TRAITÉS CONTRE LES SECONDES NOCES

SECONDES NOCES

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TRAITÉS CONTRE LES SECONDES NOCES.

 

LIVRE PREMIER.

LIVRE DEUXIÈME

A UNE JEUNE VEUVE.

Tome II, p. 173-188.

(Voir t. I, chap. VIII, p. 82.)

Traduit par l'abbé J. DUCHASSAING

 

LIVRE PREMIER.

 

ANALYSE. Les motifs de consolation que saint Jean Ch rysostome présente à la veuve de Thérasius, sont : 1° le soin que Dieu prend des veuves; 2° la dignité de l'état de viduité qui est honorée des chrétiens et des païens ; 3° la joie que doit nous inspirer l'espérance et la confiance de revoir dans le ciel ceux que nous avons aimés ; 4° la brièveté de la vie, les misères qui l'accompagnent et l'instabilité de la fortune. — Pour prouver cette dernière proposition, il lui cite d'abord l'exemple de deux veuves, riches, puissantes, et réduites , par la mort de leurs époux, à une extrême indigence, puis celui des neuf empereurs qui avaient régné à Constantinople, et dont sept avaient péri de mort violente. — Enfin il termine par le tableau de la gloire et du bonheur dont Thérasius jouit dans les cieux.

 

1. Oui, vous avez été cruellement frappée; c'est à l'endroit le plus sensible de vous-même que vous avez reçu le trait lancé d'en-haut. Cela n'est que trop vrai, et les plus stoïques ne vous contrediront pas. Mais quand on a été blessé, il reste autre chose à faire que de passer sa vie dans le deuil et les larmes, il faut songer à la guérison de ses blessures; c'est à cela qu'il faut consacrer tous- ses soins : la négligence et les larmes ne feraient qu'envenimer la plaie, que rendre plus violente et plus forte la flamme de la douleur. Ecoutez donc patiemment mes discours consolateurs; arrêtez un peu le cours de vos larmes pour accueillir celui qui veut adoucir l'amertume de vos regrets.

Je n'ai point osé aborder ce sujet dans la première irritation de votre douleur, et comme dans le premier étourdissement du coup de foudre qui vous avait frappé. J'ai longtemps gardé un silence prudent, j'ai laissé votre coeur se rassasier librement de son deuil et de ses larmes; mais aujourd'hui que vos yeux sont moins noyés de pleurs, et que vos oreilles peuvent s'ouvrir à quelques paroles de consolation, je viens joindre mes bons offices à ceux des personnes de votre intérieur. Tant que la tempête n'a rien perdu de sa violence, et que l'affliction bouleverse l'âme de son souffle le plus impétueux, toute consolation est intempestive, et ne provoque qu'un nouveau chagrin; aussi tout le fruit qu'on en retire, est-il d'aigrir la plaie, d'attiser l'incendie et de s'attirer le mépris et la haine. Mais quand l'orage s'apaise, quand Dieu calme la violence des flots, nous déployons avec succès les voiles d'une parole amie; c'est ainsi que l'habileté du pilote triomphe d'une faible tempête, et succombe sous les fureurs de l'ouragan. Tel est le motif de mon long silence, et aujourd'hui encore j'hésiterais à le rompre, si votre oncle ne m'avait pleinement rassuré ; il m'a (174) dit que les femmes qui vous servent osent déjà, et peut-être peu respectueusement, vous adresser de longues consolations; et il a ajouté que vos parentes et vos amies s'empressent également à vous offrir leurs condoléances; c'est pourquoi je puis espérer, ou plutôt je suis certain que vous ne rejetterez point mes paroles, et que même vous les accueillerez avec calme et avec tranquillité.

La femme se laisse facilement maîtriser par la douleur, mais lorsque, jeune encore, elle est devenue veuve, et qu'accoutumée à une vie de délices, de luxe et d'opulence, elle se voit soudain, sans aucune expérience des affaires, accablée de soins et de soucis, son malheur s'aggrave si fortement qu'il la précipiterait dans le désespoir, si le Seigneur n'étendait sur elle sa main protectrice. Or, ce secours ne vous a point manqué; et ici je trouve une grande preuve de la bonté de Dieu envers vous, car si le poids de tant de maux fondant sur vous à la fois ne vous a pas brisée, vous le devez non à une assistance humaine, mais à celui dont la puissance est infinie, la sagesse insondable, qui est le père des miséricordes et le Dieu de toute consolation. C'est lui, dit le Prophète, qui nous a frappés, mais il nous guérira; il nous a blessés, mais il fermera nos plaies. (Osée. VI. 2.) Lorsque vivait votre saint époux, vous partagiez sa gloire et vous jouissiez de son affection et de son amour. Hélas ! il était mortel, et votre bonheur était attaché à sa vie; aujourd'hui le Seigneur qui l'a rappelé à lui a pris sa place auprès de vous : ce n'est pas moi qui le dis, mais le Roi-Prophète : Le Seigneur, dit-il, protégera la veuve et l'orphelin; et ailleurs il le nomme le père des orphelins et le soutien des veuves (Ps. CXLV, 9; LXVII, 6), tant il est vrai que Dieu prend soin de tous ceux qui sont faibles et délaissés !

2. Je viens de prononcer le nom de veuve, je vais être obligé de le répéter souvent; ce nom, qui est devenu le vôtre à la fleur de votre âge, si je ne vous l'expliquais pas , bouleverserait votre âme et troublerait votre raison en vous rappelant sans cesse la perte cruelle que vous venez de faire. Je vais donc vous montrer que ce nom signifie non pas malheur, mais honneur, honneur très-grand. Cette opinion n'est point celle du vulgaire , je le reconnais, mais elle est celle de saint Paul, ou plutôt de Jésus- Ch rist lui-même qui parle par la bouche de saint Paul, comme le prouvent ces paroles : Voulez-vous, nous dit l'Apôtre, éprouver la puissance de Jésus- Ch rist qui parle par ma bouche? (II Cor. XIX. 3.) Qu'écrit-il donc à son disciple Timothée ? Parmi les veuves n'admettez personne qui ait moins de soixante ans; et: Refusez les jeunes veuves. (I Tim. V, 9, 11.) Cette double recommandation nous fait connaître toute la sublimité de cet état. En effet, le même apôtre qui ne fixe aucun âge pour l'épiscopat, marque soigneusement celui qu'il exige pour l'élection des veuves. Est-ce qu'il les considère comme supérieures à l'évêque ? Nullement mais c'est qu'il n'ignore pas que leur état est plus pénible que l'épiscopat lui-même, parce qu'il les expose au dedans et au dehors à mille embarras et mille difficultés : car si une ville tout ouverte est exposée aux attaques et au pillage de l'ennemi, une jeune veuve est assiégée de gens qui s'efforcent de lui ravir ses biens et même son honneur.

Ces occasions de chute ne sont pas les seules qu'elle rencontre. Souvent, en effet, l'insubordination de ses domestiques, le mauvais état de ses affaires, le souvenir de l'existence brillante qu'elle a perdue, la vue du bonheur dont jouissent les femmes de son âge, enfin le goût du monde et de ses plaisirs l'amènent à contracter un second mariage. Il en est même plusieurs qui, en dehors d'une légitime union, entretiennent secrètement des rapports coupables, et savent ainsi se conserver l'honneur et la gloire de la viduité. Cet état n'a donc rien que d'honorable parmi les hommes; et s'il mérite les louanges des chrétiens, il n'excite pas moins l'étonnement des infidèles. Je me souviens que dans ma jeunesse, mon professeur, quoique païen, fit publiquement à ce sujet l'éloge de ma mère. Un jour qu'il avait, selon sa coutume, adressé quelques questions à mes condisciples sur ma personne et sur ma famille, on lui apprit que j'étais le fils d'une veuve. Il me demanda quel était l'âge de ma mère, et depuis combien de temps elle était veuve. Je lui répondis qu'elle avait quarante ans, et qu'il y en avait vingt qu'elle avait perdu mon père. Il en fut stupéfait, et se tournant vers les assistants, il s'écria avec force: Oh! quelles femmes chez les chrétiens! Tant la viduité excite l'admiration et obtient l'estime des païens comme des chrétiens?

L'Apôtre n'ignorait donc ni la dignité, ni les (175) périls de cet état, lorsqu'il recommandait à Timothée de ne pas admettre au rang des veuves celle qui aurait moins de soixante ans. Bien plus, cette garantie de l'âge, quelque grave qu'elle soit, ne lui suffit pas; et il pose encore les conditions suivantes : Il faut, dit-il, qu'on puisse rendre témoignage de ses bonnes œuvres, et s'assurer si elle a bien élevé ses enfants, si elle a exercé l'hospitalité, si elle a lavé les pieds des saints, si elle a secouru les affligés, si elle s'est appliquée à toutes les bonnes oeuvres. (Ibid. 10.) Quel examen sévère, et quelles épreuves rigoureuses ! Quelles vertus l'Apôtre exige des veuves, et à quels détails il descend ! Certes, il ne prendrait point ces mille précautions si le rang, auquel il les appelle, n'était un rang d'honneur et de gloire. Il dit encore au même Timothée : Refusez les jeunes veuves; et il lui en donne cette raison : Qu'après s'être dissipées sous l'autorité de Jésus- Ch rist, elles veulent se remarier. (I Tim. V, 9, 10, 11.) Mais ne nous fait-il point entendre par là qu'une veuve devient l'épouse de Jésus- Ch rist? Et pour montrer combien cette union est douce et légère, il dit qu'elles veulent se remarier après s'être dissipées sous l'autorité de Jésus- Ch rist. Jésus- Ch rist agit donc envers elles comme un époux débonnaire qui ne veut point commander sévèrement et qui leur laisse une entière liberté.

