2° Vie d'Anne-Catherine Emmerich, vue du dehors. - La stigmatisation.

 

À un point de vue tout extérieur, la vie d'Anne-Catherine Emmerich fut assez peu chargée d'événements.

Anne-Catherine Emmerich est née le 8 septembre 1774, en la fête de la Nativité de la Sainte Vierge, au hameau de Flamske, près de Cœsfeld, dans le diocèse de Münster en Westphalie. Elle était ainsi plus âgée que Clément Brentano de quatre ans exactement. Celui-ci est né le 8 septembre 1778. Anne-Catherine fut baptisée le jour même de sa naissance. Ses parents, Bernard Emmerich et Anne Hillers étaient de braves paysans, pieux et sans instruction. Ils demeuraient dans une de ces fermes de Westphalie, si curieuses comme aménagement intérieur, sortes de longues granges abritant dans une pièce unique et très grande, hommes, animaux et récoltes. Anne-Catherine était leur cinquième enfant ; ils en eurent neuf en tout.

 

Elle grandit avec ses frères et ses sœurs dans l'humble demeure où elle avait reçu le jour. De bonne heure elle dut aider ses parents dans les travaux des champs. Elle garda les vaches à partir de l'âge de cinq ans. Elle n'alla à l'école dans toute sa vie que pendant quatre mois. A sept ans, elle se confessa pour la première fois et elle fit sa première communion à onze ans.

À douze ans, elle fut placée comme domestique de ferme dans la famille d'un paysan de ses parents qui s'appelait également Emmerich, Zeller Emmerich. Là aussi elle fut occupée à garder les vaches. Elle tomba malade au bout trois ans et revint chez ses parents. Guérie, elle fut placée à quinze ans en apprentissage chez la maîtresse couturière Elisabeth Krabbe dite Notthof. Ses parents, la voyant chétive, voulaient lui donner une occupation moins pénible que le travail des champs. En outre, la fillette avait manifesté le désir de se faire religieuse. Ses parents pensaient que le meilleur moyen de l'en dissuader, c'était précisément de la mettre davantage en contact avec le monde. Chez la maîtresse couturière, elle vit beaucoup plus de personnes qu'elle n'en avait jamais vues, mais son désir d'entrer au couvent devint de plus en plus vif.

 

Elle resta un peu moins de deux ans en apprentissage, tomba de nouveau malade et après sa guérison fut placée, cette fois comme ouvrière, chez une maîtresse-couturière de Gœsfeld. Elle désirait alors vivement se gagner un peu d'argent pour s'acheter un trousseau et s'amasser une petite dot qui lui auraient permis d'entrer au couvent. Mais elle dépensa tout son gain en aumônes de toutes sortes. Au bout de trois ans, elle rentra chez ses parents. Elle avait alors vingt ans. Elle avait reçu le sacrement de confirmation à l'âge de dix-huit ans (1).

 

Son père et sa mère commencèrent à la persécuter pour lui faire abandonner son projet d'entrer au couvent. Ce fut peine perdue. Ils l'obligèrent deux fois à aller à un bal avec ses frères, mais elle s'enfuit chaque fois et revint à la maison. Elle fut demandée deux fois en mariage, mais elle éconduisit les prétendants. Elle était souvent malade, cependant elle parvint à s'amasser un petit pécule d'environ vingt thalers et à se filer sept à huit pièces de toile valant environ quatre-vingts thalers. Elle se présenta dans divers couvent mais elle ne fut pas reçue à cause de sa santé.

Elle voulut alors apprendre à jouer de l'orgue pensant se faire admettre ensuite plus facilement dans un couvent. Elle se mit dans ce but en condition chez l'organiste Sœntgen. Mais elle s'aperçut bien vite qu'elle était mal tombée. La famille Sœntgen était plongée dans la misère la plus affreuse. Anne-Catherine donna tout son petit avoir pour soulager ces pauvres gens, fit l'office de servante pendant trois ans et n'apprit jamais à jouer de l'orgue. Elle eut beaucoup à souffrir de la faim dans cette maison et sa mère lui apporta plusieurs fois des provisions.

