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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


Livre II, chapitre 5

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Au-dessus du sol

Afin de remettre notre lecteur de ce long voyage souterrain, nous allons le mener avec nous visiter «l'heureuse Campanie», Campania Felix, comme l'eût appelée un ancien auteur. Là nous avons laissé Fabiola fort intriguée de quelques phrases qu'elle avait lues par hasard, qui lui semblaient venir d'un autre monde et dont elle ne savait trop que penser.

Elle eût souhaité en mieux saisir le sens ; mais elle n'osait pas s'en informer. Beaucoup de visiteurs survinrent le lendemain et les jours suivants ; plus d'une fois elle songea à leur soumettre ces phrases mystérieuses : elle ne pouvait s'y décider.

Une dame, comme elle philosophiquement irréprochable et froidement vertueuse, se présenta et s'entretint avec elle des sujets à la mode du jour. Fabiola fut au moment de tirer de son sein la petite feuille de vellum, afin de l'embarrasser par son contenu ; elle ne put se résigner à faire ce qui lui semblait une profanation. Un savant profondément versé dans toutes les branches de la science et de la littérature demeura longtemps avec elle, et discourut avec beaucoup de charme sur les sublimes théories des anciennes écoles. A celui-là encore elle brûlait de communiquer sa découverte ; mais elle crut que ces paroles mystérieuses renfermaient un sens trop élevé pour lui. Chaque fois que cette noble et fière patricienne avait besoin de consolations et de sages avis, n'était-il pas étrange de la voir se tourner instinctivement vers son esclave chrétienne ? C'est ce qui arriva. Après quelques jours consacrés aux exigences de la société, et lorsqu'elles furent seules, Fabiola plaça la feuille de vellum sous les yeux de Syra. Après l'avoir lue, l'esclave, en proie à une émotion qui échappa à sa maîtresse, leva cependant les yeux vers elle d'un air parfaitement calme.

«Cet écrit m'a été remis par erreur à la villa de Chromatius, dit Fabiola, et je ne puis éloigner de mon esprit ces paroles qui l'inquiètent.

- Pourquoi en serait-il ainsi, ma noble maîtresse ? Leur sens est pourtant bien clair.

- Oui, et c'est précisément cette clarté qui me trouble. Ma nature se révolte contre de tels sentiments. Ne devrais-je pas plutôt mépriser un homme qui ne ressentirait pas une injure, et ne saurait rendre la haine pour la haine ? Pardonner, c'est déjà beaucoup ; mais rendre le bien pour le mal dépasse les forces de l'homme. Eh bien ! malgré cela, j'avoue que je ne puis m'empêcher de vous estimer, parce que votre conduite est opposée à celle que je me sens invinciblement portée à conseiller.

- 0h ! ne parlez pas de moi, chère maîtresse ; ne considérez que le principe, que vous honorez aussi chez les autres. éprouvez-vous du mépris ou du respect pour Aristide, qui, afin d'obliger un ennemi grossier, écrivit son propre nom sur la coquille dont ce dernier allait se servir pour voter son bannissement ? Noble patricienne de Rome, méprisez-vous ou honorez-vous Coriolan à cause de sa généreuse modération envers votre cité ?

- Je les honore certainement tous les deux, Syra ; mais vous n'ignorez pas que c'étaient des héros et non des hommes ordinaires.

- Et pourquoi ne serions-nous pas tous des héros ? demanda Syra en riant.

- Oh ! enfant que vous êtes, que deviendrait le monde s'il en était ainsi ? I1 est fort intéressant de lire les hauts faits de ces personnages extraordinaires ; mais on serait désolé de les voir exécuter tous les jours par tout le monde.

- Et pourquoi cela ? demanda Syra.

- Pourquoi ? Quelle femme aimerait à voir son petit enfant jouer avec des serpents et les étrangler dans son berceau ? Je serais vraiment fâchée qu'un des amis que j'invite à ma table me racontât tranquillement qu'il a tué le matin un minotaure ou étouffé une hydre, ou qu'un autre m'offrît de faire passer le Tibre à travers mes écuries pour les nettoyer. Que les dieux nous préservent d'une génération de héros !» Et Fabiola se mit à rire de bon coeur, tandis que Syra reprit avec non moins de gaieté :

«Supposez que nous eussions le malheur de vivre dans un pays où se trouveraient des monstres tels que les centaures, les minotaures, les hydres et les dragons. Ne serait-il pas alors plus avantageux que tous les hommes fussent plus ou moins des héros, afin de les dompter, plutôt que d'être obligés d'envoyer au bout du monde chercher un Thésée ou un Hercule pour nous rendre le même service ? Dans ce cas, celui qui combattrait de si terribles animaux n'aurait pas plus le droit de passer pour un héros que les chasseurs de lions de mon pays.

- C'est parfaitement vrai, Syra ; mais je ne vois pas l'application de votre idée.

- La voici : selon moi, la colère, la haine, l'ambition, l'avarice, sont des monstres aussi horribles que les serpents ou les dragons, qui attaquent les hommes ordinaires comme les plus illustres. Pourquoi n'essayerais-je pas de les exterminer, à l'exemple d'Aristide, de Coriolan ou de Cincinnatus ? Pourquoi abandonner aux seuls héros une gloire que je puis conquérir moi-même ?

- Prétendez-vous faire de cette théorie une règle commune de morale ? S'il en est ainsi, je crois que vous visez trop haut.

- Non, chère maîtresse. Vous étiez fort étonnée lorsque j'ai osé affirmer qu'une vertu tout intérieure et cachée était aussi indispensable qu'une vertu extérieure et visible ; je crains d'avoir à vous surprendre encore davantage.

- Continuez, et ne craignez pas de me dévoiler votre pensée tout entière.

- Eh bien ! le fondement du système que je professe est celui-ci : nous devons considérer et pratiquer comme une vertu ordinaire, et même comme un simple devoir, ce que les autres codes, quelque purs et sublimes qu'ils soient, considèrent à l'égal des vertus les plus héroïques et les plus élevées.

- Voilà, en vérité, une superbe règle de morale ; mais remarquez bien la différence qui sépare nos deux systèmes. Les louanges du monde soutiennent le courage du héros ; ses hauts faits sont recueillis et transmis à la postérité, chaque fois qu'il dompte ses passions ou accomplit quelque belle action. Qui donc tournera les yeux vers son obscur et humble imitateur ? Qui s'en occupera ? Qui le récompensera ?»

Syra, d'un air respectueux et avec un geste solennel, leva les yeux et la main vers le ciel et dit lentement : «Son Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes.»

Fabiola, profondément émue, s'arrêta un instant, puis d'un ton qui exprimait à la fois le respect et l'affection, elle ajouta : «Une fois de plus, Syra, vous avez vaincu ma philosophie. Votre sagesse est logique autant que sublime. Une vertu héroïque, même cachée, doit être, selon vous, celle de tout le monde. Pour essayer d'atteindre un pareil but, il faudrait dépasser en puissance celle que nos dieux nous semblent avoir ; l'idée seule vaut toute une philosophie. Pourriez-vous me faire gravir des sommets plus élevés encore ?

- Oh ! beaucoup plus élevés.

- Et où donc enfin me conduiriez-vous ?

- Là où votre coeur avouerait qu'il a trouvé la paix.»


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