L'Apôtre ne s'en tient pas là; voici de nouvelles marques de sollicitude et d'intérêt : La veuve, dit-il, qui vit dans les délices, est morte, quoiqu'elle paraisse vivante; celle, au contraire, qui est vraiment veuve et délaissée, espère en Dieu, et persévère jour et nuit dans la prière et l'oraison. (I Tim. V, 5, 6.) Dans sa première Epître aux Corinthiens, il dit encore : Elle sera plus heureuse si elle demeure veuve. ( I Cor. VII. 40.)

Quel magnifique éloge ! et cependant saint Paul écrit sous la loi nouvelle, et dans un temps où la virginité rayonnait dans toute sa splendeur. Mais la gloire de cette vertu ne peut obscurcir dans son esprit l'éclat de la viduité; même à côté de la virginité elle conserve son mérite propre et sa splendeur. Quand je vous parlerai de veuvage et de viduité, ne vous troublez donc point, comme si vous aviez à rougir d'être veuve. Si la viduité était déshonorante, la virginité le serait bien davantage. Mais il n'en est pas ainsi, à Dieu ne plaise ! Et puisque nous louons et admirons la femme qui, du vivant de son mari, observe la continence, pourquoi refuserions-nous nos éloges et notre admiration à la veuve qui garde à son époux une inviolable fidélité?

Le saint et vertueux Thérasius vous donnait, je le répète, toute la gloire et tout le bonheur qu'un homme peut donner; mais aujourd'hui Dieu lui-même a pris sa place, et ce Dieu puissant qui ne vous a jamais abandonnée, vous protégera désormais avec une nouvelle sollicitude. Déjà sa paternelle providence s'est manifestée à vous dans cette fournaise de soucis, en vous défendant contre l'excès de votre douleur, et en vous préservant d'un funeste désespoir. Il vous a sauvée du naufrage au plus fort de la tempête, il vous gardera encore sur ces flots plus tranquilles où votre existence est entrée. Oui, il allégera pour vous les peines du veuvage.

Mais peut-être est-ce moins le nom de veuve qui vous peine, que la réalité de votre malheur? Ah ! je l'avoue avec vous, on trouverait difficilement un second Thérasius : les hommes bons, probes, modestes, sincères, prudents et pieux comme lui sont rares sur la terre, et sans doute votre douleur devrait être inconsolable, s'il était mort tout entier, et s'il était devenu la proie du néant; mais puisqu'il a abordé au port tranquille de la bienheureuse éternité, et qu'il a pris place près du trône du Roi par excellence, pourquoi pleurer son départ et regretter son bonheur ? Il faudrait plutôt s'en réjouir: une telle mort est bien moins une mort qu'un changement de domicile, et un passage de la vallée des larmes au séjour des félicités, et de la terre au ciel. Oui, il n'a quitté les hommes que pour se réunir aux anges, et adorer le Dieu que les anges adorent.

Ici-bas il combattait pour son prince, et avait à redouter les périls de la guerre, et les traits de l'envie, qui croissait avec son mérite et sa gloire, et qui multipliait autour de lui ses perfides embûches; mais le ciel ne connaît ni ces craintes, ni ces dangers. C'est pourquoi autant vous pleurez l'absence d'un époux si vertueux et si parfait, autant vous devez vous réjouir de son bonheur et de sa gloire, car aujourd'hui il vit au sein de la paix et du repos, loin du tumulte et des périls du monde. Est-il raisonnable de pleurer ceux qui vont au ciel, quand on sait que le ciel vaut infiniment mieux que la terre? Si votre époux eût vécu comme ces impies dont la vie n'est qu'une longue offense (176) contre le Seigneur, il ne vous eût pas fallu attendre sa mort pour le pleurer, mais puisqu'il a toujours été juste et craignant Dieu, félicitons-le de sa sainte vie et de sa sainte mort. C'est ce que nous recommande l'Apôtre quand il dit : J'ai un grand désir d'être dégagé des liens du corps et d'être avec Jésus- Ch rist, ce qui est sans comparaison le meilleur. (Philip. 1, 23.)

Vous souffrez de ne plus entendre sa voix, de ne plus lui témoigner votre amour, et de ne plus jouir de sa présence : peut-être aussi regrettez-vous la gloire et l'honneur, l'éclat et le repos dont il vous entourait ? Hélas ! tout s'est évanoui dans la nuit du tombeau, et les épaisses ténèbres du deuil et de l'affliction vous environnent de toutes parts. Mais qui vous empêche de lui témoigner votre affection aujourd'hui comme hier? L'amour est bien puissant; il peut subsister sans la présence et la vue de la personne aimée; ce lien mystérieux va saisir même les absents pour les unir et les serrer étroitement ensemble : le temps ni la distance ne sauraient rompre cette chaîne de l'amour entre deux âmes.

Je le sais, c'est sa présence surtout que vous redemandez. Eh bien ! gardez son lit pur et sans tache, que nul autre homme n'y touche, faites en sorte que votre vie soit une copie fidèle de la sienne. Alors, je vous l'assure, vous le retrouverez parmi les choeurs des élus, et vous habiterez avec lui, non cinq années; comme dans votre première union, ni vingt, ni cent, ni mille, ni dix mille, mais pendant l'éternité tout entière; ces régions heureuses ne connaissent point les liens de la chair et du sang, elles n'admettent que ceux de la vertu c'est ainsi que Lazare repose dans le sein d'Abraham avec tous les justes de l'orient et de l'occident, quoiqu'ils soient étrangers à la famille de ce patriarche. Ce même lieu de paix et de bonheur vous recevra comme il a reçu le noble Thérasius, si vous marchez sur ses traces; et vous le reverrez, non plus revêtu d'une beauté périssable, mais tout rayonnant d'une splendeur immortelle, et d'un éclat qui surpasse les clartés du soleil ; car sur la terre toute beauté, quelque parfaite qu'on la suppose est faible et caduque, tandis que le. corps des élus brille d'une gloire si éblouissante que nos yeux mortels ne sauraient la soutenir. Voulez-vous en saisir quelques traits, et comme en apercevoir quelque ombre ? Rappelez-vous, dans l'Ancien Testament, Moïse dont le visage resplendissait d'une lumière si vive que les Israélites ne pouvaient en supporter l'éclat, et dans le Nouveau, la sainte humanité du Ch rist qui se montra plus resplendissante encore sur le Thabor.

Supposons que l'on eût promis à votre époux l'empire du monde, à la condition de vivre loin de vous pendant quelques années, et que vous dussiez ensuite le retrouver paré de la pourpre et orné du diadème, pour partager vous-même son trône et sa gloire; je vous le demande, votre fermeté et votre constance eussent-elles reculé devant ce sacrifice? N'eussiez-vous pas regardé cette séparation comme un avantage inappréciable et digne de tous vos vœux? Montrez donc le même courage quand il s'agit de ce royaume des cieux, où vous reverrez Thérasius, revêtu non d'un manteau d'or et de pourpre, mais de la glorieuse immortalité des élus. Sans doute vos désirs voudraient précipiter le cours des années. Du moins il vous apparaît quelquefois en songe, il converse avec vous et vous montre ses traits chéris. Combien cette mystérieuse correspondance est-elle propre à vous consoler, et combien elle est plus douce que toute relation épistolaire ! Celle-ci ne vous présenterait que des caractères muets, tandis que vous reconnaissez dans vos rêves la noble figure, lé doux sourire, la démarche majestueuse et la voix aimable de votre époux.

4. Mais peut-être pleurez-vous cette sécurité de l'avenir dont il vous était un gage certain, et même ces espérances d'honneurs et de for tune qui s'épanouissaient à vos regards; et en effet, je sais que la chaise curule des préfets lui était prochainement réservée. Or, rien de plus propre à calmer votre douleur que le souvenir de ces grands qui, après s'être élevés plus haut encore, ont- fini misérablement leurs jours. Je vous rappellerai spécialement le fameux Théodore de Sicile : doué de tous les avantages extérieurs , il possédait, plus que tout autre courtisan, l'oreille et le coeur du prince; mais, ébloui de son crédit et enivré de sa fortune, il conspira un jour contre son maître, et paya dé sa tête cette criminelle tentative. Son épouse, que rapprochait de vous l'éducation, la naissance et la noblesse, se vit elle-même dépouillée de tous ses biens, privée de sa liberté et réduite en servitude : confondue dans la foule des servantes , elle n'eut (177) d'autre avantage sur ses compagnes que celui d'arracher quelques larmes à tous ceux qui, en la voyant, comprenaient toute l'étendue de son malheur.

