarder de temps en temps ; il s'imagina que les aveugles eux-mêmes le contemplaient avec surprise, et que les infirmes allaient brandir leurs béquilles au-dessus de sa tête, comme des haches de combat. Une seule consolation lui restait, évidemment il était inconnu ; il espérait donc inventer quelque excuse pour sortir de ce mauvais pas.

A la fin, le diacre Reparatus s'avança vers lui, et l'aborda avec courtoisie.

«Mon ami, lui dit-il, vous n'appartenez sans doute pas à une des régions invitées à se réunir aujourd'hui. Où demeurez-vous ?

- Dans la région de l'Alta Semita (1)

Cette réponse indiquait la division civile et non la division ecclésiastique de Rome ; toutefois Reparatus ajouta : «L'Alta Semita est dans ma région, néanmoins je n'ai aucun souvenir de vous avoir vu.»

En disant ces mots, il fut stupéfait de voir l'étranger devenir d'une pâleur mortelle, et chanceler comme s'il allait tomber, tandis que ses regards étaient fixés sur la porte de communication avec l'appartement des parents d'Agnès. Reparatus jeta les yeux de ce côté, et apercut Pancrace, qui venait d'entrer, interroger rapidement Secundus. Le dernier espoir de Corvinus était détruit. Un moment après, Reparatus s'étant retiré à la prière de Pancrace, Corvinus se trouva en présence de son ancien condisciple, à peu près dans la même position qu'à leur dernière rencontre, mais avec cette différence, qu'au lieu d'être environné d'un cercle approbateur de partisans, il était cerné de tous côtés par une multitude qui n'avait de sympathique admiration que pour son rival. Corvinus ne put s'empêcher de remarquer le gracieux développement et le maintien viril que son ancien camarade avait pris depuis quelques semaines. Il s'attendait à de violents reproches, et peut-être au châtiment qu'il eût infligé lui-même en pareille circonstance. Quel fut son étonnement lorsque Pancrace, de sa voix la plus douce, s'adressa à lui en ces termes :

«Corvinus, êtes-vous donc réduit à la misère, ou blessé par suite de quelque accident ? auriez-vous abandonné la maison de votre père ?

- Je n'en suis pas encore là, j'espère, répondit le misérable, que tant de douceur encourageait à l'insolence ; sans doute vous seriez enchanté qu'il en fût ainsi.

- Pas le moins du monde, je vous assure : je ne vous ai point gardé rancune. Aussi, si vous avez besoin de secours, dites-le-moi ; bien que vous n'ayez aucun droit à être ici, je vous emmènerai dans une chambre particulière où vous recevrez sans être vu.

- Eh bien, voici la vérité : je ne suis venu ici que par plaisanterie, et je serais enchanté si vous pouviez m'en faire sortir tranquillement.

- Corvinus, dit le jeune homme avec sévérité, ceci est très grave. Que dirait votre père, si j'ordonnais à ces jeunes gens, qui m'obéiraient à l'instant, de vous conduire tel que vous êtes, nu-pieds, vêtu comme un esclave, contrefaisant le boiteux, en plein forum, devant son tribunal, sous l'accusation de ce qui blesse si profondément un Romain, c'est-à-dire d'avoir violé le sanctuaire d'une maison patricienne ?

- Au nom des dieux, cher Pancrace, ne m'infligez pas un si terrible châtiment.

- Vous savez, Corvinus, que votre père serait obligé d'agir envers vous comme Junius Brutus ou de résigner sa charge.

- Je vous en conjure, par tout ce que vous aimez, par tout ce que vous considérez comme sacré, ne me déshonorez pas si cruellement moi et les miens. C'est mon père, c'est toute ma famille, et non pas moi seulement, dont vous détruiriez la réputation en consommant leur ruine. Soyez miséricordieux, et je me traînerai à vos genoux afin d'expier mes insultes d'autrefois.

- Assez, assez, Corvinus ! ne vous ai-je pas déjà dit que tout était oublié depuis longtemps ? Mais écoutez-moi maintenant. Tous ceux qui nous entourent, sauf les pauvres aveugles, ont pu voir votre conduite outrageante : j'ai donc là cent témoins prêts à l'affirmer. Si vous parlez de cette assemblée, bien plus, si vous cherchez à molester quelqu'un de ceux qui y ont pris part, songez que nous avons le pouvoir de vous conduire au pied du tribunal de votre père: Me comprenez-vous, Corvinus ?

- Oh ! oui, certainement, répondit-il d'un ton plaintif; jamais, aussi longtemps que je vivrai, je ne raconterai à un mortel mon séjour dans ce terrible endroit. Je le jure par les...

- Taisez-vous ! nous n'avons que faire ici de ces serments. Prenez mon bras et marchons ensemble.» Puis, se tournant vers les spectateurs de cette scène : «Je connais cette personne, dit-il, elle est venue ici par méprise.»

Ceux-ci, qui avaient pris le ton et les gestes suppliants du misérable pour l'accompagnement obligé du récit de ses malheurs et pour une demande de secours, s'écrièrent ensemble : «Pancrace, vous n'allez pas le renvoyer à jeun et sans assistance ?

