Page d'accueil du site Méditerranées
Table des matières


Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


 

Livre II, chapitre 22

Chapitre 21 Sommaire Chapitre 23

 

 

Retour
Index
Alphabétique

 


Retour
Sommaire
Général


Ecrivez-nous

Le viatique

Cette scène, qui se passait dans la prison, constrastait d'une manière saisissante avec la fureur et la discorde qui rugissaient au dehors. La paix, la sérénité, la joie et une douce gaieté y régnaient sans conteste, tandis que la douce harmonie des chants que dirigeait Pancrace, glissant le long des froides pierres de la muraille, résonnait sous les voûtes et semblait inviter l'abîme à répondre à l'abîme ; car les prisonniers du donjon inférieur s'unissaient à leurs compagnons de captivité en répétant alternativement les versets des psaumes que la situation présente amenait naturellement sur leurs lèvres.

Selon la coutume, on accordait une plus grande liberté aux prisonniers la veille du jour où ces malheureuses victimes devaient lutter avec les animaux féroces, ou plutôt être déchirées par eux. On permettait à leurs amis de venir les voir ; et les chrétiens profitaient courageusement de cette faveur pour arriver en foule et se recommander aux prières des saints confesseurs du Christ. Le soir ils se rendaient au souper libre ; c'était un repas abondant et même recherché qu'ils prenaient en public. La table était entourée de païens, curieux d'observer la conduite et la physionomie des combattants du lendemain ; mais ils ne remarquèrent en eux ni la bruyante affectation de courage, ni l'air abattu, ni l'animosité des condamnés ordinaires. C'était plutôt une agape, une véritable fête de la charité ; ils soupèrent avec une joie calme, en s'entretenant avec gaieté. Néanmoins, une ou deux fois, Pancrace réprima la brutale curiosité et les remarques grossières de la foule : « La journée de demain, leur dit-il, ne peut donc vous suffire ? vous faut-il encore repaître vos yeux de la vue des futurs objets de votre haine ? Aujourd'hui vous êtes de nos amis, demain vous serez nos ennemis. Regardez bien nos visages, afin de les reconnaître au jour du jugement.» Plusieurs se retirèrent à ces paroles de reproche, et quelques-uns se convertirent (1).

Tandis que les persécuteurs préparaient ainsi une fête pour le corps de leurs victimes, l'église, mère tendre, préparait un autre banquet plus délicat pour l'âme de ses enfants. Les chrétiens avaient constamment été visités par les diacres, surtout par Reparatus, qui eût bien volontiers pris place au milieu d'eux ; mais son devoir ne le lui permettait pas alors. Après avoir veillé aussi bien que possible à leurs besoins temporels, il était convenu avec le saint prêtre Dionysius, qui demeurait encore dans la maison d'Agnès, d'envoyer vers le soir une quantité suffisante de pain de vie, afin de fortifier, au matin du combat, les champions du Christ. Quoique les diacres eussent la mission de transporter les espèces consacrées de l'église principale aux autres églises où elles étaient distribuées par les titulaires, cependant on chargeait des ministres inférieurs d'aller les porter aux martyrs en prison et même aux mourants. En ce jour où les passions hostiles de Rome païenne étaient extraordinairement surexcitées par l'approche du massacre de tant de victimes chrétiennes, l'accomplissement de ce devoir n'était pas sans péril ; car on savait, par les révélations de Torquatus, que Fulvius avait soigneusement observé tous les ministres du sanctuaire et donné leur signalement à ses actifs et nombreux espions. Il n'était donc pas prudent de sortir pendant le jour, à moins d'être parfaitement déguisé.

Le pain sacré était préparé et placé sur l'autel ; le prêtre, se retournant, jeta les yeux sur l'assemblée afin d'y choisir un messager sûr et fidèle. Avant que personne eût eu le temps de se présenter, le jeune Tarcisius s'agenouillait devant lui. Ses mains étendues étaient prêtes à recevoir le dépôt sacré ; son doux et innocent visage, d'une beauté angélique, semblait solliciter la préférence, et même la réclamer comme un droit.

«Tu es trop jeune, mon enfant, dit le bon prêtre, tout pénétré d'admiration à cette vue.