On raconte aussi qu'Artémise, veuve d'un riche seigneur que perdit son ambition, tomba dans l'indigence et fut même privée de la vue. Elle devint aveugle par l'excès de sa douleur et l'abondance de ses larmes, en sorte que, guidée par une main étrangère, elle allait de porte en porte mendier un morceau de pain. Je pourrais multiplier ces exemples de familles ruinées et de fortunes renversées, si je ne savais que votre coeur est trop noble et trop généreux pour chercher sa consolation dans le malheur de vos semblables ; je ne vous ai cité ces deux traits qu'afro de vous mieux faire comprendre le néant des grandeurs humaines. Ah ! combien le Prophète a-t-il raison de s'écrier : Toute la gloire de l'homme ressemblé ci la fleur des champs ! (Is. XL, 6.) Plus on s'élève en éclat et en dignité, et plus la chute est profonde et terrible, et cette maxime est vraie,. non-seulement des dignitaires d'un empire, mais encore des empereurs eux-mêmes: Nos demeures privées ne nous présentent point; comme le palais des rois, une triste accumulation de crimes et de malheurs. C'est là que les enfants deviennent orphelins dès le berceau, et les épouses veuves à la fleur de l'âge ; c'est là que se multiplient les morts violentes, et que se réalisent ces drames sanglants dont le récit et le spectacle émeuvent la scène et le théâtre.

Sans fouiller dans les siècles passés, sur neuf empereurs qui ont régné de notre temps, deux seulement n'ont pas péri de mort violente. Celui-ci est tombé sous les coups d'un usurpateur; celui-là sur le champ de bataille; l'un, victime de la perfidie de ses gardes; l'autre, sous (les poignards payés par celui même de qui il tenait la couronne et la pourpre. Quant à leurs épouses, plusieurs ont péri par le poison, quelques-unes ont succombé à la douleur; et, parmi celles qui vivent encore, l'une tremble qu'une politique barbare n'immole son jeune fils à la sûreté du trône; et une autre revient à peine de l'exil qu'on fait cesser les pressantes démarches de ses nombreux amis.

Et maintenant, s'il est permis de parler de nos impératrices, que voyons-nous? L'une, respirant enfin de ses maux passés, n'ose se livrer à la joie du présent, parce qu'elle redoute pour l'empereur l'inexpérience de sa jeunesse et les complots des méchants ; l'autre consume ses jours dans un état de crainte que je comparerais aux terreurs du criminel condamné à mort; car, depuis son avènement au trône jusqu'à ce jour, l'empereur n'a point déposé les armes, et il voit la défaite et la honte flétrir la majesté de l'empire. Hélas ! ce qui ne s'était jamais vu se voit maintenant : les Barbares, quittant leur patrie, font irruption dans nos provinces, promènent sur nos campagnes le fer et la flamme, forcent nos cités et s'y établissent en conquérants. Comme s'il s'agissait de fêtes, non de batailles, ils se moquent de là lâcheté de nos soldats. Je ne comprends pas, disait l'un de leurs chefs, l'impudence des Romains :'ils se laissent égorger comme des moutons, et néanmoins ils espèrent encore la victoire, et ne veulent point nous céder un pays qu'ils ne peuvent défendre. Combien de fois, ajoutait-il, mon bras ne s'est-il pas lassé à les immoler ! Quel langage ! et de quel effroi il doit remplir l'empereur et son auguste épouse !

5. Et puisque j'ai rappelé cette guerre, puis-je oublier la multitude des veuves qu'elle a faite? Quelques-unes reflétaient la gloire d'un illustre époux, et aujourd'hui, revêtues des couleurs du deuil, elles consument leur vie dans les larmes et la douleur; bien plus, elles se sont vu refuser ce qui vous a été accordé. Car, ô veuve admirable ! votre époux est mort dans- son lit et entre vos bras; vous avez entendu ses dernières paroles , et recueilli les avis qu'il vous donnait sur l'administration de vos affaires domestiques, en même temps que par un testament régulier il fermait la porte aux procès et aux chicanes. Ajoutez encore que vous avez pu embrasser ses restes inanimés, lui fermer les yeux, vous rassasier de pleurs et de baisers, et qu'il vous a été donné de l'honorer par de magnifiques funérailles , en sorte que vous avez rempli à son égard tous vos devoirs d'épouse; enfin il vous est permis de visiter sa tombe, et les pleurs dont vous l'arrosez ne sont pas sans quelque consolation. Mais ces veuves infortunées n'en connaissent aucune; elles ont envoyé des époux affronter les périls de la guerre , espérant qu'elles les verraient revenir couverts de gloire, et elles n'ont reçu que l'affreuse nouvelle de leur mort; les restes mortels de ceux qu'elles aimaient n'ont pas même été (178) rapportés, et elles n'ont recueilli que le récit de leurs trépas.

Il y en a même qui n'ont point obtenu cette triste consolation, et qui, ignorant tous les détails de la mort de leurs maris, savent seulement qu'ils sont restés ensevelis sous des monceaux de cadavres. Et, doit-on s'étonner que plusieurs généraux aient ainsi péri, lorsque l'empereur lui-même, renfermé, avec quelques soldats, dans un village dont il n'osait sortir pour repousser les Barbares, y fut brûlé vif ainsi que tous ses compagnons ; cavaliers et chevaux, charpentes et murailles des maisons, l'incendie dévora tout, réduisit tout en cendres. Telle fut l'affreuse nouvelle que ceux qui avaient suivi l'empereur rapportèrent à sa veuve, au lieu de lui ramener un époux vainqueur et triomphant. Toutes les splendeurs du monde s'évanouissent donc comme l'éclat des fleurs printanières, comme une décoration de théâtre : elles n'ont pas encore paru que déjà elles se sont évanouies; ou si elles subsistent quelques instants, c'est pour se hâter vers un lugubre dénouement.

Quoi de plus vain que l'honneur du monde, que la gloire qui vient dés hommes ? Quel fruit et quel avantage peut-on en recueillir? Quelle en est la fin utile? Et plût à Dieu que la gloire du monde ne fût que frivole et inutile ! Mais stérile pour le bien, elle est féconde pour le mal; et elle multiplie l'épreuve et la tribulation sous les pas de quiconque se soumet à son tyrannique empire. Oui, elle est une maîtresse cruelle qui ne reconnaît les respectueux hommages de ses esclaves qu'en aggravant le joug de leur servitude, tandis qu'elle est impuissante à se venger de nos dédains et de nos mépris. C'est pourquoi je n'hésite point à dire que la gloire est plus farouche qu'un tyran inflexible et qu'un animal féroce. Ceux-ci s'apprivoisent souvent par les caresses; mais celle-là s'en irrite; et la plus obséquieuse obéissance ne la rend que plus dure et plus exigeante; elle a aussi pour compagne une passion que l'on pourrait nommer sa fille. Et en effet lorsque notre coupable coopération lui a permis de jeter dans nous de profondes racines, elle enfante l'orgueil; la fille n'est pas moins cruelle que la mère, et toutes deux ravagent le coeur de l'homme.

6. Eh quoi ! verseriez-vous des larmes parce que le Seigneur vous a soustraite à la domination de ces deux tyrans, et qu'il vous a mise à l'abri de leurs mortelles atteintes? Si votre époux vivait encore, ils ne cesseraient de vous harceler; et maintenant qu'il n'est plus, ils ne peuvent même s'insinuer dans vos pensées. La reconnaissance exige donc que vous cessiez de pleurer votre délivrance, et de regretter cette dure tyrannie, car plus le souffle de la gloire et de l'orgueil est violent, et plus il jonche notre coeur de ruines et de débris. La courtisane qui cache sous le fard les rides et la difformité de son visage, s'applaudit de séduire encore quelques jeunes gens inexpérimentés; dès qu'elle les tient enlacés dans ses liens, elle les traite avec plus de mépris que de vils esclaves. C'est ainsi que la gloire et l'orgueil font peser sur nous la plus flétrissante servitude.

La plupart des hommes considèrent les richesses comme une source de bonheur; mais celui qui vit sans ambition sait les mépriser. Avouons toutefois que le désintéressement est devenu l'auxiliaire de la gloire, et qu'on n'a .souvent refusé de s'enrichir que pour se faire honneur de sa pauvreté. Faut-il vous citer ces philosophes païens que vous connaissez bien mieux que moi: Epaminondas, Socrate, Aristide, Diogène, et Cratès qui fit don à ses concitoyens de ses champs pour nourrir leurs troupeaux? Les premiers, qui ne pouvaient s'enrichir facilement, voyant que la pauvreté les mènerait à la gloire, suivirent résolument cette voie. Cratès alla jusqu'à sacrifier ses biens, tant il était épris d'un fol amour pour ce tyran capricieux ! Ne nous plaignons donc point si le Seigneur nous a délivrés de tous les maux qu'enfante ce honteux et ridicule esclavage. La gloire ! voilà sans doute un mot sonore; mais que la réalité diffère de ce qu'il fait entendre ! Combien en cherchant la gloire n'ont rencontré que des moqueries ! Celui-là seul y parvient, et s'entoure de son éclat, qui la méprise sincèrement. Celui au contraire qui ambitionne l'admiration du vulgaire, et qui la recherche par mille moyens, s'éloigne de la véritable gloire : il ne l'atteindra jamais. Il ne rencontrera que les maux opposés, la raillerie, l'injure, la critique, la calomnie et l'offense.

