Chapite VII
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CHAPITRE VII  : LES HELYOT ET LE PÈRE JEAN CRASSET

 

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I. Le portrait de Mme Helyot. — « La plus aimable personne du monde. » — Jean Crasset. — Une femme de qualité et sa nraitresse de lecture. — Mariage de Marie Hérinx. — La famille Helyot. — Ménage mondain. — Conversion de la jeune femme. — Un ballet au Louvre. — Excès de ferveur. — Complaisance de M. Helyot.

II. Vocation mystique de Mme Helyot. — De la méditation à la contemplation. — Le P. Crasset et les adversaires des mystiques. — « Elle voyait l'Aire de Dieu ». — « Dieu seul, dans l'anéantissement de toutes les conceptions ». — Le coup de sifflet du berger. — Critique des biographies religieuses. — Beaucoup de paroles, peu d'actions. — Contre les autobiographies. — Les années de silence. — L'apostolat. — Les mouches. — Chez les pauvres. — Les bouquetières du vieux Paris. — a Appuyez-moi de fleurs... parce que je languis d'amour ».

III. Le mari d'une sainte. — Un ménage mystique. — M. Helyot imite sa femme et la « surpasse ». « Travesti en gueux ». — Inventions charitables de M. Helyot. — Les petits ramoneurs. — A l'enterrement d'un homme de métier. — Encore la contemplation et l'état passif. — Ecrits de M. Helyot. — « L'aurore de la grâce » et le cantique du jeune amour. — Les silences de l'amour. — Le pur amour. — M. et Mme  Helyot. — Le portrait de Mme Helyot.

 

I. La vie de Mme Helyot par le P. Jean Crasset, jésuite, est un des beaux textes religieux du XVIIe siècle et doit nous retenir de préférence à beaucoup d'autres ouvrages du même genre. A la vérité l'héroïne de ce livre, morte à trente-sept ans, paraît bien chétive auprès de Mme Acarie ; et des fangeuses mystiques de l'époque. En dehors de sa paroisse, le monde religieux ne l'a pas connue. Ce n'est pas non plus qu'elle nous ait laissé quelques pages sublimes. Ni autobiographie, ni lettres spirituelles ; le peu qu'elle écrivait, elle l'a détruit. Mais elle avait, mais elle garde une je ne sais quelle grâce toute particulière

 

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et que je renonce à décrire. Qu'on regarde plutôt le ravissant portrait que nous donnons d'elle. Il expliquera, j'espère, que son biographe, homme d'un goût classique et qui n'aimait pas les superlatifs, ait pu l'appeler « la plus douce, la plus humble et la plus aimable personne du monde (1). » Elle allait souvent faire sa retraite annuelle chez les Filles de la Croix, dit encore le P. Crasset, « mais c'était toujours à condition qu'elle mangerait seule et que personne ne lui parlerait, non pas même après le repas. On le lui promettait pour la posséder; mais lors. qu'elle était dans la maison, c'était un empressement de toutes les soeurs à qui lui porterait à manger, et après le repas, à qui demeurerait un moment avec elle. Ces saintes filles étaient ravies de sa modestie, de sa douceur et de sa dévotion et toute la maison est encore à présent embaumée de l'odeur de sa sainteté. C'est assez à celles qui l'ont vue, pour se recueillir et pour avoir de la dévotion, que de se souvenir de Mme Helyot. La plupart l'ont devant les yeux comme si elle était encore vivante et les charales qu'elle avait pour gagner les coeurs ont fait une telle impression sur leurs esprits qu'elles ne peuvent encore se consoler de sa perte (2). On sent bien qu'il est lui-même de ceux qui ne se consoleront pas. « La douceur était tellement peinte sur son visage qu'il n'y avait qu'à la regarder pour calmer ses passions (3). » « On ne pouvait lui parler sans concevoir un grand désir de changer de vie... Une jeune demoiselle ayant une grande passion de la voir, ses parents l'en empêchèrent craignant qu'elle ne

 

(1) La vie de Mme Helyot, seconde édition, Paris, 1683, p. 42. Je citerai d'ordinaire cette édition. — L'auteur de ce livre, le Père Jean Crasset (1618-1692) dirigea pendant plus de vingt ans la Congrégation des Messieurs à la Maison professe de Paris. On a de lui nombre d'excellents ouvrages souvent réédités. cf. Sommervogel. La comparaison entre la Ire édition de cette vie et les suivantes, offre beaucoup d'intérêt, le P. Crasset ayant cru devoir céder sur plus d'un point aux réclamations de quelques raffinés, cf. à ce sujet, en tète du livre, les Remarques sur la vie de Mme Helyot.

