Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -

 

XXVI

DU TEMPS ENTRE PAQUES ET LA PENTECOTE (1813)

 

1. Après la troisième visite du vicaire général, Rensing avait ordonné à Anne Catherine de prier à une certaine intention qu'il ne voulait pas lui désigner plus clairement. Le 9 mai, il la trouva très consolée par une apparition de la Mère de Dieu avec l'enfant, laquelle avait eu lieu pendant la nuit. Voici ce qu'elle dit à ce sujet

« J'ai beaucoup invoqué l'intercession de Marie à l'intention qui m'avait été prescrite : mais je n'ai pas été exaucée. J'ai déjà prié trois fois pour cela et j'ai dit à Marie» je suis obligée de prier à cette intention parce que la chose m'a été prescrite en vertu de l'obéissance : « mais je n'ai pas reçu de réponse et j'ai oublié d'insister davantage par suite de la joie que me causait le saint enfant. J'espère pourtant que je serai exaucée. Je ne prie pas pour moi et j'ai été si souvent exaucée quand je priais pour autrui ! Pour moi, je ne l'ai jamais été, si ce n'est quand je demandais des souffrances.»

Sans le savoir, Anne Catherine avait cette fois encore prié pour elle-même, car l'intention inconnue de Rensing avait pour objet la prompte conclusion de l'enquête. De même que Rensing, tout l'entourage d'Anne Catherine en avait un plus grand désir qu'elle-même, et il arrivait ainsi qu'il lui fallait non-seulement obtenir pour elle-même la patience et la constance, mais encore tranquilliser et consoler ceux qui auraient dût lui servir d'appui. En outre elle ressentait plus vivement que ses propres peines les soupçons qui atteignaient le vieil abbé Lambert comme si le fanatisme aveugle de ce digne prêtre eût été la cause de ses stigmates. (note) Le P. Limberg avait été trop peu de temps son confesseur pour être exposé aux mêmes soupçons : cependant il possédait déjà une connaissance exacte de l'état de son âme et de toute sa vie, et, malgré la défiance qui lui était naturelle, il ne pouvait pas douter de la réalité des stigmates. C'était un homme très timide et très-facile à troubler, qui n'osait paraître qu'en tremblant devant un personnage aussi imposant que Clément Auguste : il n'est donc pas étonnant qu'il s'attirât fréquemment le reproche» d'imprudence.» S'il eût été en son pouvoir ou au pouvoir de l'abbé Lambert de faire disparaître les stigmates, cela serait arrivé dès le commencement, d'autant plus qu'Anne Catherine elle-même l'aurait ardemment désiré. L'abbé Lambert et lui voyaient dans les stigmates un malheur, une fatalité inévitable qu'on ne pouvait pas empêcher et à laquelle il fallait s'accommoder le mieux possible. La pensée que ce pouvait être une œuvre de Dieu, une distinction qu'il n'avait accordée qu'à peu d'élus dans l'Eglise, était chez eux tellement rejetée au dernier rang que l'enquête ecclésiastique, à cause de la publicité à laquelle Anne Catherine et eux avec elle se trouvèrent livrés, fut pour eux un incident extrêmement pénible. Cette disposition de son entourage ecclésiastique augmenta chez Anne Catherine la crainte de perdre elle-même la patience et le sang-froid, si elle ne retrouvait pas bientôt la vie cachée, le repos, et avec eux le recueillement accoutumé en Dieu. C'était pour cela qu'elle avait accédé de si bon cœur à la proposition faite par Rensing de la faire surveiller pendant huit jours par des médecins, et qu'elle en attendait la mise à exécution avec un désir toujours croissant.