C'est ce que nous voyons tous les jours se vérifier non-seulement chez les hommes, mais encore chez les femmes et principalement chez elles. La femme qui est simple et sans affectation dans son extérieur, dans sa démarche et dans ses habits, et qui ne cherche point à (179) s'attirer l'attention, est admirée de tous. Qui ne la contemple avec bienveillance? Qui ne la bénit et ne publie ses louanges? Mais on déteste celle qui s'étudie, à briller,-on l'évite comme un monstre, et on l'accable de dédains et de malédictions. Tels sont les mécomptes dangereux que nous épargne le mépris de la vaine gloire; il fait plus, il nous met en possession des véritables biens. Il laisse notre âme se dilater librement, et nous accoutume peu à peu à détacher nos regards de la terre pour les élever vers le ciel. Quiconque n'ambitionne point l'estime des hommes, pratique la vertu avec calme et sécurité, et se montre supérieur à la bonne comme à la mauvaise fortune. L'adversité ne saurait l'ébranler ni l'abattre; et la prospérité ne le rend point fier, ni orgueilleux. Mais au milieu de cette incessante mutabilité des choses humaines, et parmi leurs vicissitudes, il demeure ferme et inébranlable. Ainsi nous apparaîtrez-vous bientôt toute désabusée du monde, et tout occppée du ciel. Alors cette gloire, que vous, regrettez aujourd'hui, ne vous semblera digne que de vos mépris; vous ne la considérerez que comme une gloire vaine, futile et mensongère.

Si vous pleurez encore la perte de cette sécurité dont la présence de Thérasius entourait et votre personne et vos biens, et si vous craignez les embûches de ces gens qui sont toujours prêts à exploiter nos malheurs, déposez le fardeau de vos misères dans le sein du Seigneur, et il soutiendra votre âme. (Ps. LIV, 23.) Consultez le passé, et voyez si tous ceux qui ont espéré en Dieu ont été confondus. Qui l'a invoqué, et s'est vu méprisé ? Qui a persévéré dans ses commandements, et s'est vu délaissé? (Eccli. II, 12.) Oui, Celui qui a su alléger le poids de vos douleurs, et vous rendre la paix de l'âme, saura bien aussi écarter les dangers qui vous menacent. La mort de votre époux a été le plus grand de vos malheurs, et puisque malgré votre jeunesse et votre inexpérience, vous l'avez supportée avec tant de courage et de fermeté, manqueriez-vous de force pour soutenir de nouvelles et plus légères épreuves? Au reste je prie le Seigneur de vous les épargner. Ch erchez uniquement le ciel, et tout ce qui peut vous y conduire, vous deviendrez ainsi supérieure à tous les événements; et le prince des ténèbres ne pourra lui-même vous nuire, tant que vous vous occuperez de votre salut. Oui, qu'on nous ôte nos biens, et qu'on nous arrache la vie, peu importe, pourvu que nous sauvions notre âme.

7. Voulez-vous conserver votre fortune, et même l'augmenter? Je vous en indiquerai le moyen infaillible, et vous désignerai un lieu où elle sera en parfaite sûreté. Quel est ce lieu? le ciel. Remettez vos trésors entre les mains de votre bienheureux époux, et vous ne craindrez ni les ruses des fripons, ni la rapacité des voleurs. Ce sera aussi le meilleur moyen de les accroître, car la semence confiée aux sillons célestes s'épanouit en une. riche moisson. Et comment un sol si fertile ne produirait-il pas au centuple? C'est pourquoi, si vous suivez mon conseil, vous serez véritablement riche et heureuse. Vous vous assurerez d'abord la vie éternelle et la possession des biens promis à ceux qui aiment Dieu; biens que l'oeil de l'homme n'a point vus, dont son oreille n'a point entendu parler, et que son coeur n'a jamais compris. En second lieu, vous jouirez pendant toute l'éternité de la présence de votre époux, et vous vous délivrerez des soucis et des alarmes de la vie présente, de ses épreuves, et de ses agitations. Mais si vous retenez vos richesses, vous n'éviterez point qu'on y porte atteinte d'une manière ou d'une autre. Envoyez-les donc au ciel, afin que désormais votre vie s'écoule douce, calme et tranquille, puisque vous posséderez l'aisance unie avec la piété. Quand nous voulons acheter une propriété, nous avons égard à la fertilité du sol, et quand il s'agit d'échanger la terre contre le ciel, et de nous en assurer la possession, nous porterions la folie jusqu'à. nous attacher de coeur et d'affection à cette terre et à ces biens si mélangés de maux réels, et si trompeurs dans les espérances de bonheur qu'ils nous présentent !

Mais abordons votre chagrin le plus amer, et votre désolation la plus extrême. Vous espériez pour Thérasius la dignité de préfet, et vous regrettez ces honneurs que la mort lui a ravis. Considérez toutefois que cette espérance, quelque fondée qu'elle pût être, n'était qu'une espérance humaine, c'est-à-dire, une espérance trompeuse, et en effet l'expérience de la vie nous apprend que bien souvent nos désirs ne se réalisent pas, et que les événements se produisent dans un sens contraire à notre attente ; un trône nous échappe, un héritage nous est enlevé, un mariage se manque; il en est ainsi de presque tous nos projets. Sans (180) doute le jour de son élévation approchait; et néanmoins il se passe bien des choses, dit le Proverbe, entre le bord de la coupe et celui des lèvres. Du matin au soir, dit l'Ecriture, le temps change : et tel qui règne aujourd'hui, demain sera couché dans le tombeau. Nous ne connaissons de l'avenir que son incertitude aussi le Sage nous dit-il : Une multitude de tyrans ont été sur le trône, et l'homme auquel on pensait le moins a porté le diadème. (Eccli. XVIII, 26; XI, 5.) Il n'est donc pas entièrement certain que, même avec une vie plus longue, votre époux eût obtenu la charge de préfet. Outre la fragilité de la vie, qui peut prévoir tous les événements? Son élévation était probable, était certaine, si vous voulez, mais à condition que ni la maladie, ni l'envie et la malveillance de ses ennemis, ni quelque malheur inattendu ne fussent venus l'atteindre, et peut-être lui faire perdre jusqu'au rang qu'il occupait déjà.

Cependant je le suppose plein de vie encore,  et revêtu de cette charge : avouez du moins" que cette élévation aurait multiplié pour lui les inquiétudes et les dangers. Mais je vous accorde qu'il eût échappé à tous ces périls, et qu'il n'eût vogué que sur une mer calme et tranquille; quel eût été le terme dé cette heureuse navigation ? Au lieu de cette mort sainte que nous avons admirée, peut-être n'eût-il fait qu'une fin triste et déplorable. Assurément il eût joui moins vite du. ciel et de la béatitude des saints. Or, les âmes qui aspirent au ciel par la foi et l'espérance, savent quelles sont les souffrances de ce retard ; en second lieu, malgré sa vertu, la durée prolongée de sa vie, et je ne sais quelle funeste influence inséparable des honneurs, ne lui eussent point alors permis de sortir aussi pur, aussi irréprochable de ce monde plein de corruption. Qui peint même affirmer qu'il n'eût point changé, et que la mort ne l'eût point surpris dans un état peu rassurant pour son salut? Aujourd'hui au contraire, nous avons la douce confiance que, par la miséricorde divine, il s'est envolé au séjour du repos, parce qu'il n'a commis aucune de ces fautes qui nous excluent du royaume dès cieux. Mais qui dira qu'il n'eût point contracté de souillures dans le maniement des affaires publiques ? Il est en effet bien difficile de ne point dévier du droit chemin au milieu des piéges de l'ambition, et presque toujours l'on pèche par imprudence, si ce n'est volontairement.

Aujourd'hui éloignons toutes ces craintes; et soyons, assurés qu'au grand jour du jugement nous le verrons plein de joie et brillant de clarté précéder, avec les anges, le Sauveur Jésus. Revêtu de gloire et d'immortalité, il se tiendra près du trône du souverain Juge,, et occupera un rang distingué parmi les élus. C'est pourquoi essuyez vos larmes, mettez fin à vos soupirs, et ne songez plus qu'à imiter, et même à surpasser les vertus de votre époux, afin de. le retrouver dans les tabernacles célestes, et de lui être éternellement unie. Or, ce ne sera point par le lien terrestre du mariage qui unit seulement la chair à la chair, mais par le lien plus noble et plus doux de cette ineffable intimité qui unit deux âmes l'une à l'autre.