(2) La vie..., pp. 26, 27.

(3) Ib., p. 81.

 

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devint trop dévote ; car elle était très bien faite et ils la destinaient au mariage : mais une personne à leur insu lui ayant procuré un entretien avec elle, la demoiselle s'en retourna si touchée qu'elle entra aussitôt dans un monastère (1). » « Elle avait tous les avantages du corps que les femmes désirent avec tant de passion... je veux dire la beauté, la grâce, le port, la taille avantageuse et la modestie. Dieu, ce semble, avait bâti ce beau palais pour y loger une belle âme : car elle avait un esprit vif, fort et pénétrant, un jugement solide... un naturel sincère, honnête, obligeant, qu'elle rendait aimable à tout le monde... par un accès aisé, par une gaieté de visage toujours serein et content, et par une démonstration d'amitié qui inspirait le respect en même temps qu'il gagnait les coeurs (2). » La tendresse de ces lignes nous fait aimer non seulement Mme Helyot, mais aussi le P. Crasset. Le digne homme ne songeait certes pas à nous occuper de sa propre personne. Il s'efface, il voudrait disparaître le plus possible. Nous ne le lui permettrons pas.

« Mme Helyot naquit à Paris le sixième du mois de mai de l'année 1644. Son père se nommait Jean Hérinx, parent fort proche de messire Guillaume Hérinx, évêque d'Ypres, qui est mort depuis peu en réputation de sainteté, et sa mère, Elisabeth Olivier, tous deux riches et puissants en biens dont ils faisaient un très bon usage... Elle reçut... le nom de Marie... et fut élevée partie dans la maison de ses parents, partie dans un couvent de Sainte-Claire, nommé vulgairement les Petites Cordelières, près l'hôtel d'Angoulême » Je transcris volontiers ces jolis riens. Avec le P. Crasset, nous ne sommes jamais dans les nuages, nous ne quittons pas le terrain solide du vieux Paris. Sachez du reste qu'aux Petites Cordelières, on ne formait pas de futures « femmes savantes ». Plus tard

 

(1) La vie..., p. 85.

(2) Ib., p. 2.

(3) Ib., pp. 1, 2.

 

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cette jeune femme, riche et intelligente aura presque besoin qu'on lui apprenne à lire correctement et à écrire de même. « Une jeune maîtresse d'école » venait lui donner des leçons. « Elle se mettait devant elle dans la posture d'un enfant ». Toutefois, « elle ne voulait pas quand elle lisait, adoucir les mots rudes et les prononciations gauloises, parce que c'était, disait-elle, s'écouter parler et que cela sentait la vanité ; comme aussi afin qu'on la crût ignorante ». C'est le témoignage de sa maîtresse, dûment questionnée par le bon P. Crasset (1).

« On parla de la marier à l'âge de dix-huit ans. Elle qui était dans la dernière innocence et qui eût cru s'opposer aux desseins de Dieu, si elle eût résisté aux volontés de ses parents, se soumit à tout ce qu'ils voudraient faire d'elle. Le premier parti qui se présenta et qui fut agréé de la famille fut M. Helyot, conseiller du Roi en sa Cour des Aides de Paris. »

La famille de ce dernier « tire son origine d'Angleterre, d'où Jean Helyot, son bisaïeul, sortit dans le temps du changement de religion qui se fit dans ce royaume et vint s'établir à Paris... H a laissé une nombreuse postérité qui est devenue considérable par ses biens, ses emplois et ses alliances et qui a produit plusieurs personnes recommandables par la sainteté de leur vie, comme Dom Ambroise Helyot, de la Chartreuse de Paris, oncle de M. Helyot, décédé en odeur de sainteté en l'année 1667... Que ne pouvait-on pas attendre d'une Catherine Helyot, décédée à l'âge de douze ans, au monastère de Longchamp en 1661, puisque dans un âge si tendre, elle avait déjà fait des actions de vertu si éclatantes qu'on jugea à propos de les mettre par écrit… On peut encore ajouter le R. P. Jérôme Helyot, frère de M. Helyot qui en se faisant religieux au troisième Ordre de saint François, au couvent de Picpus, à l'âge (le quarante-cinq ans, ne relâcha

 

(1) La vie..., pp. 199, 200.