- Ma jeunesse, saint père, sera ma meilleure protection. Oh ! ne me refusez pas ce grand honneur.» En disant ces paroles, ses yeux se remplirent de larmes, et ses joues se couvrirent d'une modeste rougeur. Il présentait ses mains avec tant d'ardeur, ses supplications étaient si ferventes, son air si résolu, qu'il était impossible de le refuser. Le prêtre prit alors les divins mystères soigneusement entourés d'un linge et d'une seconde enveloppe, et les remit entre ses mains en ajoutant :

«N'oubliez pas, Tarcisius, quel est le trésor que l'on confie à votre faiblesse. évitez en chemin les places publiques, et souvenez-vous que les choses saintes ne doivent pas être données aux chiens, ni les perles jetées au-devant des pourceaux. Garderez-vous fidèlement les dons sacrés de Dieu ?

- Plutôt mourir», répondit le saint jeune homme en serrant sur sa poitrine le céleste dépôt, qu'il entoura des plis de sa tunique ; puis, saluant le prêtre d'un air joyeux, il se mit en route. Sa figure respirait un air de gravité au-dessus de son âge, tandis qu'il s'avançait rapidement le long des rues, évitant les endroits les plus fréquentés ou mal famés.

Comme il approchait de la porte d'une maison considérable, la maîtresse de cette demeure, riche dame sans enfants, le vit venir, marchant rapidement, les bras croisés sur sa poitrine ; frappée de la beauté et de la douce expression de son visage :

«Arrêtez-vous un instant, cher enfant, lui dit-elle en se plaçant sur son chemin ; faites-moi connaître votre nom et la demeure de vos parents.

- Je suis l'orphelin Tarcisius, répondit-il en la regardant avec un sourire ; quant à ma demeure, il ne vous serait pas agréable de la connaître.

- Venez alors chez moi vous reposer ; je désire vous parler. Oh ! que n'ai-je un fils comme vous !

- Ce n'est pas possible maintenant, noble dame. On m'a confié une mission solennelle et sacrée que je ne dois pas tarder à remplir.

- Eh bien, promettez-moi de venir demain ; voici où je demeure.

- Si je vis, je viendrai», répondit l'enfant avec un regard inspiré qui le fit ressembler à un messager du ciel. Elle resta quelque temps à le regarder ; puis, après un moment d'hésitation, elle se détermina à le suivre. Un grand bruit et des cris discordants qui s'élevèrent peu après la forcèrent de s'arrêter ; ne les entendant plus, elle poursuivit sa route.

Cependant Tarcisius, songeant à de meilleures choses qu'aux faveurs de la fortune, se hâtait, et arriva bientôt sur une place remplie d'enfants qui venaient de quitter l'école et de commencer leurs jeux.

«Il nous manque quelqu'un pour compléter le jeu ; où le trouverons-nous ? dit le chef de la bande.

- Parfait ! s'écria un autre. Voici Tarcisius, que je n'ai pas vu depuis un siècle, et qui est toujours si adroit à tous les exercices. Venez, Tarcisius, ajouta-t-il en l'arrêtant par le bras ; où courez-vous, si vite ? Venez jouer avec nous, en bon camarade.

- Non, non, Petilius, c'est tout à fait impossible ; je suis chargé d'une commission très importante.

- Vous viendrez de force, s'écria le premier interlocuteur, jeune homme vigoureux et à l'air brutal, en le saisissant. Je n'aime pas qu'on boude quand je demande quelque chose. Venez à l'instant jouer avec nous.

- Je vous en prie, dit le pauvre enfant d'une voix touchante, laissez-moi aller.

- Non, bien certainement, reprit l'autre. Que portez-vous donc avec tant de soin sur votre poitrine ? Une lettre peut-être. Elle ne sera pas perdue pour avoir été une demi-heure hors de sa cachette. Donnez-la-moi ; je la mettrai de côté pendant que nous jouerons». Et il s'efforça de lui arracher le dépôt qu'il serrait sur son coeur.

«Jamais, jamais ! répondit l'enfant en levant les yeux au ciel.