 

(Traduit par l'abbé J. DUCHASSAING.)

 

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TRAITÉ CONTRE LES SECONDES NOCES. LIVRE DEUXIÈME (1)

 

Traduit par l'abbé J. DUCHASSAING

 

Tome II, p. 181-188

 

ANALYSE. L'auteur expose d'abord et puis réfute les trois motifs qui portent ordinairement les veuves à se remarier, l'espérance d'une meilleure condition, l'amour du monde et la faiblesse de la chair. — Puis il déclare que son intention n'est point de blâmer les secondes noces que saint Paul autorise, et que l'Eglise reconnaît pour légitimes. — Il observe seulement que la veuve qui se remarie donne une grande marque de faiblesse et de sensualité, fait paraître un esprit attaché à la terre, et laisse apercevoir combien peu lui est chère la mémoire de son premier mari. — Elle ne peut aimer le second autant qu'elle a fait le premier ; et ce nouvel engagement soulève contre elle ses parents, ses serviteurs, et surtout les enfants qu'elle a eus de son premier mariage. — C'est donc pour dissuader les veuves de contracter de secondes noces que les législateurs ont voulu en bannir tout éclat, montrant ainsi qu'ils ne les permettent qu'à regret. — Il terminé par l'éloge de la viduité qu'il rapproche de la virginité, et il dit qu'elle en partage la gloire et les mérites.

 

1. Je ne m'étonne point que la femme qui n'a pas encore connu l'alliance de l'homme, ni les douleurs de l'enfantement et les mille embarras du mariage, puisse désirer cet état, car c'est un proverbe que l'on aime la guerre et ses rudes fatigues quand on n'en a point l'expérience. Mais qu'une veuve qui a éprouvé toutes ces tribulations, qui, sous le joug pesant du mariage a vanté le bonheur des vierges, et envié leur heureuse liberté, qui a maudit cent fois et son existence, et ses fiançailles et le jour de son hymen, se laisse prendre de nouveau au piège, et après une si cruelle déception convole à de secondes noces, voilà ce que je ne puis comprendre. Aussi ai-je cru utile de rechercher quels motifs pouvaient porter une veuve à contracter volontairement des engagements qui lui paraissaient si durs, et dont elle est affranchie. Cette recherche a exigé de ma part de profondes réflexions, et en remontant à la cause du mal, j'ai reconnu que ces motifs étaient nombreux.

Quelquefois le laps des années fait oublier à une veuve ses anciens chagrins; et, toute préoccupée du présent, elle désire le mariage comme l'unique remède aux tristesses de la viduité. Mais bientôt ses nouvelles chaînes lui deviennent plus lourdes que les premières, et

 

1 Dans son premier livre contre les secondes noces, saint Jean Ch rysostome s'était adressé en particulier à une jeune veuve, mais ici il parle en général à toutes les veuves, et il les exhorte à ne point se remarier. C'est pourquoi l'on doute que ce second livre ait été écrit pour la mime personne que le premier, et l'on pense qu'ils n'ont été réunie que parce qu'ils traitent l'un et l'autre du même sujet. Observons encore que parmi les motifs qui devaient éloigner ces veuves d'un second mariage , le saint docteur place au premier rang l'expérience qu'elles avaient faite des ennuis de l'union conjugale, et l'aveu qu'elles avaient souvent réitéré du bonheur des vierges qui ne connaissent pas ce joug insupportable. Mais ni ces plaintes, ni ces dispositions ne sauraient convenir à la veuve de Thérasius. Car elle n'avait goûté que les douceurs et les charmes du mariage, et en avait ignoré jusqu'aux moindres amertumes. Quoi qu'il en soit, saint Ch rysostome se propose, dans ce second livre , d'éloigner des secondes noces les veuves qui ne s'y porteraient que par des motifs humains. Il parcourt ces divers motifs, et les réfute victorieusement. La forme de ce traité est, comme dans tous les écrits de saint Ch rysostome, celle d'un discours oratoire ; le style en est brillant et rapide, et le raisonnement pressé et incisif.

 

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elle réitère ses doléances. Une autre tout enthousiasmée du monde et tout ébahie de sa gloire et de ses plaisirs, rougit de la viduité, et se replonge dans les misères du mariage par orgueil et par vanité. Il en est même quelques-unes pour lesquelles ces motifs sont nuls, et qui ne cèdent qu'à l'effervescence des sens et de la passion. Mais, en contractant un nouveau mariage, elles voilent sous divers prétextes la véritable cause de leur conduite. Sans doute je ne saurais ni blâmer indistinctement les secondes noces, ni engager quelqu'un à les condamner, car l'Apôtre, ou plutôt l'Esprit-Saint lui-même les approuve. La femme, dit saint Paul, est liée à la loi du mariage tant que son mari est vivant; mais si son mari meurt, elle est libre : qu'elle se marie à qui elle voudra, pourvu que ce soit selon le Seigneur. (I Cor. VII, 39.) Il lui permet donc un second mariage, quoiqu'il assure qu'elle sera plus heureuse si elle demeure veuve. Et de peur que l'on ne soit tenté de n'attribuer à sa parole qu'une autorité purement humaine, il ajoute : Je pense que j'ai aussi l'Esprit de Dieu; montrant ainsi qu'il écrivait comme sous la dictée de l'Esprit-Saint. (I Cor. VII, 40.)

Je n'ai donc pas pour but, dans ce que je vais dire, de m'élever contre les secondes noces, ni de blâmer les personnes qui s'y engagent; qu'on ne le croie pas. Serions-nous assez insensé, assez audacieux, nous, grand pécheur, pour condamner sévèrement une conduite sur laquelle l'Apôtre a évité de porter aucun blâme. L'Evangile nous ordonne de ne point juger nos frères, de peur qu'on ne nous juge nous-mêmes; et loin de nous autoriser à les reprendre rudement, il veut que nous soyons à leur égard bons et faciles à pardonner. Mais si nous incriminions, et si nous condamnions une conduite qui n'est point coupable, ne serait-ce point nous fermer à nous-mêmes la voie du pardon? Certainement, notre sévérité envers le prochain nous attirerait à nous-mêmes un jugement plus rigoureux. Ainsi je ne me propose point dans ce discours de censurer les veuves qui passent à de secondes noces. Oserais-je blâmer ce que le Seigneur leur permet? Seulement, qu'elles se marient selon le Seigneur. Mais de même que j'ai relevé l'excellence de la virginité sans rabaisser la. dignité du mariage, de même j'exhorte aujourd'hui les veuves à ne point contracter un second mariage, sans que pour cela je range les secondes noces au nombre des choses défendues; je les crois licites, mais je soutiens qu'il est plus parfait de s'en abstenir.

En comparant ces deux états, je donne la palme à l'un, mais je n'ai garde de dire que l'autre soit mauvais; je reconnais seulement que les secondes noces sont inférieures à la viduité. Ainsi encore une fois le but de ce parallèle n'est point de rejeter les secondes noces comme défendues et prohibées; elles. sont légitimes, et je les considère comme permises, mais j'estime que la viduité est bien meilleure et bien plus excellente, et la raison en est que je mets une grande différence entre la veuve qui ne se remarie pas, et celle qui contracte un second engagement. L'une montre qu'elle fût demeurée vierge, si elle avait pu savoir ce que c'était que le mariage; et l'autre en introduisant un nouvel époux dans le lit nuptial, laisse soupçonner qu'elle aime encore le monde, et qu'elle recherche les biens de la terre. Celle-là, du vivant de son époux, concentrait en lui seul toute son affection, et celle-ci donne à penser que, tout en restant chaste et fidèle épouse, elle n'a pas laissé de nourrir pour d'autres hommes un sentiment d'admiration peut-être plus fort que pour son mari.

2. Mais, abandonnons le champ des conjectures et' des suppositions, et analysons les faits. La virginité l'emporte sur le mariage, et la viduité sur les secondes noces. La veuve, d'abord inférieure à la vierge, s'en rapproche ensuite, et devient son émule; mais, si elle se remarie, elle s'éloigne d'un nouveau degré du mérite de la virginité. La première, qui supporte facilement les peines de la viduité, nous prouve que, même dans l'état du mariage, elle aimait et pratiquait la continence; et la seconde, qui regarde cette vertu comme trop onéreuse, nous autorise, presque à penser qu'elle est toute disposée à convoler, selon les circonstances, à de troisièmes et même à ,de quatrièmes noces, et, que les glaces de la vieillesse modéreront seules les feux de sa passion. Un premier mariage est une preuve d'honnêteté et de chasteté; . un second dénote un certain esprit, je ne dirai pas d'incontinence, à Dieu ne plaise, mais de faiblesse et de sensualité; en sorte que l'âme tout attachée à la chair et à la terre, ne peut prendre aucune résolution grande et généreuse.

