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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


 

Livre II, chapitre 29

Chapitre 28 Sommaire Chapitre 30

 

 

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La journée critique : deuxième partie

Il ne fait pas jour encore, et nous parlons déjà de sa seconde partie. Comment cela peut-il se faire ? Cher lecteur, n'avez-vous pas célébré les premières vêpres de cette glorieuse journée, divisées comme elles le sont, entre Sébastien, martyr d'hier, et Agnès, la victime d'aujourd'hui ? Ces deux âmes bienheureuses ne les ont-elles pas chantées dans une fraternelle union, la première au ciel, où elle était parvenue le matin, et la seconde au fond du cachot où on l'avait enfermée le soir ? Glorieuse église du Christ, que ton inaltérable unité est puissante ! elle s'étend du ciel jusque dans les entrailles de la terre, et dans tous les endroits où sont emprisonnées les âmes des justes !

Fulvius quitta sa demeure, pour rafraîchir son sang et son front brûlants au contact de l'air vif et piquant dle la nuit. Il errait au hasard, sans but, et se rapprochait insensiblement et malgré lui de la prison de Tullius. Quel aimant secret attirait en cet endroit ce coeur sans affection ? C'était un mélange de sentiments bizarres, aussi amers que les ingrédients qui entrent dans la coupe de l'empoisonneur : le remords rongeur, l'orgueil humilié, l'avarice insatiable, la honte ignominieuse, et cette frayeur inexprimable qui s'empare du criminel au moment où il va consommer son forfait. Il est vrai qu'il avait été rejeté avec mépris et vaincu par une enfant dont la fortune lui était indispensable pour le sauver de la misère et de la mort ; et cependant il aimait mieux obtenir sa main que de voir tomber sa tête. Un pareil meurtre lui semblait révoltant d'atrocité, quoiqu'il fût absolument indispensable. Il voulut donc lui donner encore une chance de salut.

Arrivé à la porte de la prison, il prononça le mot d'ordre, qui lui avait été communiqué, entra et fut conduit, selon son désir, à la cellule de sa victime. Elle ne se leva pas précipitamment pour s'enfuir dans un coin, comme un oiseau effarouché par l'entrée d'un faucon dans sa cage ; calme et intrépide, elle se tint debout devant lui.

«Respectez-moi au moins ici, Fulvius, dit-elle avec douceur. Je n'ai plus que quelques heures à vivre : ne pourrai-je les passer en paix ?

- Madame, répondit-il, je suis venu afin de changer ces quelques heures en de longues années, si vous y consentez ; au lieu de paix, je vous offre le bonheur.

- Si je comprends bien vos paroles, Fulvius, il me semble que le moment est assez mal choisi pour de pareilles vanités. C'est une cruelle moquerie de venir parler ainsi à une personne que vous abandonnez à la mort.

- Détrompez-vous, noble dame ; votre sort est entre vos mains, et la seule cause de votre mort est votre obstination. Je viens encore une fois solliciter votre main et vous offrir la vie. C'est votre dernière chance de salut.

- Ne vous ai-je pas déjà dit que j'étais chrétienne, et que j'aimerais mille fois mieux mourir que de trahir ma foi ?

- Je ne vous demande même plus cela. Les portes de la prison s'ouvriront devant moi. Fuyons ensemble ; en dépit des décrets impériaux, vous serez chrétienne et vous vivrez.

- Je vous ai déjà dit que j'étais fiancée à monseigneur et sauveur Jésus-Christ, et que je veux lui garder une fidélité éternelle.

- Folie que tout cela ! Persévérez jusqu'à demain dans ces sentiments, et vous aurez à subir le sort ignominieux que vous redoutez tant, et qui chassera pour toujours ces illusions de votre esprit.

- Je ne crains rien avec le Christ. Sachez qu'un ange (1) veille toujours sur moi, qui ne permettra pas que la servante de son maître souffre aucun outrage. Cessez vos sollicitations injurieuses, et laissez-moi jouir du dernier privilège des condamnés, la solitude.»

Fulvius avait fini par perdre patience, et ne pouvait plus retenir sa colère. Rejeté encore une fois, vaincu par une enfant dont la tête allait tomber sous le tranchant du glaive ! Une flamme ardente s'échappa du foyer de mauvaises passions qui couvaient en lui. Tout le venin de son coeur se concentra en une seule goutte, la haine. L'oeil enflammé, le geste menaçant, il s'écria :

«Malheureuse femme, encore une fois je vous offre les moyens d'échapper à la destruction. Voulez-vous la vie avec moi, ou la mort ?