 

Enfin, dans sa vingt-huitième année, elle put entrer au couvent des Augustines d'Agnetenberg, grâce à l'appui de Sœntgen. Une des filles de l’organiste, Clara, voulait se faire religieuse. Elle très bien de l'orgue et ce talent la faisait rechercher par plusieurs couvents. Mais Sœntgen déclara que là où elle entrerait, on devrait accepter également Anne-Catherine. Et c'est ainsi d'Agnetenberg, pour avoir Clara, se résigna, bien à contrecœur, à accepter Anne-Catherine. Les deux jeunes filles entrèrent au couvent en septembre 1802, prirent l'habit le 13 novembre de cette même année et après un an de noviciat prononcèrent leurs vœux le 13 novembre 1803.

 

Déjà, avant son entrée au couvent, Anne-Catherine avait ressenti les douleurs du couronnement d’épines, mais sans effusion de sang. C'est au couvent que les petites plaies de la couronne d’épines commencèrent à saigner tout autour de sa tête. Elle put les cacher à ses compagnes, sauf à l'une d'elles qui, du reste, lui promit le secret. Elle fut presque toujours malade au couvent. Elle fut assez mal vue de ses sœurs en religion. Sa piété était un reproche pour leur tiédeur et ses maladies la rendaient à charge à tout le monde. En qualité de sacristine, elle fut en rapport avec l'abbé Lambert, prêtre français, qui avait dû s'exiler après avoir refusé de prêter le serment à la Constitution Il fut toujours très bon pour elle ;ce fut le seul ami qu'elle eut jamais au couvent.

 

Sur l'ordre de Napoléon, le couvent d'Agnetenberg fut supprimé comme tant d'autres le 3 décembre 1811. Les nonnes se dispersèrent. Anne-Catherine, malade, put demeurer encore quelques mois dans le couvent avec une autre sœur et l'abbé Lambert, malade également. Lorsqu'ils furent un peu rétablis, l'abbé Lambert loua pour Anne-Catherine et pour lui, un petit appartement à Dülmen, chez la veuve Roters, au commencement du carême de 1812. Le Père Limberg, dominicain, expulsé de son couvent et réfugié à Dülmen, devint le confesseur d'Anne-Catherine à cette époque.

Elle devint de plus en plus malade. Le 2 novembre 1812, elle sortit pour la dernière fois de sa vie. Mais quelques temps auparavant, le jour de la fête de saint Augustin, patron d'Anne-Catherine, une croix saignante avait été miraculeusement imprimée sur la poitrine de la pauvre religieuse. C'était le 28 août. En septembre déjà, cette croix fut découverte dans une des dernières sorties d'Anne-Catherine. Elle était allée en pèlerinage à une chapelle près de Dülmen. Là, elle tomba en défaillance. Une jeune fille et une vieille paysanne en lui portant secours découvrirent la croix saignante. Peu de temps après, Anne-Catherine se couchait, malade comme une personne prête à mourir. Vers Noël, l'extrémité de sa croix se développa elle-même en forme de croix de telle sorte que la patiente porta sur la poitrine l'empreinte de deux croix superposées.

Le 29 décembre enfin, la fille de la veuve Roters, entrant à l'improviste dans la chambre de la malade, la trouva en extase, à genoux sur son lit et les bras étendus en croix. Le sang jaillissait de la paume de ses mains. Anne-Catherine venait d'être stigmatisée.

Tout d'abord la visiteuse crut qu'Anne-Catherine s'était blessée accidentellement aux mains. Celle-ci revenue à elle, lui fit promettre le silence. Mais le 31 décembre, le père Limberg, en donnant la sainte communion à Anne-Catherine, aperçut des plaies saignantes sur le dos de ses mains. Il fit appeler l'abbé Lambert. Celui-ci, voyant le sang couler, dit à la stigmatisée : « Ma sœur, n'allez pas vous croire une sainte Catherine de Sienne ! »

 

L'abbé Lambert, vieillard très timoré, redoutait le bruit que la stigmatisation ne manquerait pas de faire si elle venait à être connue. Les deux hommes cherchèrent alors à tenir la stigmatisation secrète. Cependant, le Père Limberg consigna sur son calendrier ecclésiastique les courtes remarques qui suivent.

« Le jour des Rois, j'ai vu pour la première fois les stigmates à la partie intérieure des mains.

« 11 janvier. Elle est restée assise environ six heures dans un fauteuil et elle a été en extase une heure et demie.

« 15 janvier. Elle a communié aujourd'hui. De sept à neuf heures, elle est restée en extase, raide et immobile.

« 28 janvier. Elle a été depuis lors tous les jours en extase pendant un temps plus ou moins long. J'ai vu aujourd'hui les marques des plaies à la plante des pieds.