 

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rien, pendant trente ans, des austérités de la règle, jusqu'à sa mort qui arriva en 1687. »

« M. Helyot naquit à Paris l'an 1628 (il avait donc seize ans de plus que Marie Hérinx) et reçut le nom de Claude... Il eut pour père Pierre Helyot, écuyer, conseiller-secrétaire du roi et pour mère, Françoise du Bray... Il fit ses études d'humanité dans le collège des PP. jésuites de La Flèche... Il vint ensuite faire sa philosophie à Paris et étudia même trois ans en théologie, ayant pris là le dessein d'embrasser l'état ecclésiastique. Après avoir achevé ses études, il fit un voyage en Italie; c'est là qu'il apprit à peindre, car il avait pour ce bel art beaucoup d'inclination. Il s'y occupait après le repas. » N'oublions pas ce détail. « On n'a pu savoir pourquoi il changea le dessein qu'il avait pris d'être d'Église, pour s'engager dans le mariage... Il épousa Mlle Olivier (tante maternelle de Marie Hérinx) en premières noces, laquelle étant morte dans ses couches, il rechercha Mme Hérinx en mariage... Ses parents y consentirent volontiers, mais parce qu'elle était nièce de sa première femme, il fallut avoir dispense du Saint-Siège. Ce fut le sujet du second voyage qu'il fit à Rome où il fut six mois et employa auprès du Pape le crédit de l'ambassadeur de France et de plusieurs cardinaux qui lui obtinrent enfin la dispense qu'il désirait (1). » Un si grand voyage et de six mois! Tantæ molis erat... Au reste Claude Helyot était-il peut-être de ceux qui ne se pressent jamais. Son portrait nous manque. Je l'entrevois bonhomme et placide, plein d'attentions pour la délicieuse enfant qu'il vénérera bientôt comme une sainte. Nous lui reviendrons quand elle ne sera plus là.

Ils aimaient tous deux le luxe. Ce « tous deux» chiffonnerait le P. Grasset qui la veut parfaite depuis toujours. « Confine les femmes, dit-il, se font un devoir de plaire à

 

(1) Les oeuvres spirituelles de M Helyot. Conseiller du Roi en la Cour des Aides de Paris avec un abrégé de sa vie. Paris, 1710, pp. 1-4.

 

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leurs maris, Mme Helyot prit tous les ajustements qu'elle crut pouvoir être agréables au sien, mais avec une... (pleine) indifférence pour ces vanités (1). » 11 sait bien qu'il a tort de charger ainsi le mari. Plus loin, il sera plus franc, mais quel aimable tour ne donnera-t-il pas à son doux reproche! « De tous les péchés de la Madeleine, Mme Helyot n'avait commis que celui de la vanité, ayant été bien aise de paraître, au commencement de son mariage et d'être richement vêtue (2). »

Très pieuse néanmoins et tee. près d'être « dans la grande dévotion », mais comme une enfant très pure, à qui tout le monde sourit et qui ne soupçonne pas la souffrance. « Dix-huit mois après son mariage, Dieu lui donna un fils qui était beau comme un ange. Elle l'aima avec toutes les tendresses que peut avoir une mère pour le premier de ses enfants et pour un fils unique qui n'avait guère de semblable en beauté. Comme Dieu voulait être maître unique de son coeur et le posséder sans partage, il lui enleva ce cher enfant à l'âge de quatre ans, dont elle fut touchée si sensiblement qu'après en avoir fait un sacrifice à Dieu, au plus fort de sa douleur, elle prit résolution de se retirer entièrement du monde, de renoncer à toutes les visites actives et passives (celles que l'on fait et celles que l'on reçoit), et de vivre en continence avec son mari, ce qu'ils ont observé inviolablement jusqu'à la mort, d'un commun consentement. » On aura remarqué ce « sans partage », assez dur pour le mari. Et sans doute, elle l'aimait bien, lui aussi, mais toujours un peu comme un oncle, plein de gâteries et qui ne sait rien refuser.

