2° Enfance et jeunesse. -Éducation et caractère.

 

La première enfance de Brentano se passa presque tout entière loin de la maison paternelle. Dès l'âge de deux ans il fut confié à sa tante Louise Mœhn à Coblentz, et il resta chez elle presque sans interruption jusque vers l'âge de douze ans. Quelle triste éducation reçut là le pauvre enfant !

L'oncle Mœhn était un grossier personnage, riche, jaloux et ivrogne, qui ne se plaisait qu'au cabaret dans la compagnie des cochers et des charretiers. On peut trouver de lui un portrait peu flatteur dans les lettres de la mère de Gœthe. Le Jeune Clément le vit souvent, un couteau à la main, couché à moitié ivre devant la porte de sa femme !

 

La tante Louise, heureusement pour elle, était peu sensible. Elle avait épousé son mari uniquement pour sa fortune. Elle avait été élevée étroitement à l'étiquette des cours par sa mère, Sophie de la Roche, bel esprit, auteur de nombreux romans, personne prétentieuse, mais assez peu sensible elle-même.

Dès le début de son mariage la tante Louise avait dû encore refouler tous ses bons sentiments et elle en était arrivée à s'endurcir le cœur. Cette pauvre femme, qui ne riait jamais et qui avait dû se guinder dans sa dignité pour tenir à distance son brutal mari, obligeait toute sa maison à suivre les prescriptions les plus sévères, les plus minutieuses, les plus ridicules de la bienséance et de la civilité puérile et honnête la plus outrée. A ce point de vue, on petit dire que la première éducation du jeune Clément fut un véritable dressage !

Si encore la tante Mœhn avait été une personne moins sèche ! Si elle lui avait témoigné quelque affection ! Elle en était bien loin. Voici un petit fait bien significatif à cet égard. Particularité très curieuse, le roquet favori de la tante Mœhn aimait beaucoup les noix. Tous les jours à midi, après le repas, Clément devait éplucher dix noix pour cet intéressant animal. Il avait ensuite le droit d'en partager une avec sa sœur Sophie qui était élevée avec lui dans la maison Mœhn. Souvent alors la tante pour se divertir attachait les deux enfants dos à dos et les obligeait à marcher en titubant dans la maison. Elle ne les détachait que quand ils étaient tombés, ce qui arrivait assez vite, car la fillette, serrée dans un long corset très dur, était incapable de rétablir l'équilibre détruit par les mouvements trop brusques du jeune Clément ! Les deux enfants craignaient leur tante comme le feu.

 

Cependant l'esprit et l'imagination du petit Clément s'éveillaient. Ses désirs de vengeance contre les mauvais traitements de la tante Mœhn lui inspirèrent de bonne heure des plaisanteries mordantes qui firent effet. C'était sa seule arme, il s'en servit souvent, bien souvent, et il devint bientôt très habile à la manier. Plus tard nous le verrons, il lui sera impossible de ne plus se servir de cette arme dangereuse et il apparaîtra comme un des plus redoutables ironistes et un des plus terribles railleurs de son temps.

Ces railleries cependant cachaient un cœur tendre. Clément aimait profondément sa sœur Sophie qui souvent le consolait et il lui a consacré de beaux vers dans ses œuvres. Son affection pour tous ses frères et sœurs et plus tard pour ses beaux-frères et belles-sœurs fut du reste toujours très vive, presque trop vive. On peut s'en convaincre en lisant ses Gesammelte Briefe et le Frühlingskranz. Le plus grand ennemi de Brentano, Varnhagen von Ense, se moque de lui à ce sujet dans ses Biographische Portraets.

Cette affection débordante de Brentano pour ses frères et sœurs est pour nous un autre trait de caractère à noter. Mais nous faisons bien vite remarquer que ce trait de caractère s'est certainement exaspéré dans la maison Mœhn en raison du manque d'affection dont souffrait cet enfant au cœur tendre.

 

Les premières impressions religieuses de Brentano paraissent aussi avoir été assez profondes. Il a dit plus tard, dans un morceau admirable, quelle fut sa joie après sa première confession et d'autres passages de ses œuvres, relatifs à son enfance, nous montrent sa piété naïve envers la Mère de Dieu. Quand la tante Mœhn pour le punir de quelque enfantillage l'enfermait dans une chambre noire, il se jetait à genoux devant une image de la Vierge qui s'y trouvait et dégonflait son petit cœur à ses pieds.

