Chapitre VIII
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CHAPITRE VIII : LOUISE DU NÉANT ET LE PÈRE FRANÇOIS GUILLORE

 

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I. Louise du Tronchay et l'école du P. Lallemant. — Histoire ou roman. — Les de Bellère du Tronchay. — Hérédité morbide. — Premières épreuves et première solitude. — Eclosion tardive, mais éclatante. — Les adorateurs de Louise. — Etrangetés de ses parents. — Crise de mondanité. — Rêves héroïques. — Départ pour l'inconnu. — Louise du Néant.

II. La communauté de Charonne. — Délire et extravagances. — La Salpêtrière. — Le grand siècle et le traitement des fous. — Les cachots. — Commencement de guérison. — M. Guilloire et la confession d'une prétendue sorcière. — Louise reste à la Salpêtrière, peut-être en observation. — Fille de salle. — Sa journée. — Elle veut paraître folle. — Le beau monde en visite à la Salpêtrière. – Extases. — La correspondance de Louise. — Liberté et primesaut. — « Il faut vous faire rire ». — « Frère l'âne ». — Restes d'exaltation. — Les cris. — Madeleine. — « Je le tiens aussi bien que vous! »

III. Mort de M. Guilloire.     Le P. Guilloré et M. Briard le remplacent. — Nécessité d'une direction plus ferme et plus suivie. — Guilloré et les illusions de la vie spirituelle. — Son premier jugement sur Louise : une Catherine de Sienne. — Il envoie ses dévotes à l'école de Louise. —        Rudesse de sa direction. — Que plus une âme est élevée et plus elle doit être éprouvée. — Les faux mystiques et leur habileté à séduise. — Des directeurs qui se laissent éblouir par leurs pénitents et qui les montrent comme « des pièces de cabinet ». — Le mépris, unique moyen de discernement. — Indulgence aux « âmes communes ». — Direction « impitoyable ». — « Il ne faut point de consolation sur la terre... Périssez ». — Critique de cette direction.

IV. Louise quitte la Salpêtrière, mais garde ses habits de folle. — Attitude étrange de ses directeurs. — Indépendance et docilité de Louise. — Vie errante dans Paris. — Abris de fortune. — Humiliations et apostolat. — Le plan du P. Guilloré. — Les grands directeurs et la direction. — Louise au pinacle. — Retour à une existence normale.

V. Chez les pénitentes du P. Guilloré. — Mlle de Ténery. — Louise à l'hôpital de Loudun. — Via media entre le couvent et le monde. — Louise dans son vrai cadre. — Sa correspondance à cette époque. — L'hôpital de Parthenay. — La journée d'une hospitalière. — Paix et silence. — « Saint-Paul défend aux tilles de prêcher ». — Le don des miracles. — Mort de Louise. — La publication de sa vie et de ses lettres.

 

 

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I. De tous les saints personnages du XVIIe siècle qu'ont dirigés les mystiques de la Compagnie de Jésus et qui, par suite, auraient droit à une place dans le présent volume, je n'en connais certainement pas de plus extraordinaire que Louise de Bellère du Tronchay, communément appelée soeur Louise et qui se nommait elle-même, Louise dn Néant. Nous finirons par elle ce que nous avions à dire de l'école du P. Lallemant, laissant aux spécialistes le soin d'étudier les autres spirituels de cette école (1).

 

(1) Après les PP. Lallemant et Surin, le plus remarquable des écrivains de cette école est le P. François Guilloré, moraliste et directeur incomparable. Il reparaîtra bientôt dans le présent chapitre nous le connaissons déjà, et nous le retrouverons plus tard quand nous aurons à étudier la réaction anti-mystique. Après lui, je signalerai le P. André Baiole (1608-166o) contemporain et émule du P. Surin. Son livre, De la vie intérieure où il est traité de trois entretiens de l'âme avec Dieu et des adresses pour la conduire jusqu'à la plus haute perfection (Paris, 1649) a beaucoup de valeur et mériterait d'être réimprimé. Comme Surin, le P. Baiole réfute à l'occasion les adversaires de la mystique et leur oppose des autorités qu'il leur serait difficile de mépriser, à savoir saint Ignace lui-même, le P. Aquaviva, le P. Alvarez de Paz et le grand Suarez. (Remarquons en passant que M. le chanoine Saudreau s'appuie lui aussi bien souvent sur le P. Suarez). Cf. notamment le chap. XXV de la Ire partie de la Vie intérieure « Le passage d'un entretien (c'est la méditation) à l'autre (oraison affective, puis contemplative) autorisé par les Docteurs de notre Compagnie. On ne sera saris doute pas fâché de trouver ici une curieuse page du P. Baiole sur les illusions de l'action: « Pour ce qui est de l'activité, c'est un défaut qui n'est pas si dangereux que l'oisiveté, mais aussi il est plus ordinaire et il y a peu de contemplatifs qui n'aillent donner contre cet écueil. La douceur qui se fait sentir dans ce degré d'oraison et l'excellence des choses qu'on y goûte, emportent les âmes dans des ferveurs, souvent indiscrètes, et les pressent de faire des choses qui sont au delà de leur santé et de leurs forces. (Cette dernière remarque ne va pas au fond du sujet, ce qui suit vaut mieux). Je ne saurais mieux expliquer ce défaut que par l'amour-propre que les maîtres de la vie contemplative appellent le père d'un fils et d'une fille de qui cette activité prend sa naissance. Le fils s'appelle : Désir de vivre, la fille se nomme : Crainte de mourir. Le désir de vivre tient toujours l'âme en faction, afin de s'établir et de se conserver dans son être; il la jette dans un continuel empressement de s'avancer, de fortifier et de croître. Sa nature est si aimée d'elle-même qu'elle se cherche partout et ne quitte qu'avec peine... les moyens de se satisfaire. La fille qui est la crainte de mourir et de se perdre, rend l'âme défiante et qui s'alarme de toutes choses. Elle veut que nous reconnaissions tout ce qui se passe en nous et nous empêche de nous mettre entièrement à la discrétion de Dieu et de sa sainte conduite. Elle nous fait faire insensiblement une réflexion curieuse sur tout ce qui est en nous, ou de la part de Dieu ou de la nôtre. Et quoi qu'il semble que nous nous fions en Dieu et à nous, il faut pourtant avouer que nous n'avons pas une entière confiance en lui ni en nous, puisque de peur d'être surpris, nous faisons réflexion aussi bien sur lui que sur nous-mêmes. Nous voulons être assurés de notre état (assurance qu'on demande fatalement à une activité plus empressée) et de tout ce qui le regarde; du lieu où nous faisons oraison, du temps que nous y employons, du progrès ou du retardement en la vertu, des sentiments de notre coeur et de toutes les opérations intérieures et extérieures. Et cela ne peut être qu'au préjudice de cet abandon général et de cette entière perte que nous devons faire de nous-mêmes dans l'abîme de la Providence de Dieu à qui nous devons donner tous les intérêts de notre âme et de notre corps, pour le temps et pour l'éternité. Je n'en aurais jamais fait si je voulais déclarer exactement les maux que cette crainte cause à la contemplation ; je n'en dis que deux mots : la crainte multiplie les actes de la contemplation et diversifie son objet... etc., etc. » De la vie intérieure, pp. 524, 526. Après Baiole, il conviendrait de parler des P. P. Nouet, Nepveu et des autres, et parallèlement, des personnes que ces jésuites ont dirigées Cf. à ce sujet les intéressantes déclarations du même P. Baiole : « Outre le secours que j'ai tiré des théologiens et des Pères, je dois encore ce respect à la vérité, et confesser avec un célèbre directeur des consciences, que, dans l'école et dans la science des saints, les disciples apprennent quelquefois de belles choses à leurs maîtres. La Providence de Dieu m'a donné la conduite de quelques âmes d'une vertu éminente... J'avoue qu'elle m'a donné des ouvertures pour mon dessein et que j'ai trouvé dans leurs expériences, plusieurs vérités de ma spéculation et de ma lecture »(Dessin de l'auteur).

 

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Est-ce une histoire, est-ce un roman ? Le biographe de soeur Louise, le jésuite Jean Maillard, a bien senti que cette question viendrait à l'esprit de plusieurs et qu'il devait y répondre dès les premières lignes de son livre (1).

 

(1) Jean Maillard (1618-1702). C'est l'un des mystiques les plus convaincus de la compagnie. Il a traduit les oeuvres de saint Jean de la Croix. Signalons aussi un autre de ses ouvrages : La vie de la Mère Marie Bon, religieuse ursuline de Saint-Marcellin en Dauphiné où l'on trouve les profonds secrets de la conduite de Jésus-Christ sur les âmes et de la voie intérieure, Paris, 1686. Curieux livre et que sa date rend plus curieux encore. Il est fâcheux que Fénelon ne l'ait pas connu. A vrai dire, Marie Bon (1636-168o), telle que le P. Maillard, nous la présente, n'est qu'un fantôme voilé. Elle est la contemplation même, la vivante réalisation de ce que les théoriciens de la mystique out décrit de plus sublime. De son côté, le P. Maillard n'essaie aucunement de réduire les expériences ou d'atténuer les expressions de cette âme trois fois éminente. Dieu, écrit-il par exemple, « l'obligea de garder le silence intérieur, c'est-à-dire de ne plus faire d'actes formels, exprimés au long et avec des sentiments différents... et voulut qu'elle l'écoutât sans interruption, puisqu'il lui parlait sans cesse et c'est ce qu'elle appelle sa contemplation ou oraison passive... Il est (d'ailleurs) certain, continue-t-il, que la personne qui est ainsi prévenue et occupée de Dieu exerce plusieurs vertus d'une manière simple. Car elle regarde Dieu toujours présent et ce regard est un acte de foi... On en sera persuadé lorsqu'on lui demandera ses dispositions ou ses sentiments : elle avouera qu'elle sent actuellement en son coeur toutes ces sortes de vertus et d'actes, quoiqu'elles ne les développe pas et ne les explique pas d'une manière sensible et continue ». Jésus-Christ « lui ordonne de n'aimer pas les dons de Dieu afin qu'elle aime Dieu plus purement » (p. 185, 187). « Dans l'état de ce dépouillement, elle ne sentait aucun désir formel et distinct de la perfection » (pp. 195-196). « Elle aimait Dieu et le servait d'une manière désintéressée et sans regarder nulle récompense » (p. 16). Voici plus délicat : Je pourrais, écrivait-elle, me représenter Jésus-Christ « par l'effort de l'imagination, mais je m'éloignerais aussi de la pureté avec laquelle Dieu veut que je reçoive sa grâce... 1 est vrai qu'il ne tient qu'à moi de jouir de la douceur qui coule de cet adorable Sacrement, (Eucharistie) mais mon âme se prive ici aussi bien que dans les autres exercices spirituels de toute consolation parce que cette douceur ne sert qu'à m'éloigner de la pureté que Dieu me demande » (pp. 124, 133). Toutefois, « un vendredi saint, après que le prêtre qui faisait l'office divin eut consumé l'hostie, elle ressentit si fort l'absence de Jésus-Christ qu'elle en pensa mourir sur l'heure » (p. 31). Notons en passant un précieux texte sur la dévotion au Sacré-Coeur : a fi lui sembla qu'elle était attachée au côté de Jésus-Christ et unie à son coeur d'où elle recevait les flammes d'un amour plus tendre qu'elle ne l'avait (encore) expérimenté » (pp. 43, 44). Ceci a été écrit en mai 1661, avant les révélations de Paray. J'aurais pu cueillir un texte semblable dans les écrits de M. Helyot « je vis Jésus... sou coeur était un brasier ardent, etc. » Les Œuvres sprituelles de M.Hélyot... p. 21.

Le confesseur des ursulines de Saint-Marcellin n'entendait pas grand' chose à la vie intérieure ; la communauté, pas davantage. Marie Bon doit donc être ajoutée à la liste des autodidactes, ou plutôt des théodidactes, n'ayant eu pendant longtemps d'autre directeur que le Saint-Esprit. Cependant en 1665, elle rencontre un vrai directeur. C'est M. Courbon, grand-vicaire de M. de Villars, archevêque de Vienne, puis vicaire général de Lyon et supérieur de tous les monastères de filles dans cet archevêché. Détail important. Ce Courbon est lui aussi un mystique. Il écrivait de Marie Bon : « Il y eu a une infinité que (Dieu, par elle) a élevés à ces état d'abandonnement où elle était et à cette oraison où le coeur a plus de part que l'esprit et où il n'y a souvent que l'âme et Dieu » (p. 3o3). Marie Bon exerçait en effet autour d'elle une grande influence et toute mystique. « Une comtesse de Piémont lui écrivit.. La supérieure (elle l'était à ce moment) la satisfit et répondit avec tant d'onction que cette dame en fut charmée et continua trois ans d'entretenir un saint commerce... Elle alla à Saint-Marcellin et passa huit mois dans le monastère... Le comte, son beau-frère, avait fait deux ans auparavant le même voyage; il passa une année à Saint-Marcellin, afin de visiter souvent cette sainte religieuse... A son retour, il se fit prêtre...Il a dirigé de vive voix, et par ses lettres et ses écrits une infinité de personnes, suivant les principes qu'il avait reçus de sa savante directrice » (pp. 257, 258). Qui ne sent le prix de tous les renseignements! Courbon « lui avait fait écrire un traité sur l'oraison ». Cet ouvrage, dont il y eut de nombreuses copies, malheureusement « tomba entre les mains d'un prédicateur », déjà prévenu contre l'apostolat de la mère Bon. « Il prit occasion de là de déclamer en ses prédications contre elle et de soutenir qu'il y avait des erreurs dans ce traité... Il osa même dire que l'Alcoran et les livres d'Agrippa n'étaient pas plus abominables que cet ouvrage...Le fracas obligea la comtesse de faire examiner à Turin par l'inquisiteur le traité de l'oraison que sa directrice lui avait donné... Il l'approuva et le fit approuver... ensuite la sacrée Congrégation permit qu'on l'imprimât en italien » (pp. 262, 264). Fureur du prédicateur. Lui et ses amis a firent courir des feuilles volantes où ils avaient marqué plus de vingt hérésies a. De son côté, l'archevêque de Vienne fait examiner sa doctrine et l'approuve tout à fait. La persécution ne continua pas moins pour cela.

Voici encore une belle anecdote : « Un jour Notre-Seigneur lui montra un pasteur qui gardait ses brebis dans une prairie le long d'un ruisseau. Deux se tenaient proche de lui, pendant que les autres s'en éloignaient en paissant l'herbe. Il lui fit connaître qu'elles figuraient deux religieuses qui s'attachaient à lui plus étroitement que les autres... et il lui dit qu'elle était l'une de ces deux... Elle comprit aussitôt ce mystère et sans se mettre en peine de connaître l'autre religieuse, elle se tourna toute vers son Sauveur » (pp. 58, 59). Si l'on connaît la vie de couvent ou simplement le coeur féminin, on avouera qu'une si entière et paisible victoire sur les démons de la curiosité dévote a quelque chose de miraculeux. Il n'en faudrait pas davantage pour canoniser Marie Bon. Je n'ai pu me procurer le texte italien dont il a été parlé plus haut, mais mon savant ami, l'abbé Joseph David possède et a bien voulu me communiquer un manuscrit qui a pour titre : Traité de la direction ou de quelle manière les directeurs instruits des règles que ce livre propose doivent conduire les âmes dans la vie spirituelle jusqu'au comble de la plus haute perfection... par L. R. M. M. B. D. L. R. V. S. M. (c'est-à-dire, la R. Mère Marie Bon de l'(Incarnation) religieuse ursuline de Saint-Marcellin). Il est bien curieux qu'un des anciens possesseurs du manuscrit ait écrit sur la page : Attribué à M. de Guion (Guyon). Mais enfin ce qui doit le plus nous intéresser, est que la vie de la M. M. Bon a été écrite par un Jésuite.