- Je veux voir, je veux connaître ce merveilleux secret», insista-t-il en le secouant avec brutalité. Quelques hommes du voisinage les entourèrent et demandèrent curieusement de quoi il s'agissait. Ils voyaient un enfant, les bras croisés et paraissant doué d'une force surnaturelle, résister à tous les efforts d'un autre enfant plus grand et plus vigoureux, pour lui faire découvrir ce qu'il portait. Souffleté, tiraillé, accablé de coups de poing et de coups de pied, il demeurait invincible. Il supportait tout sans murmures, sans essayer de se venger et sans rien perdre de sa fermeté inébranlable.

«Qu'est-ce donc ?» commencèrent-ils à se demander les uns aux autres. Par hasard Fulvius passa de ce côté, et se joignit au cercle au milieu duquel étaient les combattants. Il reconnut aussitôt Tarcisius, qu'il avait vu à l'ordination. Voyant son air distingué, les spectateurs lui adressèrent la même question ; il répondit avec dédain, en s'éloignant : «Ce que c'est ? Ce n'est qu'un âne chrétien qui porte les mystères (2)».

Ce fut assez. Fulvius, méprisant une proie si peu profitable, n'ignorait pas quel serait l'effet de ses paroles. Un ardent désir de voir les mystères des chrétiens révélés et de les insulter s'empara de cette foule de païens, qui demandèrent à Tarcisius de livrer son secret. «Vous ne l'aurez qu'avec ma vie», fut la seule réponse. Un forgeron lui assena un violent coup de poing qui faillit lui faire perdre connaissance, et fit jaillir le sang de la blessure ; d'autres lui succédèrent, jusqu'à ce que, couvert de meurtrissures, mais tenant toujours ses bras croisés sur sa poitrine, il tomba lourdement à terre. La populace se précipita sur lui, et allait le mettre en pièces pour arriver jusqu'au dépôt trois fois saint, lorsqu'ils se sentirent tous rejetés à droite et à gauche par une main puissante.

Quelques-uns roulèrent jusqu'à l'extrémité de la place; d'autres, tournant sur eux-mêmes sans trop savoir comment, se trouvèrent étendus sur le sol ; le reste prit la fuite devant un officier de haute taille et d'une force herculéenne, auteur de cette exécution. A peine s'était-il débarrassé de ces misérables, qu'il s'agenouilla les larmes aux yeux ; il prit dans ses bras, avec la tendresse d'une mère, le pauvre enfant évanoui et tout meurtri, et lui demanda avec douceur : «êtes-vous gravement blessé, Tarcisius ?

- Ne vous occupez pas de moi, Quadratus, répondit-il en ouvrant les yeux et avec un sourire, je porte les divins mystères ; prenez-en soin.»

Le soldat souleva l'enfant avec un respect infini ; car il n'emportait pas seulement la tendre victime d'un sacrifice, les reliques d'un martyr, mais le Roi lui-même et le Seigneur des martyrs, la victime divine de l'éternelle rédemption. La tête de l'enfant s'appuyait avec confiance sur les épaules vigoureuses du centurion ; mais ses mains et ses bras vigilants n'abandonnèrent pas un instant le dépôt confié à sa garde : le courageux Quadratus ne sentait pas le poids de son fardeau doublement sacré. Personne ne l'arrêta ; une dame se trouva sur son passage et le regarda d'un air étonné ; puis s'approchant afin de mieux voir ce qu'il portait entre ses bras : «Est-il possible ! s'écria-t-elle avec effroi ; est-ce là Tarcisius que j'ai rencontré tout à l'heure si beau et si plein de vie ? Qui a pu le traiter ainsi ? - Madame, répondit Quadratus, ils l'ont tué parce qu'il était chrétien.»

«Est-il possible ! s'écria la dame avec effroi ; est-ce là Tarcisius que j'ai rencontré tout à l'heure ?»

La noble dame jeta ses regards sur le visage de l'enfant. Celui-ci ouvrit les yeux, lui sourit et expira. Ce coup d'oeil porta dans son âme la lumière de la foi ; elle ne tarda pas à devenir chrétienne.