« Ses mains et ses pieds ont saigné tous les vendredis ; la double croix sur la poitrine, les mercredis. Depuis que j'ai eu connaissance de ses plaies, elle n'a pris aucune nourriture.

« Son état est resté inconnu jusqu'au 28 février 1813 ; mais Clara Sœntgen s'en est aperçue et m'en a parlé. »

 

Clara Sœntgen, en effet, venue en visite à cette époque, répandit la nouvelle dans toute la région.

On parla de ces faits extraordinaires dans un cabaret devant le médecin du district, Guillaume Wesener, qui se moqua de ces dires. Cependant il vint rendre visite à la malade et fut fortement impressionné par ce qu'il voyait. Il offrit ses services comme médecin, fut agréé et revint tous les jours pour faire une enquête très sérieuse sur ce cas si extraordinaire. Il consigna par écrit toutes ses observations. Il se convainquit dès ce moment que « toute idée de fraude ou de tromperie préméditée devait être écartée et qu'il y avait là des faits dépassant à la vérité le cercle de ses expériences, mais qui ne pouvaient être niés, ni tenus secrets. » Il s'entendit avec le curé-doyen de Dülmen, Rensing, le père Limberg et un autre médecin nommé Krauthausen pour dresser un procès-verbal sur les phénomènes extraordinaires observés chez A.-C. Emmerich. Après un examen approfondi des docteurs, le procès-verbal fut rédigé et envoyé au vicaire général de Münster, Clément-Auguste de Droste-Vischering, plus tard si célèbre comme archevêque de Cologne.

 

Celui-ci fut fort ennuyé de cette affaire. À cette époque d'instabilité politique où son diocèse était une proie ardemment disputée par la France, par la Prusse et par les petits princes germaniques, à cette époque irréligieuse surtout où Aufklaerer et philosophes tournaient en ridicule les dogmes et le culte de la religion catholique et où il paraissait raisonnable de chercher à ne pas prêter le flanc à leurs critiques, cette affaire avec ses côtés mystérieux était bien faite pour lui déplaire souverainement.

C'était un homme d'une rare énergie : sa lutte fameuse avec la monarchie prussienne l'a bien montré dans la suite. Il avait reçu le procès-verbal le 27 mars. Le 28 mars, il se mit en route avec le célèbre Overberg, le réorganisateur de l'enseignement primaire dans le diocèse de Münster, et le conseiller de médecine von Drüffel. Seulement, à Dülmen, son enquête terminée, il comprit que l'affaire était beaucoup plus sérieuse qu'il ne l'avait cru tout d'abord. Il était impossible de découvrir la moindre fraude. Les trois médecins étaient d'accord sur ce point. L'impression faite par la malade était aussi favorable que possible. À n'en pas douter, c'était une sainte âme, incapable de toute imposture. Mais comment les Aufklaerer allaient-ils prendre la chose ? Il fallait leur fermer la bouche. Et Clément-Auguste de Droste-Vischering ordonna une enquête extrêmement sévère.

 

Nous ne pouvons entrer ici dans tous les détails de cette enquête et nous le regrettons. Citons au moins quelques faits. L'enquête dura du 28 mars au 23 juin et fut très cruelle pour Anne-Catherine. Elle porta sur le caractère et la moralité de la malade aussi bien que sur son état pathologique. Anne-Catherine fut soumise par Overberg à une longue suite d'interrogatoires très serrés. De plus une foule de personnes qui l'avaient connue : sa mère, son frère aîné, ses diverses maîtresses, ses compagnes, ses confesseurs, les nonnes et la supérieure de son couvent vinrent faire leur déposition. Mais ce fut un panégyrique universel, même de la part des religieuses qui ne comprenaient pas, disaient-elles, pourquoi elles avaient été si injustes envers Anne-Catherine.