 

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« La vie de Mlle de Bellère, écrit-il, est un enchaînement continuel de souffrances extraordinaires et une constante pratique de vertus héroïques. Comme la plupart des choses qu'elle contient se sont passées à la vue de

 

 

 

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Paris, j'aurai d'autant moins de peine à les persuader, qu'il en reste encore aujourd'hui plusieurs témoins oculaires. On y remarquera des traits particuliers de la Providence divine qui a rompu toutes les mesures de la prudence humaine, pour faire éclater l'esprit de l'Évangile dans cette généreuse demoiselle »

« Louise Agnès de Bellère du Tronchay appartenait à une noble maison de cette partie de l'Anjou qui confine à la fois au Bocage vendéen, au Saumurois et au Poitou...

 

 

(1) Triomphe de la pauvreté et des humiliations ou la vie de Mademoiselle le Bellère du Tronchay appelée communément soeur Louise (par le P. Maillard) Paris, 1732. Louise de Bellère étant morte en 1694 et le P. Mail-lard en 1702, il suit que l'ouvrage a été composé entre ces deux dates. J'ignore pourquoi son impression fut retardée jusqu'en 1732. Cela vient peut-être de la défaveur où étaient tombées les mystiques pendant les dernières années du XVIIe siècle. On eut moins de timidité en 1732; c'est là peut-être un indice intéressant. Le savant M. I;sureaa me signale plusieurs copies de l'ouvrage du P. Maillard qui ont dit circuler avant 1732, une par exemple à la Bibliothèque de Tours. Cette dernière copie contiendrait quelques notes qui ne se trouvent pas dans l'édition. De ces notes et de quelques autres documents a dû profiter le R. P. Dom Chamard pour la notice qu'il a consacrée à Louise de Bellère dans le t. III de ses Vies des saints personnages de l'Anjou, Paris, 1863. Mais cette notice n'est en somme qu'un résumé du livre du P. Maillard.

 

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(Elle) était fille de messire Pierre de Bellère, écuyer, seigneur de la Ragoterie et du Tronchay, et de Marguerite de Sarausseau, fille de Messire Guy de Sarausseau, seigneur de la Roche-de-Luseau, près de Thouars en Poitou. Louise Agnès vint au monde, au mois de septembre 1639, dans le petit manoir du Tronchay, situé à un quart de lieue environ de Martigné-Briant, et dont les ruines, converties en habitation rurale, attestent encore aujourd'hui l'antique splendeur. Louise n'était que le sixième enfant d'une union féconde... Son frère aîné devint plus tard Messire César de Bellère, chevalier, seigneur de la Ragoterie et du Tronchay; le second, Messire François de Bellère, chevalier, seigneur du Cazeau, près du May, fournit dans le métier des armes une brillante carrière. Parmi les cinq filles... les deux aînées se marièrent, une troisième mourut presque au berceau, et la plus jeune... entra comme religieuse dans l'illustre abbaye du Ronceray à Angers. On sait que pour faire partie de cette communauté, il fallait donner des preuves d'une noblesse de quatre générations au moins du côté paternel et maternel à la fois (1). » Il convenait d'étaler ces pompeuses bagatelles au début d'une histoire saintement sordide, comme celle où nous entrons.

La première partie de cette histoire est bizarre, mal éclairée et peu cohérente. Ne nous cacherait-on pas bien des choses ? A trente-sept ans, Louise du Tronchay quittera sa famille pour servir les pauvres et presque aussitôt il faudra l'enfermer dans une maison de fous. Du désordre mental qui devait nécessiter pareille mesure, on croirait à lire son biographe qu'elle n'avait jusque-là rien laissé paraître. Est-ce bien sûr? Et ce mal terrible, Louise ne l'aurait-elle pas hérité de quelqu'un des siens? Le père, la mère, je ne sais. L'un ou l'autre pour le moins. Si l'on n'admet pas cette hypothèse, on aura quelque peine à se

 

(1) Chamard, op. cit., pp. 331, 332.

 

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reconnaître dans le milieu plus que singulier où s'est formée notre héroïne et sur lequel on nous a donné de curieux détails.

De très bonne heure, les parents prennent cette enfant en grippe (1). Impressionnable, nouée, lente à s'épanouir et peut être encore sujette à certaines crises qui, d'après moi, ne devaient que médiocrement surprendre les châtelains du Tronchay, on ne témoigne que rudesse à cette petite, on l'oblige à se réfugier chez les domestiques, lesquels lui apprennent « à mentir et à dérober dans la maison de quoi manger avec eux ». Diverses « personnes du dedans et du dehors semblaient conspirer à lui donner du chagrin... elle était méprisée et traitée avec indifférence par ceux-même qui lui devaient plus d'estime et de tendresse, et on la traitait souvent de bête ». Pour fuir ces ennuis, elle s'était aménagé une sorte de cellule où elle passait le plus de temps possible et « Si régulièrement qu'on ne l'appelait que la religieuse ». Un beau matin l'idée leur prend de l'envoyer à Angers, en pension chez une dame de la bourgeoisie, « pour apprendre à danser, à chanter et à jouer de divers instruments ; on lui enseigna aussi la philosophie française, la géographie, l'arithmétique, le blason, l'histoire sacrée et profane et la langue italienne ». Quand elle fut de retour, à dix-neuf ou vingt ans, ce fut une révélation pour tous les siens. « Ses qualités naturelles, qui avaient été jusque-là fort obscurcies, commencèrent à éclater et à donner de l'admiration : on

 

(1) Voici l'anecdote absurde qu'on nous conte à ce sujet. « A l'âge de huit ans, dit Maillard, (ou de dix-huit mois, corrige dom Chamard), une servante lui ayant donné à boire... un verre de vin, elle jeta de si grands cris que monsieur son père, n'en sachant pas la cause, les attribua à un mauvais naturel et la châtia sévèrement. L'impression que cette aventure fit sur l'esprit du père et de la mère les porta à la traiter avec beaucoup de rigueur dès ses plus tendres années ». Le Triomphe... pp. 3, 4. Dom Chamard accepte des deux mains cette explication qui manifestement ne tient pas debout. Mais on n'a inventé ni ce « verre de vin », ni encore moins ces « grands cris ». Ces derniers, hélas, nous aurons souvent à les entendre, et si, mon hypothèse est vraie, le château du Tronchay les avait entendus dès avant la naissance de Louise.

 

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s'aperçut bientôt qu'elle avait l'esprit vif et pénétrant... Elle avait une éloquence si naturelle, si persuasive et donnait un tour si délicat à ses pensées qu'elle obtenait sans peine tout ce qu'elle prétendait de ceux qu'elle entreprenait de faire entrer dans ses sentiments. Comme elle avait la voix très douce et beaucoup de grâce, elle parlait de philosophie, d'histoire et de toutes choses d'une manière si agréable qu'elle charmait tout le monde. Elle avait le corps bien fait et fort adroit ; sa beauté ajoutait une grâce merveilleuse à ses actions... elle était enfin d'une douce humeur, humble, complaisante, libérale, obligeante, honnête, religieuse, généreuse, engageante au delà de ce qu'on peut imaginer. »

Un peu confus d'en avoir dit si long, le P. Maillard s'en excuse aussitôt : « Je ne serais pas descendu dans ce détail, si je ne l'avais cru nécessaire pour découvrir la cause des recherches empressées que tant de gens ont fait de sa personne et pour donner lieu d'admirer les étranges changements qui lui sont arrivés dans tout le cours de sa vie... Le bruit de son mérite se répandit bientôt dans le voisinage et les gentilshommes charmés de ses attraits, commencèrent à se rendre assidus auprès d'elle; plusieurs la demandèrent au père et à la mère pour la posséder dans un légitime mariage... Il y en eut d'assez insolents pour s'efforcer de lui gâter l'esprit et le coeur par des paroles libres et dangereuses; mais loin de les écouter, elle n'en conçut que de l'horreur. Les dames prirent pour elle une amitié si grande, que chacune voulait l'avoir pour amie. Une de ces dames, riche de vingt mille livres de rente, lui offrit la plus grande partie de ses biens pourvu qu'elle voulût passer le reste de ses jours avec elle. Et parce que le monde ne semblait pas assez fort pour la vaincre, le démon lui suscita des ennemis plus redoutables. Une magicienne, qui avait épousé un homme par la force d'un sortilège, proposa le même moyen à cette âme innocente pour la faire entrer dans l'alliance de ceux

 

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qui lui plairaient le plus ; des demoiselles, trop curieuses en ces matières, lui enseignaient aussi des pactes avec le malin esprit, pour connaître celui qui lui devait faire un établissement considérable. »

Au milieu de tout cela, on se demande à quoi pensaient le père et la mère de Louise. De la mère, pas un mot. Elle vivait encore cependant. De M. du Tronchay, une anecdote, mais fâcheusement significative. Craignant que la fermeté de sa fille « ne fût pas à l'épreuve de tant de poursuites, (il) en voulut faire l'essai, pour avoir l'occasion de la faire rentrer dans son devoir, si elle tombait en quelque faiblesse. Un jour il renversa brusquement une petite table qui soutenait deux flambeaux allumés et il lui porta la main sur le visage. « Est-ce donc pour cela, dit-elle en colère qu'on a éteint les flambeaux ? », et sans le connaître, elle lui déchargea un soufflet. Le père se retira dans l'obscurité fort content de la conduite de sa fille et n'eut garde de lui faire aucun reproche du soufflet qu'il avait reçu ». Par bonheur, son frère aîné avait plus (le sens, et « bien instruit des artifices de tant de gentilshommes passionnés, (il) contribuait par ses avis à la maintenir dans les bornes que la conscience et l'honneur lui prescrivaient ».

Cette existence bizarre et sur laquelle, je le répète, on nous en dit ou trop ou trop peu, se prolongea pendant plus de quinze ans. Pourquoi ne pas se marier? Y aurait-il eu quelque empêchement que Louise elle-même n'aurait pas soupçonné ? Ces offres magnifiques dont on nous parlait tantôt et que nous ne connaissons que par de tardives réminiscences, étaient-elles bien sérieuses ? Ou encore gardait-elle quelque chose de l'attrait qu'elle aurait eu jadis pour la vie religieuse? Il y a là, me semble-t-il, bien du mystère. A trente ans, ses velléités de vocation semblent se ranimer. Elle fait demander à l'abbesse du Ronceray une place dans l'abbaye. Elle est reçue, elle entre déjà quand surgit « Madame sa mère » qui la ramène

 

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« au Tronchay, sous prétexte d'éprouver sa vocation pendant quelques mois, mais sans dessein de la lui laisse: exécuter.., au contraire »; et comme si elle avait tout ignoré des incidents qu'on vient de dire, « elle l'envoya en Poitou, chez une dame de ses parentes, fort attachée aux divertissements du monde », et où Louise eut bientôt fait d'oublier sa pieuse résolution. Elle se mit, nous conte le P. Maillard, « à aimer la conversation des hommes et chercher les moyens de leur plaire. Il y avait aussi des femmes mondaines qui lui enseignaient les moyens de se faire aimer et d'entretenir et conserver sa beauté. Elle devint peu à peu sensible aux injures qu'on lui faisait; colère, passionnée pour sa réputation, pour l'honneur et pour les biens de la terre ;... tendre sur son corps, esclave de toutes les passions et même susceptible d'attachement; (tous les mots, dictés par elle, sont à noter) enfin les maximes du monde lui pervertirent l'esprit... Elle ne rejetait plus les flatteries des jeunes gens... qui mettaient tout en usage pour venir à bout de leurs pernicieux desseins ; mais elle ne leur accordait jamais rien... « N'est-ce pas là, continue-t-elle en parlant à son confesseur (et biographe) une vie effroyable ?.. Il est vrai que par la miséricorde de Dieu, je n'ai jamais rien fait contre la pureté du corps et de l'âme, quoique je me sois trouvée souvent dans des dangers surprenants où je devais faire naufrage... néanmoins je résistais lorsque je venais à penser que les hommes se moqueraient de moi, s'ils triomphaient de ma faiblesse... Je craignais enfin de mourir en faisant le mal et de subir en ce mauvais état le redoutable jugement de Dieu ».

Au milieu de cette dissipation qu'elle exagère sans doute, elle donnait encore d'assez longues heures, — prières ou rêverie — au recueillement :

 

Ah ! Chère solitude que j'ai aimée toute ma vie, écrira-t-elle plus tard, ne te posséderai-je jamais ?Non, malheureuse Louise... tu en as fait un trop mauvais usage. Souviens-toi que tu la cherchais autrefois pour t'y divertir avec quelque instrument

 

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qui te charmait l'oreille, avec le ramage de quantité d'oiseaux que ton chant attirait... Tu y passais la moitié du jour et tu t'occupais à lire et pleurer, cherchant le souverain bien. Hélas que de temps perdu (1) !

 

« Pendant qu'elle marchait dans tous ces égarements, la peine que lui donnaient ses passions lui était insupportable... et son esprit lui... suggérait mille desseins pour se délivrer de ses chagrins et des compagnies qui la fatiguaient; elle pensait tantôt à se vêtir en villageoise, pour garder les troupeaux d'un monastère de filles qui était, à sept lieues du Tronchay, tantôt à vivre d'aumône dans quelque province éloignée..., tantôt à servir les pauvres dans un hôpital ». Pourquoi ne pas l'avouer ? Ces variations, ce tumulte, annoncent une crise prochaine. La déraison n'est pas loin. Qu'importe? Dieu qui a choisi Louise du Tronchay pour l'élever à la sainteté la plus haute, saura bien ajuster sa grâce à cette misère innocente. Enfin, notre « grande victime » se décide ; elle « quitte son pays, ses parents, ses amis... pour obéir à la voix... qui l'appelle à un grand sacrifice ; mais ne sachant en quel lieu il doit se faire, elle se laisse conduire à la Providence qui d'abord lui inspira d'aller à Tours voir si elle pourrait s'établir à l'Union chrétienne... communauté nouvellement établie par le R. P. François Guilloré... (et) dont Mlle de Meuvrezé était supérieure... Elle (y) souhaitait passer le reste de ses jours », mais une autre sainte personne (Mlle Desbordes) lui persuada « d'aller à Paris avec elle, l'assurant qu'elle trouverait ce qu'elle désirait dans la communauté (de l'Union chrétienne) qui est à Charonne » (2). Louise de Tronchay avait alors trente-six ans (1676), désormais elle

 

(1) Le Triomphe..., p. 2o8 (Lettre écrite de la Salpêtrière en 168o).

(2) Je ne trouve mentionnée nulle autre part cette communauté de l'Union chrétienne fondée par le P. Guilloré. Cette maison de Tours dépendait probablement de l'Union chrétienne, fondée par Anne de Croze et M. Le Vacher. A cette dernière congrégation appartenait la maison de Charonne.

 

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cachera son nom à tous. Elle signera bientôt ses lettres : Louise du Néant (1).

II. Le bon P. Maillard ne veut pas que Louise ait jamais perdu la raison. Il la préfère possédée. Mais la pauvre fille n'avait peur ni de la chose ni du mot. Une fois guérie, elle écrira par exemple :

 

Je me sens, par la miséricorde de Dieu, si disposée à tout ce qu'il voudra, que si je devenais encore aussi folle que je l'ai été, je l'en bénirais (2).