- C'est la mort que je choisis pour elle, plutôt que la vie avec un monstre tel que toi ! s'écria une voix près de la porte.

- Elle l'aura, répondit Fulvius en fermant les poings et en lançant un regard plein de colère à son nouvel interlocuteur ; et toi aussi, si tu oses jeter encore ton ombre malfaisante sur mon chemin.»

Pour la dernière fois, Fabiola était seule avec Agnès. Pendant quelques minutes, elle avait assisté, sans être vue, à cette lutte que, si elle eût été chrétienne, elle aurait appelée un combat entre un ange de lumière et un esprit de ténèbres ; car la douce Agnès ressemblait autant à un ange qu'il est possible à une créature humaine. Pour se préparer dignement à cette fête si proche de ses noces avec l'Agneau sans tache, où elle allait signer comme lui, avec son sang, la promesse d'un éternel amour, elle avait jeté par-dessus ses vêtements de deuil la robe nuptiale, d'une blancheur immaculée. Au milieu de cette sombre prison, éclairée par une lampe solitaire, elle paraissait environnée d'un éclat éblouissant ; tandis que son tentateur, enveloppé d'un manteau sombre, et se courbant vers la terre pour franchir la porte basse du cachot, semblait un noir démon se précipitant, après une honteuse défaite, dans les abimes de l'enfer.

Fabiola contempla ensuite le visage d'Agnès, qui ne lui avait jamais paru si beau. On n'y remarquait aucune trace d'emportement, de crainte ni d'anxiété ; l'agitation ou la frayeur ne l'avaient pas tour à tour empourpré ou pâli. Ses doux et intelligents regards brillaient à peine d'un éclat plus vif ; son sourire était aussi tranquille et aussi gai que d'habitude, pendant qu'elles conversaient ensemble. Son maintien et son expression étaient si nobles et si imposants, que Fabiola les eût volontiers comparés à cette majesté et à cette atmosphère d'ambroisie auxquelles on reconnaissait sur la terre (2) dans la mythologie poétique, les êtres appartenant à une sphère supérieure. Ce n'était pas de l'inspiration, car on n'y voyait aucune trace de passion, mais une expression, un caractère particulier, un reflet, pour ainsi dire, qui paraissait au dehors, de la beauté et de l'élévation de son âme. L'amour de Fabiola pour sa cousine prit alors un caractère plus élevé : ce fut plutôt du respect.

Agnès prit les mains de Fabiola dans les siennes, les croisa tranquillement sur son sein, et, fixant sur elle ses yeux remplis de la plus vive tendresse, elle dit :

«J'ai une requête à vous adresser avant de mourir. Vous ne m'avez jamais rien refusé jusqu'à présent : je suis sûre que vous m'entendrez aujourd'hui.

- Comment pouvez-vous parler ainsi, Agnès ? Ne me suppliez pas, commandez-moi.

- Eh bien ! promettez-moi que vous allez étudier sans retard les doctrines du christianisme. Je sais que vous les embrasserez ; et alors vous ne serez plus ce que vous êtes maintenant.

- Que suis-je donc ?

- Environnée de ténèbres, Fabiola, de profondes ténèbres. Lorsque je vous considère en ce moment, je distingue en vous une noble intelligence, des dispositions généreuses, un coeur aimant, un esprit cultivé, des sentiments élevés et une vie vertueuse. Que peut-on désirer de plus dans une femme ? Néanmoins, au-dessus de tous ces dons magnifiques, mes yeux aperçoivent un nuage épais, l'ombre de la mort. Chassez-le, et la lumière vous pénétrera de ses rayons.

- Je le sens, chère Agnès, je le sens. Ici, devant vous, il me semble que je suis un point ténébreux, en présence de la lumière qui vous environne. Si j'embrasse le chistiartisme, comment pourrais-je marcher sur vos traces ?

- Il faut passer, Fabiola, à travers le torrent qui nous sépare (la jeune Romaine tressaillit, se souvenant de son rêve). Les eaux rafraichissantes couleront sur votre corps, et l'huile vivifiera votre chair. Votre âme deviendra aussi blanche que la neige, et votre coeur aussi tendre que celui d'un enfant. Vous sortirez de ce bain transformée dans tout votre être, et vous renaîtrez à une vie nouvelle et immortelle.

- Perdrai-je aussi tous les dons que vous estimiez en moi ? demanda Fabiola découragée.