Vous m'objecterez peut-être que le mariage étant honnête en lui-même, ne cesse point de (183) l'être quoiqu'il soit plusieurs fois réitéré; et vous en conclurez qu'il est plus louable de le contracter souvent que de s'en tenir à un premier engagement. Ce sophisme peut éblouir quelques esprits légers, mais il suffit d'un peu de réflexion pour en découvrir toute la fausseté. L'essence du mariage réside bien moins dans l'union de la chair, union que présente même l'adultère, que dans la ferme résolution où est la femme de n'avoir qu'un seul mari. C'est cette résolution qui sépare si profondément l'épouse chaste et pudique de l'effrontée courtisane. Laveuve, qui demeure fidèle à son premier engagement, montre qu'elle a réellement compris toute la sainteté du mariage; celle, au contraire, qui, successivement, introduit plusieurs maris dans sa maison, fait preuve, je ne dirai pas d'incontinence, mais d'une légèreté de caractère qui la place dans un rang bien inférieur. Et, en effet, la veuve qui ne veut point connaître un second époux, n'a pas oublié cette parole du Seigneur : L'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme; et ils seront deux dans une même chair. (Matth. XIX, 5.) C'est pourquoi elle persiste à rester unie à son premier mari, comme à sa propre chair, et à respecter la mémoire de celui qui fut son premier chef. Mais la veuve qui se remarie ne peut considérer comme sa propre chair, ni son premier, ni son second époux; le premier, dépossédé par le second, le dépossède à son tour. Elle ne saurait conserver un religieux souvenir de son premier mari, quand nous la voyons en prendre un second, ni donner à ce dernier toute son affection, puisque le premier en conserve une partie. Ni l'un ni l'autre n'obtient d'elle l'honneur et l’amour qu'une femme doit à son époux.

Et maintenant, quelles sont les pensées de ce second époux quand il entre sous le toit conjugal, et qu'il voit les ris et l'allégresse dont son épouse: salue sa présence? Il ne saurait lui-même l'accueillir avec un grand amour; son coeur doit être vivement troublé. Fût-il le plus dur des hommes, il est impossible qu'il ne soit pas ému; il le sera, s'il est encore homme. Malgré tous les soins de l'épouse pour parer et orner sa maison, elle ne peut effacer tous les souvenirs du deuil qui l'a frappée; souvenirs qui ne peuvent manquer d'assombrir la fête de leurs ombres lugubres. Nous voyons qu'un mur noirci par le feu conserve, sous le badigeon dont on le recouvre, des traces profondes de l'incendie, en sorte qu'il reste toujours comme à demi-blanc, et ne plaît jamais à l'oeil. C'est ainsi qu'au milieu de toute cette magnificence percent le deuil et la tristesse, et que ce mélange inévitable attriste tous les -coeurs. Tous ceux qui ont eu des rapports avec le premier époux, esclaves, serviteurs, fermiers, amis et voisins, s'affligent et gémissent. Le premier époux a-t-il laissé des enfants encore jeunes, leur seule vue irrite contre la mère les gens sensés et judicieux : et si ces enfants sont en âge de sentir leur malheur, la douleur générale s'en augmente. N'est-ce point à cause de ces conséquences fâcheuses que les législateurs ont prescrit que les secondes noces se feraient sans pompe et sans appareil? Ils ont voulu ainsi consoler ceux qu'elles affligent, et prouver qu'ils ne les permettent qu'à regret, et seulement par crainte de plus graves désordres. Ils ont donc interdit tout ce qui eût pu faire ressembler ce jour à une brillante fête : la musique, les chants, les choeurs de danse, les acclamations, et même la couronne nuptiale; en sorte que l'époux doit se présenter sans cet ornement et ce signe de joie. N'est-ce point proclamer hautement que si les lois tolèrent les secondes noces, elles les jugent indignes de tout honneur et de toute louange?

3. Mais l'Apôtre, me direz-vous, commande aux jeunes veuves de se marier, puisqu'il écrit à son disciple Timothée : De refuser les jeunes veuves. (I Tim. V, 11.) Ah ! ce n'est point l'Apôtre qui les empêche de garder la virginité; ce sont elles-mêmes qui l'ont contraint à leur donner cette permission, contre son propre sentiment. Si vous désirez connaître sa pensée intime, écoutez cette parole : Je voudrais que vous fussiez tous dans l'état où je suis moi-même, c'est-à-dire chastes et continents. (I Cor. VII, 7.) Supposerons-nous qu'il se contredise lui-même, qu'il affirme successivement le pour et le contre, et que, souhaitant que tous embrassent la virginité, il s'oppose à ce que les veuves demeurent volontairement dans l'état de viduité ? — Mais enfin, pourquoi veut-il que Timothée refuse les jeunes veuves? Il en donne lui-même la raison, ce n'est pas ici un précepte général: Après qu'elles ont vécu dans la dissipation, dit-il, sous l'autorité de Jésus- Ch rist, elles veulent se remarier. Ainsi, l'Apôtre ne parle point des veuves qui veulent garder la chasteté, il ne désigne que celles qui, dégoûtées de leur état, veulent (184) se remarier. Ce sont ces dernières auxquelles il permet les secondes noces, et qu'il défend sagement d'admettre au rang des diaconesses.

Et, en effet, ô veuve, si vous désirez contracter un nouveau mariage, gardez-vous bien de faire voeu de continence, puisqu'il vaut mieux ne rien promettre que de violer ses promesses. Au reste, l'Apôtre, après avoir ordonné aux époux de ne point se refuser l'un à l'autre, pour éviter le danger de l'incontinence, ajoute : Ce que je vous dis, c'est par condescendance, et je n'en fais point un commandement. (I Cor. VII, 6.) De même, il permet ici les secondes noces, par crainte d'un plus grand mal, et prouve ainsi qu'il sait avoir égard à la faiblesse de plusieurs. Ce n'est point que la veuve ne puisse persévérer dans l'état de chasteté, mais c'est qu'elle ne le veut plus. Or, si la vierge qui viole ses veaux, commet un crime énorme, la veuve qui a fait voeu de viduité, et qui ensuite foule aux pieds ses engagements sacrés, mérite les mêmes châtiments que la vierge infidèle, et, si j'ose le dire, des châtiments plus rigoureux encore. Car, je le répète, l'on excuse dans l'une l'inexpérience , et l'on condamne dans l'autre la connaissance du mal. C'est ainsi que l'Apôtre, abordant de nouveau ce même sujet, dit : J'aime mieux que les jeunes veuves se marient, qu'elles, soient mères de famille et qu'elles aient des enfants, afin qu'elles ne donnent à nos ennemis aucune occasion de parler mal de nous. (I Tim. V, 14.) Tel est le motif de sa condescendance : et il est vraisemblable que de son temps plusieurs veuves usaient avec trop peu de réserve d'une liberté qui leur était rendue. Elles s'exposaient donc à la malignité de la critique, et c'est pour leur en faire éviter les traits que l'Apôtre veut qu'elles reprennent le joug du mariage. Et en effet, dit-il, si l'on prévoit qu'une jeune veuve cherchera l'ombre et le secret pour oublier ses devoirs, il vaut beaucoup mieux qu'elle se marie, et ne donne à nos ennemis aucune occasion de parler mal de nous.

L'Apôtre ne permet donc aux veuves un second mariage que par crainte d'une conduite légère qui les exposerait à la critique et au déshonneur. Et voici les reproches qu'il leur adresse : tandis qu'elles devraient vaquer à la prière et à l'oraison, elles vivent dans l'oisiveté, et s'accoutument à aller de maison en maison; elles sont non-seulement oisives, mais encore causeuses et curieuses, s'entretenant de choses dont elles ne devraient point parler. (I Tim. V, 13.) Certes, il ne pouvait trop condamner une telle conduite; aussi veut-il qu'une veuve s'occupe presque exclusivement d'exercices spirituels, car celle qui vit dans les délices est morte, quoiqu'elle paraisse vivante. (I Tim. V, 6.) C'est ainsi qu'en parlant de la virginité, le même apôtre en fait consister l'excellence, moins dans la chasteté du corps que dans la facilité qu'elle nous donne, de nous consacrer à Dieu et de nous dévouer à la piété. Je vous dis ceci, écrit-il aux Corinthiens, pour votre avantage, et non pour vous tendre un piège, mais pour vous porter à ce qui est plus saint, et à ce qui vous donne un moyen plus facile de prier le Seigneur sans obstacle. (I Cor. VII, 35.) La vierge chrétienne ne saurait donc se partager entre Dieu et le monde, elle ne doit s'occuper que du soin des choses du ciel, et ne s'attacher qu'à plaire au Seigneur. Or, c'est à ce même genre de vie qu'il invite les veuves, puisqu'il veut que celle qui est vraiment veuve et délaissée, espère en Dieu, et qu'elle persévère jour et nuit dans la prière et l'oraison. (I Tim. V, 5.) Mais en même temps il engage à un second mariage les jeunes veuves qui, au lieu d'employer leurs loisirs selon les règles de l'Evangile, les consumeraient en des occupations vaines ou frivoles, et même en des choses mauvaises. Le repos du sabbat exigeait des juifs bien moins la cessation des oeuvres serviles que l'accomplissement des devoirs de la religion : et de même les veuves et les vierges qui font voeu de chasteté, se proposent non-seulement de se conserver pures, mais surtout de ne s'occuper que des choses de Dieu, et de se consacrer entièrement à son service.