 

(note) Dans les journaux de Wesener on lit, à la date du 26 janvier 1815, la note suivante touchant l'abbé Lambert :»  Aujourd'hui comme je bandais un ulcère au bras d'un enfant de dix ans, fils de la maîtresse de la maison, dans la chambre d'Anne Catherine où se trouvait alors l'abbé Lambert, celui-ci fut saisi d'une si vive compassion qu'il détourna les yeux et se mit à pleurer sur l'enfant malade. J'exprimais plus tard devant Anne Catherine mon étonnement de cette grande sensibilité, à quoi elle me répondit : « Vous voyez comment il est. Il a toujours en la sensibilité d'un enfant. Et c'est lui qui me ferait les plaies !»

 

2. Le 9 mai, Overberg, envoyé par le vicaire général, vint pour la quatrième fois à Dulmen afin de compléter, s'il y avait lieu, les observations recueillies par lui jusqu'alors.

« Je suis revenu, dit-il, sur différentes choses qu'elle m'avait racontées précédemment, afin de m'assurer si je les avais bien saisies et notées exactement ; à cette occasion elle me donna à entendre que l'examen détaillé de sa vie passée ne contribuait pas peu à ses souffrances parce qu'on pouvait penser qu'elle était quelque chose, tandis qu'elle-même savait mieux que personne ce qui en était. Je lui trouvai l'air serein quoiqu'elle eût beaucoup souffert et saigné abondamment la nuit précédente.

Le second jour de son séjour, Overberg rapporte ce qui suit :

« Ce matin, j'ai trouvé de nouveau Anne Catherine très faible. Elle avait, m'a dit sa sœur, passé la nuit dans l'angoisse et l'agitation. Quand elle commençait à sommeiller, elle était bientôt éveillée par la crainte qu'on n'entreprit de nouvelles enquêtes. Elle pleurait parce qu'elle avait peur de perdre la patience, si elle ne retrouvait pas du repos pour se recueillir de nouveau en Dieu. Elle disait que l'enquête lui avait fait presque entièrement perdre le recueillement. Je ne pus et ne voulus m'entretenir que très peu de temps avec elle, à cause de sa faiblesse : cependant elle confirma encore ce qu'elle avait déjà raconté. Dans l'après-midi, elle se trouva un peu mieux que le matin.

 Elle insiste elle-même pour qu'on la fasse surveiller pendant huit jours par des hommes dignes de foi et des médecins afin que ces dérangements qui lui sont si pénibles et si préjudiciables puissent enfin arriver à leur terme.»

 

3. Lors du départ d'Overberg, Rensing et Wesener appuyèrent les prières d'Anne Catherine pour l'établissement d'une surveillance de huit jours.

« Elle m'a dit en pleurant, dit Wesener, avec quelle ardeur elle aspire à trouver enfin du repos.» Ah ! me disait-elle, je ferais tout au monde pour rendre service à mon prochain. Je laisserais couper mon corps en morceaux et remettre tous ces morceaux ensemble pour sauver une mais il m'est vraiment impossible de me donner en spectacle à tous les curieux. Je crois pourtant que si on me donne des surveillants pendant huit jours, je ferai connaître mon état d'une manière aussi satisfaisante que cela est possible. Ce n'est pas pour moi que je désire voir de la chose garantie, mais en cela j'ai surtout en vue mes amis, désirant qu'ils ne soient pas mal jugés et injuriés à cause de moi.»

 

4. Un jour après le départ d'Overberg, M. de Druffel arriva à Dulmen et il écrivit à propos de cette visite :

« Rien de nouveau ne s'est présenté à moi. L'impression produite par l'attitude extérieure et la physionomie de la malade est toujours la même : l'état des plaies, de la marque du coté et de la croix de la poitrine n'offraient aucun changement.»

 

5. Overberg était parti en promettant de faire consentir le vicaire général à la mesure proposée et de s'occuper ensuite de la faire exécuter promptement. Il réussit quant au premier point, mais non quant au second. Le 18 mai il écrivait à Rensing :

« L'homme propose et Dieu dispose. En voici une nouvelle preuve. Nous ne pouvons trouver aussitôt que nous le voudrions les personnes qui doivent surveiller notre bonne sœur Emmerich. Les médecins que l'on voudrait avoir pour cela ne seront pas libres avant les vacances de la Pentecôte, à cause des cours. On désire fort que la malade puisse être transportée aussitôt que possible dans une maison où elle soit commodément installée : veuillez la consoler de ce retard qui nous est aussi désagréable qu'à elle. Je vous prie de la saluer de ma part.»