 

Le vénérable Dionysius était tellement ému, que ses yeux remplis de larmes lui permettaient à peine d'écarter les mains de Tarcisius, afin de retirer le Saint des saints qui reposait intact sur sa poitrine. Il lui semblait que ses traits avaient une expression plus angélique encore maintenant qu'il dormait du sommeil du martyre, que lorsqu'il était plein de vie, il y avait une heure à peine. Quadratus le porta lui-même au cimetière de Callistus, où il fut enseveli au milieu de l'admiration des vieux chrétiens. Plus tard le saint pape Damase lui composa une épitaphe que personne ne put lire sans en tirer cette conclusion, que la foi à la présence réelle du corps de Notre-Seigneur dans la sainte Eucharistie était aussi vive à cette époque que de nos jours :

Tarcisium sanctum Christi sacramenta gerentem,
Cum malesana manus peteret vulgare profanis,
Ipse animam potius voluit dimittere caesus
Prodere quam canibus rabidis caelestia membra (3).

Des mains sacrilèges voulurent forcer saint Tarcisius, qui portait les sacrements du Christ, à les dévoiler aux profanes ; mais il aima mieux se laisser mettre en pièces que de livrer à des chiens furieux les membres divins.

Le Martyrologe romain nous apprend, le 15 août, qu'on célèbre sa commémoration au cimetière de Callistus, d'où ses reliques furent transportées, dans la suite, à l'église Saint-Silvestre-in-Campo. Ce qui est attesté par une ancienne inscription.

Ces nouvelles ne parvinrent aux prisonniers qu'après leur festin. La crainte d'être privés de la nourriture spirituelle qui devait renouveler leur force était peut-être la seule chose capable d'altérer, même légèrement, la sérénité de leurs âmes. Dès son arrivée, Sébastien s'aperçut qu'il était survenu quelque fâcheux événement, que son centurion Quadratus lui fit aussitôt connaître. Il s'efforça néanmoins de ranimer le courage des confesseurs du Christ en leur assurant qu'ils ne seraient point privés de la nourriture qu'ils désiraient avec tant d'ardeur ; puis il glissa quelques mots à l'oreille du diacre Reparatus, qui sortit immédiatement en échangeant avec le centurion un regard d'intelligence. Sébastien, bien connu des gardes, entrait librement dans la prison à toutes les heures du jour, et s'occupait de ses frères captifs avec un zèle infatigable. Mais il était venu dire un dernier adieu à son meilleur ami, Pancrace, qui soupirait après cette entrevue. Ils se retirèrent à part, et Pancrace parla le premier :

«Eh bien ! vous souvenez-vous, Sébastien, de cette soirée pendant laquelle nous entendions de votre fenêtre les rugissements des bêtes féroces, et nous regardions les innombrables ouvertures béantes de l'amphithéâtre qui semblait attendre le triomphe des chrétiens ?

- Oui, cher enfant, je me rappelle bien cette soirée, et il me semble que votre coeur anticipait alors ce qui vous attend demain.

- C'est vrai, j'avais une intime certitude que je serais un de ceux qui les premiers devaient calmer la fureur de ces cruels représentants de la méchanceté humaine. Qu'ai-je donc fait, Sébastien, pour être, sinon digne d'un si grand honneur, du moins l'objet d'une si grande grâce ?

- Vous le savez, Pancrace, ce n'est ni celui qui veut, ni celui qui court, mais Dieu, dans sa miséricorde, qui se charge de l'élection. Dites-moi plutôt quels sont vos sentiments à l'égard du sort glorieux qui vous est réservé pour demain.

- A dire vrai, ce sort est si beau et dépasse tellement mes plus légitimes espérances, qu'il me semble plutôt un rêve qu'une réalité. Ne vous paraît-il pas incroyable que moi, qui vais passer la nuit dans cette prison glaciale, obscure et triste, avant qu'un nouveau soleil se soit couché, j'entendrai les concerts harmonieux des anges, mêlé à la foule des saints vêtus de blanc, que je respirerai les célestes parfums, et que j'apaiserai ma soif dans les eaux limpides des sources de vie ? Ne s'agit-il pas d'un autre ? Est-il vrai que dans quelques heures je verrai moi-même la réalisation de toutes ces merveilles ?

- N'espérez-vous donc pas contempler quelque chose de plus merveilleux, Pancrace ?

- Oh ! oui, j'espère contempler de plus grandes merveilles et d'inénarrables beautés. Comment se fait-il que moi, faible enfant à peine sorti de l'école, et qui n'ai rien fait pour l'amour du Christ, je le verrai demain face à face, je recevrai de ses mains une palme, une couronne ; bien plus, un tendre baiser ? Cet espoir est si beau, que je tremble en pensant qu'il deviendra bientôt une réalité. Et pourtant, Sébastien, continua-t-il en saisissant les mains de son ami, c'est vrai, n'est-ce pas, très vrai ?