4. Ce raisonnement est vrai, direz-vous; mais comme la femme n'a aucune expérience des affaires, n'est-elle pas bien à plaindre d'être obligée de, se livrer à des soins qui sont le partage de l'homme? Peut-elle aussi facilement que celui-ci régir ses biens et administrer ses revenus? Le résultat le plus certain de vos conseils, si elle les suit, sera la ruine de sa fortune. — Mais quoi ! toutes les veuves qui ont repoussé un second mariage, sont-elles tombées dans la pénurie et l'indigence n'en voyons-nous aucune qui ait su gérer ses affaires seule? Si, nous en voyons, et votre objection n'est qu'un adroit sophisme pour voiler un esprit faible et une volonté inconstante. Souvent des veuves ont administré leurs (185) biens plus sagement que ne le faisaient leurs époux, et ont donné à leurs enfants une brillante éducation : d'autres ont augmenté leurs revenus, ou du moins ne les ont pas diminués. Dieu n'a pas tout accordé à l'homme; il a même ordonné que la femme eût aussi sa part dans les soins et les travaux du ménage, de peur qu'une exclusion entière ne la rendit méprisable. Dieu ne l'a pas reléguée dans une condition inférieure; et il s'en déclare ouvertement par cette parole : Faisons à l'homme une aide qui lui soit semblable. (Gen. II, 18.) Sans doute l'homme a été créé le premier, et la femme a été créée pour lui; et parce que cette prérogative de priorité pouvait le rendre envers elle fier et arrogant, le Seigneur voulut dès le principe réprimer son orgueil, et lui apprendre que la femme entre pour moitié dans tout ce qui conserve et embellit l'existence.

Me demanderez-vous ici de spécifier en quoi l'aide de la femme nous est utile et même nécessaire ? Ne savez-vous pas que le bien-être de la vie présente résulte de la bonne gestion des affaires, soit extérieures, soit intérieures, et que Dieu a confié à l'homme le soin de traiter les premières, et à la femme celui de surveiller les secondes? Ch angez cet ordre et cette disposition, tout périt aussitôt et, s'écroule; tant il est vrai que jamais l'homme et la femme ne travaillent plus utilement qu'en restant dans leur rôle respectif. Si donc le gouvernement intérieur de la maison appartient à la femme, et si, en cette science, elle surpasse autant l'homme qu'un habile ouvrier surpasse un manoeuvre maladroit, vos craintes concernant la fortune des veuves sont-elles fondées? Il appartient à l'homme de voyager au loin et d'augmenter ses revenus; mais le devoir de la femme est bien moins d'amasser de nouvelles richesses que de conserver celles qui lui sont apportées, et d'en surveiller le sage emploi. Peut-être vous paraît-il plus glorieux de grossir votre fortune que de la conserver; cependant l'un devient sans l'autre vain et inutile; quelquefois même une stricte économie ne peut empêcher que trop d'avidité ne conduise à une ruine entière. Il est difficile que l'homme, tout préoccupé de ses intérêts et ambitieux d'agrandir son patrimoine, ne commette quelque injustice, puisqu'on ne s'enrichit presque toujours que par le malheur d'autrui. Or, il arrive souvent que ces richesses, qui sont le fruit de la rapine ou de la violence, frappent de stérilité la prudence de la femme, et rendent inutiles les efforts de Son économie intelligente. Si donc d'un côté il est plus glorieux d'acquérir que de conserver, d'un autre c'est beaucoup moins sûr , puisque l'avidité de gagner sans cesse, au lieu d'augmenter la fortune n'aboutit bien souvent qu'à la détruire. Après cela une veuve craindrait-elle de voir se détériorer, entre ses mains, une administration qui lui était confiée du vivant même de son époux ?

Mais cette administration ne deviendra-t-elle pas forcément moins sévère et moins ferme ? Il n'y aura plus là un maître qui se fasse craindre et obéir; les serviteurs, les économes et les régisseurs redoutaient le regard sévère de l'époux, et lui obéissaient avec une merveilleuse promptitude : mais aujourd'hui qu'il n'est plus, tous insultent à sa veuve, et se permettent impunément de coupables malversations; ils sont arrogants, ils dissipent les biens qu'ils devraient conserver, et si elle veut recourir à la sévérité, et châtier ces voleurs par le fouet et la prison, elle ameute contre elle-même la malignité du public, et s'expose aux traits acérés de la satire. — Ce sont là des inconvénients réels, je l'avoue, mais en voici d'autres : Si, oubliant la foi promise et l'amour juré à un premier époux, elle éloigne le souvenir des fêtes qui accompagnèrent son premier hymen, les chants et les acclamations, le flambeau nuptial et les doux embrassements, les épanchements du coeur, les festins et les danses; si elle chasse comme une réminiscence importune la pensée d'une union de plusieurs années, et celle de tendres et affectueux entretiens; enfin si elle rejette tout ce passé, comme s'il n'eût jamais existé, pour introduire en son lit un nouvel époux qui ne peut ignorer toutes ces choses; tout le monde s'accorde à la blâmer, à la critiquer et à lui prodiguer les noms d'inhumaine, de parjure, d'infidèle et mille autres aussi désagréables.

5. Ne nous en étonnons point, et gardons-nous de croire que les secondes noces, quoique permises par l'Apôtre, soient dignes de nos éloges et de l'approbation publique. Sans doute on ne peut les condamner comme criminelles, mais elles ne sauraient prétendre à nos louanges et nos encouragements. (l Tim. V, 14.) Il en est des secondes noces comme de l'infraction du conseil donné aux époux de s'abstenir du devoir conjugal les jours de (186) jeûne et de temps en temps : ce n'est pas un péché, c'est un signe d'incontinence et de volupté; c'est une conduite que nous n'avons pas le droit de blâmer, mais qui est loin de mériter nos éloges; tout ce que nous pouvons faire, c'est de traiter ces époux avec une grande indulgence, parce qu'ils sont véritablement faibles et peu généreux.

Vous craignez donc, ô veuve, de passer pour méchante, si vous punissez des serviteurs infidèles, et vous ne redoutez pas d'être considérée comme une femme sensuelle et voluptueuse en vous remariant !

Cette énergie nécessaire à la conservation de sa fortune, pourquoi une veuve ne pourrait-elle pas la déployer? Au reste, ce n'est pas encore le meilleur moyen qu'elle ait de mettre sa fortune en sûreté, il en existe un autre dont elle pourra user sans encourir aucun blâme, en s'attirant même les éloges des gens de bien, et surtout l'approbation de Dieu. Déposez, veuve chrétienne, vos richesses dans le ciel, enfouissez-les dans ce lieu inviolable, et loin de diminuer, elles prendront un rapide accroissement; telle est la loi : Ce que l'on sème dans le sillon de la charité fructifie au centuple.

Mais si une veuve hésite à suivre cette loi de la pauvreté évangélique, et à envoyer ainsi devant elle tous ses trésors, du moins elle peut prévoir qu'un nouvel époux ne se préoccupera point de les augmenter. Et quand même il s'y dévouerait, elle doit encore considérer que pour les accroître il l'exposera souvent à blesser la justice envers Dieu et envers les hommes. Admettez en effet qu'il soit riche et puissant., et vous le verrez contraindre souvent son épouse à agir contre sa conscience. Ainsi les secondes noces deviendront plus tristes et plus onéreuses que l'état de viduité. Ajoutez encore le danger trop probable d'une ruine entière. En demeurant veuve, elle est comme certaine, malgré quelques pertes partielles, de conserver le fonds de sa fortune; mais en se remariant à un homme puissant et chargé de l'administration des deniers publics, elle court risque de tout perdre, puisque la femme partage nécessairement les malheurs de son mari. Je veux bien cependant supposer que cette veuve soit à l'abri de tels périls; je pourrai toujours lui demander pourquoi elle préfère la servitude à la liberté, et de quelle utilité lui sont des richesses dont elle ne peut user à son gré? Il vaut mieux pour elle. de posséder réellement une modique fortune, que d'avoir toutes les richesses de la terre à la condition de les livrer à un maître dont elle devient elle-même l'esclave.