« Une dame de piété qui était sa voisine et sa bonne amie ne contribua pas peu à sa conversion. Voici le récit qu'elle m'a fait de sa connaissance. » Récit délectable,

 

(1) La vie..., p. 9.

(2) Ib., p. 68.

 

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pittoresque et que je n'ai pas le droit d'abréger. Je ne sais pourquoi, ceux qui nous parlent d'elle ne sont jamais ennuyeux. Hélas, toutes nos saintes n'ont pas eu le même bonheur ! Dieu lui a fait la grâce de mettre en fuite les démons du lieu commun.

 

Au mois de mai de l'année 1667, je connus Mme Helyot et dans sa première visite, je fus surprise de sa manière modeste, qui ne convenait pas avec les ajustements dont elle était parée, ce qui me donna lieu de croire qu'elle n'avait point d'autre défaut qu'un attachement secret à ces vains amusements du siècle. Notre conversation qui dura longtemps ne fut que de Dieu... et je vis bien qu'on n'aurait pas beaucoup de peine à retirer son esprit de la bagatelle, qui se portait de lui-même à tout ce qu'il y a de grave, de modeste, d'honnête et de saint.

Il n'y avait que la lecture des bons livres qui ne lui plaisait pas alors. Non pas qu'elle en lit de méchants, ou qu'elle eût peine à entendre parler de Dieu, car c'était tout son plaisir : mais parce que les livres de dévotion lui faisaient mal à la tête. Il faut croire que c'était une tentation, puisque le reste de sa vie, tout son plaisir était de lire ces sortes de livres et d'en donner aux autres. Quelque répugnance qu'elle m'en eût fait paraître, je lui en présentai un... Elle l'accepta par honnêteté, car personne n'a eu plus de douceur et de complaisance... Au bout de quelques jours elle me le renvoya, et lorsque je la vis, elle m'avoua sincèrement qu'elle ne l'avait point lu, qu'elle serait ravie d'entendre parler de Dieu et de la vertu, mais que la lecture l'incommodait.

 

On se rappelle qu'elle savait à peine lire et qu'elle prendra bientôt une institutrice.

 

Nous nous liâmes d'amitié... Nous avions été mariées toutes deux presque en même âge et en même temps et la ressemblance a une vertu secrète de lier les cœurs.

 

Sa convertisseuse est toute jeune comme elle. Une dévote d'âge mûr nous aurait un peu gâté le tableau.

 

Je fus à la campagne au mois de juillet et je n'en retournai qu'en décembre. Pendant ce temps elle perdit son fils qui lui fut une plaie très sensible, mais qu'on peut appeler le coup

 

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de son salut. A mon retour je la trouvai fort tranquille et dans de bonnes résolutions de ne voir que des personnes qui fussent tout à Dieu... Un jour néanmoins qu'on dansait un ballet au Louvre, où tout Paris allait, elle fut tentée d'y aller comme les autres. Je me rencontrai chez elle lorsqu'elle partait et je lui témoignai la peine que cela me faisait... Elle m'allégua plusieurs raisons tant bonnes que mauvaises, et pour me contenter, m'assura qu'elle fermerait les yeux dans le temps du spectacle et qu'elle dirait son chapelet. Mais Dieu qui ne voulait pas qu'elle eût cette satisfaction, permit que le ballet ne fût point dansé. Elle fut de là aux Tuileries par un temps assez froid, où elle gagna un gros rhume. L'ayant appris, je fus la voir et je la trouvai fort gaie de ce que Dieu n'avait pas permis qu'elle allât à ce divertissement mondain et de ce qu'il l'avait punie de sa légèreté. Elle fit en même temps résolution de ne jamais voir aucun spectacle et de ne plus rechercher que ce qui pourrait la porter à Dieu. Elle choisit pour cela un confesseur aux Pères jésuites (P. Crasset). Comme c'était le mien aussi depuis quelques années, je l'attendis après la confession pour lui parler et je la trouvai extraordinairement rêveuse. Deux jours après, qui fut le jour de saint Joseph, je fus surprise de la voir se confesser au même Père et lui en ayant demandé la cause, elle me dit en souriant qu'elle avait pris son parti et qu'elle voulait être toute à Dieu.

