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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


 

Livre II, chapitre 19

Chapitre 18 Sommaire Chapitre 20

 

 

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Double vengeance

En allant au cimetière, Sébastien avait pour but, non seulement d'y faire transporter, afin d'y être ensevelies, les reliques de la première martyre, mais de s'entretenir avec Marcellinus des mesures à prendre pour le mettre à l'abri du danger. Une existence si précieuse pour l'église ne pouvait être encore sacrifiée. Sébastien n'ignorait pas avec quelle ardeur on cherchait à s'emparer du saint pontife. Torquatus le confirma dans cette idée en lui découvrant le plan de Fulvius et la raison de son assistance à l'ordination de décembre. La résidence habituelle du pape n'était donc plus sûre ; un audacieux projet venait d'être conçu par ce soldat intrépide, «protecteur des chrétiens», selon le titre qui lui est solennellement accordé dans ses actes. C'était de loger le pontife là où personne ne soupçonnerait sa présence, et où l'on ne songerait jamais à faire des recherches, - dans le palais même des Césars (1). Soigneusement déguisé, le saint évêque quitta le cimetière, et, sous l'escerte de Sébastien et de Quadratus, arriva dans les appartements d'Irène, noble dame chrétienne, qui vivait dans une partie retirée du Palatin, où son mari occupait une charge.

Le lendemain, de très bonne heure, Sébastien alla trouver Pancrace.

«Mon cher enfant, lui dit-il, il faut que vous quittiez Rome immédiatement pour aller en Campanie. Quadratus vous attend avec des chevaux ; il n'y a pas un instant à perdre.

- Et pourquoi, Sébastien ? répondit le jeune homme d'un air affligé et les larmes aux yeux. Ai-je commis quelque faute ? Doutez-vous de mon courage ?

- Pas le moins du monde, je puis vous l'affirmer. Mais vous m'avez promis de vous laisser guider par moi en toutes choses, et votre obéissance est plus importante que jamais en cette occasion.

- Donnez-moi quelque explication, bon Sébastien, je vous en prie.

- Cela doit encore rester secret.

- Comment ! encore un secret ?

- Oui, encore un secret, qui vous sera révélé en même temps que l'autre. Je puis cependant vous dire ce que vous aurez à faire ; cela ne vous déplaira pas. Corvinus a reçu l'ordre de s'emparer de Chromatius et de toute sa communauté, dont la foi n'est pas encore bien vigoureuse, ainsi que vient de nous le prouver l'exemple de Torquatus ; il doit aussi torturer jusqu'à la mort votre ancien maître Cassianus, à Fundi. Il faut donc que vous devanciez son courrier, à moins qu'il ne se décide à partir lui-même, et que vous mettiez nos frères sur leurs gardes.»

Les yeux de Pancrace brillèrent de joie ; il voyait que Sébastien avait confiance en lui. «Votre désir est pour moi la meilleure explication ; j'irais volontiers au bout du monde pour sauver mon cher Cassianus ou quelque autre de nos frères.»

Il fut bientôt prêt, et prit affectueusement congé de sa mère. Avant que Rome fût sortie du sommeil, Quadratus et lui, montés sur d'excellents chevaux et bien munis de provisions, s'avançaient au grand trot à travers la campagne romaine, afin de gagner la voie Latine, qui était plus sûre et moins fréquentée.

Corvinus, ayant résolu de diriger lui-même cette expédition, qui lui semblait devoir être aussi agréable qu'honorable et lucrative, fut obligé d'attendre deux jours la guérison de ses pauvres épaules endolories et la fin de ses préparatifs. Il loua un char et des cavaliers numides qui pourraient le suivre à toute vitesse. Néanmoins nos chrétiens eurent deux journées d'avance, malgré le soin qu'il prit de suivre la voie Appienne, beaucoup plus courte et plus praticable.

Lorsque Pancrace arriva à la villa des Statues, il trouva la petite communauté déjà fort agitée par la nouvelle de la publication de l'édit ; elle l'accueillit avec beaucoup d'affection, et écouta très respectueusement les avis contenus dans la lettre de Sébastien. Après avoir prié et délibéré, on prit quelques résolutions. Marcus et Marcellianus, avec leur père Tranquillinus, s'étaient déjà rendus à Rome pour l'ordination. Nicostrate, Zoé et les autres les y suivirent. Chromatius, à qui la couronne du martyre ne devait pas être accordée, quoique l'église célèbre sa mémoire et celle de son fils le Il août, trouva un refuge dans la villa de Fabiola, faveur qu'il avait obtenue par écrit de sa nouvelle amie, sans lui en donner la raison, car il désirait séjourner encore quelque temps dans le voisinage. Enfin la villa ad statuas fut confiée à quelques fidèles serviteurs sur lesquels on pouvait compter.