Peu de jours après cette lettre arriva une couverture de peau que le bon Overberg avait fait faire pour Anne Catherine.

« Krauthausen, écrivait-il en l'envoyant, m'a dit dernièrement qu'il serait fort à désirer que notre malade eût une couverture de peau pour se coucher dessus parce que la peau rafraîchit et empêche ou diminue les écorchures qui se produisent quand on reste trop longtemps dans la même position. Aussi je me suis mis en quête d'une couverture de ce genre et j'ai été assez heureux pour en trouver une bonne en peau de chamois. Je l'avais chez moi depuis plusieurs jours, attendant une occasion. Pour ne pas retarder plus longtemps le soulagement que cette couverture pourra peut-être procurer à la malade, je l'envoie par un exprès payé d'avance. Vous aurez la bonté de veiller à ce qu'on la place sous la malade.»

 

6. Le nouveau retard de la mise en surveillance si désirée de tous fut plus pénible pour Anne Catherine que tout ce qu'elle avait eu à souffrir jusque-là, car elle voyait là l'assurance très douloureuse que ses espérances et ses prières restaient vaines et que, pendant le reste de sa vie si pleine de souffrances, elle ne pourrait plus se dérober à la publicité, non plus qu'aux dérangements et aux peines qui en étaient la conséquence inévitable. On ne saurait lui en faire un reproche quand on songe que, comme une pauvre et faible créature, elle avait jusque-là cherché sa consolation dans l'espoir de voir bientôt finir l'enquête et les visites dont elle était l'occasion, et d'être rendue au repos et à la vie cachée, objets de ses plus ardents désirs. Avec ses amis spirituels, elle s'était hasardée à compter sur la fête de l'Ascension, comme sur le jour où elle recouvrerait les seuls biens dont elle eût besoin sur la terre, la solitude et la retraite ; mais maintenant cette attente était déçue !

 Ainsi elle avait souvent gémi, les derniers temps, en présence de l'abbé Lambert : « Je suis un instrument du Seigneur, disait-elle. Je sais peu de chose de ce qui se prépare pour moi. Je ne demande rien que du repos.

Maintenant toutefois elle ne pouvait pas se dissimuler que ce repos ne lui serait plus jamais accordé sur la terre. Pour cela encore, Dieu exigeait de sa servante la plus complète, la plus sincère soumission : mais elle tomba dans un tel abattement que l'on craignit de lui voir perdre entièrement la force de résister plus longtemps à ses souffrances corporelles toujours croissantes.

« Elle s'est plainte à moi, dit le rapport de Rensing à la date du 17 mai, d'avoir ressenti la nuit passée des douleurs si vives qu'elle ne put pas s'empêcher de prier Dieu de les adoucir. Sa prière a été exaucée et elle s'est sentie assez forte pour souffrir patiemment. Elle a ajouté : « alors, j'ai dit le Te Deum Laudamus que j'ai enfin pu achever, après l'avoir commencé plusieurs fois sans pouvoir aller jusqu'au bout, interrompue comme je l'étais par la violence de mes souffrances.»

La nuit suivante fut encore tellement douloureuse qu'Anne Catherine se plaignit à Rensing en ces termes

« J'ai souvent demandé à Dieu la souffrance et la douleur, mais maintenant j'ai la tentation de lui dire : Seigneur arrêtez-vous ! pas davantage ! pas davantage ! Mes maux de tête étaient si forts que je craignais de perdre la patience. Cependant, à l'aube du jour, j'ai posé sur ma tête la particule de la vraie croix que m'a laissée M. Overberg, j'ai prié Dieu de m'assister et aussitôt j'ai senti du soulagement. Les douleurs de l'âme, les sécheresses, l'amertume, l'angoisse intérieure me tourmentaient encore plus que les souffrances corporelles : mais pourtant j'ai deux fois repris du calme et ressenti une douce consolation en recevant la sainte communion.»