 

C'est toujours le même sérieux profond, voilé par une grâce enfantine ; nul effort apparent, nulle grimace. On n'imagine pas plus de droiture, plus d'allégresse.

 

Depuis ce temps elle a travaillé sans relâche à l'étude de la perfection. Chaque jour de communion, elle retranchait quelque chose des vanités du monde. Elle commença par se défaire du carreau; ensuite, elle ne se fit plus porter la robe dans l'église, puis en aucun lieu (1).

 

Une retraite qu'elle fit peu après acheva la transformation. « Elle se coupa les cheveux, complète le P. Grasset, pour ne perdre point tant de temps à se coiffer... de sorte qu'elle n'avait qu'un simple bonnet sous sa coiffe, au grand étonnement des personnes de son sexe... Ensuite

 

(1) La vie..., pp. 9-13.

 

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elle se défit de tous ses bijoux, de ses perles et de ses diamants et n'eut point de repos que son mari, pour la contenter, n'eût ôté les couleurs à ses laquais, qu'il n'en eût retranché le nombre, jusqu'à se contenter d'un seul, et ensuite qu'il ne se fût clé Fait de son carrosse et de ses chevaux... Elle allait trouver de temps en temps son directeur et lui demandait tantôt s'il était nécessaire qu'elle portât un collier de perles ; tantôt si elle ne pouvait pas quitter un crochet de diamants et une montre qu'elle avait; tantôt si elle ne ferait pas bien de ne porter plus que du linge uni ; tantôt s'il ne voulait pas bien qu'elle quittât la soie pour prendre des habits de laine. Son directeur répondait à toutes ses demandes, qu'il n'était point nécessaire d'être si bien parée... mais qu'elle ne devait rien faire sans le consentement de son mari. » Là n'était pas le plus difficile. Elle courait aussitôt chez M. Helyot, « lequel, désirant la contenter et se sentant lui-même pressé de changer de vie, lui accordait volontiers tout ce qu'elle lui demandait, quoiqu'il vît bien que ces changements lui feraient des affaires auprès de ses parents ». Il redoutait surtout sa belle-mère, Mme Herinx, abasourdie et irritée plus encore par cette révolution. Il y avait bien d'ailleurs dans tout cela un peu d'impétuosité naturelle. La jeune convertie en était venue à se vêtir « comme les femmes d'artisans... Mais ayant appris qu'un extérieur si austère faisait peur à plusieurs clames de qualité et les empêchait de prendre le parti de la vertu... elle se vêtit d'une manière plus propre, quoique toujours modeste et laissa croître ses cheveux. Et c'est alors, disait-elle en riant, qu'elle devenait coquette pour gagner les âmes à Dieu (1) ».

II. La vocation mystique d'une âme aussi merveilleusement souple aux mouvements de la grâce, aussi fraîche, aussi dégagée, était assez évidente. Un disciple du P. Lallemant

 

(1) La vie..., pp. 15-17.

 

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ne pouvait pas s'y tromper. Mme Helyot avait alors vingt-quatre ans, mais on lui en aurait donné quinze. Bien que pieuse, elle ignorait tout ou presque tout de la vie intérieure. Avec elle, comme avec tout le monde, il fallait commencer par le rudiment, je veux dire par les Exercices de saint Ignace : il fallait aider le travail divin sans le prévenir. Le P. Surin lui-même n'agissait pas autrement.

« Ce fut donc en l'année 1668 qu'elle prit un Père jésuite pour son confesseur... Dès lors que le Père eut connu l'état de son âme et les desseins que Dieu avait sur elle, sans lui parler de réforme ni de changements d'habits (menus sacrifices qu'elle s'imposerait bientôt d'elle-même), il l'exhorta à faire oraison et lui en enseigna la méthode, lui proposant à méditer les grandes vérités de notre religion, et les exemples de vertu que nous a donnés Notre-Seigneur Jésus-Christ... A peine eut-elle goûté cette manne céleste qu'elle en fut charmée... elle entra dans le sanctuaire de la Divinité, par la contemplation et par l'amour de son humanité sainte qui en est la porte... et trouva là des pâturages excellents, des fontaines d'eau vive et des sources intarissables de plaisirs (1). »