Nos deux messagers, après avoir pris quelque repos, ainsi que leurs montures, s'engagèrent dans le même chemin que Torquatus avait parcouru pour se rendre à Fundi. Arrivés en cet endroit, ils descendirent à une petite auberge située hors de la ville, sur la route de Rome. Pancrace eut bientôt trouvé son ancien maître, qu'il embrassa affectueusement ; il lui fit connaître le but de son voyage, et le conjura de fuir ou du moins de se cacher.

«Non, répondit l'excellent homme, je n'en ferai rien. Je suis vieux déjà et fatigué de ma profession si peu lucrative. Mon serviteur et moi nous sommes les deux seuls chrétiens de la ville. Les meilleures familles, il est vrai, envoient leurs enfants à mon école, car ils savent que j'enseigne une morale aussi pure que le paganisme le permet. Précisément à cause de cela je ne compte pas un ami parmi mes élèves ; ce sont de grossiers provinciaux qui n'ont rien de la délicatesse raffinée de Rome païenne. Les plus âgés ne se feront certainement aucun scrupule d'attenter à ma vie, si on leur assure l'impunité.

- En vérité, quelle triste existence, Cassianus ! n'avez-vous donc pu faire aucune impression sur eux ?

- Une très légère, et, pour ainsi dire, aucune, cher Pancrace. Comment le pourrais-je, étant obligé de leur faire lire ces livres dangereux remplis de toutes les fables de la littérature romaine et grecque ? Non, mes paroles ont été sans effet ; ma mort sera peut-être plus fructueuse.»

Pancrace comprit l'inutilité de ses conseils, et se fût bien volontiers décidé à partager son sort ; mais il avait promis à Sébastien de ne pas exposer sa vie pendant le voyage. Néanmoins il résolut de rester dans la ville jusqu'à la fin.

Corvinus, suivi de sa troupe, arriva à la villa de Chromatius ; de grand matin il franchit bruyamment les portes et pénétra jusque dans la maison. Elle était vide. Il la parcourut de fond en comble, sans pouvoir y découvrir ni une personne, ni un livre, ni un symbole du christianisme. Confondu et inquiet, il sortit, et, promenant ses regards de tous côtés, il aperçut un esclave qui travaillait dans le jardin ; il alla lui demander où était son maître.

«Maître pas dire à esclave où il va, lui fut-il répondu dans un latin barbare dont nous essayons de donner une idée.

- Tu te moques de moi. De quel côté s'est-il dirigé avec ses compagnons ?

- Du côté de cette porte.

- Mais ensuite ?

- Regardez par là, répondit l'esclave, vous voir porte ? Très bien, vous voir rien de plus. Moi travailler ici, moi voir porte, moi voir rien de plus.

- Quand sont-ils partis ? Tu pourras me dire cela, au moins.

- Après les deux venus de Rome.

- Quels deux ? toujours deux, on dirait...

- Un bon jeune homme, très beau, chante si délicieusement. L'autre très gros, très fort, oh ! très fort ! Vous voir ce jeune arbre arraché jusqu'aux racines ? Lui faire cela aussi facilement que moi retirer ma bêche de la terre.

- Encore ces deux ! s'écria Corvinus plein de rage ; une fois de plus ce misérable enfant a renversé mes plans et frustré mon espoir. Il en sera cruellement puni.»

Aussitôt qu'il se fut un peu reposé, Corvinus reprit son voyage, bien déterminé à décharger toute sa colère sur son ancien maître, à moins qu'il ne rencontrât sur sa route celui qu'il considérait comme son mauvais génie. Pendant le chemin il repaissait son esprit des projets de vengeance qu'il méditait contre son maître et son condisciple ; aussi à son arrivée à Fundi fut-il enchanté de mettre la main sur l'un d'eux. Il montra au gouverneur son mandat pour arrêter et torturer Cassianus, le plus dangereux des chrétiens. Ce magistrat, homme plein d'humanité, remarquant que cet ordre suspendait tous les droits de sa juridiction en pareil cas, l'autorisa à agir comme bon lui semblait, et lui offrit l'assistance du bourreau et tout ce qui lui serait nécessaire. Corvinus refusa et se fit seulement accompagner d'un officier public ; la force brutale et la cruauté ne devaient pas lui faire défaut parmi les gens de son escorte.