- Vous n'ignorez pas, répondit la martyre, que le jardinier choisit une plante robuste et vigoureuse pour y greffer l'imperceptible bourgeon d'une autre plante plus délicate ; les fleurs et les fruits de celle-ci appartiennent à la première, et ne lui enlèvent rien de la grâce, de la beauté et de la vigueur qu'elle avait auparavant. De même la nouvelle vie que vous recevrez ennoblira, épurera, sanctifiera (vous pouvez à peine comprendre ce mot) les dons précieux que vous tenez déjà de la nature et de l'éducation. Que vous serez une grande chrétienne, Fabiola !

- Dans quel monde inconnu vous me conduisez, chère Agnès ! Oh ! pourquoi me laissez-vous sur le seuil ?

- écoutez, s'écria Agnès dans une extase de joie, les voilà, les voilà ! Entendez-vous le pas cadencé des soldats qui résonne dans la galerie ? Ce sont les amis de l'époux qui viennent me chercher. Je vois dans les cieux, sur les nuages brillants qui se lèvent avec l'aurore, les compagnons de l'Epoux qui me font signe de les rejoindre. Oui, ma lampe est prête, je me lèverai et j'irai au-devant de l'époux. Adieu, Fabiola, ne pleurez pas sur mon sort. Oh ! que ne puis-je vous faire comprendre, comme je le ressens moi-même, le bonheur de mourir pour le Christ ! Et maintenant je vous dirai une parole que jamais je ne vous avais adressée auparavant : «Que Dieu vous bénisse !» Puis elle traça le signe de la croix sur le front de Fabiola. La jeune patricienne serra convulsivement Agnès sur son sein, et celle-ci lui rendit son étreinte avec calme et tendresse : ce fut la dernière marque d'affection qu'elles se donnèrent ici-bas. La première rentra chez elle le coeur animé d'un nouveau et généreux dessein ; la seconde s'abandonna aux mains des soldats, honteux d'avoir à remplir une pareille mission.

Nous jetterons un voile sur la première partie des souffrances de la jeune martyre, quoique les anciens Pères et les offices de l'église aient insisté sur ce détail, qui lui a mérité une double couronne (3). Disons seulement que son ange gardien la préserva de tout danger (4), et que la seule présence d'une si innocente victime transforma un repaire infâme en un sacré et glorieux sanctuaire (5). Il était encore de très bonne heure lorsqu'elle parut pour la seconde fois au pied du tribunal du préfet, en plein Forum, aussi calme, aussi pure qu'auparavant, sans que la honte eût fait rougir son visage souriant, ou qu'une crainte douloureuse eût agité son coeur. Ses longs cheveux détachés, symbole de la virginité, ondulaient en flots d'or sur ses vêtements, aussi blancs que la neige (6). La matinée était délicieuse. Un temps magnifique favorise presque toujours cet anniversaire ; c'est ce que n'oublient jamais ceux qui, pour le célébrer, franchissant la porte Nomentane, maintenant Porta Pia, se rendent à l'église érigée sous le vocable de notre vierge martyre, et vont assister à la bénédiction des deux agneaux dont la laine sert à tisser le pallium que le pape envoie aux archevêques de sa communion.

L'amandier est déjà tout blanc, non de gelée, mais de fleurs ; on écarte la terre au pied des vignes : le printemps semble caché dans tous les bourgeons gonflés de sève, qui n'attendent que le premier souffle de la brise du midi pour éclater et s'épanouir (7).

L'air était pur, le ciel sans nuages ; les rayons déjà puissants du soleil répandaient cette douce chaleur, qui adoucit la fraîcheur de l'atmosphère sans la rendre accablante. Enfin c'est le temps particulier à la fête de sainte Agnès, et dont nous avons souvent joui en compagnie de milliers de pèlerins qui s'en vont visiter sa chasse.

Le juge était assis au milieu du Forum ; une foule assez compacte entourait cet endroit redoutable que les chrétiens avaient seuls le courage de franchir. Parmi les spectateurs, deux surtout attiraient tous les regards ; ils se tenaient en face l'un de l'autre à chaque extrémité du demi-cercle formé par l'assistance. Le premier était un jeune homme, enveloppé dans sa toge, un chapeau rabattu sur les yeux, de façon à cacher ses traits. L'autre était une dame à tournure aristocratique, et d'une taille élégante, qu'on ne s'attendait pas à trouver en pareille société. Soigneusement voilée des pieds à la tête, comme cette belle statue antique que les artistes appellent la Modestie (Pudicitia), elle avait roulé autour d'elle une écharpe ou manteau indien, orné des plus riches broderies de pourpre et d'or, véritable vêtement impérial, non moins déplacé qu'elle en cet endroit. Elle était accompagnée d'une esclave de la classe supérieure, aussi soigneusement voilée que sa maîtresse. Cette dame semblait en proie à quelque vive préoccupation, et demeurait immobile, accoudée sur un pilier de marbre.