Pendant ce temps, les plaies étaient mises en observation. Sur l'ordre du vicaire général, les plaies des mains et des pieds durent porter un bandage sec. Le 1er avril, à huit heures du matin, après les avoir lavées complètement à l'eau chaude, le chirurgien Krauthausen les enveloppa de telle sorte, que les doigts et les pouces ne pouvaient se mouvoir librement et que le bandage ne pouvait être dérangé sans qu'il s'en aperçût. C'était un traitement très cruel au dire des trois médecins. La malade souffrit le martyre nuit et jour. Elle supplia le docteur de lui enlever les bandages. Il s'y refusa, se retranchant derrière ses instructions. Obligé de les enlever le 4 avril sur l'ordre du commissaire de police du département de la Lippe, il les remit après le départ de celui-ci. Ils ne furent enlevés que le 7 avril, à six heures du soir, grâce à l'arrivée du Vicaire général qui mit fin au supplice ordonné par lui. Les bandages étaient traversés de sang. Les plaies n'étaient nullement en voie de guérison et cependant on n'y voyait pas la moindre trace de suppuration.

 

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L'enquête se continua et ne se termina que le 23 juin lorsque Anne-Catherine eut été gardée à vue nuit et jour du 10 au 20 juin par vingt bourgeois de Dülmen qui restaient continuellement auprès d'elle, toujours deux à la fois. L'ordonnance du 4 juin qui organisait la surveillance disait : « ... Les gardiens ne quitteront pas un seul instant la Sœur Emmerich soit le jour, soit la nuit. Même quand elle se confessera ils doivent être là. Le P. Limberg doit alors parler bas avec elle et éviter avec le plus grand soin tout ce qui pourrait provoquer chez des gens soupçonneux la simple pensée que les plaies pourraient être entretenues par lui... Les gardiens n'ont, du reste, rien autre chose à faire qu'à « surveiller » ; tout le reste serait hors de leurs attributions. » L'abbé Lambert, volontairement, avait quitté Dülmen pendant ces dix jours afin de prévenir toutes les objections.

Donnons quelques extraits du rapport des vingt gardiens.

« ... Pendant ces dix jours, la malade n'a rien pris que de l'eau... Elle a mis cependant une fois une cerise dans sa bouche et l'a un peu sucée, mais elle a rejeté la chair. Elle a avalé aussi plusieurs gouttes de laudanum que M. le Docteur Wesener lui a fait prendre un jour qu'elle ressentait des douleurs extraordinairement vives et persistantes.

« Ni la malade, ni aucun de ceux qui l'ont visitée n'ont touché le moins du monde à ses plaies.

« La double croix de la poitrine a commencé à saigner dans la nuit du 15 au 16, après de grandes douleurs et de grands élancements dans la poitrine dont la malade se plaignit beaucoup. Cela peut avoir duré jusqu'à sept heures du matin. Les autres plaies ont commencé à saigner de bon matin, le vendredi 18, et elles ont continué plus ou moins fort dans la journée ; les plaies de la tête ont encore un peu saigné le matin du samedi 19. Avant et pendant l’hémorragie, la malade se plaignait beaucoup de douleurs et d'élancements dans ses plaies.

« ... La nuit venue, presque toujours entre dix heures et minuit, elle entrait en extase et alors elle avait le délire, parlait haut, tressaillait comme saisie de terreur ; souvent aussi, elle restait longtemps tranquille, comme si elle dormait. »

 

La conclusion de cette enquête nous est donnée par Droste-Vischering. Avec « sa raison froide, peu sympathique à toute espèce de mysticisme » il écrivit : « Je n'ai à rechercher qu'une seule chose : Anne-Catherine trompe-t-elle ou est-elle trompée ? L'enquête a eu pour résultat de me convaincre que raisonnablement on ne peut voir là aucune imposture ; je n'ai donc rien de plus à rechercher. Ou les stigmates sont un phénomène naturel rare sur lequel je n'ai pas de jugement à porter ou ils ont une cause surnaturelle qu'il serait difficile de rendre évidente. »

Nous avons insisté sur l'enquête de Droste-Vischering. C'est la seule qui ait été faite officiellement pendant que les plaies saignaient à jours fixes. C'est aussi la seule enquête qui ait eu une durée suffisante et qui ait été faite d'une façon impartiale.