Il se dirigea vers l'école, alors remplie d'écoliers, ferma la porte, et répondit au bon accueil de Cassianus, qui s'avançait vers lui le visage souriant et les mains tendues, en l'accusant de conspirer contre l'état et d'être un hypocrite chrétien. Les enfants applaudirent. Ce cri de joie et l'aspect de ces jeunes visages apprirent à Corvinus qu'il était entouré d'un grand nombre de petits animaux sauvages, au coeur d'hyène, et aussi féroces que lui.

«Enfants ! s'écria-t-il, aimez-vous votre maître Cassianus ? Il a été mon maître aussi, et j'ai plus d'un compte à régler avec lui.» Des cris de haine lui répondirent de toutes parts.

«Eh bien, je vous apporte de bonnes nouvelles. Par ordre du divin empereur Maximien il vous est permis de le traiter comme il vous plaira.»

Une grêle de livres, de tablettes et d'autres objets tomba sur Cassianus, qui se tenait immobile, les bras croisés, devant son persécuteur. Puis tous ces petits monstres se levèrent et se préparèrent à l'attaquer brutalement.

«Arrêtez, arrêtez, s'écria Corvinus, il faut se mettre à l'oeuvre avec plus de méthode.»

Il venait de se reporter par la pensée à ses années d'école, à cette époque que l'on n'évoque jamais sans éprouver les sentiments plus doux que ceux inspirés par la contemplation des choses présentes, ces heures écoulées, remplies, pour la plupart d'entre nous, de si agréables et de si doux souvenirs. Il fouillait dans sa mémoire, afin d'y trouver la vengeance qui lui eût alors causé le plus de joie, et d'en accorder le plaisir à cette jeunesse si pleine d'espérances. Rien ne devait tant réjouir ce coeur cruel que de rendre à son maître chacune des corrections qu'il en avait reçues, et d'écrire sur son corps et avec son sang chacun de ses reproches. Délicieuse pensée qu'il allait exécuter sans retard !

Uncus, ou croc - Plumbatae, fouet composé de chaînes de bronze auxquelles étaient attachées des boules de plomb - Vulsellae, ou pinces

Loin de nous, certes, l'intention de blesser les sentiments délicats de nos lecteurs, en décrivant les cruelles et infernales tortures infligées à nos ancêtres chrétiens par leurs persécuteurs païens. Il en est peu de plus horribles et néanmoins de plus authentiques que celles endurées par le martyr Cassianus. Entouré de liens, il fut livré à ces jeunes tigres, comme une victime à laquelle leurs mains débiles arracheraient lentement la vie. Les uns, ainsi que le rapporte le poète chrétien Prudentius, taillèrent leurs devoirs sur son corps avec des pointes d'acier qui servaient à tracer les caractères sur des tablettes enduites de cire ; les autres s'ingéniaient, avec une brutalité précoce, à tourmenter de mille manières ce corps lacéré et en proie à d'inexprimables souffrances. Les flots de sang qui s'échappaient des blessures du martyr épuisèrent ses forces ; il tomba sans pouvoir se relever. De nouveaux cris de joie s'élevèrent alors au milieu de cette troupe de jeunes démons, qui s'acharnèrent encore sur leur victime, puis se dispersèrent pour aller raconter à leurs parents les nobles exploits de cette journée. Jamais les persécuteurs des chrétiens ne songeaient à les ensevelir avec décence.

Peignes de fer (pectines ferrei) - Uncus ou croc

Corvinus, après avoir encouragé les instincts cruels de ces trop dociles instruments de ses volontés et assouvi ses regards du spectacle de sa vengeance, abandonna sur le sol Cassianus expirant, seul et privé de secours. Cependant son fidèle serviteur le releva, le mit sur son lit, et, comme il était convenu, envoya un messager à Pancrace, qui fut bientôt à son chevet, tandis que son compagnon s'occupait des préparatifs de départ. En voyant son vieux maître et en écoutant le récit de ses affreuses tortures, Pancrace fut rempli d'horreur autant qu'édifié par sa patience ; car son esprit était resté tellement absorbé dans la prière qu'au lieu de reproches ses lèvres n'avaient murmuré que des bénédictions.