Agnès fut introduite par ses gardes dans l'espace resté vide, et se tint intrépidement debout, en face du tribunal. Ses pensées semblaient bien loin de la scène qui se passait sous ses yeux ; elle ne remarqua pas ces deux mystérieux personnages qui jusqu'alors avaient attiré l'attention générale.

«Pourquoi n'est-elle pas enchaînée ? demanda le juge irrité.

- Elle n'en a pas besoin ; elle est si obéissante, répondit Catulus, et si jeune !

- Mais elle est aussi obstinée que les plus âgés. Mettez-lui les menottes à l'instant.»

L'exécuteur chercha parmi un grand nombre de ces joyaux de la prison, ainsi que les chrétiens les appelaient, et finit par choisir les plus petites et les plus légères qu'il pût trouver, et les fixa autour de ses poignets. Agnès secoua ses mains en souriant, et elles tombèrent bruyamment à ses pieds, comme la vipère qui avait mordu saint Paul (8). «Ce sont les plus étroites que nous ayons ici, seigneur, répondit le bourreau d'une voix émue ; une enfant si jeune devrait porter d'autres bracelets.

- Silence, Catulus», reprit le juge exaspéré ; puis, se tournant vers la martyre, il lui dit d'un ton radouci :

«Agnès, j'ai pitié de votre jeunesse, de votre famille et de la mauvaise éducation que vous avez reçue. Si cela est possible, je désire vous sauver la vie. Renoncez aux fausses et pernicieuses maximes du christianisme, obéissez aux décrets impériaux et sacrifiez aux dieux.

- Il est inutile, répondit-elle, de me tenter plus longtemps. Ma résolution est inébranlable. Je méprise vos divinités trompeuses ; car je ne dois aimer et servir que le seul Dieu vivant. «O Maître éternel, ouvrez toutes grandes les portes du ciel, dont les hommes ont été si longtemps exclus ! Bienheureux Christ, recevez une âme qui soupire après vous, une victime qui vous a d'abord consacré sa virginité, et qui s'immole maintenant, par le martyre, à l'honneur de votre Père (9)

- Je perds mon temps, je le vois bien, dit le préfet avec impatience, en remarquant quelque signe de pitié parmi la foule. Secrétaire, enregistrez la sentence. Je condamne Agnès, pour son mépris des ordres de l'empereur, à périr par l'épée.

- Sur quelle route et à quelle borne milliaire le jugement sera-t-il exécuté (10) ? demanda le bourreau.

- Qu'on l'exécute sur-le-champ», fut la réponse.

Agnès leva un instant les mains et les yeux au ciel, et s'agenouilla tranquillement. Elle ramena elle-même ses beaux cheveux au-dessus de sa tête, et présenta son cou au tranchant du glaive (11). Il y eut ensuite un moment de silence ; car le bourreau, tremblant d'émotion, n'avait pas la force de brandir son arme (12). Cette douce enfant agenouillée, vêtue de sa robe immaculée, la tête penchée en avant, les bras modestement croisés sur la poitrine, et ses cheveux aux reflets d'or pendant jusqu'à terre et cachant son visage, ne ressemblait-elle pas à une plante rare dont la tige délicate, aussi blanche qu'un lis, se courberait accablée par le poids d'une riche moisson ?

Le juge reprocha durement au bourreau son hésitation, et lui ordonna de remplir aussitôt son devoir. Catulus passa le revers de sa main gauche sur ses yeux, et leva son épée, qui jeta un rapide éclair : un instant après, la fleur et la tige, à peine déplacées, gisaient sur le sol. On aurait pu croire qu'Agnès était toujours prosternée dans l'attitude de la prière, si sa robe, qu'elle venait de laver dans le sang de l'Agneau, ne se fût subitement teinte de la pourpre la plus éclatante.