À dix ans, enfin, il fut ramené pour quelques mois dans la maison paternelle, à Francfort. Ce fut un ravissement. Sa pauvre petite âme, étiolée dans la maison Mœhn, s'épanouit au milieu de ses frères et sœurs et surtout sous la douce influence de sa mère, la célèbre Maximiliane de la Roche. Les rapports entre le jeune Clément et son père furent plus froids. Celui-ci savait travailler pour ses enfants, il savait beaucoup moins s'en faire aimer. Clément lui rendit justice plus tard et parla de lui avec beaucoup d'attendrissement. Cependant Peter Anton Brentano n'eut que peu d'influence sur son fils Clément. Maximiliane, au contraire, gagna d'emblée la confiance et l'amour de son enfant et celui-ci garda d'elle toute sa vie un souvenir impérissable dans son cœur.

Un simple fait nous montrera cette très vive affection de Clément pour sa mère et nous découvrira en même temps un autre trait de caractère qui ira toujours s'aggravant et s'exaspérant en lui : la manie de se tourmenter. Quand il croyait avoir fait de la peine à sa mère qu'il adorait, il se faisait les plus amers reproches, il pleurait longtemps à chaudes larmes dans son lit en se représentant sans cesse et en s'exagérant ses torts. Le lendemain il cherchait à réparer sa faute de toutes les manières possibles et on pouvait le surprendre en train de poser ses lèvres sur tous les objets que la main de sa mère avait touchés, – même sur la poignée de la porte !

 

Maximiliane avait été élevée dans les idées religieuses, ou plutôt antireligieuses de l'Aufklaerung, le rationalisme « éclairé » allemand, qui répond an philosophisme français de Voltaire et des Encyclopédistes. Sa mère, la célèbre Sophie de la Roche, était protestante, et son père, le conseiller intime de la Roche, était libre penseur. Cependant la nourrice de Maximiliane qui avait beaucoup d'influence sur elle, lui avait donné quelques sentiments religieux. Souvent la belle Max contait des Maerchen à ses enfants, souvent aussi des histoires de l'Ancien et du Nouveau Testaments. Le récit qu'elle leur fit du massacre des Innocents, de la fuite en Égypte et de la Passion du Sauveur impressionna vivement Clément qui a rappelé ce souvenir dans de beaux vers où il chante sa mère comme il a chanté la vieille nourrice de celle-ci qu'il a encore connue et comme il a chanté le vieux Schwab, le comptable de son père, le plus grand ami d'enfance du jeune Clément.

 

Le vieux Schwab eut vraiment une grande influence sur le futur poète. Il connaissait une foule de Maerchen (contes de fées), il en inventait encore plus ; il était intarissable dans ses récits à l'enfant dont il surexcita l'imagination d'une façon extraordinaire. Il est vrai qu'il dirigea aussi les pensées de son petit ami vers la religion, car il l'emmenait souvent aux offices religieux. Mais même alors, le vieil original cherchait à frapper l'imagination de l'enfant. Après lui avoir fait bien peur par des récits fantastiques sur l'Antéchrist, il lui promit un jour de le faire consacrer champion de l'Église. « Si pendant trois jours entiers tu ne pleures pas une seule fois, lui dit-il, tu entendras proclamer ton nom dans l'Église, dimanche prochain. » L'enfant fut sage pendant trois jours et assista aux Vêpres le dimanche suivant, à côté du vieux Schwab. Et c'est avec une forte émotion, faite de terreur religieuse et de ravissement qu'il entendit chanter à la fin du Salve regina l'invocation : Ô clemens (1), - ô pia, ô dulcis Virgo Maria.

 