- Ce n'est pas encore tout, Pancrace.

- Oui, oui, Sébastien, il y a plus encore. Quelle joie de fermer les yeux à la vue de ces figures humaines, de ces milliers de visages où se peignent la haine, le mépris, la fureur, et qui vous contemplent de tous les gradins de l'amphithéâtre, pour les ouvrir en présence de Dieu, de cet esprit aussi brillant que le soleil, et dont la splendeur nous anéantirait si le doux rayonnement qui l'environne ne la tempérait pour notre faiblesse ! Quel bonheur de nous réfugier dans le coeur de Dieu, si brûlant d'amour, dans cet océan de miséricorde et de charité, sans que l'effroi de la mort puisse nous y atteindre ! Oh ! Sébastien, serai-je accusé de présomption en disant que demain..., écoutez..., le veilleur du Capitole annonce minuit..., qu'aujourd'hui, aujourd'hui même, j'entrerai en possession de tant de biens ?

- Heureux Pancrace ! s'écria l'officier, quelques heures seulement vous séparent de l'éternelle félicité.

- N'est-ce pas, cher Sébastien, continua le jeune homme sans prendre garde à l'interruption, que Dieu est singulièrement bon et miséricordieux de m'accorder une pareille mort ? Elle n'est pas faite pour effrayer un enfant de mon âge, puisqu'elle met un terme à tout ce qu'il y a de haïssable sur la terre, puisqu'elle fait disparaître à mes yeux ces bêtes immondes, ces hommes criminels et non moins redoutables, et m'empêche d'entendre les rugissements infernaux que leur arrache une commune haine. Combien n'est-il pas plus poignant d'échanger un dernier regard avec une mère aussi tendre que la mienne, et de se refuser à écouter la plainte résignée de sa douce voix ! Je sais que d'après nos arrangements je vais la voir et l'entendre encore une fois aujourd'hui, avant de marcher au combat ; mais je suis sûr qu'elle n'ébranlera pas mon courage.»

Une larme brilla dans les yeux de cet enfant au coeur si affectueux ; il l'essuya, et reprit d'un ton gai :

«A propos, Sébastien, vous n'avez pas accompli votre promesse, - votre double promesse, - de me confier vos secrets. Allons, voici une occasion suprême, dites-moi tout.

- Vous souvenez-vous bien quels étaient ces secrets ?

- Oh ! parfaitement, car ils m'ont fort étonné. D'abord, lors de notre entrevue dans votre appartement, vous avouâtes qu'il y avait un puissant motif qui modérait votre ardent désir de mourir pour le Christ. A ce premier secret vous en avez récemment ajouté un autre, en refusant de m'expliquer pourquoi vous m'envoyâtes avec tant de précipitation en Campanie, ce que je n'ai jamais pu comprendre.

- Tout cela, néanmoins, ne fait qu'un seul et même secret. J'avais promis de veiller sur vous, Pancrace ; c'était un devoir de charité et d'affection. Voyant votre ardeur extrême du martyre et connaissant le zèle impétueux de votre coeur, je craignis qu'un acte trop audacieux ne flétrît quelque peu la palme que vous vouliez cueillir, de même qu'un souffle suffit à ternir l'acier le plus fin et le plus étincelant. Dans ce but je résolus de modérer mon impatience jusqu'à ce que je vous eusse vu hors de danger. Avais-je raison ?

- Oh ! cher et noble Sébastien, vous êtes trop bon. Mais comment tout cela se rapporte-t-il à mon voyage ?

- Si je ne vous avais pas fait partir, vous eussiez été arrêté pour avoir osé porter la main sur l'édit et apostrophé le juge en plein tribunal. Sans aucun doute on vous condamnait à souffrir pour le Christ ; mais la sentence n'eût été portée contre vous que pour un délit civil, pour un acte de rébellion envers les empereurs. De plus, cher enfant, vous auriez acquis par là un certain relief, une sorte de triomphe : les païens eux-mêmes eussent honoré votre courage et votre audace, et un léger sentiment d'orgueil se fût peut-être insinué dans votre coeur au milieu du combat : Dans tous les cas vous auriez été privé de l'ignominie, mérite distinctif et gloire spéciale de ceux qui expient dans la mort le nom seul de chrétien.