Fort des résultats de son enquête, Droste-Vischering, ne craignit pas d'engager quantité de personnes et tout particulièrement des médecins à venir rendre visite à A.-C. Emmerich. Bien d'autres personnes du reste y venaient d'elles-mêmes et souvent de fort loin et il en fut ainsi jusqu’à la mort de la pauvre nonne bien fatiguée par toutes ces visites qu'elle ne pouvait pas toujours refuser de recevoir. Citons entre autres visites celle du médecin protestant Ruhfus de Gildhaus dans le comté de Bentheim. En se retirant, il ne put s'empêcher de dire : « Ce que je viens de voir est bien étonnant. Il ne peut être question ici d'imposture, les sentiments religieux de la personne le disent assez, ainsi que sa physionomie où se manifestent clairement une pieuse simplicité, une crainte de Dieu partant du fond du coeur et un abandon paisible à la volonté divine ; c'est ce que dit enfin le caractère des plaies elles-mêmes au moins pour un homme de l'art. Expliquer naturellement l'origine des plaies par l'imagination, l'induction, l'analogie et toutes les autres causes au moyen desquelles on voudrait en rendre raison est chose absolument impossible. A mon avis cela est surnaturel. »

 

Tel n'est pas l'avis du docteur Bodde de Münster, qui accompagna la femme d'un préfet français et la sœur de celle-ci auprès du lit d'A.-C. Emmerich. Le docteur Bodde, en prenait connaissance des observations médicales faites avant lui, accusa ses confrères d'ignorance, et avant d'avoir vu Anne-Catherine, il affirma que ses blessures venaient d'elle ou de son entourage. Il ne vit Anne-Catherine qu'une seule fois, et il fit des découvertes sensationnelles. Il déclara que les plaies avaient été faites avec des épingles et un canif, que ces plaies laissaient échapper une sérosité appelée lymphe coagulable par ses confrères, mais que lui désignait tout simplement sous le nom de pus. À son dire, l'empreinte du pied de la croix disparut sous ses doigts et il en recueillit une sorte de peinture dont il découvrit tard la provenance : c'était le suc d’une plante qui croît aux Indes, plante appelée sang-de-dragon. Les parties blanches, indurées, diaphanes qui faisaient le tour des plais avaient été obtenues en coulant dans celles-ci du blanc d'oeuf. Quant aux croûtes des stigmates elles étaient maintenues en place par de la colle d'amidon. Du reste Madame la Préfète était tout à fait de son avis. Elle avait, en outre, trouvé une explication aux extases d'Anne-Catherine, en les rattachant purement et simplement au magnétisme animal.

Droste-Vischering voulut donner plein pouvoir au docteur Bodde pour qu'il pût « découvrir la fraude » ; mais le préfet français intervint, il ordonna au maire de Dülmen de s'opposer à toute nouvelle enquête sur la personne d'Anne-Catherine Emmerich. Le 4 avril 1813, le commissaire impérial Garnier était venu à Dülmen. C'était au moment où les plaies étaient bandées. Ayant appris qu'Anne-Catherine ne prédisait pas l'avenir et qu'elle ne se mêlait pas de politique, il avait déclaré qu'elle n'avait rien à craindre de la police ; au contraire, il voulait protéger la malade contre les enquêtes, si cruelles pour elle. C'est Garnier qui fit échouer les projets du docteur Bodde et de Droste-Vischering.

Celui-ci chercha à plusieurs reprises à faire venir Anne-Catherine à Münster. Il lui offrit aussi l'hospitalité dans son château de Darfeld. Mais les médecins s'opposèrent toujours au transport de la malade. Le temps passa, amenant continuellement à Anne-Catherine une grande foule de visiteurs et en particulier les amis de Droste, la comtesse Gallitzin, les Stolberg, les Diepenbrock, tous les survivants du cercle catholique de Münster, la célèbre Familia sacra.

 

Après 1815, les Prussiens furent de nouveau les maîtres en Westphalie. Bodde ayant publié ses observations d'un jour dans une brochure à laquelle répondit le doyen Rensing, diverses revues prirent parti dans la querelle. Le président supérieur de la province, de Vincke, en résidence à Münster, chercha à s'entendre avec le vicaire général, pour une nouvelle enquête faite cette fois par une commission mixte. Droste-Vischering accéda à ce désir, de très grand cœur et écrivit un plan d'enquête très détaillé qu'il soumit au président supérieur. Mais celui-ci étant venu à se brouiller avec Droste-Vischering, prétendit qu'il ne pourrait trouver les commissaires laïques dont il aurait besoin.

 

L’affaire en resta là pendant quelque temps. Puis elle fut reprise par de Vincke seul avec la ferme volonté d’exclure de l'enquête l’évêque Droste-Vischering. Il n'obtint que très difficilement de Berlin l'autorisation de commencer cette enquête. Dès qu'il eut reçu cette autorisation, il choisit ses commissaires. Il prit naturellement des hommes dévoués à sa politique ; les uns étaient francs-maçons, les autres protestants, d'autres enfin étaient des catholiques plus ou moins tièdes et, parmi ceux-ci, il y avait trois prêtres. Mais le Vicaire général, froissé des agissements du président supérieur, rendit aussitôt une ordonnance interdisant à tout ecclésiastique de prendre part à une enquête purement laïque. Les trois prêtres catholiques se retirèrent et Anne-Catherine tomba entre les mains de ses pires ennemis.