Si peu croyante que fût Maximiliane, elle eut cependant une grande influence sur la formation religieuse de Clément. Un détail insignifiant en apparence, mais qui frappa vivement le jeune Clément, l'aida plus tard à retrouver le chemin de l'Église. Maximiliane ne manquait jamais de faire le signe de la croix sur le front de chacun de ses enfants lorsqu'ils allaient se coucher et quand elle revenait d'une soirée ou du théâtre, bien tard dans la nuit, elle n'oubliait jamais, avant d'aller se reposer, de passer dans la chambre de ses enfants et de les bénir l'un après l'autre en récitant sur chacun d'eux l'Ave Maria et une invocation à leur ange gardien. Une nuit, Clément ne pouvait trouver le repos, tandis que ses frères et sœurs dormaient ; soudain, dans la chambre éclairée par la lune, il vit apparaître sa mère qui fit sa tournée comme à l'ordinaire. Elle pleurait. Clément ne savait pas pour quelle raison. Il n'osa lui parler, mais il sentit de chaudes larmes qui tombaient sur lui et lorsque sa mère eut quitté la chambre, il pria pour elle. Ce souvenir ne le quitta jamais, et beaucoup plus tard, homme mûr, blessé par la vie, « échoué, dit-il, dans l'Allemagne du Nord, en dehors de l'Église, » il se retournait une nuit sur sa couche, en proie à de grandes angoisses morales et se demandait d'où lui viendrait le secours, il revit sa mère et cette bénédiction nocturne et il chercha à se rappeler les prières de son enfance. Ce fut « le seul fil » auquel il put « se rattacher et se sauver. »

 

Qu'on nous pardonne d'avoir tant insisté sur la première enfance de Brentano. Nous l’avons fait à dessein. Les premières impressions, celles que les enfants reçoivent dans leur famille sont ineffaçables et elles ont une répercussion profonde sur toute leur vie.

 

* *

*

 

L'éducation familiale de Brentano, bien que peu suivie, lui avait inculqué quelques principes religieux. Malheureusement l'école d'abord, le monde ensuite cherchèrent à les étouffer et y réussirent pour un temps très long.

Clément resta à peine quelques mois dans la maison paternelle. Il fut ensuite mis en pension à Mannheim chez un ex-jésuite très pieux, mais peu prudent. Clément découvrit bientôt dans la bibliothèque du maître une traduction allemande de la Jérusalem délivrée du Tasse. Rinaldo, Chlorinde et Armida éveillèrent dans l'âme du jeune enfant des sentiments qui furent plus tard le point de départ des violentes passions du jeune homme.

Il resta seulement quelques mois à Mannheim et revint chez la tante Mœhn à Coblentz. Cette fois il suivit les cours du collège. Il eut là comme condisciple son futur ami Gœrres. Mais au point de vue religieux l'enseignement du collège était celui de l'Aufklaerung et du Josephisme. Ce que devint la foi de l'enfant, on le devine. On peut lire les souvenirs de Gœrres sur l'enseignement du Collège de Coblentz ; on sera édifié.

Cependant c'est là à Coblentz que s'éveilla chez Clément Brentano la passion poétique ; c'est là aussi qu'il commença à vivre ses interminable rêveries sentimentales ou fantastiques tout en regrettant la maison paternelle.

Il revint du reste bientôt à Francfort et cette fois il s'y déplut. C'est que son père voulait faire de lui un commerçant et l'avait mis au bureau. Il commit sottise sur sottise, expédiant du sirop dans de vieux barils de harengs, écrivant des lettres d'affaires en vers et ornant les marges des factures des dessins les plus cocasses sous l'œil bienveillant du vieux Schwab.

Celui-ci se contentait de réparer les dégâts de son mieux, avec une patience admirable. Au surplus, tout en initiant son élève aux mystères de la comptabilité, le bonhomme continuait à lui raconter ses Maerchen et surexcitait de plus en plus son imagination. Il lui avait même donné un vieux tonneau de très grandes dimensions au fond du grenier. Le jeune homme l'avait orné de quelques tapis et décoré de guirlandes de feuillages et de fruits exotiques. Il s'y réfugiait bien souvent pour se livrer à ses rêveries. C'est le fameux Vadutz bien connu de la mère de Gœthe...

 

Il faut nous arrêter. Nous n'en finirions plus sur l'enfance et l'adolescence de Brentano. Aussi bien, maintenant avons-nous vu naître et se développer tous les traits essentiels du caractère de notre poète : son esprit vif et caustique, son inclination à la raillerie, sa sensibilité presque maladive avec sa manie de se tourmenter, son imagination déréglée et son penchant à vivre dans d'interminables rêveries.

N'est-ce pas là les traits caractéristiques de tout poète romantique, dira-t-on, et était-il nécessaire de faire cette première étude ? – Cette première étude était indispensable, elle nous a fait assister en quelque sorte à la naissance et à la formation du caractère de Brentano et le poète nous est devenu beaucoup plus sympathique. Est-ce sa faute si son éducation a été mal dirigée ?

 

 

(1) En allemand, le prénom Clément se dit Clemens et se prononce exactement comme l’adjectif latin clemens.