 

7. Comme l'entourage d'Anne Catherine ne tenait aucun compte de ces vicissitudes intérieures et ne se répandait que trop souvent devant elle en plaintes sur ses espérances déçues ; elle n'en ressentait que plus cruellement sa position et son dénuement de secours spirituels, et elle tomba dans une telle angoisse qu'elle paraissait pour ainsi dire avoir perdu toute sa sérénité et toute sa force d'âme. Ainsi, le 19 mai, Rensing la trouva dans un si grand état de faiblesse et d'affliction qu'il ne voulut avoir aucun entretien avec elle. Quand il revint le soir, il vit la croix de la poitrine rendre une telle quantité de sang que son vêtement en était traversé. Elle avait repris contenance et put lui raconter que le malin esprit, pendant la nuit précédente, avait profité de son abattement pour la troubler par des visions effrayantes

« J'ai éprouvé, dit-elle, une terrible angoisse. Ma sœur était profondément endormie : la lampe brûlait et j'étais éveillée dans mon lit. Alors j'entendis un mouvement dans la chambre. Je regardai et j'aperçus une figure hideuse couverte de sales baillons qui s'approchait de moi lentement. Lorsqu'elle fut auprès de mon lit et ouvrit le rideau, je vis une affreuse femme qui me regardait en face, immobile et l'air menaçant. Plus elle fixait longuement ses regards sur moi, plus elle me paraissait effrayante et horrible. Elle avait une tête d'une grosseur énorme et se penchait sur moi, en ouvrant une bouche immense, comme si elle eût voulu me dévorer. Au commencement je n'étais pas très effrayée : mais cela ne dura pas. Je me mis à prier, je prononçai avec confiance les saints noms de Jésus et de Marie et tout disparut.»

 

8. Le P. Limberg vint enfin en aide à Anne Catherine dans cet état de détresse spirituelle. Il lui fit une courte exhortation où il lui reprocha ses plaintes répétées avec un peu d'impatience sur ce qu'elle ne pouvait trouver aucun repos : il lui dit encore qu'elle devait attendre en paix ce qui serait décidé à son égard et méditer plus attentivement la prière de chaque jour : « Seigneur, que votre volonté soit faite !» Le docteur Wesener était présent pendant cette exhortation et voici ce qu'il rapporte à ce sujet :

« Anne Catherine se soumit à l'instant de la meilleure grâce du monde et ne fit plus entendre de plaintes. M. Limberg m'expliqua ensuite qu'il croyait devoir la traiter avec cette sévérité parce qu'il savait par expérience que la moindre imperfection lui était très préjudiciable.»

Le journal de Rensing s'exprime ainsi, à la date du jour suivant : « Je lui demandai si, pendant la nuit précédente, elle n'avait pas eu de vision ou d'apparition : « non, répondit-elle, j'étais trop affligée d'avoir montré tant d'impatience et de mécontentement sur ce qu'on troublait mon repos à cause de mes signes. Je devrais être comme l'argile dans la main du potier et ne pas avoir de volonté propre, garder le silence et supporter patiemment ce que le bon Dieu m'envoie. Mais cela m'est très difficile parce que je pense plus à ma tranquillité d'âme qu'à la volonté de Dieu qui m'éprouve et sait parfaitement ce qui m'est utile.» De même, devant Wesener, elle s'est accusée avec tristesse d'être tombée dans le péché par son impatience. Wesener dit qu'il s'est efforcé de lui ôter cette idée, mais inutilement.»

 

9. Dieu récompensa cette humble obéissance par différentes consolations qui l'animèrent d'une nouvelle ferveur. Le vendredi 24 mai, Rensing la trouva très affaiblie, parce qu'elle avait beaucoup souffert et que ses plaies avaient rendu une grande abondance de sang, au point que son serre-tête et sa camisole en étaient devenus tout raides : mais elle avait repris sa sérénité accoutumée, car, au milieu de ses souffrances et notamment après la sainte communion, elle avait reçu de grandes consolations.