Cassianus reconnut son élève bien-aimé, lui sourit, lui serra les mains, sans pouvoir articuler une parole. Après avoir langui jusqu'aux premières heures du jour, il expira. Son corps fut chrétiennement et modestement enseveli dans la maison qui lui appartenait. Pancrace s'en éloigna, le coeur rempli de tristesse et aussi d'indignation contre le barbare qui avait pu comploter ce làche assassinat et y assister sans remords.

Et pourtant il se trompait. A peine Corvinus eut-il satisfait sa vengeance qu'il en comprit toute la honte et la bassesse. Il craignait que son père, qui avait toujours montré de l'estime pour Cassianus, n'en fût informé ; il redoutait aussi la colère des parents dont il avait démoralisé les enfants ce jour-là, en les excitant à commettre ce qu'on pouvait appeler un parricide. Il donna l'ordre de préparer ses chevaux ; mais on lui répondit qu'ils avaient encore besoin de quelques heures de repos. Ce contretemps augmenta sa mauvaise humeur, les remords s'emparèrent de son âme ; il s'assit et se mit à boire pour noyer ses soucis et gagner du temps. Enfin il put s'éloigner, et après une nouvelle halte d'une heure ou deux il poursuivit son chemin pendant la nuit. La route, devenue très fangeuse par suite d'une pluie continuelle, s'avançait entre deux rangées d'arbres, le long du grand canal qui assainit les marais Pontins.

Corvinus avait encore bu à la dernière halte ; il était excité par le vin, le désappointement et le remords. L'allure un peu lente de ses chevaux fatigués l'irrita, et il se mit à les frapper avec fureur. Exaspérés par ces mauvais traitements, et entendant le piétinement d'autres chevaux qui approchaient, ils se lancèrent en avant à toute vitesse sans qu'on pût les retenir. L'escorte fut bientôt laissée en arrière ; les coursiers, effrayés, passèrent entre les arbres, et suivirent l'étroit sentier au bord du canal, avec une rapidité inouïe et en imprimant au char de violentes secousses. Les cavaliers, entendant le galop furieux des chevaux, le bruit des roues et les cris de l'escorte, pressèrent leurs montures de l'éperon et s'élancèrent bravement en avant. Ils avaient déjà dépassé les coureurs, lorsqu'ils entendirent un grand bruit et la chute d'un corps dans l'eau. Une roue avait frappé contre un arbre, le char s'était renversé, et son conducteur, à moitié ivre, avait disparu dans l'eau la tête la première. En un instant Pancrace et son compagnon mirent pied à terre, et s'approchèrent des bords du canal.

A la faible lueur de la lune qui venait de se lever, et au son de sa voix, le jeune homme reconnut Corvinus, se débattant dans les flots bourbeux.

L'eau, peu profonde sur le bord, coulait entre deux talus fort élevés et d'une terre argileuse, alors humide et glissante. Chacun de ses efforts pour les gravir était inutile ; à chaque fois son pied glissait, et il retombait au milieu du canal, dans une eau plus profonde. Le froid engourdissait déjà ses membres épuisés par ce bain glacial.

«Il mériterait qu'on le laissât où il est, murmura le rude centurion.

- Taisez-vous donc, Quadratus ! Comment pouvez-vous parler ainsi ? Donnez-moi votre main ; allons !» s'écria-t-il en se penchant au-dessus du talus ; et il saisit son ennemi par le bras au moment où ce dernier, lâchant les rameaux flétris d'un buisson, allait retomber sans force au milieu du courant. C'eût été sa dernière chute. Ils le tirèrent à eux, et l'étendirent sur la route ; ce fut dans ce triste état qu'il parut devant son plus grand ennemi. Ils s'empressèrent de lui frictionner les tempes et les mains ; à l'arrivée de son escorte, il avait déjà recouvré ses sens. Il fut confié aux soins de ses serviteurs, ainsi que sa bourse, qui s'était échappée de sa ceinture lorsqu'ils le retirèrent du canal. Mais Pancrace reprit possession de son couteau, tombé en même temps, et que Corvinus portait avec lui afin de pouvoir le convaincre d'avoir lacéré l'édit. Quand il eut repris connaissance, les soldats lui racontèrent qu'il leur était redevable de la vie, mais que sa bourse était restée dans la vase au fond du canal. Ils le transportèrent dans une petite villa à peu de distance, pendant qu'on réparait son char ; puis ils profitèrent de son sommeil et de son argent pour passer le temps le plus agréablement possible.

Ce jour-là une double vengeance s'était accomplie : celle du païen et celle du chrétien.


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(1)  Ce fait est consigné dans les Actes de saint Sébastien.