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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


 

Livre II, chapitre 8

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Ténèbres plus épaisses

ans la cour Sébastien trouva un petit groupe de domestiques réunis autour du courrier, et recueillant les détails de la mort de leur maître.

La lettre que Torquatus avait remise à Fabius avait eu le résultat désiré ; elle le fit venir à sa villa, où il passa quelques jours avec sa fille avant de prendre le chemin de l'Asie. Il fut plus affectueux que de coutume ; au moment du départ, le père et la fille semblaient avoir le triste pressentiment qu'ils ne devaient plus se revoir. Cependant Fabius reprit sa gaieté ordinaire à Baia, où une joyeuse compagnie de viveurs l'attendait avec impatience ; il se crut obligé d'y séjourner pendant qu'on remplissait sa galère des vins les plus exquis et des produits les plus délicats de la Campanie, et s'abandonna avec excès à tous ses goûts voluptueux. En sortant d'un bain après un trop bon souper, il fut pris d'un frisson ; vingt-quatre heures après ce n'était plus qu'un cadavre. Sa fille unique devenait héritière de tous ses biens. Le courrier partit pendant qu'on s'occupait à embaumer son corps, que sa galère devait ramener à Ostie.

En entendant ce triste récit, Sébastien eut presque du regret d'avoir parlé de la mort comme il venait de le faire, et s'éloigna tristement de la maison.

Dès le premier moment, Fabiola se plongea dans l'abîme de la douleur la plus terrible jusqu'à en perdre la raison. L'élasticité de la jeunesse et la vigueur de son esprit l'aidèrent à sortir de cet état ; mais l'horizon de la vie ne lui apparaissait plus que comme une mer sombre, aux flots tumultueux, sur laquelle elle était abandonnée sans défense. Son malheur lui semblait infini et irréparable ; elle fermait les yeux en frémissant, et retombait dans l'insensibilité jusqu'au moment où le réveil de l'esprit la ramenait brusquement à la réalité de sa position. Plus d'une fois elle sembla passer ainsi de la vie à une mort apparente, tandis que ses serviteurs appliquaient tous les remèdes que semblaient réclamer de si alarmantes convulsions. A la fin elle se dressa sur sa couche, pâle, les yeux secs, le regard fixe, repoussant tous ceux qui s'empressaient à lui offrir leurs soins. Elle demeura longtemps ainsi ; tout son corps semblait paralysé par la stupeur : l'oeil était presque insensible à la lumière ; on commençait à craindre pour sa raison. Le médecin qu'on avait appelé prononça distinctement et fortement ces paroles à son oreille : «Fabiola, savez-vous que votre père est mort ?» Elle fit un brusque mouvement, retomba en arrière, et d'abondantes larmes dégagèrent son coeur et sa tête. Elle parla de son père, l'appela en sanglotant, et lui prodigua, au milieu de son délire, les noms les plus tendres. Parfois elle le croyait encore vivant, puis se souvenait tout à coup qu'il était mort ; elle continua ainsi de gémir et de pleurer, jusqu'au moment où le sommeil, remplaçant les larmes, acheva de guérir son esprit et son corps ébranlés.

Euphrosyne et Syra étaient seules à la veiller. De temps en temps la première prodiguait à sa maîtresse les banales consolations païennes : elle disait quel bon maître avait été Fabius, quel homme intègre, et quel tendre père pour sa fille. Mais la chrétienne, silencieusement assise au chevet de Fabiola, n'élevait la voix que pour prononcer de douces et consolantes paroles, et la servait avec un zèle délicat, que déjà la malade savait apprécier. Que pouvait-elle faire de plus, sinon prier ? Que pouvait-elle espérer, sinon que cette tribulation serait peut-être la source d'une nouvelle grâce ?

Peut-être un ange de lumière veillait-il derrière les ténèbres qui enveloppaient encore cette fière patricienne humiliée.

En diminuant, le chagrin fit place à de tristes réflexions qui s'emparèrent de l'esprit de Fabiola. Qu'était devenu son père ? Où était-il allé ? Avait-il simplement quitté la terre, ou était-il retombé dans le néant ? Sa vie avait-elle subi l'examen de Celui dont l'oeil scrutateur discerne même les actes invisibles ? Avait-il trouvé grâce devant ce juste Juge dont Sébastien et Syra l'avaient entretenue ? Impossible ! Alors qu'était-il devenu ? Elle frémit à cette pensée importune, qu'elle s'efforça de chasser de son esprit.