Le personnage placé à la droite du juge avait contemplé cette scène d'un oeil impitoyable, et le pli méprisant de sa lèvre laissa deviner la joie d'une vengeance assouvie. La dame en face de lui avait détourné la tête jusqu'à ce que le murmure qui s'élève toujours dans la foule après un moment de vive anxiété lui eût appris que tout était terminé. Puis, s'avançant avec une noble assurance, elle déroula le splendide manteau brodé qui l'enveloppait, et l'étendit comme un suaire sur le corps mutilé de la jeune martyre. Des applaudissements saluèrent cet acte gracieux de sensibilité féminine (13) ; elle apparut alors couverte de vêtements de deuil, et se tint debout devant le tribunal.

 

«Seigneur, dit-elle d'une voix claire et nette, mais pleine d'émotion, accordez-moi une faveur. Ne permettez pas que les mains rudes de vos serviteurs touchent et profanent encore les restes sacrés de celle que j'aimais le plus au monde. Qu'il me soit permis de les transporter au sépulcre de ses pères ; car elle était noble autant que bonne.»

Tertullus était visiblement irrité : «Madame, répondit-il, qui que vous soyez, je ne puis consentir à votre demande. Catulus, faites en sorte que le corps soit jeté dans le Tibre, selon l'usage, ou livré aux flammes.

- Je vous en conjure, seigneur, au nom de tous les droits que peut avoir sur vous la vertu d'une femme, par les larmes que vous avez fait répandre à votre mère, par toutes les consolations qu'une soeur vous aura prodiguées durant la maladie ou dans l'infortune ; au nom de la tendresse de ces êtres chéris, exaucez mon humble prière. Ce soir, lorsque vous rentrerez dans votre demeure, si vos filles se pressent sur le seuil pour baiser votre main encore souillée du sang de cette victime, à laquelle vous pourriez être fier de les voir ressembler, puissiez-vous leur dire alors que vous avez rendu à la pudeur virginale l'humble hommage que je viens réclamer en son nom.»

La sympathie paraissait si générale dans l'auditoire, que Tertullus, désireux d'en affaiblir l'effet, lui demanda brusquement :

«Vous aussi, seriez-vous chrétienne ?»

Elle hésita un instant avant de répondre ; puis elle reprit : «Non, seigneur, je ne le suis pas ; mais je dois vous avouer que si quelque chose pouvait me décider à le devenir, ce serait le spectacle auquel je viens d'assister.

- Que voulez-vous dire ?

- Ceci. Je déplore que, pour sauver la religion de l'empire, vous ayez cru nécessaire de sacrifier une existence aussi pure que celle d'Agnès (ses larmes étouffèrent sa voix pendant un instant), tandis qu'il est permis à des monstres qui déhonorent l'humanité de vivre et de réussir dans le monde. Ah ! seigneur, vous ne connaissiez pas celle que vous avez condamnée à périr aujourd'hui ! C'était l'être le plus innocent, le plus doux et le plus saint de la terre, la fleur de son sexe, malgré son âge si tendre. Elle respirerait encore, si elle n'avait repoussé avec dégoût l'offre qu'un vil aventurier lui faisait de sa main, la poursuivant de ses propositions outrageantes jusque dans sa villa, jusque dans le sanctuaire de la demeure paternelle, et jusque dans sa dernière retraite au fond de son cachot. Elle en mourut, car elle ne voulait pas enrichir ni ennoblir par son alliance cet espion d'Asie.»

Elle désignait avec une froide ironie Fulvius, qui bondit à ces paroles et s'écria avec rage : «Elle ment, seigneur ; c'est une indigne calomnie : Agnès s'est ouvertement déclarée chrétienne.

- Permettez-moi, seigneur, répondit la dame avec une dignité calme, d'achever mon accusation ; vous pourrez lire sur sa figure la preuve de ce que j'avance. Ce matin, de bonne heure, Fulvius, n'êtes-vous pas allé la trouver, cette douce enfant, dans sa prison ? ne lui avez-vous pas dit positivement (car je vous entendais à votre insu) que si elle voulait accepter votre main, non seulement vous sauveriez sa vie, mais encore qu'en dépit des ordres de l'empereur vous lui garantiriez la liberté de rester chrétienne ?»

Fulvius, d'une pâleur mortelle, demeura immobile, immobile comme s'il eût été touché au coeur ou frappé de la foudre. Il ressemblait à un homme qui attend non une sentence de mort, mais sa condamnation à un éternel pilori d'infamie. Le juge lui dit alors :

«Fulvius, vos regards confirment cette grave accusation. Je pourrais sur-le-champ prononcer contre vous la peine capitale. Suivez mon conseil, éloignez-vous d'ici pour n'y plus reparaître. Fuyez, cachez-vous, afin de vous soustraire, après un pareil crime, à l'indignation des honnêtes gens et à la vengeance des dieux ; qu'on ne vous revoie jamais sur ce Forum ou dans aucun autre lieu. S'il plaît à cette dame, je recueillerai sa déposition contre vous. - Madame, demanda-t-il ensuite avec respect, pourrai-je avoir l'honneur de connaître votre nom ?