- C'est très vrai, Sébastien, dit Pancrace en rougissant.

- Mais lorsque je vous vis arrêté dans l'accomplissement d'un acte de généreuse charité envers les confesseurs du Christ, traîné par les rues et enchaîné à un esclave comme le plus vil des criminels ; lorsque je vous vis assailli de pierres et d'injures avec vos frères dans la foi, et que je vous entendis condamner avec les autres parce que vous étiez chrétien, et non pour d'autres causes, alors je vis que mon devoir était accompli, et je n'aurais pas levé le doigt pour vous soustraire à votre sort.

- Votre affection pour moi, si prudente, si généreuse, si infatigable, ressemble à l'amour de Dieu envers ses créatures», répondit Pancrace tout en larmes, en se jetant au cou du soldat ; puis il ajouta : «Promettez-moi encore une chose : c'est de ne pas me quitter pendant toute cette journée, et de remettre à ma mère le dernier legs de son fils mourant.

- Je le ferai au péril de ma vie, vous pouvez y compter. Nous ne serons pas séparés longtemps, Pancrace».

Le diacre les avertit alors que tout était prêt pour l'oblation du sacrifice au milieu de la prison. Les deux jeunes gens se retournèrent, et Pancrace demeura stupéfait. Le saint prêtre Lucianus était couché sur le sol ; car ses membres, cruellement tendus par la catasta (chevalet), ne lui permettaient pas de se lever. Sur la poitrine du martyr, Reparatus avait étendu les trois linges qui doivent toujours recouvrir l'autel ; puis il y avait placé le pain non fermenté et le calice, qu'il soutenait de ses mains, et où étaient mélangés le vin et l'eau. On avait soulevé la tête du pieux vieillard, afin qu'il pût lire les prières habituelles et accomplir toutes les cérémonies prescrites pour l'oblation et la consécration. Chaque fidèle s'approcha ensuite dévotement, et, avec des larmes de reconnaissance, reçut des mains consacrées de Lucianus sa part, ou plutôt la totalité de la nourriture mystique (4).

Admirable exemple de la merveilleuse facilité avec laquelle l'église de Dieu peut s'adapter à toutes les circonstances ! Ses lois sont strictes ; mais son amour ingénieux sait à la fois en fortifier le principe et en adoucir la rigueur ; l'exception même n'est qu'une application plus sublime de la règle. Voyez ce ministre de Dieu, ce dispensateur de ses mystères : on lui accorde en cette occasion de plus grands privilèges, et semblable à Celui qu'il représente, il est à la fois le prêtre et l'autel. L'église prescrit que le saint sacrifice ne peut être offert qu'au-dessus des reliques des martyrs ; et voici un martyr qu'elle autorise, par une prérogative singulière, à l'offrir sur son propre corps. Vivant encore, il est «couché sous les pieds de Dieu». Les battements du coeur, il est vrai, soulevaient toujours cette poitrine, sur laquelle reposaient les divins mystères ; mais ce n'était là qu'une partie du rôle de ministre, déjà mort, pour ainsi dire, et ayant complété le sacrifice de sa vie, encore qu'il n'eût point reçu le coup fatal. Le Christ lui-même habitait le sanctuaire de cette poitrine (5), sur laquelle il daignait descendre. Le viatique des martyrs avait-il jamais été plus dignement préparé ?

 

Chapitre 21 Haut de la page Chapitre 23

(1)  Actes des martyrs de Lyon, p. 219.

(2)  Asinus portans mysteria, proverbe latin.

(3)  Voyez aussi les notes de Baronius dans le Martyrologe. Les mots (Christi) coelestia membra, appliqués à la sainte Eucharistie, fournissent un de ces arguments inattendus, mais frappants, qui sont plutôt l'expression de la croyance générale de l'antiquité que des figures symboliques.

(4)  Un semblable exemple de la célébration des divins mystères est rapporté dans les actes d'un prêtre du même nom à Antioche. Voyez Ruinart, t. III, p. 182, note.

(5)  Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi. (Gal.II, 20.)