Oh ! combien elle désirait qu'un rayon de lumière inconnue vînt éclairer ce tombeau et lui en livrer les secrets ! La poésie avait la prétention d'y créer la lumière et même de le glorifier ; mais comme un génie impuissant elle se tenait à la porte, la tête baissée et sa torche renversée à ses pieds. La science y avait pénétré, mais n'avait pas tardé à en sortir, avec sa lampe éteinte par l'impureté de l'air ; elle n'avait trouvé qu'un charnier. La philosophie s'était contentée d'errer alentour, de considérer la tombe avec effroi et de se retirer ; après avoir balbutié quelques explications, elle avait secoué la tête et avoué que le problème n'était pas encore résolu, ni le mystère dévoilé. Qui donc enfin pourra détruire ces ténèbres qui tiennent son esprit dans une si pénible perplexité ?

Pendant que ces sombres pensées occupent le coeur de Fabiola, son esclave croit voir, dans une vision, des corps brillants de lumière s'élever des tombeaux où ils ont laissé leur grossière enveloppe sans altérer leur nature. Spiritualisés, libres, glorieux, ils abandonnent ces lieux de corruption. Un à un elle les voit arriver de la terre et des mers ; ils quittent les cimetières, les autels consacrés qui les recouvraient, les endroits solitaires où la main du crime les avait immolés, et les champs de bataille où Israël combattait autrefois pour le Seigneur. Ils s'élancent dans les airs comme de brillants météores qui montent vers le ciel, et cette armée innombrable, animée d'un souffle de vie joyeuse et éternelle, repeuple la création. Comment une pauvre esclave savait-elle cela ? Parce que Celui qui surpasse en perfection et en grandeur les poètes, les sages et les sophistes, a le premier donné l'exemple en se soumettant à la puissance de la mort, qu'il a bénie, comme il a béni le berceau et sanctifié l'enfance ; il a transformé la mort en une chose sainte, et sa demeure en un sanctuaire. Son corps, enveloppé d'aromates, fut mis au tombeau pendant la nuit ; mais il en sortit comme une aurore resplendissante, revêtu d'une chair incorruptible. Depuis, la tombe n'est plus un objet d'horreur pour l'âme chrétienne ; mais elle est toujours ce que le Christ l'avait faite, c'est-à-dire un sillon où doit germer la semence de l'immortalité.

Il n'était pas encore temps de donner ces explications à Fabiola ; elle se lamentait comme ceux qui n'ont point d'espérance. Ses journées s'écoulaient en de sombres méditations sur le mystère de la mort ; heureusement de nouvelles préoccupations vinrent l'arracher à cet état. Le corps de Fabius arriva, et ses funérailles furent un spectacle que Rome avait rarement alors l'occasion de contempler. De solennelles processions où l'on portait les images en cire des ancêtres eurent lieu à la lueur des torches ; on éleva un bûcher gigantesque formé de bois aromatiques, embaumés des plus riches parfums de l'Arabie. Quelques poignées de poussière, quelques ossements calcinés, ce fut tout ce que la pauvre Fabiola put recueillir : elle en remplit une urne d'albâtre qu'on plaça dans une niche de la sépulture de famille, avec une inscription rappelant le nom de celui auquel ils avaient appartenu.

Calpurnius prononça l'oraison funèbre. Selon l'usage de l'époque, il établit un contraste entre les vertus de l'hospitalier et laborieux citoyen qu'ils venaient de perdre, et la fausse moralité de ces gens appelés chrétiens, qui passent leurs journées en jeûnes et en prières, font traîtreusement pénétrer leurs dangereux principes dans toutes les familles patriciennes, et enseignent la déloyauté et l'immoralité à toutes les classes de la société. S'il existait une vie future, ce que les philosophes discutent encore, il ne doutait pas que Fabius, couché sur les gazons fleuris de l'élysée, ne fût occupé de s'enivrer de nectar. «Oh ! s'écriait en finissant ce vieil hypocrite bavard, qui n'aurait pas donné une coupe de bon falerne pour une amphore (1) pleine du divin breuvage, oh ! puissent les dieux hâter le jour qui me permettra à moi, son humble client, d'aller rejoindre Fabius sous les ombrages de cet heureux séjour et d'y partager ses sobres banquets !» Ces nobles paroles soulevèrent d'unanimes applaudissements.

A ces préoccupations vinrent s'en ajouter d'autres. Fabiola se vit forcée d'appliquer sa vigoureuse intelligence à examiner et à terminer les affaires compliquées de son père. Que de fois n'eut-elle pas à souffrir en croyant apercevoir des traces d'injustice, de fraude, d'exactions, dans les actes de celui que le monde avait applaudi comme le plus loyal et le plus intègre des fermiers publics.

Quelques semaines après, Fabiola, en grand deuil, alla visiter quelques amis ; la première personne qu'elle alla voir fut sa cousine Agnès.


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(1)  Vase en terre d'une assez grande capacité, et dans lequel on conservait le vin à la cave.