- Fabiola», y répondit-elle.

Le juge devint immédiatement fort gracieux ; car il voyait devant lui celle qu'il espérait avoir pour belle-fille. «J'ai souvent entendu parler de vous, madame, ajouta-t-il, de vos grands talents et de votre haute vertu. En outre, je sais que vous êtes alliée de très près à cette victime de la trahison ; vous avez donc le droit de réclamer ses restes. Ils sont à votre disposition.» Le commencement de ce discours avait été interrompu par les sifflets et les huées qui accompagnèrent le départ de Fulvius, blême de honte, de terreur et de rage.

Fabiola remercia gracieusement le préfet, et fit un signe à Syra, qui l'accompagnait ; celle-ci transmit cet ordre à une autre personne, et quatre esclaves s'avancèrent avec une litière de femme. La jeune patricienne ne permit qu'à sa servante de lui aider à recueillir les reliques de la martyre, à les placer sur la litière et à les recouvrir de la précieuse étoffe. «Portez ce trésor à sa demeure», dit-elle. Et, accompagnée de Syra, elle suivit ce convoi funèbre. Une petite fille tout en pleurs vint lui demander si elle pouvait se joindre à elle.

«Qui es-tu ? lui demanda Fabiola.

- Je suis la pauvre émérentienne, sa soeur de lait», répondit l'enfant.

Fabiola la prit avec bonté par la main.

A peine le corps avait-il été enlevé, qu'une foule de chrétiens, hommes, femmes, enfants, se précipitèrent avec des éponges et des linges pour essuyer le sang. Ce fut en vain que les gardes s'efforcèrent de les chasser à coups de fouet, à coups de bâton et même à coups d'épée, de façon que plusieurs mêlèrent leur sang à celui de la jeune martyre. Lorsqu'un souverain, à son couronnement ou à son entrée dans sa capitale, jette des poignées d'or et d'argent parmi la foule, il n'excite pas plus d'ardeur à les ramasser que n'en montraient les chrétiens pour recueillir le sang vermeil qui avait jailli, pour l'amour de Dieu, du coeur des martyrs. A leurs yeux, ce trésor était d'un plus grand prix que toutes les richesses et les prières du monde. Mais tous respectèrent les droits sacrés de l'un d'entre eux ; le diacre Reparatus s'avança, au péril de sa vie, une fiole à la main, afin d'y renfermer le sang d'Agnès, qui devait être fixé sur sa tombe comme un sceau indélébile et un glorieux témoignage de son martyre.


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(1)  Meum enim habeo custodem corporis mei, angelum Domini. (Bréviaire)

(2)  Incessu patuit dea.

(3)  Duplex est corona prestita martyri. (Prudentius)

(4)  Ingressa Agnes turpitudinis locum, angelum Domini praeparatum invenit. (Bréviaire)

(5)  C'est l'église Sainte-Agnès, sur la place Navone, une des plus belles de Rome.
Cui posse soli Cunctipotens dedit
Castum vel ipsum reddere fornicem
.........
Nil non pudicum est, quod pia visere
Dignaris, almo vel pede tangere.
(Prudentius)

(6)  «Non intorto crine caput comptum.» Ses cheveux n'étaient pas ornés de tresses. (St Ambroise, Lib. I de Virgin, II - Voyez le portrait de sainte Eulalie, par Prudence, Peri Stef, III, 31)

(7)  Solvitur acris hiems, grata vice veris et Favoni. (Horace)

(8)  Saint Ambroise, ubi supra.

(9)  Aeterne rector, divide januas
Coeli, obseratas terrigenis prius,
Ac te sequentem, Christe, animam vota,
Cum virginalem, tum Patris hostiam.
(Prudentius, Peri Stef, 14)

(10)  On décapitait ordinairement hors des portes de la ville, à la seconde, à la troisième ou à la quatrième borne milliaire. D'après Prudence et d'autres auteurs, il est clair que sainte Agnès fut exécutée à l'endroit même où elle subit son jugement.

(11)  Prudentius.

(12)  St Ambroise

(13)  Prudence rapporte que le corps de sainte Eulalie, couché au milieu du Forum, fut subitement recouvert de flocons de neige.