« Une chose m'a beaucoup réjouie, disait-elle. J'ai vu, après la sainte communion, deux anges qui portaient une belle couronne de fleurs. C'étaient des roses blanches avec de longues épines pointues qui me blessèrent quand je voulus détacher une rose.» Ah ! pourquoi y a-t-il des épines !» me disais-je, et il me fut répondu : « Si tu veux avoir les roses, il faut aussi trouver bon que les épines te piquent.» J'aurai donc encore beaucoup à souffrir avant d'arriver à des joies qui soient sans mélange.»

 

10. Elle eut plus tard une vision analogue qu'elle raconta ainsi

« Je fus conduite dans un beau jardin où je vis des roses d'une grandeur et d'une beauté extraordinaires, mais elles étaient entourées d'épines si longues et si pointues qu'on ne pouvait pas les cueillir sans être cruellement piqué : « Cela ne m'est pas agréable, « disais-je, mon ange gardien répondit : « Qui ne veut pas souffrir n'aura pas à se réjouir.»

Les joies sans souffrances lui furent aussi montrées, mais comme ne devant lui être accordées qu'au moment de la mort.

« Je me vis couchée dans le tombeau, mais j'avais le coeur plein d'un contentement que je ne puis exprimer. Il me semblait en même temps entendre dire que j'aurais encore beaucoup à souffrir avant la fin de ma vie, mais que je devais m'abandonner à la grâce de Dieu et rester Constante. Enfin je vis Marie avec l'enfant et je ressentis une joie inexprimable quand la bonne mère me mit l’enfant dans les bras. Lorsque je le lui rendis, je demandai à Marie trois dons qui devaient me rendre agréable à elle et à son fils : la charité, l'humilité et la patience.»

 

11. Maintenant son énergie morale allait croissant de jour en jour, au point que le 26 mai, veille de la fête de l'Ascension, elle put dire au doyen :

« Ah ! comme je voudrais aller au ciel avec le cher Sauveur, mais mon temps n'est pas encore venu : mes souffrances et mes douleurs s'accroissent et je dois être éprouvée davantage et plus complètement purifiée. Que de Dieu soit faite ! Pourvu seulement qu'il m’accorde la grâce de persévérer jusqu'à la fin dans la patience et l'abandon à sa volonté.» Le jour de la fête, lorsqu'elle reçut la sainte communion, elle entendit ces paroles, ainsi qu'elle le dit à Rensing» Aimes-tu mieux mourir que de souffrir davantage ?» à quoi elle répondit : « J'aime mieux souffrir davantage, si tel est votre bon plaisir. Mon désir, ajouta-t-elle ; est accompli, mais en ce sens que maintenant je souffre plus qu'auparavant.»

 

12. Les notes de Wesener font connaître combien ses souffrances étaient nombreuses et diverses, et combien son plus proche entourage contribuait à les augmenter. Voici ce qu'il rapporte, à la date du 25 mai :

« Je la trouvai ce soir très agitée et comme hors même par l'excès de la douleur. Sa sœur avait lavé avec de l'eau-de-vie son dos tout couvert de plaies, ce qui lui fit perdre connaissance. Elle se tordait dans son lit, gémissant et disant à sa sœur : « Pourquoi m'as-tu fait cela ? Je souffrirai tout de bon cœur, seulement tu ne devrais pas faire les choses avec si peu de ménagement !» Pendant : qu'elle parlait ainsi, son visage était enflammé et ses yeux étaient pleins de larmes. Son pouls n'avait pas varié. M. Limberg lui ordonna de se calmer et aussitôt elle se tint tranquille et ne dit plus rien.»