Les instructions données par de Vincke au landrat Bœnninghausen, président de la commission, portaient que la durée de l'enquête n'était pas limitée ; elle devrait durer jusqu'à ce que les commissaires eussent obtenu un résultat décisif, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'ils eussent déterminé si Anne-Catherine était trompeuse ou si elle était trompée par son entourage. L'idée que la nonne et son entourage pouvaient être innocents était repoussée a priori.

 

Un des commissaires, le docteur Rave avait pris position publiquement dans ses écrits, quelques temps auparavant, contre la malade. Récusé par elle, il fut néanmoins maintenu dans la commission. Un autre commissaire, le docteur Borges, protestant, se fit accompagner d'un magnétiseur. « Dès son entrée à l'hôtel de la Poste, à Dülmen, il déclara du ton le plus grossier et le plus méprisant qu'il en aurait bientôt fini avec cette fille et qu'il ne plaisanterait pas. Il voulait, disait-il, la faire conduire à Berlin par les gendarmes sans que cela lui fît le moindre mal. »

Quand Anne-Catherine eut déclaré qu'elle refusait de quitter sa demeure, elle fut arrêtée et emportée par la police dans une autre maison où elle resta prisonnière du 8 au 29 août 1818.

Nous n'entrerons pas dans le détail des interrogatoires. Disons seulement que la prisonnière malade fut traitée d'une façon cruelle et grossière. Les membres de la commission fumaient leurs pipes dans la chambre. Souvent ils la réveillaient la nuit sous prétexte de surveillance. Ils touchaient fréquemment ses plaies, si douloureuses, sans le moindre ménagement. Ils lui arrachaient brutalement le linge que la pauvre religieuse ramenait sans cesse sur sa poitrine nue.

Dès le début leurs observations détruisirent les allégations du docteur Bodde et c'en fut fini des histoires sur la colle d'amidon, le blanc d'œuf et le sang-de-dragon. Le docteur Rave, membre de la commission, se convainquit de ses yeux qu’Anne-Catherine n'avait pas de callosité sous les pieds. Dans ses écrits il avait prétendu le contraire et ce fut la malade elle-même qui appela son attention sur ce point. La commission nota que les stigmates étaient très nets et que la seule croûte restante était bien une vraie croûte.

 

Mais depuis quelques temps les plaies ne saignaient plus à intervalles réguliers et avant l'enquête les commissaires le savaient bien. Ils désiraient cependant les voir saigner et le vendredi, Anne-Catherine était surveillée plus étroitement. Or, un vendredi, à sept heures du matin, les plaies de la couronne d'épines et la plaie du côté se mirent à saigner. La garde-malade s'en aperçut la première. L'émoi fut grand parmi les membres de la commission.

Il fallut à toute force expliquer cette effusion de sang. Le landrat trouva une explication. Il déclara qu'Anne-Catherine s'était écorché le front avec ses ongles. Mais la garde-malade se récria : C'est faux, dit-elle, la soeur n'a pas touché son serre-tête, elle avait les mains jointes quand le sang est apparu. Cette infirmière, Mme Wiltner avait été choisie à Munster par le docteur Bodde lui-même. Il lui avait présenté Anne-Catherine comme une trompeuse et l'infirmière était arrivée à Dülmen avec de fortes présomptions contre sa malade. Pourtant elle ne voulut rien dire contre la vérité. Bœnninghausen essaya alors de lui persuader qu'elle avait quitté la malade pendant deux minutes pour vider de l'eau sale. Mme Wiltner déclara que l'eau sale en question était encore dans une cuvette sur une chaise après l'apparition du sang. Bœnninghausen maintint son affirmation et l'écrivit dans son procès-verbal. Le docteur Rave se fit alors des écorchures au front. Ses écorchures se cicatrisèrent et au bout de sept jours les croûtes tombèrent. Au bout de sept jours également, les croûtes du front d'Anne-Catherine étaient tombées aussi. La preuve était faite. Anne-Catherine s'était écorché le front. La culpabilité d'Anne-Catherine était établie !