 

Pour moi, il me semble que la question ne se pose pas. Disons la vérité comme elle est. La terrible maladie qui menaçait Louise du Tronchay depuis son enfance a éclaté peu après la réception de la novice au couvent de Charonne et s'est manifestée, à l'état violent, pendant une année entière, pour se calmer ensuite insensiblement et sans plus laisser de traces. Il est vrai du reste qu'une direction sage et vraiment chrétienne aurait pu ou prévenir ou du moins atténuer cette crise lamentable. Louise

 

(1) Le Triomphe..., pp. 1-51 Passim.  « J'ai dû négliger une foule d'incidents, pour la plupart assez obscurs. Voici un des plus curieux. Nous avons dit plus haut que Louise du Tronchay avait été sur le point d'entrer à l'abbaye du Ronceray. Après la longue crise de dissipation que l'on vient de rapporter, elle était de nouveau sur le point de suivre cette première vocation, lorsque l'idée lui vint d'offrir à sa jeune soeur cette place fort convoitée, semble-t-il, et difficile à obtenir. Mais la chose n'alla pas toute seule. Soit que la vertu de cette soeur parût mal assurée, soit pour d'autres raisons, l'abbesse du Ronceray mit tout en oeuvre pour se défaire de la postulante. Il fallait des lettres royales pour entrer dans cette abbaye ». Les dames du Ronceray employèrent plusieurs d'entre leurs proches. de la première qualité et même cinq maréchaux de France, pour prévenir le roi d'une manière désavantageuse sur cette demoiselle; elle répondit à tout ce qu'on lui objecta avec tant d'esprit, d'éloquence et de piété qu'on fut convaincu à la Cour (!) de la bonté de sa vocation. Le R. P. de la Chaise en parla enfin à Sa Majesté qui ordonna par une lettre de cachet qu'on lui donnât l'habit. » Le Triomphe..., pp. 46, 47. Fout cela, peut-être fort simple, parait néanmoins singulier. D'où viennent ces résistances ? Ne confirmeraient-elles pas l'hypothèse que nous avons proposée au sujet de la famille de Tronchay ? Il est vrai que l'abbaye avait reçu Louise, mais cette acceptation remontait à quelques années. Dans l'intervalle la famille n'aurait-elle pas fait parler d'elle ? Le secret de la tare physiologique ou morale qui la marquait, n'aurait-il pas transpiré ?

(2) Le Triomphe..., pp, 197, 198.

 

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tomba par malheur entre les mains d'un prêtre qu'on soupçonne de jansénisme, mais qui peut-être manquait seulement d'intelligence et d'humanité. Dès sa première confession générale, elle fut perdue (1).

« Il lui semblait sans cesse entendre la sentence de réprobation, et les démons, sans relâche, lui disaient : II n'y a point de Dieu pour toi; va-t'en aux flammes éternelles... Ils paraissaient autour d'elle en des formes hideuses et avec des cris effroyables, de sorte que la Communauté (de Charonne) étant fort effrayée de voir et d'entendre des choses si épouvantables, il fut conclu qu'elle en sortirait ». Une sainte personne, « M't° Chandenier, qui la connaissait, la mit chez une dame de qualité qui avait dans sa maison des lits pour des filles malades qu'elle servait elle-même par charité ». Mais là non plus, on ne put la garder longtemps. « Les filles de la Providence s'en chargèrent... On ne peut assez admirer leur charité et leurs soins à l'égard d'une telle malade, dont le mal était comme infini... Aussi faisait-elle jour et nuit des cris effroyables... Dieu permit pour pousser plus loin son humiliation que, quelquefois elle s'échappait des fers où on l'avait attachée et qu'elle allait dans les rues, suivie d'une multitude de démons en forme de chats; ce qui fit croire à tout le monde qu'elle était sorcière et qu'elle allait au sabbat... Toute la canaille du menu peuple, courant après elle, l'appelait magicienne et criait qu'on la brûlerait... Il se trouva même une fois dans cette mêlée un laquais qui avait demeuré chez M. son père et qui avait toujours du ressentiment contre elle, de ce qu'elle s'était opposée au dessein qu'il avait de débaucher une servante ; de sorte que, ravi d'avoir trouvé occasion de s'en venger, il assembla d'autres laquais qui vinrent avec lui danser autour d'elle; et le refrain de ces chansons était : «Tu seras brûlée, sorcière,

 

(1) C'est Dom Chamard qui porte contre le couvent de Charonne et contre le confesseur de Louise, l'accusation de jansénisme. J'ignore à quelles Enseignes. Cf. pp. 34o, 341.

 

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tu seras brûlée ». Tous ces détails nous viennent en droite ligne de Louise elle-même qui les a racontés, dix ans plus tard, à son biographe, je les donne comme celui-ci nous les transmet.

« On la venait voir de tous côtés, car ses cris attiraient tout le monde... II y venait même des prêtres et des religieuses qui portaient tous un mauvais jugement d'elle, la regardant comme une grande pécheresse que poursuivait la colère divine n. Elle-même leur donnait raison, quand le calme lui revenait. Pour faire pénitence de son orgueil, elle avait demandé à Dieu, elle lui demandait encore de passer pour folle. Ainsi avait fait avant elle le P. Surin.

Enfin présentée « à Messieurs les administrateurs de l'hôpital général », Louise fut enfermée à la Salpêtrière dans le courant de 1677 M. Lugubre séjour sur lequel le P. Maillard, bien que très réservé, nous a laissé force détails plus répugnants les uns que les autres. C'est ainsi chue nos anciennes biographies religieuses, si longtemps dédaignées par les érudits, nous apprennent tout ensemble jusqu'où peut s'élever notre humanité misérable et jusqu'où elle peut descendre. Un cachot et la compagnie d' « une vieille folle couverte d'ulcères et de vermine, si horrible à voir qu'elle effrayait tout le monde », on ne trouva rien de mieux à offrir à cette fille noble et délicate qui laissait néanmoins paraître beaucoup de raison, de décence et de douceur dans ses heures de lucidité. Il y a pire. Le siècle de Louis XIV, de Bossuet, de Racine s'offrait volontiers, paraît-il, la distraction d'une visite aux recluses de la Salpêtrière. Spectacle deux fois délectable à une société non moins superstitieuse que grossière. Cette ménagerie (c'est le mot propre et il faut l'écrire) était aussi pour eux comme l'antichambre de l'enfer. Sachons voir nos pères dans toute leur vérité.

« Dans ce temps-là même, on fit une mission à cet hôpital, qui dura six ou sept semaines : tous ceux qui y assistaient

 

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allaient en foule voir cette sorcière qui faisait tant de bruit... Ils lui disaient tous les jours mille outrages... Il y avait même des ecclésiastiques qui ne l'épargnaient pas. Un, la voyant couchée sur un bouchon de paille toute pourrie, lui dit : Soeur Louise, regardez, voilà un bon feu de paille qu'on vous prépare. Elle ressentit si vivement cette confusion qu'elle se cacha le visage de sa paille. Ce qui la faisait mourir de frayeur est que les gens qui venaient les soirs ôter la paille des cachots, pour en mettre de fraîche, en faisant brûler ce qu'ils avaient ôté, criaient : Voilà le feu allumé pour la sorcière, voilà les gens de Justice qui la vont brûler » (1). Chaque fois que je passe devant la Salpêtrière, j'évoque, malgré moi, ces horribles scènes. Avec plus d'éloquence que le cercueil de Louis XIV, elles me disent que Dieu seul est grand et surtout que Dieu seul est bon.

J'en passe. Le temps approchait du reste, où la Providence « avait arrêté la délivrance de cette âme ». Louise commençait « à ne crier pas si haut ni si souvent. (Dieu) perlait encore que, sous un soupçon trompeur, l'on amenât à la Salpêtrière une fille qu'on croyait folle et quine l'était pas... (Dieu ayant voulu) augmenter par là son mérite ; et il avait aussi dessein qu'elle travaillât au soulagement de notre demoiselle, à qui on donnait permission de la visiter. Elle lui parlait toujours de Dieu, et toujours elle la trouvait en prières, ce qui la ravissait. Elle disait : «Cette âme est une vraie prédestinée et moi, hélas,... une réprouvée. Si je pouvais prier Dieu comme elle, je serais ravie ».

« Cette sainte fille et la soeur de la Croix, (c'était la supérieure de la Salpêtrière, et Louise avait toujours eu à se louer d'elle) faisant réflexion sur ses paroles et

 

(1) Pendant ou après cette mission, il vînt même « un prêtre zélé (qui) voulant inspirer l’horreur du péché à tous les pauvres de l'hôpital, ne crut pouvoir mieux leur faire voir les malheurs qu'il attirait après lui, qu'en leur représentant l'état pitoyable où était réduit cette pauvre créature... il assurait en public qu'elle était réprouvée. Tout le monde en jugeait de même, et on ne doutait point qu'elle ne serait la victime des flammes éternelles ». Triomphe..., p. 76.

 

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remarquant que sa disposition avait beaucoup changé, pour contribuer à son parfait rétablissement, elles lui laissèrent une entière liberté de sortir de son cachot, et de passer les jours et même les nuits clans celui de sa compagne, où elles faisaient de continuelles oraisons... ce fut ainsi que notre soeur Louise fut peu à peu affranchie de ses peines ».

Puis l'on eut l'idée de faire venir un prêtre qui achèverait la guérison et tout ensemble la conversion de la malade. Car, elle aussi, la supérieure croyait Louise encore plus criminelle que folle, ou plutôt folle en punition de ses crimes. D'où, pensait-elle, la nécessité de choisir « un confesseur d'une science et d'une expérience singulière et même qui eût pouvoir d'absoudre » les péchés les plus énormes. Le choix se porta sur M. Guilloire, « docteur de Sorbonne, chanoine et sous-pénitentier de Notre-Dame de Paris » Celui-ci accourut aussitôt, mais très ému et s'attendant aux pires résistances. A peine arrivé à la Salpêtrière, il s'enferma « dans la chapelle de l'Ange gardien. On le vit au travers de la porte qu'il avait fermée, prosterné

 

 

(1) Et le P. Maillard, et Dom Chamard lui-même écrivent : Guillouard. C'est Guilloire qu'il faut lire, comme me l'apprennent MM. Levesque et Urbain, qui seront une fois encore toute mon érudition. Les registres du chapitre de Notre-Dame (Archives nationales LL 242) nous révèlent l'existence de Charles Guilloire, prêtre du diocèse de Paris, qui occupa la stalle auparavant possédée par un ami de Richelieu, Michel Le Masle, prieur des Roches. Ce chanoine Guilloire (ou Guilloyre) avait une soeur à Sainte-Catherine et deux frères, dont l'un, Claude, fut contrôleur général de l'extraordinaire des guerres et épousa Françoise de la Chaize, et l'autre fut secrétaire de la Grande Mademoiselle (et non son médecin, comme le disent les annotateurs de Mme de Sévigné et de Bussy-Rabutin). Avant de faire partie de la maison de Mme de Montpensier, ce Guilloire avait été longtemps employé pour les affaires du roi en Allemagne, en qualité de commissaire général et s s'en était acquitté avec beaucoup d'honneur et de fidélité ». Il fut disgrâcié en même temps que Segras, parce qu'on (l'archevêque de Paris) rapporta à Mademoiselle qu'ils blâmaient son mariage avec Lauzun. Mme de Sévigné nous apprend qu'en renvoyant Guilloire, Mademoiselle lui donna 5o.000 francs (Lettres du 3 avril et du 20 mars 1671. G. E. II, pp. 142, 123). Bussy écrit aussi, le 3 mai 1671 : « J'ai bien du déplaisir de la disgrâce de MM. de Segrais et Guilloire, parce qu'ils sont de mes amis » (Cheruel, III, p, 179; IV, pp. 265, 267). Son portrait a été publié à la suite de la Relation de l’Ile invisible. Ces Guilloire, selon toute apparence étaient nés de Claude Guilloire, secrétaire du roi, maison et couronne de France, et de Marie Mandat.

 

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le visage contre terre devant l'autel ; il y fit une longue prière, et animé de l'esprit de Dieu, il vint » droit au monstre, je veux dire à notre Louise, a et, lui parlant par le guichet de son cachot, il lui demanda d'abord: Qu'avez-vous, ma pauvre soeur ? — Ah! Monsieur, lui répondit-elle, ne savez-vous pas que je suis damnée? — Non, non, dit-il, je vous en assure, vous êtes en état de vous sauver — Est-il possible, dit-elle P... Mais, monsieur, je suis mal avec mon maître. Pourriez-vous me remettre bien avec lui ? Ceux qui me sont venus voir m'ont dit qu'il n'y avait rien à faire, mais je vois bien à votre air que vous me tirerez de ce malheur. — Oui, ma soeur, je le ferai de tout mon coeur. Eh bien.., voudriez-vous vous confesser et je vous ferai communier ? — Comment, monsieur, cela se peut-il que l'on fasse communier une si abominable créature? Ce n'est pas tout de bon que vous le dites; cependant vous n'avez pas la mine de vous moquer de moi, comme ont fait tous ceux qui sont venus me voir... »

« La bonté et la douceur de ce grand serviteur de Dieu commencèrent à donner un grand soulagement à la soeur Louise, de sorte que dès ce moment, elle cessa absolument de crier... — Croyez-en moi, continuait-il, Dieu veut bien vous recevoir en ses bonnes grâces — Mais, mon bon serviteur de Dieu.., avez-vous les cas réservés pour me con. fesser ? — Oui, dit-il, j'ai le pouvoir de remettre les plus grands péchés. Qu'avez-vous donc fait? — Elle répondit fort simplement... Quoi, monsieur... y a-t-il quelqu'un qui ne sache pas que je suis sorcière et que j'ai fait un pacte avec le diable ?... Il faut bien que cela soit vrai, puisque toutes sortes de personnes me le disent, et même des ecclésiastiques. Ces gens-là voudraient-ils mentir?... — Mais, ma Soeur, comment êtes-vous devenue sorcière, et quelles marques avez-vous que vous l'êtes? — ... Point d'autres marques, sinon qu'on a vu, autour de moi, jour et nuit, près de deux ans, des chats en grand nombre qui ne me quittaient point. Tout le monde a jugé de là que

 

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j'étais sorcière et enfin on me l'a persuadé à moi-même (1). — Mais, ma soeur, n'y a-t-il que cela ?... Voulez-vous me croire? Vous n'êtes ni sorcière, ni magicienne, vous ne serez pas brûlée, je vous en réponds et l'on a tort de vous en avoir donné l'alarme...

« Le lendemain, M. Guilloire entendit sa confession. Il fut étonné de son innocence et de sa pureté inviolable. Il lui donna ensuite le corps de Jésus-Christ, qui fit dans son âme des effets admirables. Dès ce moment, elle fut entièrement délivrée de la violence qui la poussait à faire de si grands cris, et tout d'un coup, elle passa dans un état très élevé, jouissant de la présence de Dieu par un don de contemplation, et pratiquant toutes les vertus du christianisme, d'une manière à surprendre tout le monde, comme on le verra dans la suite » (2).

Ses biographes semblent dire qu'elle aurait pu dès lors quitter la Salpêtrière et qu'elle n'y demeura que de son plein gré. Je crois plutôt qu'on ne la regardait pas encore comme tout à fait guérie et qu'elle n'eut pas à choisir, acceptant d'ailleurs avec une joie héroïque et sa honte et son cachot (3). Au bout de six mois, « on la mit dans la salle des femmes qui ont été folles et qui ont recouvré l'usage de la raison (4) ». Puis on lui confie le soin des « vieilles femmes qui étaient atteintes de diverses maladies : flux de sang, scorbut, pourpre, lèpre» (5). Insensiblement elle n'était plus là qu'une simple fille de service, libre par conséquent de partir quand il lui plairait. De toute façon, elle ne quittera la Salpêtrière que vers 1681. Elle aurait certainement pu s'en aller beaucoup plus tôt.

 

(1) J'imagine qu'on intervertit l'ordre des facteurs. Persuadé que l'on avait affaire à une sorcière, on voyait ou l'on disait voir des chats auprès d'elle, et l'imagination de Louise, ainsi orientée, les voyait enfin.

(2) Triomphe..., pp. 53, 84, passim.

(3) 1.e P. Maillard dit expressément : « On continuait cependant à traiter de folle ». Ib., p. 89.

(4) Triomphe..., p. 94.

(5) Ib., p. 1o3.