Bientôt, par la faute de la même personne, elle eut à subir un supplice analogue, mais bien plus grand encore :

« Je trouvai, dit Wesener, sa sœur auprès de son lit avec une assiette pleine de salade qui nageait dans une sauce de vinaigre et de farine. Lorsque je demandai si la malade en avait goûté, je reçus pour réponse qu'elle avait pris de cette sauce et en outre un petit morceau de fromage. La malade elle-même était dans un singulier état d'étourdissement et n'avait plus sa connaissance. Bientôt je découvris la vraie cause de tout cela. Sa sœur avait voulu de nouveau lui laver le dos avec de l'eau-de-vie, et comme la malade s'y refusait, elle avait laissé devant le lit le vase où était la liqueur. L'odeur de l'eau-de-vie causa presque aussitôt un tel étourdissement à la pauvre malade qu'elle n'eut pas la force de repousser les aliments que lui présentait cette sœur stupide et entêtée. Elle tomba alors dans un état des plus tristes ; c'était une succession de maux de cœur affreux et de vomissements convulsifs, avec un étranglement continuel qui faisait craindre une suffocation complète. Ce ne fut que le soir à neuf heures qu'elle put rejeter ce qu'elle avait pris, et que son état s'améliora. Alors elle se désola d'avoir goûté à de semblables crudités dans un moment d'étourdissement où elle n'avait pas la conscience de ce qu'elle faisait.»

 

13. Des expériences de ce genre ne désabusaient pourtant pas les personnes qui l'entouraient de leur confiance dans l'emploi de l'eau-de-vie comme remède et, plusieurs années après, le pèlerin eut encore l'occasion de le constater. «J'ai vu une quantité de fois, dit-il, Anne Catherine livrée à d'affreuses souffrances par l'absurde manie de laver avec de l'eau-de-vie les plaies que cause la nécessité de rester toujours couchée. Elle s'y refusait en gémissant, mais sans pouvoir l'empêcher. L'emploi de l'eau-de-vie comme moyen curatif est une idée fixe chez les gens de la classe inférieure dans le pays de Munster. Personne ne voulait voir que la seule odeur de cette abominable liqueur faisait perdre connaissance à Anne Catherine. Il fallait qu'elle eût aussi cela à souffrir. Hélas ! le plus souvent on traitait la pauvre patiente comme si elle eût été une chose et non une personne. »

 

14. Une des principales causes qui faisaient désirer si ardemment à Anne Catherine une vie complètement retirée et cachée au monde était la foule de visiteurs qui commençait à se presser près de son lit de douleur. C'était pour elle une chose très pénible, non-seulement à cause du trouble et des dérangements intérieurs, mais bien plus encore à cause des souffrances morales qui en résultaient pour elle.« Elle s'est plainte à moi, dit Wesener, de ce que les nombreux visiteurs la troublent extraordinairement et de ce qu'elle a en outre d'autres souffrances qu'elle ne peut pas dire.»

Mais ces souffrances, nous les connaissons par ce qui a été raconté d'une époque antérieure : elles provenaient du don qu'avait Anne Catherine de lire dans les cœurs et de ressentir avec une extrême vivacité l'état moral d'autrui. Elle voyait avec une profonde et douloureuse impression la perversité, la corruption et les, péchés de ceux qui la visitaient : les passions, les sentiments, les intentions avec lesquelles venaient à elle les personnes les plus diverses la frappaient comme des traits acérés. Déjà dans le cloître ce don vraiment effrayant avait été l'un de ses plus grands supplices : mais maintenant elle était comme sur la voie publique, abordable à tous ceux qui voulaient la voir et sans défense contre eux, car les prohibitions protectrices de l'autorité ecclésiastique étaient de moins en moins respectées ; et le plus souvent elle était accablée de visiteurs qui n'abaissaient leurs regards sur Anne Catherine et son entourage sacerdotal qu'avec des soupçons blessants et un mépris orgueilleux. De quelle force n'avait-elle donc pas besoin pour ne pas tomber dans le désespoir, lorsque devant son âme se dressait cette certitude : « Jusqu'à ma mort, il en sera toujours ainsi !»