Je pourrais encore alléguer ici les soucis et les chagrins, les injures et les reproches, les soupçons, la jalousie et tous les maux inséparables du mariage ; mais s'il est bon et utile d'en parler à la vierge qui les ignore, pour éclairer son inexpérience, il est superflu de les rappeler à une veuve qui les a éprouvés, et qui les connaît bien mieux que vous ne pourrez le lui apprendre. Je dirai seulement que la vierge apporte dans l'union conjugale un certain abandon et une certaine confiance que les secondes noces excluent. Celui qui épouse une veuve l'aime comme sa femme, et non comme l'ayant prise encore vierge. Mais qui ne sait que ce second amour est plus violent que le premier, et qu'il s'élève jusqu'au transport de la fureur? Aussi la veuve qui se remarie ne possédera-t-elle jamais pleinement le coeur et l'affection de son nouvel époux. Tous les hommes, soit jalousie, vanité, ou tout autre motif, n'aiment fortement que les choses qui n'ont point appartenu à d'autres, et dont ils sont les seuls et les premiers maîtres. Nous le voyons par rapport aux vêtements, dans la préférence que nous donnons à un habit neuf sur celui qui déjà aurait été porté. Il en est de même d'une maison et de ses meubles. Qui aime une maison qui lui a été donnée autant que celle qu'il a lui-même fait bâtir? Quand des meubles sont neufs, et que nous nous en servons les premiers, nous en usons avec précaution et ménagement. Mais si nous les possédons de seconde, ou de troisième main, nous les estimons pou, et quelquefois même nous les méprisons au point d'en changer la forme, ou l'usage. Appliquez à l'union conjugale la puissance de cet instinct, et -dites quelle en sera la force, puisqu'un mari n'a rien de plus précieux que sa femme. Sur toute autre 'chose, il se prête volontiers aux- désirs d'un ami, mais sur ce point il est inexorable, et préfère la mort au déshonneur. Je le répète donc, l'homme aime, de toute son âme, la femme qu'il épouse vierge, et dont il s'approprie la virginale pureté; il ne regardera point d'un oeil également bon et affectueux celle qui recherche en secondes noces.

6.Tels sont les enseignements de l'expérience, et il serait inutile de m'opposer (187) quelques rares exceptions, car à ces premiers motifs qui expliquent la considération et l'estime dont jouit la femme dans un premier mariage, il est facile d'en joindre un grand nombre d'autres. Et d'abord la veuve gui se remarie s'expose à ce que son mari lui reproche son peu d'amour pour lui, et qu'il lui en allègue comme preuve son infidélité envers un premier époux. Sa parole amère ne rappelle donc le passé que pour en conjecturer un avenir qui peut-être ne se réalisera pas. L'oubli de, cette veuve pour un premier mari, peut bien éveiller dans le second la crainte d'une semblable indifférence, s'il ne lui en donne pas la certitude. Au reste, il n'est pas le seul à exprimer ces sanglants reproches; et vingt fois par jour les serviteurs et les servantes les murmurent en secret. Observez de plus que si cette veuve a de son premier mariage des enfants jeunes encore, elle ne peut se livrer tout entière aux soins de leur éducation. Et quels orphelins plus infortunés que ceux-ci qui voient un étranger posséder tous les biens de leur père, ses esclaves, sa maison, ses domaines, et jusqu'à sa femme? Pourront-ils eux-mêmes l'aimer et la respecter comme une mère? Et de son côté pourra-t-elle les chérir comme ses enfants ? Leur présence seule la fait rougir de honte, et elle ne saurait concentrer sur eux toute sa tendresse de mère, parce qu'elle est contrainte -d'en réserver une grande partie pour les enfants du second lit.

Mais ce discours, direz-vous, s'adresse-t-il aux veuves jeunes encore, et à celles qui n'ont vécu que peu de temps avec leur époux? — Certainement : ce sont ces veuves que je veux instruire; et je regarde comme inutile de parler à celles qui, déjà âgées, songent à un second mariage. Car ma parole les persuaderait-elle, lorsque ni le laps des années, ni l'âge, ni l'expérience, n'ont pu les en détourner? Ainsi je m'adresse aux jeunes veuves; et vous me demandez ce que je pense de celle qui, après un an de mariage, convole en de secondes noces, et pourquoi je lui préfère la veuve qui a vécu vingt et trente années avec son mari ? Et d'abord ce n'est pas moi qui vous répondrai, mais l'Apôtre qui a dit : Qu'elle sera plus heureuse si elle demeure veuve. (I Cor. VII, 40.) Je vous observerai ensuite que de ces deux veuves, l'une, pendant un grand nombre d'années, n'a jamais connu qu'un seul et même époux, tandis que l'autre, dans très-peu de temps, en a pris deux. Mais ce n'est point sa faute, objecterez-vous : car si son premier époux vivait encore, elle n'en aimerait point d'autre; et aujourd'hui qu'il lui a été trop tôt ravi, elle est forcée d'en chercher un second. — Et qui la force? Je découvre au contraire une raison bien puissante qui devrait l'éloigner du mariage : l'expérience qu'elle a acquise de toutes les amertumes de l'union conjugale. Je conçois en effet que la veuve qui a vécu pendant de longues années au milieu de ces tribulations, soit comme blasée sur leurs rigueurs, et puisse se remarier sans appréhender un avenir plus triste et plus sombre. Mais que peut vouloir, et que peut espérer celle qui, malheureuse dès le début de son mariage, cherche à se replonger dans les mêmes infortunes? Le marchand qui fait naufrage en sortant du port, et qui débute par un sinistre, se dégoûte facilement du commerce; de même lorsqu'une jeune veuve n'a recueilli de tous ses rêves de bonheur que les réalités du deuil et de la douleur, il est logique qu'elle renonce à tout amour humain. Le contraire dénoterait une violence de passions peu commune; et même alors ses premiers malheurs devraient étouffer en elle cet aveugle enthousiasme et éteindre ces feux dévorants.

Nous persévérons volontiers dans une entreprise qui s'annonce sous d'heureux auspices; mais si nous échouons dès le début, et comme à l'entrée de la carrière, notre ardeur s'évanouit, et nous abandonnons tout. C'est ainsi qu'une jeune veuve me paraît d'autant plus éloignée de se remarier qu'elle a connu plus tôt le deuil et le veuvage. En demeurant veuve, elle s'assure l'avenir, et se précautionne contre le retour de semblables malheurs; mais elle s'y expose de nouveau, en contractant un second mariage. De là nous pouvons encore conclure que si l'état de viduité est le même pour toutes les veuves , les récompenses de cet état sont diverses, et plus brillantes pour les unes, comme moins éclatantes pour les autres. En effet, la veuve qui jeune encore se soumet au joug de la continence, mérite plus d'honneur et de gloire que celle qui ne l'embrasse que dans sa vieillesse. Et pourquoi? c'est que dans la première, la crainte de Dieu a vaincu mille obstacles, tandis que la seconde a pu faire ce qu'elle a fait sans peine et sans effort. Car il n'y a pas d'effort là où l'on ne rencontre aucune résistance. De même que la veuve qui se (188) remarie est inférieure à la femme qui reste veuve; de même aussi la veuve qui, encore à la fleur de l'âge, renonce à une nouvelle union, est bien supérieure à celle qui n'est devenue veuve que dans sa vieillesse. Sans doute toutes deux n'ont connu qu'un seul époux, néanmoins à la mort l'une aura sur l'autre l'immense avantage d'avoir longtemps vécu dans la continence et la chasteté. Ainsi, ô veuves ! envisagez moins les difficultés de la viduité que ses magnifiques résultats. La vertu ne nous paraît presque toujours pénible et laborieuse que parce que nous en considérons le travail et les fatigues, et sans nous souvenir du prix dont le Seigneur la récompense.

Si nous additionnons cependant les peines et les récompenses, nous arriverons à reconnaître infailliblement que la pratique de la vertu est aisée et facile. Le soldat brave et courageux envisage bien moins les hasards de la guerre, les blessures et la mort que l'éclat de la victoire, et l'honneur du triomphe; aussi s'élance-t-il au combat avec une généreuse intrépidité. Le laboureur considère également bien moins les pénibles fatigues de l'agriculture que la joie de voir son aire chargée d'une riche moisson, et son pressoir plein d'une abondante récolte; aussi s'emploie-t-il avec ardeur aux travaux des champs. C'est ainsi qu'une bonne espérance nous rendra

les peines de la viduité d'autant plus légères que si l'attente du soldat et du laboureur est souvent trompée, le succès de nos efforts dépend uniquement de notre volonté. Pourrions-nous donc ne pas le vouloir, et ne pas embrasser avec la viduité un état qui se rapproche de la virginité, et même qui lui devient quelquefois supérieur? En effet, la veuve qui, selon le conseil de l'Apôtre, vit délaissée, espère en Dieu, persévère jour et nuit dans la prière et l'oraison (I Tim. V, 5), et se retire du monde et de ses fêtes, l'emporte évidemment sur la vierge qui se livre aux joies du siècle et au tumulte des affaires. Puissiez-vous donc descendre dans cette noble carrière, et cueillir cette palme éclatante !

Je le répète, je ne fais que développer un conseil, et je ne condamne point les veuves qui veulent se remarier. Je me propose seulement d'exhorter en général toutes les veuves à ne point tenir leurs regards si fortement attachés à la terre qu'elles ne les -élèvent vers le ciel. Je voudrais donc. qu'elles pussent profiter de leur liberté pour mener une vie toute céleste; et je désire que, devenues les épouses de Jésus- Ch rist, elles se montrent en toutes choses dignes d'une telle alliance. C'est à lui qu'appartient toute gloire, tout honneur, et toute adoration avec le Père , principe éternel, et l'Esprit vivificateur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles, Ainsi soit-il.

 

(Traduit par l'abbé J. DUCHASSAING.)

 

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