 

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« Hors le temps qu'elle donnait au service des pauvres folles, qu'elle appelait ses compagnes, elle demeurait dans son cachot, absorbée en Dieu, où ce Père de consolation lui disait des choses ravissantes et lui donnait ses divines leçons ». Voici quel était son règlement de vie tel qu'elle le soumettait à son directeur :

 

Je me lèverai à minuit, pour prier jusqu'à une heure ; je me lèverai à trois heures, je ferai l'oraison jusqu'à quatre heures. Je dirai mes petits Offices depuis quatre heures jusqu'à cinq ; ensuite, je nettoierai les cachots de mes maîtresses (c'est-à-dire des folles et des pauvres) et je viderai leurs bassins ; à six heures, j'assisterai à la prière qui se fait dans le dortoir et j'irai ensuite à la sainte messe; à sept heures et demie, je reviendrai pour aider à porter à déjeuner à mes maîtresses; à huit heures, je les ferai prier Dieu ; à neuf heures, je me retirerai dans mon cachot, pour écrire ou pour lire ; à dix heures, je dînerai et je demeurerai quelque temps avec mes compagnes, les folles, pour leur donner un peu de récréation ; à onze heures, je servirai mes maîtresses (peut-être entend-elle aussi par là les religieuses) ; à midi, j'irai à l'église pour dire mes prières vocales ; à une heure, je lirai ou j'écrirai ; à trois heures, je ferai oraison; à quatre heures, je ferai le catéchisme à vingt filles que l'on m'a données à instruire ; à cinq heures, je servirai mes maîtresses... ; à six heures, le souper ; à sept, la prière, après quoi je déshabillerai mes maîtresses pour les coucher et à huit heures je (me) coucherai (1)...

 

Avec cela des mortifications incessantes. Mais le plus dur pour elle était de continuer à passer pour folle.

 

Beaucoup de gens qui m'estimaient fort lorsque j'étais dans la salle Sainte-Hélène, ayant changé de sentiment, disent maintenant

 

(1) Triomphe..., pp. 97, 98. Elle donne aussi la liste de ses mortifications dont quelques-unes sont indicibles. Haire, discipline. « Je mangerai des herbes crues toutes les fois que j'aurai dit des paroles inutiles ». Un de ses confesseurs, M. Briard lui reprochait ce défaut. « Je vous prie, lui écrit-elle... de ne vous pas rebuter de la dissipation de mon esprit et du grand flux de paroles que vous avez remarqué en moi ». Triomphe..., p. 197. Volubilité peut-être caractéristique. Je dirai plus tard que dans les premières années de sa guérison, Louise gardait encore quelques traces de sa maladie. « Je boirai dans une tête de mort... je n'aurai en tout temps ni draps à mon lit, ni bas à mes jambes ; je n'userai point de pain blanc, mais je le changerai pour le pain noir de ma maîtresse ».

 

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que je suis encore folle. On observe mes actions pour juger de mon état  (1).

 

Et on la traitait comme telle avec la barbarie de ce temps-là :

 

Des messieurs et des dames fort ajustés, vinrent se moquer de nous autres pauvres folles. J'en fus horriblement mortifiée et je me disais à moi-même : Ah ! la du Tronchay, te voilà dans un beau rang !... Que fais-tu là... couchée sur un bouchon de paille dans un lieu malsain, où tu ne dors point, parmi des créatures qui font jour et nuit des cris horribles, toi qui te ferais servir et qui ferais ton salut dans un lieu où tu n'aurais le soin que de prier Dieu (2).

 

Mais loin de renoncer à une résolution presque surhumaine, elle prolongeait elle-même et s'appliquait à justifier la cruelle erreur de son entourage.

 

Après que je vous eus quitté vendredi dernier, mon bon Père — elle écrit à M. Briard dont nous parlerons bientôt — je me renfermai dans mon cachot à dessein d'y continuer mes extravagances, parce que messieurs les administrateurs vinrent examiner mes compagnes les folles, pour renvoyer celles à qui la raison était revenue. Je me proposai de leur parler d'une manière à leur persuader que je suis encore plus folle que les autres. Pour y réussir, je me décoiffai ; mais quoique je fusse bien résolue à faire ce coup, la nature en souffrit à l'extrémité et grondait très fort. Cependant il faut que cette vilaine meure malgré elles.

 

Si fort que nous gênent de pareilles mortifications, ne nous hâtons pas de les juger indécentes. Après tout, Louise ne fait ici que pousser logiquement à l'extrême une pratique assez ordinaire. A l'occasion ne pas montrer son esprit, soit pour ne point aigrir un débat, soit pour laisser aux autres la joie de briller, c'est ce que

 

(1) Triomphe..., p. 244.

(2) Ib., p. 238.

(3) Ib., p. 259.

 

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nous faisons, ou que nous devrions faire tous les jours. Ou bien nous ne répondons pas à des calomnies infâmes, assurés d'ailleurs qu'auprès du grand nombre, notre silence passera pour un aveu. Y a-t-il plus d'inconvénients à paraître fou que libidineux? N'oublions pas du reste l'exemple de Jésus devant Hérode. J'entends bien que, dans le cas présent, Louise ne se contente pas d'accepter sans rien dire la fâcheuse opinion que l'on aurait d'elle; cette opinion, elle la provoque, la nécessite en quelque manière. Mais quoi, les livres saints ne nous reconnaissent-ils pas le droit de compléter, de parfaire la passion du Christ? Nous savons encore que des saints admirables, Philippe de Néri par exemple, ont contrefait ou la stupidité ou la déraison. Louise a sur eux cet avantage qu'elle se trouve comme invitée par la Providence à jouer ce rôle. Folle authentique pendant de longs mois, elle prolonge maintenant de sa propre initiative le martyre que Dieu avait d'abord choisi pour elle... Enfin elle n'agit en tout ceci qu'après avoir consulté ses directeurs et ceux-ci la laissent faire : nous dirons bientôt pourquoi.

Mais quoi qu'elle put imaginer, elle n'arrivait pas à cacher la prodigieuse métamorphose qui s'était opérée en elle. A son agitation d'autrefois avaient succédé de fréquentes extases. « Elle avait quelquefois les bras étendus et si raides qu'on ne pouvait les plier. Son confesseur avait ordonné qu'on lui donnât quelques coups pour la faire revenir et qu'on lui fit beaucoup de confusion ; mais tout cela était inutile, car quoiqu'elle entendît quelquefois ce qu'on disait et qu'elle vit même ce qu'on faisait, elle ne pouvait sortir de cet état... Ses ravissements étaient si fréquents et si longs qu'on était contraint de la traîner hors de l'église comme un cadavre sans mouvement ; quelques-uns versaient des larmes de joie, de la voir si favorisée de Dieu; il y en avait qui coupaient de ses habits pour les garder comme des reliques ». Dans ce Paris, si grand tout ensemble et si petit, déjà courait le

 

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bruit qu'une sainte nouvelle faisait miracle à la Salpêtrière. Aussi, l'austère et prudent M. Guilloire, « appréhendant que ces extases lui fussent préjudiciables, soit en épuisant ses forces, soit en l'excitant à la vanité... la faisait tourmenter par les officiers lorsque ces ravissements lui arrivaient; il la menaçait même de l'enfermer dans une prison si elle s'abandonnait à ces transports. Mais cela ne dépendait pas d'elle, Dieu les opérait et elle ne pouvait y résister. C'est pourquoi elle le pria si souvent et avec larmes de l'en délivrer, qu'il consentit enfin à ses désirs. Ainsi toutes ces extases cessèrent après dix-huit mois; toutes les grâces furent resserrées dans l'intérieur et il ne parut plus rien que de commun dans sa conduite extérieure (1) ». C'était là du moins que tendait notre humble mystique ; elle n'y arrivera que peu à peu.

Il me faut bien le dire en effet, puisque je le pense, et que la chose n'a rien qui doive surprendre un lecteur raisonnable, ou encore moins le scandaliser. Bien que guérie, et pour toujours, à l'époque où nous arrivons, Louise n'était pas encore parfaitement calmée. Ses lettres de la Salpêtrière respirent une exaltation et renferment des confidences qui peut être dépassent quelquefois la juste mesure. Sublimes lettres d'ailleurs; plus d'un ne s'expliquera pas les timides réserves que je viens d'insinuer et non sans une sorte d'angoisse. Qui sommes-nous donc pour critiquer le style des saints ?

Sans la moindre application, elle écrit fort bien. Très humble et très déférente avec ses directeurs, elle garde néanmoins une ingéniosité vive, un primesaut, un sans-façon qui ne sont pas d'une servante.

 

Si vous me commandez, mon cher Père, de vous écrire tout ce qui se passe dans mon intérieur, vous aurez besoin d'une boutique de papier pour m'en fournir : mais à quoi bon... (2),

 

(1) Triomphe..., pp. 109-115 ; pp. 128, 149.

(2) Ib., p. 312.

 

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Elle s'amuse volontiers de ce qui lui vient à la plume, et elle veut qu'on s'en amuse. Cela est vrai surtout des nombreux passages où elle parle de ses mortifications. A force d'entrain et même d'enjouement, on dirait qu'elle veut se faire pardonner les détails souvent pénibles qu'on lui ordonne de dire.

 

Puisque vous avez la charité, mon très cher Père, d'envoyer savoir comment je me porte, je vous dirai que je suis mieux, grâce à Dieu qui a inspiré à votre bonne fille, la Soeur de la Croix, de me rendre tous les services possibles.. Mais, mon Père, que dites-vous de cela ? Etes-vous d'avis qu'on traite si bien une misérable, qui ne devrait vivre que de cendres détrempées dans ses larmes? Sincèrement, mon Père, il n'y a point de pénitence que je ne doive faire... et néanmoins on me la défend. J'espère pourtant que, quand vous viendrez nous voir, vous me donnerez des moyens de faire aller ce vilain frère l'âne, à grands coups de bâton, comme vous lui avez promis. Je suis résolue de lui en donner tout son saoul; je vous supplie donc de ne pas le flatter... Pendant que je fais engraisser ma bête, mon âme maigrit... Je veux être un holocauste vivant devant la Majesté divine ; mais, mon Père, demandez lui pour moi sa très sainte grâce... J'espère qu'il ne vous refusera rien, parce que vous êtes son intime ami... Je ne saurais vous en dire davantage, parce que je vous écris entre deux agonisants : il faut que je quitte à tout moment pour crier à droite et à gauche... Je suis... De la Salpêtrière le 7 février 168o (1.)

 

A quelques mois de là (octobre 168o) elle écrit encore :

 

Mon Dieu, mon bon Père, que je suis mécontente de moi ! Je dors souvent trop longtemps et qui est-ce qui prie et qui loue mon Epoux pour moi pendant mon sommeil... Vous m'avez permis de me lever la nuit pour faire une heure et demie d'oraison. Donnez m'en, s'il vous plaît, deux heures et demie; cela ne vous coûtera rien et n'ayez pas peur que frère l'âne perde sa part. Le pauvre animal a trop soin de lui-même. Il faut vous faire rire, il a été battu et a reçu beaucoup d'injures

 

(1) Triomphe..., pp. 2o3, 204. La plupart de ses lettres de la Salpérière sont adressées à M. Briard, qui avait remplacé auprès d'elle, M. Guilloire, mort vers 1679 ou 168o, et dont nous parlerons bientôt.

 

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depuis qu'il ne vous a vu et si on ne fût venu à son secours, on l'aurait mis en très mauvais ordre. Je crois que vous en serez bien aise aussi bien que moi, parce qu'il faut que son maître soit vengé de toutes ses friponneries... Je m'en vas bien le faire marcher, car il y a longtemps qu'il se repose... Il m'est arrivé de me faire battre une seconde fois ; on me voulut défendre, mais je me jetai entre les bras de celle qui me frappait, afin qu'elle redoublât ses coups et je disais tout bas : Bon, ma chère, frappez plus fort (1).

 

Elle se donne d'autres noms que notre délicatesse a plus de peine à écrire. Un jour, de bonnes servantes de Dieu... (lui) ont dit des choses si humiliantes... que la nature en

a été touchée sensiblement et toute prête à pleurer. Cela l'a fait un peu rêver... Que tu es bête de rester » en un pareil lieu ! Mais aussitôt elle se ressaisit.

 

Ah ! mon Dieu, ne m'épargnez pas Je suis une chienne qui mérite bien d'autres peines; vengez-vous de cette infâme. Aussitôt je revins me faire dire encore des injures. Ensuite j'allai me faire battre par une de mes compagnes les folles, qui m'égratigna toutes les mains, de sorte qu'elles m'enflèrent beaucoup. Je les mis dans de l'eau chaude où l'on avait lavé la vaisselle, pour me punir de ce qu'auparavant je n'avais pas voulu les y mettre, de peur qu'elles ne deviennent noires. Ne serez-vous pas surpris de voir une vieille laide, une gueuse folle, avoir encore un peu soin d'elle, dans un hôpital (2) ?

 

Je ne dis pas que ces détails soient d'une lecture agréable mais je dis qu'il faut réaliser le sentiment de celle qui les écrit. La bonne humeur de Louise n'est pas feinte, pas même forcée ; elle est toute spontanée et, prise en soi, toute saine. Par là s'humanise et se purifie le reste qui nous plairait moins (3). Quant aux brûlants

 

(1) Triomphe..., pp. 3o6-3o8.

(2) Ib., pp. 27o, 271.

(3) Ce mot de « chienne » qu'on vient de citer m'autorise et m'invite à faire ici une observation, assez délicate et plus encore pénible à formuler, mais utile. Aussi bien un historien n'a-t-il pas le droit d'escamoter, si j'ose dire, les difficultés de son sujet. Non sans avertir discrètement de cette suppression, j'ai dû taire une des mortifications ordinaires de Louise du Tronchay, en quoi j'imitais un de mes prédécesseurs que nul, je crois, ne soupçonnera de minimisme religieux; c'est Dom Chamard, l'historien des saints de l'Anjou. Nous mettons lui et moi les... aux mêmes endroits du texte. Mais voici un fragment de lettre où, sans rien perdre de leur horreur, les mortifications dont je parle sans en parler, sembleront moins paradoxales. « Nous avons dans notre hôpital une fille à qui on voulait couper la jambe. Son mal était horrible à voir : j'en fus si touchée (touchée de compassion, entendez-la bien), qu'il me prit envie de la..., parce que j'ai ouï dire que la langue des chiennes est bonne à lécher les plaies. Peut-être, disais-je en moi-même, je guérirai celle-ci ; mais comme j'étais prête à le faire, j'eus peur qu'on ne me vit ; ainsi je restai là. Le lendemain, je le voulus encore faire ; je ne pus; j'étais fort affligée de ma lâcheté; enfin la pensée me vint de demander au chirurgien quel onguent il y mettait ; il me dit que c'était de l'eau chaude vive et du sublimé. Je reconnus en cette rencontre la bonté de Dieu qui m'avait empêché de faire cette mortification. » Triomphe..., pp. 36o, 361.

 

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transports qui vont suivre, je laisse au lecteur la joie ou la peine de les juger. Il y a là peut-être, en certains endroits du moins, un peu de mélange. Plusieurs trouveront que cette admirable fille atteint parfois et franchit peut-être les bornes que la divine sagesse nous a prescrites. Lui aussi, le P. Surin convalescent se laissait aller, comme nous l'avons dit, à des outrances qu'il a condamnées plus tard. Je plaindrais fort toutefois les trop raisonnables que ces extraordinaires confidences ne parviendraient pas à émouvoir.

 

Vous me demandez compte de mon oraison, mon cher Père. Elle n'est pas toujours égale : quelquefois, par une simple vue de foi, je regarde Dieu en mon coeur et je demeure là sans agir... sans savoir bien distinctement ce qu'il opère en mon âme, car il ne me dit rien d'une manière sensible; je sors néanmoins de cet état avec plus de force et d'ardeur pour son service, ce qui me fait croire qu'il a eu la bonté d'agir en moi et de me communiquer ses grâces...