 

Il restait à établir la culpabilité de l'entourage d'Anne-Catherine. Dans ce but le Landrat fit une guerre acharnée à la pauvre nonne pour lui faire avouer que c'était l'abbé Lambert et d'autres prêtres français qui l'avaient stigmatisée. Pour arriver à ses fins, tantôt il la flattait, lui promettait une pension et diverses faveurs pour ses frères et soeurs, tantôt il la menaçait de la faire conduire en prison à Berlin en agrémentant ses menaces d'injures souvent très grossières. Il fit à la pauvre malade des scènes terribles. Le docteur Rave l'aidait de son mieux. Rien n'y fit. Ils ne purent rien obtenir et de guerre lasse, Bœnninghausen finit par la ramener chez elle.

Il fit un rapport mensonger qu'il adressa à de Vincke. Celui-ci envoya le rapport à Berlin où il a été égaré – volontairement sans doute.

Ce rapport n’était pas signé de deux commissaires. L'un, le pharmacien Nagelschmid s'était retiré avant la fin de l'enquête pour ne pas faire cause commune avec le reste de la commission. L'autre, le docteur Zumbrinck, tout à fait favorable à Anne-Catherine prit prétexte de son entrée tardive dans la commission, pour réserver son opinion. Ces deux hommes n'avaient pas été choisis par de Vincke – c'est un fait très remarquable. Bœnninghausen les avait appelés pour remplacer les trois ecclésiastiques qui avaient dû se retirer.

La garde-malade répandit bien vite à Münster le bruit que la commission d'enquête s'était montrée très partiale. Elle fit une déposition auprès du docteur Lutterbeck, déposition qu'elle s'engagea à confirmer par serment toutes les fois que ce serait nécessaire.

Le landrat, obligé de se défendre, donna des explications embarrassées. Il fallait choisir entre ses dires et ceux d'une garde-malade. Répondre était au-dessous de sa dignité. Cependant il allait répéter ce qu'il disait dans son rapport ; toutefois, comme il citerait seulement de souvenir, quelques erreurs pourraient se glisser dans ses dires. Il affirmait de nouveau que la garde-malade s'était absentée deux minutes pour vider la cuvette. Quant au sang trouvé dans la chemise d'Anne-Catherine et provenant soi-disant de la plaie du côté, ce n'était pas du sang, mais des taches de café. La malade venait de vomir un peu de café. Seulement Mme Wiltner affirma qu'elle avait reçu ce café sur un linge bleu que le docteur Busch avait pu voir. Ce café du reste, était très clair. Bœnninghausen déclara alors qu'il n'était pas éloigné de croire que les sueurs d'Anne-Catherine étaient sanguinolentes !

 

Son opinion était très nette, disait-il, Anne-Catherine était une brave fille, très pieuse ; elle avait été fanatisée non pas par les Allemands de son entourage. – Dieu le gardait de porter la moindre accusation contre ceux-ci, c'étaient tous de braves gens, – mais par l'abbé Lambert et d'autres Français. C'étaient ces maudits Français, selon lui, qui l'avaient stigmatisée !

Telle fut la seconde enquête officielle, une enquête laïque cette fois ; en somme elle se terminait bien : la « vertu allemande » était sauve !

 

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Terminons rapidement l'histoire de la vie d'Anne-Catherine considérée d'un point de vue extérieur. Nous n'avons plus, du reste, qu’un fait important à noter. Peu de temps avant la seconde enquête, le converti Clément Brentano avait été amené par Sailer à faire une longue visite à Anne-Catherine Emmerich. Frappé des merveilles que Dieu opérait dans sa pauvre servante, il se proposa d'abord d'écrire la vie d'Anne-Catherine ; plus tard, il pensa à recueillir ses visions. Il vit là, enfin, cette mission qu'il avait implorée de Dieu dans le temps de sa détresse morale. Bien accueilli par Anne-Catherine, il se fixa auprès d'elle jusqu’à la mort de la pieuse nonne, survenue le 9 février 1824, à huit heures trente du matin. Nous n'insistons pas sur cette dernière partie de la vie d'Anne-Catherine, car nous la reprendrons plus en détail dans la deuxième partie de notre travail.

 

 

(1) Le siège épiscopal de Münster était resté vacant de nombreuses années et le sacrement de confirmation n’avait pu être donné pendant tout ce temps.