- Fiez-vous à moi,» fut la réponse. Les officieux portiers s'écartèrent devant Pancrace, qui conduisit Corvinus, toujours feignant de boiter, jusque dans la rue, où il le congédia en disant : «Corvinus, nous voilà quittes ; mais n'oubliez pas votre promesse.»

Fulvius, comme nous l'avons vu, était allé tenter la fortune par la grande porte d'entrée. Selon l'usage romain, il la trouva ouverte ; car personne n'aurait soupçonné qu'un étranger y pût pénétrer à une heure si indue. Au lieu du portier, le seul gardien de la porte était une petite fille d'environ douze à treize ans, à la figure innocente, et vêtue comme une jeune paysanne. En conséquence, il s'adressa ainsi à la petite gardienne :

«Quel est votre nom, mon enfant, qui êtes-vous ?

- Je suis, répondit-elle, émérentienne, la soeur de lait de la noble Agnès.

- Etes-vous chrétienne ?» demanda-t-il brusquement.

La pauvre et ignorante petite paysanne ouvrit des yeux étonnés. «Oh ! non,» répondit-elle.

Impossible de ne pas ajouter foi à tant de simplicité ; Fulvius se persuada qu'il s'était trompé. Or l'enfant était la fille d'une paysanne autrefois nourrice d'Agnès. La mère venait de mourir, et celle-ci avait envoyé chercher la petite orpheline, dans l'intention de la faire instruire et baptiser ; arrivée depuis un ou deux jours, elle n'avait pas encore entendu parler de religion. Fulvius resta donc fort embarrassé sur ce qu'il devait faire. La solitude qui l'environnait le mettait aussi mal à l'aise que Corvinus devant la foule. Il songea à se retirer, mais cela détruisait toutes ses espérances ; il voulait pénétrer dans l'intérieur du palais, mais la crainte de se compromettre d'une façon désagréable le retenait encore. A ce moment critique, qui voit-il traverser légèrement la cour ? la jeune maîtresse de la maison, joyeuse, alerte, brillante comme un rayon de soleil. Aussitôt qu'elle l'aperçut, elle s'arrêta, semblant attendre ce qu'il pouvait avoir à lui dire ; alors il s'approcha, avec son plus doux sourire, son geste le plus gracieux, et lui parla ainsi :

«J'ai devancé l'heure habituelle à laquelle se présentent les visiteurs, noble Agnès, et je crains d'être indiscret. Mais j'étais impatient de m'inscrire moi-même comme un humble client de votre illustre maison.

- Notre maison, répondit-elle en souriant, ne saurait se vanter d'avoir des clients et ne les recherche pas ; nous n'avons aucune prétention à l'influence ni au pouvoir.

- Pardonnez-moi ; avec un pareil chef elle a la plus haute influence et le plus grand pouvoir, car elle domine sans efforts et soumet tous les coeurs.»

Incapable de s'imaginer que ces paroles s'adressaient à elle, Agnès répondit avec la plus grande simplicité :

«Oh ! que vos paroles sont vraies ! Le maître de cette maison dispose, en vérité, de toutes les affections de ceux qui l'habitent.

- Mais, interrompit Fulvius, je fais allusion à cette domination plus douce et plus tendre qu'exercent la grâce et la beauté sur ceux qui peuvent les contempler de près».

Agnès semblait ravie en extase ; ses yeux admiraient une image bien différente de celle que lui présentait ce vil flatteur. Elle répondit en jetant un regard passionné vers le ciel :

«Oui, Celui dont le soleil et la lune, au haut du firmament, considèrent et admirent la beauté, Celui-là est seul mon maître et l'objet de mon amour» (2).

Fulvius était confondu et perplexe. Le regard, l'attitude inspirée d'Agnès, le son émouvant et harmonieux de sa voix, le sens mystérieux de ses paroles, l'étrangeté de cette scène, le clouaient au sol et fermaient ses lèvres. Comprenant à la fin qu'il allait perdre la meilleure occasion qu'il pouvait jamais espérer de lui découvrir ses sentiments (on ne saurait dire son affection), il s'écria avec audace :

«C'est de vous que je parle, Agnès, je vous conjure de croire à l'expression de mon admiration la plus sincère et à mon ardent amour.»

En achevant ces paroles, il mit un genou en terre et essaya de lui prendre la main ; mais la jeune fille bondit en arrière en frémissant, et se couvrit le visage de ses mains tremblantes.

Fulvius se releva précipitamment ; il venait d'apercevoir Sébastien qui cherchait Agnès pour la conduire près des pauvres impatients de la revoir, s'avancer à grands pas, l'indignation au visage. «Sébastien, lui dit Agnès quand il fut près d'elle, cet étranger est entré ici par méprise, il va se retirer tranquillement.» Après quoi elle s'éloigna.

L'officier s'adressa avec calme et fermeté à cet intrus, qui tressaillit sous le feu de son regard : «Fulvius, que faites-vous ici ? quelle affaire vous amène ?