 

C'est leur refrain à tous, bien qu'ils ne se soient pas donné le mot ; c'est par là qu'ils justifient leur oisiveté prétendue.

 

D'autres fois, et cela m'arrive souvent, le bon Jésus me fait de grandes caresses spirituelles. Je suis si perdue en lui que je ne sais où je suis. Ce n'est que feux et flammes dans mon coeur... Je ne puis me retenir, je cherche à me décharger le

 

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coeur ; je cours vers mes maîtresses et je leur crie qu'il faut aimer Dieu... Cette ardeur me porte à engager celles qui en sont capables à faire l'oraison. Nous avons en cette salle six grandes filles qui aimaient tellement leur liberté qu'on n'en pouvait rien faire de bon. Grâce au Seigneur, elles sont présentement dans la résolution de se donner tout de bon à Dieu. Elles pleurent lorsque je leur parle des choses divines ; elles courent après moi ou elles viennent dans ma cellule pour s'instruire de leur devoir ; elles font chaque jour une demi-heure de méditation sur la venue du Saint-Esprit (1).

 

Trouve-t-on qu'elle excède? Elle-même nous a prévenus :

 

M. Renault (?) m'est venu quereller dans ma cellule, parce que je me laisse mourir de faim... je me tins à genoux pendant ces réprimandes... Le jour précédent, j'avais fait de grandes extravagances devant lui, car je courais par la maison comme une folle en criant : Que mon bien-aimé est aimable! Aimez-vous mon Epoux, M..., aimez-vous mon Epoux? j'en eus une extrême confusion devant plusieurs personnes (2).

 

Elle sent bien que son confesseur n'approuve pas ces démonstrations, qui d'ailleurs ne dépendent pas de sa volonté

 

Je vous prie de me dire si vous me permettez de crier partout : Amour, Amour ! Car je ne puis plus durer ici, parce que mon Jésus n'y est pas assez aimé ; c'est trop souffrir sans mettre fin à mes peines (3).

 

Ou encore :

 

Je ne sais, mon cher Père, si vous ne vous fâcherez point de ce que je tombe dans ces ravissements, mais je n'en suis pas la mai tresse et je sens bien qu'il n'y a pas du mien (4).

 

(1) Triomphe..., pp. 23o-232.

(2) Ib., p. 3o8.

(3) Ib., p. 254.

(4) Ib., p. 3o1.

 

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En septembre 168o, elle tache de fixer ses impressions d'une retraite qu'elle vient de faire dans son cachot.

 

Je ne puis vous dire ce qui se passa pendant ces trois heures (d'une de ses premières méditations). Il me semblait que mon âme s'était envolée dans le sein de la Divinité et que j'étais en paradis. Lorsque je commençai à revenir à moi, je demandai aux séraphins comment ils pouvaient supporter leurs embrasements, puisque moi qui suis une créature toute corrompue, j'étais contrainte de prier Dieu de cesser ses ardeurs. Je tombai dans de si violents transports d'amour que je fis de grandes extravagances. Je criais tout haut : Aime-t-on mon Amour ? J'étais seule et je parlais aux créatures sans raison et je leur demandais si elles aimaient mon Jésus. Quelle folie !... Dans le moulent, on me vint avertir que trois filles du R. P. Guilloré demandaient à me parler.

 

C'étaient de saintes personnes que le très sage et très défiant P. Guilloré ne craignait pas d'envoyer à l'école de cette bienheureuse folle.

 

J'en fus surprise, car je pensais qu'il n'y avait plus de créatures sur la terre et qu'il n'y avait que mon divin Epoux et moi. Je ne pus répondre que ces trois paroles : je ne veux que mon Epoux, je ne connais que mon Epoux. Je demeurai seule avec lui dans un abîme où je ne voyais ni fond ni rive.

 

Et elle continue sa lettre :

 

Mais, mon bon Père, je suis souvent interrompue en vous écrivant et je ne puis dire avec aucun ordre mes petites affaires ; cependant l'amour de mon Jésus me presse et me brûle et il est... cause en partie de ce que je ne sais ce que je vous écris... et je dis : Ah! mon cher Epoux, cessez pour un peu de temps ; donnez-moi un peu de relâche! Mais il ne m'écoute pas et il faut que je crie : Amour, amour...

Après plusieurs élancements de cette sorte, je reprends mon papier pour écrire promptement, pendant que l'Amour divin me laisse un petit moment libre.

 

On ne peut imaginer une représentation plus vive, ni surtout plus vraie, plus ingénue de ces divines poursuites.

 

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Ah! mon bon l'ère, où suis-je et qu'est-ce que je vous puis écrire dans les transports où je Ah ! que mon Epoux est aimable !... Dites-moi donc ce que je ferai pour lui plaire... Aimez-le donc, mon bon Père, et criez incessamment partout qu'il est aimable, qu'il est plein d'amour pour les pécheurs. Ah ! je n'en puis plus. Permettez-moi d'aller crier par les rues et d'amasser tout le monde pour leur parler de mon Epoux sacré... A quoi sert ma langue, si ce n'est pour publier ses divines perfections?Allumons donc dans tous les cœurs l'amour de mon Jésus... Anathème à tous ceux qui ne (l’) aiment pas... O mondains, ô mondains, si vous aviez goûté de son amour, vous ne voudriez plus vivre que de lui... Ah ! mon Souverain... que je suis toute perdue en vous pour toute l'éternité! Grand Dieu ! mon bon Père, qu'est-ce que tout ceci et qu'est-ce que je vais écrire ! (1).

 

On aura sans doute remarqué ce perpétuel dédoublement, et comme chez elle, ce que nous appelons raison parvient à garder une sorte de maîtrise, d'ailleurs toujours menacée. Délire, si l'on veut, mais non pas démence. Voici un dernier texte : on comprendra que je l'aie gardé pour finir.

 

Dimanche et lundi, je fis de grandes extravagances. Je me sentis tout embrasée de l'amour de Dieu. Tandis que j'étais dans un confessionnal pour être plus recueillie, je vis l'image de sainte Madeleine qui embrassait les pieds de mon Jésus. Il me prit une si grande jalousie contre elle, que je me mis à crier, par un transport qui vous paraîtra une vraie folie.« Donnez moi votre place, lui dis-je, il y a assez longtemps que vous (êtes là)... » Ce n'est pas la première fois que ces sottises rue sont arrivées. Quand je vis qu'elle ne se retirait pas, je pris mon crucifix, je lui embrassai les pieds et je lui disais (à Madeleine) : Je le tiens aussi bien que vous. Je le regardais fixement et les larmes me vinrent aux yeux. Je lui fis mille protestations de faire pénitence comme la Madeleine, afin de lui être aussi agréable qu'elle. N'êtes-vous pas surpris de ma hardiesse, mon cher Père?... Mais est-il nécessaire que je vous écrive toutes ces choses, pour vous informer de tout ce qui se passe dans mon âme et de toutes mes folies ? (2)

 

(1) Triomphe..., pp. 298-3o5.

(2) Ib., pp. 3o6-3o8.

 

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« Sottises », « extravagances », « folies» , dans les conditions où Louise se trouve et avec les souvenirs qui pèsent sur elle, ce vocabulaire ne lui viendrait que trop naturellement à l'esprit ; mais prenez garde qu'en l'employant ainsi avec une insistance marquée, Louise entend se mettre à l'unisson de ses directeurs qui, loin de lui épargner de tels mots, les lui répètent sans pitié, les relevant au besoin par d'autres aménités du même ordre. Caprice ? Cruauté involontaire? Non ; système, et ceci n'est pas le trait le moins singulier de notre mémorable aventure.

 

III. Le premier directeur de Louise, le chanoine Guilloire était mort à la fin de 1679, et au bon moment, si l'on peut s'exprimer ainsi, je veux dire, lorsque la belle expérience que nous racontons, si bien amorcée du reste, demandait à être poussée avec plus de vigueur et de sûreté que jamais (1). Très bon malgré une certaine rudesse, judicieux, prudent, M. Guilloire avait eu le rare mérite de reconnaître et de libérer la vocation véritable de cette pénitente extraordinaire; puis il avait évité de son mieux les tentations de vaine gloire à la folle d'hier dont les extases commençaient à faire du bruit. Mais c’étaient là des services plutôt négatifs. Pleinement guérie, Louise avait besoin désormais d'être dirigée avec plus de fermeté, plus de suite et une main plus savante. Cet appui, cette conduite ne lui seront pas refusés et voici qu'à M. Guilloire succède auprès d'elle le

 

(1) Entre la disparition de M. Guilloire et l'entrée en scène de M. Briard et du P. Guilloré, il y aurait eu un épisode assez curieux, mais sur lequel les détails nous manquent. Louise aurait subi a différentes conduites » qui l'auraient un peu dérangée. On fait allusion ici à certains prêtres ou jansénistes ou jansénisants (M. Olivier ? M. Renault ?) qui avaient leur entrée à la Salpêtrière et qui ont dû confesser Louise pendant quelques semaines ou quelques mois. Réfractaires à la mystique, ainsi d'ailleurs que tout le parti, ils auraient essayé de retirer Louise de la « grande simplicité » de ses voies ; en d'autres termes, ils lui auraient défendu la contemplation. Rien de plus vraisemblable. De plus ils auraient diminué sensiblement le nombre de ses communions. — Quant à la mort de M. Guilloire, il faut la placer ou bien à. la fin de 1679, comme je le dis dans le texte, ou bien au début de 168o.

 

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P. François Guilloré, jésuite, un des grands spirituels de l'époque, sinon le plus grand. A vrai dire, Guilloré ne la visitait, semble-t-il, qu'à d'assez rares intervalles. Le plus souvent, il ne communiquait avec elle que par l'intermédiaire de M. Jean Briard, prêtre de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et directeur en titre de Louise. Mais celui-ci, disciple lui-même de Guilloré, ne décidait rien sans avoir pris la consigne de son maître. Il n'y avait donc là qu'une seule direction et il en ira de même après la mort de

Guilloré (1684), lorsque le P. Maillard, jésuite, le remplacera (1).

Personne peut-être n'a jamais plus redouté, ni plus impitoyablement démasqué les illusions innombrables de la vie spirituelle que le P. Guilloré. C'est là même sa plus haute gloire comme nous le montrerons dans le chapitre que nous allons consacrer à ce curieux personnage. Ainsi fait, subtil, aigu, défiant jusqu'à l'extrême, on imagine sans peine qu'il a dû sonder de tous ses yeux cette créature étrange qui devait à priori lui sembler pour le moins suspecte. Voici pourtant comme il écrivait dès sa première entrevue avec elle :

 

Je vis hier cette demoiselle de votre Anjou qui s'est faite gueuse d'hôpital par un pur amour pour Jésus-Christ abject. Elle est parmi les folles, voulant passer pour telle et... dans un trou beaucoup plus incommode que celui de saint Alexis. Vous auriez été surprise de voir les excès de son amour. Jamais les Catherines de Sienne et de Gênes ne m'ont paru plus enflammées de l'amour de leur Epoux que cette grande âme ; et au moment que je lui promettais des humiliations et des souffrances, vous eussiez été ravie de voir les transports de joie où elle entrait (2).

 

On ne pourrait souhaiter un témoignage plus décisif. Guilloré néanmoins dira, ou plutôt il fera mieux encore. Lui, qui malmène dans ses livres les dévotes qui se

 

(1) M. Briard mourut en 1693. Cf. Triomphe..., pp. 399, 380.

(2) Triomphe..., p. 154.

 

           

mêlent d'enseigner, il mettra ses propres filles spirituelles à l'école de notre Louise.

 

Jeudi, écrit cette dernière à M. Briard, le R. P. Guilloré m'envoya deux de ses pénitentes ; elles me dirent de sa part que je leur apprisse à prier Dieu. Je leur parlai par obéissance et répondis à toutes les questions qu'elles me firent et j'en eus après beaucoup de confusion ; car ces bonnes âmes, qui sont pleines de charité, crurent que j'étais meilleure que je ne suis (1).

 

Il la croyait donc d'une expérience et d'une vertu consommée. Cependant, chose bizarre et qui nous révolte à première vue, il l'humiliait et la tourmentait sans relâche. « Le P. Guilloré, nous dit-on, ayant connu son courage admirable et son appel aux vertus les plus héroïques, la traitait avec beaucoup de sévérité et lui disait des paroles fort dores » ; Si bien que « le démon l'étant venue inquiéter par cent scrupules, prit occasion de la rigueur que ce Père tenait à son égard pour la troubler davantage, lui persuadant que son directeur avait très méchante opinion de son état. Quoiqu'il la vit dans d'étranges épreuves de la part du démon, il lui refusait quelquefois la confession et la sainte communion, comme étant incorrigible ; cependant il admirait la grandeur de son courage qu'il estimait celui d'une sainte. Ce Père si éclairé fut toujours inspiré de la traiter de même (2) ». On peut d'ailleurs être assuré qu'ayant choisi ce rôle cruel, Guilloré le tenait à merveille. Il n'avait rien du bénin jésuite des Provinciales, rien non plus de l'humaine condescendance, de l'exquise urbanité du P. Rapin. Né hirsute, il avait savamment cultivé sa rusticité naturelle, condamnant par son exemple plus encore que par ses écrits les complaisances des confesseurs à la mode et la direction musquée. Bien qu'il eût enseigné la rhétorique pendant quelque dix ans, son style même est mal peigné, rude et

 

(1) Triomphe..., pp. 266, 267.

 

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bourru comme devaient l'être ses discours. Tout cela, de propos délibéré, ainsi que nous l'avons dit, l'art embellissant la nature jusqu'à la pervertir, car le P. Guilloré avait le coeur tendre et pitoyable, l'esprit fin et délicat. Que ne peuvent les haines sectaires ! Ce paysan du Danube, les jansénistes, Nicole en tête, nous le présentent comme un corrupteur, comme un de ces écrivains immondes que les honnêtes gens ne peuvent ni lire, ni même nommer. A le voir auprès de Louise, nous le taxerions plutôt de jansénisme et de cruauté (1).  

Le P. Guilloré, et avec lui les autres mystiques de son école, avaient pour maxime que « plus une âme est visitée des faveurs de Dieu, plus elle doit être éprouvée » par son directeur. Il n'est pas ici question de ces « fausses précieuses, parmi les spirituelles », comme le XVIIe siècle « et les siècles passés n'en ont que trop vu ». De celles-ci les

 

lumières n'ont que de l'éclat qui éblouit l'esprit et qui donne de faux jours pour de véritables; et cela vient de ce que leur imagination est ordinairement le lieu où se forment toutes ces faussetés qu'elles relèvent et qu'elles embellissent d'une si juste expression, qu'elles colorent de si belles circonstances, qu'elles soutiennent par tant d'austérités, qu'elles couvrent d'une si douce modestie, qu'elles autorisent d'une humilité si bien contrefaite, qu'elles rendent si plausibles par une obéissance affectée, que souvent les yeux les plus éclairés n'en peuvent découvrir le défaut et la tromperie. Ah ! qu'il est pitoyable de voir les abus qui se glissent dans la vie de l'esprit! Et que toutes ces beautés sont un voile propre à couvrir les illusions ! Défiez-vous en, Théonée, et ne vous laissez pas incontinent surprendre à tout ce qui vous paraît extraordinaire.

 

(1) Triomphe..., pp. 151-154. Le P. Maillard dit encore : « Le R. P. Guilloré, voyant l'avantage qu'elle retirait de ces sortes de persécutions, lui marquait beaucoup de dureté sans lui donner de la consolation, se contentant de lui faire prendre très souvent le Pain des forts », p. 155. Il ajoute que le démon donnait à Louise « une aversion insupportable pour le P. Guilloré », p. 253. M. Briard suivait la même méthode. Cf  Ib., pp. 146, 147.

 

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Mais, grâce à Dieu, toutes ne sont pas ainsi :

 

Après cela, il faut aussi avouer qu'il y a des âmes véritablement précieuses, dont les lumières ont leur source dans le Verbe et dont les douceurs viennent de l'onction du Saint-Esprit. Comme les premières manifestent avec le temps leur tromperie.., les secondes, plus elles avancent, plus elles confirment les esprits dans la vérité de leurs voies ; leurs lumières paraissent plus véritables que celles du soleil...

 

Ainsi, par exemple, Louise du Tronchay, comme nous l'avons dit tantôt.

 

Néanmoins, avec tout cela, je maintiens que ces âmes, si pleines de faveurs, si pleines de Dieu même et si éloignées de l'illusion, peuvent facilement dégénérer, si l'excès de ces divines visites n'est accompagné de dures épreuves... et si la dureté de l'épreuve n'est proportionnée à la grandeur des dons.

 

Tous les directeurs ne sont pas de cet avis :

 

Il y en a qui n'osent pas les éprouver avec la plus légère rigueur, par une profonde vénération qu'ils ont pour elles, à cause des rares opérations que Dieu y fait. Il faut avoir du respect, je le confesse, pour tout ce que Dieu y opère... de merveilleux, mais il faut le distinguer de l'âme où se passent ces merveilles... Il s'est vu des personnes fort sages qui, dans la conduite de ces âmes, recevaient toutes leurs paroles comme si elles fussent venues de Dieu... et qui en étaient entêtées jusqu'à leur rendre même des soumissions... Oh ! que l'homme est faible, que ses vues sont courtes et que les grands dons de Dieu, principalement quand ils se rencontrent dans le sexe, ont un charme particulier et dangereux pour surprendre les directeurs qui perdent ainsi ces âmes!

Ce sont ceux-ci qui écoutent avec avidité les récits qu'elles leur font des merveilles qui se passent en leur conscience ; qui en veulent avoir de longs écrits ; qui les font voir à tous les grands spirituels comme on montre des pièces de cabinet... Oh ! que ces directeurs n'ont garde de les éprouver ! Le goût qu'ils ont pour les choses rares veut se conserver cette nourriture délicate, par la haute estime qu'ils en font et par la favorable audience qu'ils leur donnent.

 

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Et puis, sont-ils bien assurés d'avoir affaire à de véritables mystiques ? Il faut, en ces matières « que l'oeil d'un directeur soit extraordinairement attentif ». Sans

don tout particulier de discernement », on se laisse prendre au mensonge.

 

Or comme ce discernement ne peut pas se faire dans sa source, à moins d'une grâce infuse qui vous fasse voir nettement ce qui en est, et comme d'ailleurs cette grâce n'est pas la voie ordinaire dans la conduite des âmes, il faut avoir recours aux épreuves, pour connaître si cette âme, qui est hors du commun, est possédée par le bon esprit,.. Donnez (donc) des tours si bien pris et des épreuves si fortes à ces âmes élevées, que vous obligiez le démon ou la grâce à se manifester.

 

Ne croyez pas du reste qu'il vous soit permis de vous radoucir à leur endroit, quand vous aurez la conviction que le bon esprit les possède. Bourreau bienfaisant, votre rôle n'est pas terminé. Si vous voulez en effet, et comment ne le voudriez-vous pas,

 

qu'elles soient dans la sainte ignorance d'elles-mêmes et qu'elles soient aveugles dans la sublimité de leurs faveurs, oh! n'épargnez pas de les éprouver. Car comprenez-vous quel bien c'est à une âme de ne pas comprendre qu'elle est grande et favorisée des biens divins ? La grâce de ce saint aveuglement n'est guère moins considérable que les faveurs qu'elle reçoit; car que sert à une âme d'être remplie des plus grands dons de Dieu, si la vue qu'elle en a la rend moins humble et si ce lui est une occasion d'être idolâtre d'elle-même?...

Cela étant, dites maintenant que ce bienheureux aveuglement s'opère avec beaucoup d'avantages par les dures épreuves; car... une âme qui est durement exercée est tout occupée et de la peine qui lui est faite et de l'abaissement où on la met. Cette occupation lui jette... devant les yeux comme un nuage, pour ne pas voir la grandeur de ses biens... Comment voudriez-vous qu'elle pensât être riche de quelques biens considérables, lorsqu'elle se voit dans le mépris et traitée rudement

 

par son confesseur. Vous prendrez donc le contrepied de l'action divine sur cette âme. « Comptez exactement

 

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toutes les caresses que Dieu lui fait et proportionnez-y vos épreuves ». Avec les pécheurs, avec « les âmes communes et ordinaires », à la bonne heure, vous n'aurez jamais trop d'indulgence :

 

J'entre même dans la méthode de ces sages et avisés directeurs, qui, de dessein, n'entreprennent jamais guère d'éprouver un pénitent, mais par la douceur de leur conduite, le rendent capable de demander lui-même qu'on l'éprouve, et qui savent si bien lui tourner et gagner le coeur et l'esprit que sans lui parler presque d'austérités et de rigueurs, le feu qu'ils y ont allumé le rend après insatiable de mortifications et d'abaissements.

 

Et voilà, soit dit en passant, de quoi justifier le scandale de Port-Royal. Qu'y faire ? Ils sont tous les mêmes. La parabole du Bon Pasteur les obsède. Vous ne les corrigerez pas.

 

Néanmoins, quoique j'aime beaucoup dans la pratique ce sentiment qui sait si bien gagner les âmes... je ne pourrais pourtant pas vous accorder, Théonée, que l'on doit conduire les grandes âmes par cette même voie.. Oui, les rudes épreuves de ces dernières leur sont dues... et il ne faut pas écouter ceux qui prétendent... également partager ces douces conduites aux âmes communes et aux extraordinaires. Car pourquoi abattrait-on par une conduite si dure de pauvres âmes qui ne font que marcher et encore avec bien du travail ? Et pour quoi aiderait-on par des douceurs et par des approbations mal appliquées, à donner une nouvelle élévation aux autres, qui ont déjà volé jusque dans le sein de Dieu.

 

Et qu'on ne parle pas de cruauté. Perdues en Dieu, c'est à peine si les pires tourments parviennent à les émouvoir. « Et il me semble qu'elles peuvent bien souffrir la pointe de quelque parole qui les blesse ». Otez-moi donc « ces plaintes délicates ». Frappez et frappez sans crainte. Surtout « ne manquez pas de (les) traiter souvent avec mépris ».

 

Mais aussi, faites... réflexion... que, quand vous éprouverez

 

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cette âme, elle ne puisse pas remarquer que vos épreuves sont affectées ; car vous perdriez tout... Dès là qu'une personne qui marche dans le faux jour de ces faveurs, reconnaît que vous l'éprouvez de dessein, oh ! que sans peine elle contrefait l'humble et la soumise! Cachez donc votre dessein en l'éprouvant, et qu'elle puisse être persuadée que vos épreuves viennent du véritable mépris que vous en faites.

 

Au reste, la pire humiliation sera de la conduire

 

tout comme vos pénitents du commun. Oh ! que vous la prendrez bien ainsi par où il faut, si vous pouvez faire que cette pensée lui entre dans l'esprit... Car croiriez-vous bien que ces âmes favorisées de grands dons, ont une secrète et maligne inclination d'être cultivées plus que les autres?

 

Et, pour la même raison, gardez-vous de leur imposer des choses difficiles.

 

Car savez vous les épreuves qui sont le plus au goût de ces personnes élevées ? Ce sont les grandes ; et c'est une chose bien étrange que souvent la vanité fasse que ces grandes âmes se soumettent plus volontiers aux grandes épreuves. Ce n'est donc pas là le biais de les bien éprouver, mais servez-vous des épreuves qui ont quelque chose de ridicule.

 

Ingéniez-vous enfin à vous montrer « sans compassion » et « impitoyable ». C'est son dernier mot (1). J'aurais pu d'ailleurs le citer moins longuement. Mais l'occasion m'a paru bonne, non seulement de faire connaître le directeur le plus original du XVIIe siècle, mais encore, avec lui et par lui, d'expliquer un des principes essentiels de la direction elle-même, telle du moins que les mystiques l'entendent. Tendres et maternels aux pécheurs, aux commençants, aux « âmes communes », rudes envers les contemplatifs et les saints, telle est la consigne de ces hommes que l'on soupçonne communément d'entretenir

 

(1) Maximes spirituelles pour la conduite des âmes, Paris, 1858, pp. 585- 599. Cf. aussi dans les Oeuvres complètes du P. Guilloré, Paris, 1684, pp. 897,910.

 

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les âmes dans une délicieuse quiétude. Encore un coup, pour peu qu'on les connaisse, on serait tenté plutôt de les juger inhumains, mais quoi, nous répondent-ils avec Guilloré,

 

n'est ce pas là notre maxime qu'il ne faut point de consolation sur la terre?... Allez, cher Théonée, quand on vous persécute, vous êtes trop honoré de ce que Jésus exerce sur vous la sainteté de ses conduites... Vous servez alors à sa gloire. C'en est assez et périssez. Laissez-vous entre ses divines mains, afin qu'il tourne le fer et qu'il le retourne, pendant qu'il le fait battre de tous côtés jusqu'à ce qu'... il ait la belle figure qu'on lui veut donner.

 

Je vous avoue, disait-il encore, qu'on ne devrait pas avoir tant de compassion pour les saints persécutés et même qu'on devrait écouter avec « une espèce de dureté » le récit qu'ils nous font de leurs épreuves, car tout cela n'est pas un outrage,

 

c'est plutôt un anoblissement dont Dieu prétend de relever l'âme. La voilà vraiment bien à plaindre d'être toute revêtue de l'habit de Jésus et d'approcher de si près de sa divine ressemblance (1)!

 

Un croyant, que peut-il répondre à cela, sinon qu'il faut toujours faire crédit aux saints, toujours espérer que l'esprit corrigera chez eux l'âpreté, et suppléera aux insuffisances de nos simplifications abstraites ? Les vrais mystiques n'arriveront jamais à remplir sans défaillance le dur programme qu'on vient de tracer. D'une manière ou d'une autre, leur humanité, qui elle aussi, est de Dieu, les désarmera, leur dictera des ménagements imprévus, d'aimables inconséquences. Quand il avait lieu de craindre que Louise du Néant souffrît de la faim, le terrible P. Guilloré lui envoyait ses dévotes avec des paniers de provisions, peut-être de friandises. Un jour il lui dit qu'elle est une sotte et le lendemain, les mêmes dévotes

 

(1) Les progrès de la vie spirituelle, Lyon, 1687, pp. 261, 262.

 

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viennent par son ordre la supplier de leur apprendre les secrets de l'oraison. On nous dit que pour mieux l'éprouver, il lui refusait « quelquefois... la sainte communion » et à la page suivante on ajoute que voyant la pauvre femme accablée par les persécutions du dehors, il lui faisait « prendre très souvent le Pain des Forts ». Je crois enfin que sauf quelques boutades plus bizarres peut-être que rudes et que cette bizarrerie elle-même dépouillait en quelque façon de leur rudesse, je crois qu'il se sera borné le plus souvent à une sévérité négative. II n'ajoutait pas de sa grâce à la détresse de Louise, mais selon ses propres paroles, il la laissait « tremper tout à l'aise » dans cette détresse, « comme une éponge dans une liqueur bien amère ».

 

Dans la conduite des âmes, écrivait-il encore, il est souvent très salutaire d'en laisser de certaines dans leurs peines intérieures et de leur en laisser boire tout au long sans rien faire pour les tirer de cet état. Néanmoins je suppose auparavant une chose, c'est que ces personnes aient beaucoup de générosité, pour supporter une si haute et si forte conduite ; car si elles étaient d'esprit petit et pusillanime, le directeur, à mon sentiment, doit avoir tous les soins et toutes les indulgences pour en calmer la tempête ou pour en adoucir les amertumes (1).

 

S'il vous semble encore « dur et cruel... c'est qu'il fait si peu de cas de tout ce qui passe en un moment de vie... qu'à le bien prendre » la plus affreuse souffrance « ne vaut pas seulement la peine d'être considérée, étant mesurée sur cette règle (2) ». Quoi qu'il en soit on ne traite de la sorte que les très grands saints, une Catherine de Gènes, une Louise du Tronchay. Ce rapprochement n'est pas de moi, mais bien, comme on l'a vu, du P. Guilloré lui-même.

IV. Louise avait enfin quitté la Salpêtrière dans le courant

 

(1) Maximes..., p. 251.

(2) Les progrès de la vie spirituelle, p. 269.

 

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de 1681 (1). Elle gardait néanmoins et gardera longtemps ses habits de folle.

 

On me rebutera de tous côtés, écrivait-elle, quand on saura que je suis une folle de la Salpêtrière ; les pauvres qui n'en sont pas, regardent les femmes et les filles qui en sont comme des créatures de mauvaise vie et les tourmentent. Mais il n'importe, il faut que je fasse pénitence et en voilà un bon moyen (2).

 

Ses directeurs la laissaient faire, ce qui nous étonne et nous peine quelque peu. Ils ne semblent pas non plus s'être inquiétés de lui organiser une existence régulière. Ce n'était peut-être pas négligence, ni manque de sens. Faiblesse plutôt. Avec cet air décidé que nous avons cru déjà surprendre chez elle, cette pauvresse, restée grande dame, les intimidait et les subjuguait. Commander tout en se donnant l'air d'obéir est un des arts de la femme. Louise se voulait, se croyait docile, mais bien souvent elle n'agissait qu'à sa guise. C'est l'histoire de beaucoup de directions, mais il faut remarquer aussi que l'extraordinaire, que l'excentrique même, ne déplaisaient pas aux spirituels du grand siècle. Aussi bien ce cas particulier était-il plus embarrassant que d'autres. D'une part en effet, Louise avait renoncé au monde et d'un autre côté, la vie de couvent n'inspirait que répugnance à cette libre et vive créature qui n'avait pas trouvé trop étroits les cachots de la Salpêtrière.

 

(1) Et M. Briard et le P. Guilloré auraient voulu qu'elle restât dans cette maison : en quoi il nous parait difficile de les approuver. Cf. Triomphe..., pp. 140, 141, et la lettre du 10 avril 1681 à M. Briard. Ib., pp. 323-328. La fin de cette lettre est curieuse. « Il faut prendre des mesures pour sortir honnêtement d'ici, avec la permission de messieurs lis Administrateurs, et l'agrément de messieurs nos prêtres, de mademoiselle notre Supérieure et de nos charitables officiers. Il serait bien malséant de les payer d'ingratitude en sortant sans leur rendre tous les devoirs qui leur sont dûs, et sans faire avec honnêteté et reconnaissance cette démarche » (p. 328). La dite démarche n'était manifestement qu'une simple formalité. Louise aurait pu s'en aller plus tôt. Quant à « messieurs nos prêtres », voici, dans la même lettre, un passage qui les concerne : « Vous savez, mon très cher Père, qu'une des raisons les plus fortes que j'ai de me retirer d'ici est qu'on ne me permet pas de communier tous les Jours », p. 324.

(2) Triomphe..., p. 326.

 

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Enfin puisqu'on la voyait toute sainte, pourquoi ne pas l'abandonner aux inspirations de la grâce. Toutefois on se promettait de ne pas la perdre de vue : elle rendrait compte de tous ses pas ; au besoin, l'on interviendrait pour la ramener dans le droit chemin.