- Il me semble, répondit-il en prenant courage, qu'ayant rencontré la maîtresse de ce lieu en même temps que vous à la table de sa noble cousine, j'ai aussi bien le droit de me présenter ici que les autres clients volontaires.

- Au moins, je crois que vous pourriez choisir une heure plus convenable.

- L'heure convenable pour un jeune officier, répliqua Fulvius avec insolence, ne l'est pas moins pour moi, à mon avis, quoique je ne sois pas tribun.»

Sébastien, contenant à grand'peine son indignation, malgré l'empire qu'il avait sur lui-même, répondit :

«Fulvius, mesurez vos paroles, et souvenez-vous que deux personnes peuvent être admises dans une famille à des titres bien différents. Néanmoins les rapports les plus familiers et les plus anciens, et, à plus forte raison, une simple rencontre à un repas, ne sauraient autoriser et justifier l'audace de votre conduite envers la jeune maîtresse de cette maison, il n'y a qu'un instant.

- Oh ! vous êtes jaloux, j'imagine, brave capitaine, s'écria Fulvius du ion le plus sarcastique. Le bruit court que vous êtes le candidat acceptable, sinon accepté, à la main de Fabiola. Elle est maintenant à 1a campagne ; et sans doute vous désirez vous assurer la fortune de l'une ou de l'autre des plus riches héritières de Rome. Il n'y a rien de tel que d'avoir deux cordes à son arc.»

L'amer et grossier sarcasme blessa au vif les généreux sentiments du noble officier ; s'il ne s'était pas soumis depuis longtemps aux lois de la douceur et de la charité chrétiennes, son ardeur impétueuse eût vaincu sa raison.

«Il y aurait danger pour nous deux, Fulvius, à ce que vous demeuriez ici plus longtemps. Le congé poli que vient de vous donner la noble dame que vous avez insultée ne suffit pas ; il est donc nécessaire que je sois l'exécuteur plus rude de ses désirs.» Puis il saisit d'une main vigoureuse le bras de cet hôte forcé, et le conduisit à la porte. Dès qu'ils furent dehors, il ajouta en le retenant encore solidement : «Allez en paix, Fulvius ; et souvenez-vous qu'aujourd'hui votre indigne conduite vous expose à toutes les sévérités des lois de l'empire. Je vous épargnerai si vous savez vous taire ; mais rappelez-vous que je suis au courant du genre d'occupation qui vous retient à Rome, et que votre insolence de ce matin, que je tiens comme une menace suspendue.sur votre tête, me sera garant de votre discrétion. Encore une fois, allez en paix.»

Il ne l'avait pas plus tôt lâché qu'il se sentit lui-même saisi par derrière par un invisible et vigoureux ennemi. C'était Eurotas, à qui Fulvius n'osait rien cacher ; instruit du rendez-vous demandé par Corvinus, il avait suivi son maître et veillait sur lui. L'esclave noire lui avait dévoilé le bas et grossier caractère de ce client de son art magique ; ce qui lui fit craindre un piège. Lorsqu'il crut remarquer une lutte à la porte, il courut traîtreusement derrière Sébastien, qu'il pensait être le nouvel allié de son pupille, et s'élança sur lui avec la rage d'une bête féroce. Mais il n'avait pas affaire à un vulgaire ennemi, et ce fut en vain qu'aidé par Fulvius il essaya de terrasser l'officier. A la fin, désespérant d'en venir à bout par ce moyen, il détacha de sa ceinture une arme légère, bien que mortelle, un casse-tête syrien du travail le plus exquis. Déjà il le brandissait au-dessus de la tête de Sébastien, quand une main de fer le lui arracha tout à coup, et, après l'avoir fait tourner plusieurs fois sur lui-même, l'envoya rouler au milieu de la rue.

«Quadratus, je crains que vous n'ayez blessé ce pauvre diable, dit Sébastien à son centurion, homme d'une stature et d'une force herculéennes, et qui arrivait précisément à cet instant pour se joindre à ses frères chrétiens.

- Il ne l'a pas volé, tribun, par cette lâche attaque,» répondit-il ; puis ils entrèrent ensemble dans la maison.

Les deux étrangers, confus, quittèrent à la hâte le théâtre de leur défaite ; en tournant le coin de la rue, ils aperçurent Corvinus, qui ne boitait plus cette fois, et fuyait aussi rapidement que ses jambes le lui permettaient, après son échec dans l'intérieur de la cour. Les deux héros de cette matinée se rencontrèrent souvent dans la suite, mais ne firent jamais aucune allusion à leurs exploits. Chacun d'eux savait bien que son compagnon n'avait éprouvé que l'insuccès et la honte : ils conclurent ensemble qu'il y avait à Rome au moins une bergerie que le loup et le renard ne pourraient emporter d'assaut.


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(1)  C'est la partie supérieure du Quirinal, conduisant à la porte Nomentane, porta Pia.

(2)  Cujus pulchritudinem sol et luna mirantur, ipsi soli servo fidem. (Office de sainte Agnès.)