Qu'allait-elle faire ? Son attrait le plus vif eût été de se cacher dans quelque solitude. Mais elle n'avait pas de ressources et puis, sa vocation d'infirmière lui tenait au coeur. « Elle accepta d'abord les offres que lui firent les filles de la Providence de la loger et de lui donner une chambre particulière. Pendant qu'elle y demeurait, un jour qu'elle alla communier à l'église de Sainte-Geneviève une darne ravie de sou recueillement lui parla de ses (propres) peines et lui découvrit son intérieur. Elle fut si contente des réponses de Soeur Louise qu'elle voulut demeurer avec elle à la Providence et elle fit du bien à cette maison à cause d'elle. D'autres personnes de qualité et de piété la pressèrent d'aller chez elles et lui promirent de la loger et de l'entretenir. ,. On commença ainsi à la visiter souvent à la Providence, pour la consulter sur la vie spirituelle. Ces visites, quoique très utiles pour les personnes qui la venaient voir, étaient si opposées à ses dispositions intérieures, qu'elle résolut de se retirer de cette Communauté. M. Briard entra dans ces sentiments et la mit chez une de ses pénitentes. C'était une fille très vertueuse, mais privée de la vue et de tous les biens de la fortune. Elle donna à son hôtesse une petite cellule, large d'environ deux pieds et demi et longue de quatre. Louise en fut plus satisfaite que d'un superbe palais. Elle prit cette pauvre aveugle pour sa maîtresse et lui obéit avec une entière soumission. Au matin elle la conduisait sous la porte de l'Hôtel-Dieu pour demander l'aumône; sur le midi, elle la ramenait au logis; l'après-dîner et le soir elle lui rendait le même office et dans les entre-temps, elle faisait son ménage et préparait ses repas ». Les amateurs de Paris et (le l'histoire vraie ne mépriseront pas cet humble détail qui du reste n'est pas

 

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sans nous renseigner sur la vie intérieure de ce temps-là. Comme tantôt le P. Grasset avec les Helyot, voici le P. Mail-lard qui se fait, si j'ose dire, le Rodenbach de nos béguinages parisiens sous le grand Roi. Au centre de ce petit monde se dressent la maison et l'église des jésuites. Là vivent et confessent le P. Grasset, le P. Guilloré, le P. Maillard, tous mystiques et le P. Bourdaloue qui l'est beaucoup moins et notre ami, le P. Bouhours qui ne l'est pas du tout, Bouhours à qui Jean Racine vient soumettre ses tragédies. Le Louvre n'est pas très loin, Versailles non plus.

« Mais ce n'était pas tout : cette fille (l'aveugle) était si charitable qu'elle prêtait sa chambre à plusieurs personnes pauvres, pour y prendre leur réfection. Louise leur apprêtait à manger et leur achetait souvent ce qu'il leur fallait, si bien que tous les jours elle n'avait presque aucun repos... Néanmoins son confesseur qui... voulait... l'humilier davantage... écoutait les plaintes qu'on faisait d'elle : on disait qu'elle n'était pas obéissante et cette désobéissance consistait en ce qu'elle ne voulait point boire de vin. Ce sage directeur lui reprochait que, n'étant pas obéissante, elle donnerait lieu de croire qu'elle était une illuminée, que le malin esprit la séduisait, qu'elle ne voulait faire que sa volonté... et cent autres choses très mortifiantes... Jugeant cependant que ces continuelles occupations étaient préjudiciables à sa santé et à son intérieur, il la mit avec une autre fille très vertueuse. La divine Providence eut soin de la nourrir par le moyen de deux servantes qui lui apportaient le reste du potage de leurs mai tresses. Elle s'appliquait à coudre du linge pour gagner de quoi vivre, mais lorsqu'elle avait reçu quelque argent elle le donnait aux autres pauvres ; que si ces ressources venaient à lui manquer, elle allait demander l'aumône. (Puis) elle demanda permission à la Supérieure de l'Hôtel-Dieu d'y servir les malades ». C'était sa vocation vraie ; on aurait dû, nous semble-t-il, lui donner plus tôt les moyens de la suivre. Mais on avait d'autres vues sur elle et pendant

 

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sept ou huit ans (1681-1689), on la maintiendra dans cette existence précaire, au jour le jour et, si j'ose dire, incohérente. Dieu peut-être la voulait ainsi pour achever de purifier, de pacifier cette âme, et peut-être encore pour montrer les avantages de l'ordre commun. On la chassa de l'hôpital comme voleuse, à la vive joie de Louise d'abord et du P. Guilloré lui-même qui, vers ce même temps, s'était mis à la tourmenter avec un entrain nouveau. La pauvre fille qui traversait alors une crise de désespoir et qui se voyait damnée, se réfugie chez les religieuses du Saint-Sacrement, où l'on fut bon pour elle et où l'on attrait voulu la garder Mais une fièvre d'apostolat, de charité et d'humiliation la brûlait. Bientôt elle recommence à battre les rues de Paris, la hotte sur le dos, s'occupant sans relâche « à procurer du bien aux pauvres, à les instruire dans la piété chrétienne, à les consoler dans leurs misères, à les soulager dans leurs maladies, à leur faire recevoir les sacrements... à chercher des conditions pour les filles qui n'en avaient pas, à tirer du péril celles qui étaient exposées aux désordres. » On la voyait à la porte des couvents, « parmi les gueux qui attendaient le potage, tenant en sa main son pot et son écuelle ; il arrivait souvent que plusieurs la frappaient et lui ôtaient sa portion... Un jour une femme l'accusa en pleine rue de l'avoir volée ; chacun qui passait s'arrêtait, les uns disaient : Voyez donc, il n'y a rien pire que ces dévotes... les autres : il faudrait la fouetter par les rues... enfin d'autres... : on croyait que cette créature fût une sainte ; voyez donc comme elle trompe le monde... Quelques jours après elle revient dans le même quartier, chercher le reste de la confusion. » Elle logeait où elle pouvait : pendant six mois « dans une chambre qui était entre deux maisons, dont l'une était pleine de soldats et l'autre de personnes débauchées, et il demeurait au-dessus d'elle un ivrogne qui souvent voulait tuer sa femme. Toutes les nuits, elle entendait des blasphèmes exécrables, des paroles infâmes et des cris continuels ;

 

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Au meurtre, on m'assassine... Le P. Guilloré étant touché de sa peine, lui fit donner un cabinet dans la communauté des filles qu'il gouvernait... mais ce bon directeur... continuant toujours de la conduire avec sévérité, lui défendit de manger avec ces demoiselles et voulut qu'elle mangeât à terre, que toutes la reprissent de ses moindres fautes, et qu'elle continuât à demander l'aumône » Quelque jugement que l'on fasse d'un tel directeur, on ne lui reprochera pas de vouloir médiocrement ce qu'il veut.

Dans la circonstance présente, il avait des raisons toutes particulières d'appliquer avec une vigueur plus impitoyable que jamais, la sévère méthode qu'il suivait d'ordinaire et que nous avons exposée plus haut. En effet Louise n'était pas seulement pour lui une contemplative éminente et que par suite il convenait d'éprouver sans trêve; elle était encore un merveilleux instrument de propagande mystique. Loin de la cacher aux yeux du monde et de la laisser elle-même dans l'ignorance de ses dons, il entendait la produire le plus possible, la faisant connaître lui-même et lui ordonnant de se communiquer à la petite société dévote qui fréquentait la maison professe des jésuites. C'était là de sa part une inspiration singulièrement délicate et en quelque sorte paradoxale, nul, parmi les moralistes pieux de l'époque n'ayant décrit avec autant de vivacité que Guilloré, les inconvénients, les ridicules, les graves dangers de ces confidences, et, si j'ose dire, de ces exhibitions spirituelles. Mais Louise lui inspirait une confiance absolue et il se promettait beaucoup de son zèle. N'était-il pas là du reste et sur le qui-vive ? N'avait-il pas des moyens à lui, bien à lui, pour entretenir cette âme dans l'humilité. S'il y avait trop de hardiesse à exposer ainsi une simple femme aux assauts constants de la vaine gloire, les mépris dont on l'accablait chaque jour

 

(1) Triomphe..., pp. 143-170.

 

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rétabliraient la balance ; un excès corrigerait l'autre. Tel est le système.

Dans ce cas particulier, des conditions exceptionnelles en facilitaient, en justifiaient peut-être l'application, je veux dire, les mérites éminents de Louise et la dextérité consommée du vieux praticien qui tenta cette expérience. Au demeurant, je reconnais volontiers que cette conception quasi mécanique des choses morales, ou si l'on préfère, que cette manipulation, que ces massages ont de quoi nous inquiéter. Le premier venu fera bien de ne pas se risquer à de telles aventures, mais celle-ci nous aura appris du ment l'idée complexe et prodigieusement riche que nos maîtres se faisaient de la direction. Il ne leur suffit pas de discerner une fois pour toutes les aptitudes, les besoins propres d'une âme, les divers esprits qui l'assiègent. Ce n'est là que la première partie de leur tâche. Dûment éclairés sur tous ces points, ils entrent résolument dans le conflit intérieur : ils en procurent, ils en dosent, si l'on peut dire, les péripéties. C'est une longue série de drames dont tour à tour ils retardent ou ils précipitent le dénouement. Expérience avons-nous dit, expérimentation plutôt. Ils savent bien sans doute que l'Esprit souffle où il veut, mais ils s'ingénient à multiplier pour chaque âme, les moyens, les occasions de s'offrir, de s'ouvrir aux inspirations divines. Songez avec cela que pour la plupart, ils n'ont pas seulement une ou deux personnes à conduire, mais des centaines, et chacune par des voies qui lui conviennent. Ainsi nous disions tantôt que le P. Guilloré envoyait ses dévotes à la soeur Louise. Assurément il ne les lui envoyait pas toutes. Bienfaisante à celle-ci, elle aurait troublé celle-là. En vérité peut-on concevoir une vie plus active, une activité plus noble et plus bienfaisante?

Ainsi donc, fidèle à l'étrange programme qu'on avait imaginé pour elle, notre sainte femme éprouvait dans chacune de ses journées, les extrémités des choses

 

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humaines, tour à tour injuriée dans les rues par ses compagnes de misère, rudoyée au confessionnal par son directeur, et fêtée par le meilleur monde. De grandes dames lui offraient leur maison ou du moins voulaient l'avoir à leur table. « Les personnes les plus spirituelles et les plus éclairées » venaient lui demander « de nouveaux secrets dans la contemplation. Ses manières humbles, sa voix douce, ses sentiments tendres, son zèle ardent, ses lumières toutes célestes, la fécondité de ses pensées et de ses rai-sons, sa facilité à s'exprimer et le sens éloquent qu'elle donnait à ses pensées » lui gagnaient à la fois les pécheurs et les dévots (1). Ne faut-il pas qu'elle ait eu la tête solide pour supporter sans fléchir pendant de longues années, les dégoûts et les éblouissements d'une pareille existence? Mais encore une fois, ce sont là des expériences rares, hasardeuses et qu'il ne convient pas de trop prolonger. Louise le sentait mieux que personne. Elle parlera plus tard dans ses lettres, et avec une exagération manifeste du « gouffre du monde » où elle allait se jeter.

 

Je vois, dira-t-elle encore, tout le mal que j'ai fait à Paris, où je crois que je me serais perdue par ma lâcheté et ma complaisance, si Dieu ne m'en avait retirée. Je regarde cette sortie comme l'effet de ses plus grandes miséricordes  (2).

 

Par instants, elle songeait même à fuir dans quelque « chartreuse » (3). « Ah ! que je suis mal contente de moi, disait-elle, j'en ai une si grande aversion que je ne me puis souffrir »;. Ce qui aurait enchanté une Jeanne des Anges, blessait le bon sens, et contrariait les instincts surnaturels de Louise du Tronchay. Après huit ans d'un pareil surmenage, il était temps de la rendre à une vie moins

 

(1) Triomphe..., pp. 172, 173.

(2) Ib., p. 431 (Lettre de 169o).

(3) Ib., p. 336.

(4) Ib., p.337.

 

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éclatante, moins extraordinaire, plus normale en un mot et qui n'en serait que plus sainte.

V. Quelques années avant sa mort, le P. Guilloré avait groupé et façonné de sa main, quelques dames de ses pénitentes, en vue d'une fondation charitable dont il laissait à la Providence de préciser l'objet et de faire naître l'occasion. Une cousine de notre mystique, Mme de Ténery, présiderait ce petit groupe, auquel du reste, Louise elle-même, réservée comme nous l'avons dit, pour un autre apostolat, n'appartenait point. Le P. Guilloré étant mort (1684), le P. Maillard, son ami et son disciple, lui avait succédé auprès de ces dames, dont il entretenait le zèle, en attendant que l'heure fût venue de commencer l'entreprise. Les hommes intérieurs se pressent rarement, et la pieuse troupe ne se mit en branle que dans le courant de 1689. Elle avait obtenu d'être chargée de l'hôpital de Loudun, alors en souffrance. Louise eut la permission de se joindre à elle, Mlle de Ténery l'ayant ainsi désiré, exigé presque, soit qu'elle sentît le besoin de prendre avec elle une infirmière qui eût déjà fait ses preuves, soit aussi que, sachant la détresse de sa cousine, elle voulût profiter des circonstances pour mettre fin à une situation qui avait assez duré (1).

On partit donc de compagnie « par la charrette », et l'on fut à Loudun dans les premiers jours d'août 1689 (2).

 

(1) Il est possible que la pauvreté à laquelle Louise s'était condamnée explique aussi, mais à mon avis, elle n'excuserait pas la longueur de cette expérience. Les lignes suivantes de Louise donneraient à le croire. Dieu « envoya Mlle de Tenery pour me dégager du gouffre du monde où je m'étais jetée : car aussitôt qu'elle me vit dans ce pitoyable état, elle m'offrit de me donner de quoi vivre », entendant me donner ainsi le moyeu de changer de vie (Triomphe..., p. 351). Mais d'un autre côté, on nous montre Louise choyée par vingt « personnes de qualité », qui semblent mettre leur fortune à sa disposition. Comment du reste, soit le P. Guilloré, soit le P. Maillard, auraient-ils eu de la difficulté à lui procurer la minime pension dont elle avait besoin ? Je répète que par la faute de son biographe la vie de notre héroïne est une énigme perpétuelle. Je tâche d'y apporter un peu de lumière, mais je ne me flatte pas d'avoir réussi.

(2) Il y eut pendant la route plusieurs aventures. A la première halte, après Orléans, raconte Louise, « m'étant mise dans une cabane avec un abbé, des Pères capucins et deux filles d'Angers qui venaient de Paris, il s'y trouva trois filous qui prirent à une de ces demoiselles un collier de perles de cent francs. Comme j'ai beaucoup de répugnance à entrer dans les cabarets, nous allantes, les filles et moi, dans la maison d'une femme, qu'on nous dit être fort honnête ; elle nous mit dans une chambre où l'on ne pouvait fermer ni porte ni fenêtres ; je les fermai pourtant le mieux que je pus. A peine fûmes-nous déshabillées que » sous un prétexte, cette femme introduisit dans la chambre les trois filous de tantôt. « Je pris mes habits et fis relever les deux filles... Je me rois dans la ruelle de mon lit pour faire mon oraison et me disposer à mourir... car les choses effroyables qu'ils disaient... nous persuadaient qu'ils nous allaient tuer : ils ne voulurent jamais souffrir ni feu ni chandelle. Quand nous faisions les moindres mouvements, ils nous présentaient leurs épées nues » ; enfin ils s'endormirent et l'on put quitter la maison avant leur réveil. Cf. Triomphe..., pp. 343-346. Une parisienne charitable, Mme Raymard payait la pension de Louise. A la colonie se joignit bientôt une Mlle Gouin. A Loudun, « M. le curé de Sainte-Croix » s’occupait d'elle. « C'est un homme admirable pour les confessions et pour mortifier l'esprit ». Ib., p. 353.

 

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Elles ne formaient pas une congrégation religieuse, mais une de ces associations libres et régulières comme le XVIIe siècle les aimait. C'était bien la vocation qui convenait le mieux à Soeur Louise. Dès son arrivée à Loudun, et jusqu'à sa mort, le sujet de ses lettres change : tout respire chez elle une profonde paix, une joie parfaite. Heureuse métamorphose et peut-être aussi, précieuse leçon (1). Quelques mois après son installation à Loudun, Louise écrivait au P. Maillard :

 

Pour observer vos ordres, mon très Révérend Père, je tâche de marcher toujours dans une grande modestie et dans un continuel recueillement ; et par la grâce de mon Dieu, je perds peu sa sainte présence. Je tâche aussi de faire mes actions pour lui plaire, n'en désirant aucune récompense, ni de lui, ni des créatures. Il me fait encore la grâce de me donner l'esprit de douceur avec le prochain et avec moi-même. Cela fait que je suis fort importunée de tout le monde... J'ai pourtant encore

 

(1) Il y a bien aussi d'elle, en septembre et eu octobre 1685, quelques lettres pleinement sereines (Triomphe..., pp. 338-342). Mais ces lettres ont été écrites loin de Paris, et pendant une sorte de retraite. En septembre 1685, elle avait fait une visite chez les siens pour régler quelques affaires de famille. « Tous, écrivait-elle, m'ont témoigné beaucoup d'amitié... personne ne sait que je suis leur soeur : je les ai priés très instamment de ne pas le dire », p. 338. C'est, après tant de siècles, l'histoire de saint Alexis. Elle écrit encore : « Le plus tôt que je puis... je m'en vais dans le bois qui est proche de la maison, pour me cacher et penser à mon Bien-aimé ». Ib., p. 341. Ce petit bois, sa première solitude, quand elle avait quinze ans.

 

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nombre d'imperfections, mais je ne m'en inquiète pas et je m'en humilie devant le Seigneur, qui me fait la grâce de ne faire aucune faute avec vue (1).

 

Elle écrit encore :

 

Je continue à me changer; mon âme est toujours en paix quoi qu'il arrive... je ne me mets plus en peine de moi-même... Cependant je suis insensible en mes oraisons et n'y suis conduite que par la foi toute pure. Je ne vois rien et ne sens rien, et je n'ai pas la curiosité de savoir comment je suis, à cause du grand abandon que je fais de moi-même entre les mains de Dieu. Il est vrai qu'il y a peu de temps, je sentais des opérations toutes puissantes ; elles ont duré longtemps et m'ont affaiblie de telle sorte que j'ai de la peine à me remettre ; elles arrivent encore très souvent et me minent peu à peu... Je me tiens presque toujours dans mon intérieur et (Dieu) me presse d'y revenir lorsque j'en suis sortie. Enfin je dis très souvent ces mots : Une âme, une âme à un Dieu, un Dieu à une âme. Je fais quelquefois les fêtes et dimanches, dix heures d'oraison, parce que ces jours-là, je ne donne pas tant de temps au service des pauvres. Je suis quelquefois peinée de ce que l'attrait de la grâce me donne beaucoup de difficulté à dire mes prières vocales et à m'appliquer intérieurement aux saints mystères de la messe ; mon âme semble portée à Dieu d'une manière qui ne permet pas facilement d'avoir de l'attention aux choses extérieures... du reste je suis attentive à Dieu (2).

 

Les impressions de ce genre sont communes à tous les mystiques, mais elle a un tour vif et léger qui n'est qu'à elle.

 

Loudun 23 novembre 1691. — Cela n'est-il pas surprenant, mon Révérend Père, que je sois si longtemps sans vous écrire, à vous qui avez eu soin de nourrir mon corps et mon âme?.. Je reconnais présentement toutes les peines que je vous ai faites. Je fais de grandes réflexions sur tout ce que vous m'avez dit de mes activités, de mes paroles superflues, de mes actions inutiles, de mes vanteries... Mes occupations croissent tous les jours et je suis très souvent avec les malades de notre hôpital

 

(1) Triomphe..., pp. 353, 354.

(2) Ib., pp. 355-358.

 

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ou de la ville. Les personnes affligées et même des dames de qualité, me viennent voir pour se consoler... Je visite souvent les prisonnières parce qu'elles me demandent ; je leur procure quelques aumônes ; elles sont fort abandonnées, car elles n'ont que du pain et de l'eau... Il m'a fallu faire un voyage fort pénible... M. de Ténery m'envoya quérir pour l'assister à la mont.

 

Tel était le charme, le prestige extraordinaire de cette femme : au bout de peu de mois, Loudun ne la vénérait pas moins que Paris. Mais elle se trouvait désormais dans des conditions plus régulières, et nous préférons cela pour elle. La voie' dans son cadre naturel :

 

On n'a pas voulu que je misse un lit dans la salle pour me coucher parce qu'on n'en veut pas augmenter le nombre et on n'a pas voulu aussi que je prisse un de ceux des pauvres : je m'en suis moi-même fait scrupule, de crainte d'empêcher quelque pauvre femme d'y venir et qui serait peut-être morte chez elle, sans secours et sans sacrements. J'ai pris un coffre de bois qui n'est guère plus grand qu'une bière; il est dans le rang des lits des pauvres, au bout le plus proche de la balustre qui l'ait la séparation de la chapelle d'avec les salles. Je couche donc devant le Saint-Sacrement et j'ai la commodité de la lampe, qui est toujours allumée, pour voir le divin Epoux et, lorsque je me lève, pour assister nos malades. Je suis ordinairement deux heures sans me coucher chaque fois que je me lève; les vendredis, je ne me couche guère, mais je ne puis veiller la nuit entière, comme je faisais autrefois. Je ne mets pas plus que l'espace d'un miserere pour me confesser ; je ne saurais parler à personne de ma conscience (2).

 

Cependant, la petite colonie de ces infirmières bénévoles était dirigée sur l'hôpital de Parthenay. Louise écrit de cette ville au P. Maillard une lettre pleine de détails curieux et touchants :

 

De Parthenay le 6 février 1692. — Vous nous aviez donné une règle, mon Révérend Père, pour nous gouverner à Loudun

 

(1) Triomphe..., pp. 362-367.

(2) Ib.. pp. 37o, 371.

 

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dans le service des pauvres ; comme nous sommes maintenant à Parthenay d'une manière bien différente... il est nécessaire d'avoir un autre règlement. Voici comme nous faisons en attendant vos ordres : Nous faisons l'oraison depuis cinq heures jusqu'à six; puis nous entrons dans les salles et nous allons de lit en lit, faisant faire (leur prière) à nos chères malades... A sept heures, nous faisons les lits et nous balayons les salles : Mlle de Ténery fait tout ceci dans les salles basses et moi... dans les hautes ; après nous entendons la sainte messe et nous v communions. M. le curé de l'hôpital vient le samedi au soir nous confesser et nos malades. A dix heures, nous préparons les potages avec les servantes. Quand il fait froid, je fais chauffer de l'eau... et je vais... laver les mains aux malades, et pendant cela, je leur fais dire une belle prière. A onze heures, nous les servons avec le même respect que si c'était Jésus-Christ lui-même. Les pauvres sont heureux ici; nous avons de quoi les secourir et nous ne leur refusons presque rien de ce qu'ils nous demandent. L'apothicairerie est très bien fournie et l'argent ne manque pas. MM. les administrateurs viennent tous les dimanches tenir le bureau et donnent à Mlle Tenery ce qu'il faut pour la semaine ; enfin les malades y sont tout à fait bien traités.

J'ai plus de choses à faire ici qu'à Loudun. Lorsqu'on amène des malades... je fais chauffer de l'eau et je leur lave les pieds et les baise, joignant mon intention à celle de Notre-Seigneur quand il lava ceux des apôtres. Je leur fais le catéchisme et les instruis, après les avoir couchés...

Les dimanches, il vient à mon catéchisme un grand nombre de femmes, de filles, des demoiselles, des bourgeoises et des paysannes. Avant et après le catéchisme, je leur fais chanter des cantiques spirituels : je leur apprends ceux du P. Surin. Il y a beaucoup de bien à faire ici; les esprits y sont simples, doux et très bons... Mes parents sont très aises de ce que je suis ici ; ils voudraient même que je fusse chez eux, mais... il faut obéir à Dieu qui m'a appelé au service des pauvres et à la pauvreté, sans autre appui que sa sainte Providence (1).

 

Et encore, le 1er juillet 1693 :

 

M. le duc de Mazarin a été un mois en cette ville dont il est

 

 

(1) Triomphe..., pp. 374-378. Cet hôpital de Parthenay avait été fondé ou réorganisé par la marquise Davoir. Mais celle-ci, n'ayant avec elle que quelques servantes, se voyait sur le point d'abandonner l'entreprise, lorsqu'elle eut l'idée de s'adresser à Mlle de Tenery.

 

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seigneur (1). Il venait tous les dimanches au bureau dans l'hôpital et quelquefois dans la semaine, il nous envoyait des malades, de sorte que jamais il n'y en eut tant... M. le duc veut nous donner des filles pour les former à gouverner d'autres hôpitaux... Nous distribuons par semaine aux pauvres du dehors, onze cents livres de pain et il n'y a que deux servantes et un valet à nous aider... Je ne me suis jamais si bien portée et je marche comme si j'avais vingt ans (2).

 

Après les scènes douloureuses que nous évoquions tout à l'heure, on éprouve une grande douceur à respirer cette paisible allégresse. « Je suis presque une enfant sans souci (3) » disait-elle. Plus rien de tendu ni de haletant. Il faut maintenant qu'elle se fasse violence pour reprendre la mystique propagande qui autrefois ne l'attirait sans doute pas moins qu'elle ne l'épuisait :

 

Je ne saurais prendre aucun plaisir dans la vie non pas même dans les saintes conversations, que Dieu ne m'en fasse de grands reproches; je ne parle plus aussi que très peu aux séculiers, même aux religieux et ecclésiastiques, quoiqu'ils m'en pressent fort. Quand je ne le puis éviter... je m'en retire bientôt, sur le prétexte de servir mes pauvres (4).

Des dames et des demoiselles viennent ici faire du linge pour les pauvres et veulent que je leur parle de Dieu et je leur réponds que saint Paul défend aux filles de prêcher ; néanmoins, pour les contenter, je leur dis quelques mots. On nous aime trop ici. J'en ai beaucoup de confusion ; car lorsque je parle de Dieu, on en est si touché qu'on en pleure. Je crains de contribuer à l'estime qu'on a pour moi (5)...

 

(1) Maurice de la Meilleraye, qui avait épousé Hortense Mancini, et pris le nom et les armes de Mazarin.

(2) Triomphe..., p. 384. « Il y a ici quelques personnes de qualité qui sont mal ensemble ; elles nous viennent de dire de côté et d'autre tous les sujets de leurs plaintes... nous... travaillons à les réconcilier. » Ib., p. 387.

(3) Triomphe..., p. 389.

(4) Ib., p. 383.

(5) Ib., p. 386.

 

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Je suis fort attirée à fuir toutes les créatures... mais elle me cherchent toujours pour me parier de leur intérieur et pour me demander avis sur la vie spirituelle; cela m'est un petit martyre... ce que j'y trouve de bon, c'est que je renonce à ma propre volonté (1)... car il n'y a point de démon qui nous fasse tant de mal qu'elle (2).

 

Lorsqu'elle était encore à Paris, « les malades l'obligeaient souvent à prier pour eux et quelquefois ils guérissaient au même moment qu'elle faisait sa prière (3) ». Il en allait de même en Vendée, mais sous l'influence uniquement bienfaisante d'une vie plus normale, plus simple et plus silencieuse, l'hospitalière de Parthenay éprouvait une confusion plus entière, si l'on peut dire, à passer pour thaumaturge. Je vais donner à ce sujet un texte des plus difficiles et que j'ai dû soumettre à un critique sans pitié avant de me tranquilliser sur l'absolue sincérité du sentiment qu'il exprime :

 

Il faut que je me décharge à vous, mon cher Père, sur une peine qu'on me fait ; on croit que j'ai guéri Mlle de Ténery (qui avait été fort malade) ; je suis désolée de voir que je trompe le monde et qu'on a tant d'estime pour moi.

 

Même si elles ne me satisfaisaient qu'à moitié, je devrais donner ces lignes et celles qui suivent; je devrais les apprécier librement, car enfin nous ne cherchons ici que la vérité. Nous savons du reste que tout homme est menteur et qu'il arrive aux âmes les plus franches d'embellir inconsciemment par des touches imperceptibles la peinture qu'elles nous présentent d'elles-mêmes. Mais encore une fois, je ne crois pas que nous ayons ici le droit de soupçonner une habileté de ce genre. Louise a pu autrefois se complaire ingénument dans la vénération reconnaissante

 

(1) Triomphe..., p. 393.

(2) Ib., p. 386.

(3) Ib., p. 173.

 

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que lui attirait son merveilleux privilège ; maintenant elle ne fait plus qu'en souffrir (1).

 

De même, M. le curé de Saint-Jean a été dangereusement malade... Il m'envoya quérir et étant seule avec lui, il me dit ses peines d'esprit et la crainte qu'il avait de mourir et de paraître devant Dieu, ayant fait si peu de bien. Je fis ce que je fais toujours quand on me prie de demander à Dieu quelque chose de conséquence : je prends notre Nouveau Testament que je porte toujours avec moi et je lis à genoux ces paroles de l'Evangile... « Quoi que ce soit que vous demanderez à mon Père en mon nom, il vous le donnera ». Après l'avoir lu à ce monsieur, je le lui fis baiser; il se trouva consolé et guéri. Je crois que ce fut la sainte communion que je lui fis faire dans le moment qui lui redonna la santé. Il a fait courir le bruit que c'était ma prière qui l'avait guéri ; cela m'a terriblement mortifiée... Il faut que le monde soit bien simple pour croire de moi de semblables merveilles. Si je faisais des miracles, je croirais être perdue (2).

 

Jeanne des Anges avait d'autres sentiments. Louise mourut peu après avoir écrit cette lettre (1er juillet 1694). Elle était âgée de cinquante-cinq ans. Les magistrats de Parthenay se trouvaient en corps à ses funérailles. « Elle avait demandé d'être inhumée parmi les pauvres dans le cimetière de l'hôpital, mas Mlle de Ténery obtint qu'on la mit, comme sa parente, avec ses ancêtres, dans leur chapelle, qui est dans la paroisse de Saint-Jean (1)... Depuis ce temps, le tombeau de cette servante de Dieu est fréquenté par plusieurs personnes qui y font des neuvaines. Ceux même qui semblaient ne point croire le bien qu'on disait d'elle, ne peuvent s'empêcher de publier ses vertus et les choses extraordinaires qu'on lui attribue. C'est ainsi que

Dieu a soin de faire éclater la sainteté et la gloire des hiles fidèles qui se sont humiliées pour l'amour de lui. (3) »

 

(1) Il ne faut pas oublier que son confesseur lai avait fait une obligation

rigoureuse de tout dire, fautes, mortifications, tentations, actes de vertu, etc.

(2) Triomphe..., pp. 398-40o.

(3) Ib., pp. 193-195.

 

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Le P. Maillard qui devait lui-même disparaître en 1702, se hâta de recueillir les lettres et de composer la vie de Louise. Mais l'heure n'était pas bonne pour un ouvrage de ce genre, qui aurait ou précédé ou suivi de peu la Relation sur le quiétisme. Les jésuites ne voulurent pas exposer la folle de la Salpêtrière et avec elle, la mystique elle-même, aux railleries du public. Aussi la vie de Louise ne fut-elle publiée qu'en 1732. Je ne crois pas que l'ouvrage ait eu beaucoup de succès. Il renferme deux parties, d'abord le récit, ensuite les lettres, une cinquantaine. Bonne méthode, mais à laquelle on n'était pas fait. Rebuté par le récit, qui est aussi mal venu que possible, on n'aura pas eu le courage d'aborder les lettres, C'est pour faire entrevoir l'unique beauté de ces lettres que je n'ai pas cru devoir abréger le présent chapitre ; c'est aussi parce qu'il nous donnait l'occasion de surprendre nos mystiques au plus épais de la vie réelle et, pour ainsi dire, en pleine et sordide mêlée ; c'est encore parce que Louise est inséparable de ses directeurs et que ceux-ci méritaient d'être vus à l'oeuvre ; c'est enfin parce que cette douloureuse et sublime aventure ne ressemble à aucune de celles qui jusqu'ici nous ont occupés...

 

 

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