« Tant qu'elle trouva du goût à ruminer ces vérités, il ne la tira point de cette pratique... Mais enfin, après quelques années, elle lui ayant déclaré que son esprit ne pouvait plus s'occuper d'aucune chose et que son coeur ne trouvait plus de goût ni de saveur dans ces douces vérités qui l'avaient charmée autrefois, il jugea qu'il était temps de la faire passer du travail de la méditation au repos de la contemplation (2). »

Arrivé à ce point de son récit, le P. Crasset hésite. Il n'aime pas à traiter en public de ces délicates matières,

 

(1) La vie..., p. 14.

(2) « La faire passer » n'est pas l'expression juste. Ce n'est pas le directeur qui fait passer l'âme d'une voie à l'autre, mais la grâce. Au directeur de connaître si cette invitation à monter plus haut vient ou non de l'Esprit de Dieu.

 

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mais à l'heure où il écrit cette vie (1682), on commençait à faire rage de tous les côtés contre les mystiques. Il doit, il veut les défendre. Il compte du reste parmi les spirituels les plus éminents de Paris. Il dirige à la maison professe, la Congrégation des Messieurs; son autorité est grande. Il pèsera donc tous ses mots. Ajoutez à cela que l'expérience qu'il décrit, il l'a observée lui-même pendant sept ou huit ans, et avec quelle attention affectueuse ! Pourrais-je souligner davantage l'importance exceptionnelle du texte que je vais transcrire.

 

Pour comprendre ce mystère d'amour et pour satisfaire à la curiosité de plusieurs personnes de piété qui m'obligent contre mon inclination de parler de ces matières, il nous faut déclarer ce qui se passait dans l'esprit et dans le coeur de tette sainte femme, lorsqu'elle était en oraison...

Dès lors qu'elle commençait son oraison, elle s'élevait par une vue transcendante au-dessus de tout ce qui est créé et contemplait la Divinité sans forme et sans figure, sachant bien que Dieu n'est rien de ce qui tombe sous les sens et qu'étant infini et incompréhensible de sa nature, il est impossible à l'esprit humain de le renfermer dans ses connaissances... Elle entrait dans un abîme de ténèbres qui environnent le trône de la Divinité et qui le rendent inaccessible à tous les esprits créés s'ils ne sont éclairés et fortifiés par la lumière de la gloire. Comme Dieu n'est que lumière, il est impossible qu'il y ait des ténèbres dans son palais; mais ce grand abîme de clarté est à notre esprit qui n'en peut supporter l'éclat, un abîme de ténèbres qui l'éblouissent, qui l'aveuglent et qui lui dérobent la connaissance des créatures.

Après qu'elle avait fait s'évanouir toutes les images dont la nature a tant de peine à se défaire, qu'elle s'était plongée dans ces ténèbres mystérieuses qui font tant de frayeurs aux âmes qui n'ont point marché dans ces routes, elle se trouvait tout à coup élevée dans la Jérusalem céleste, où il n'y a ni lune ni soleil, parce que c'est l'agneau de Dieu qui en est la lumière. Elle se voyait comme plongée dans ce grand et vaste océan de la Divinité où elle se perdait heureusement. Elle voyait l'être de Dieu, sans pouvoir rien comprendre de sa nature que sa grandeur immense... Son esprit, pénétré comme un globe de cristal, de cette lumière substantielle, demeurait tout ravi de se trouver

 

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dans Dieu, sans pouvoir dire ce qu'il voyait et par cette perte heureuse de sa raison, elle arrivait jusqu'à ces obscurités lumineuses qui surpassent toutes nos vues et toutes nos intelligences...

Un fleuve est toujours fleuve, tandis qu'il est resserré et bordé de deux rivages ; mais dès lors qu'il a quitté ce lit de terre et qu'il s'est déchargé dans la mer, il cesse d'être fleuve et devient mer par le mélange et la confusion de ses eaux avec celles de l'océan... Il en est de même de notre âme; elle se resserre et se rétrécit en quelque façon dans elle-même, tant qu'elle est bornée par ces espèces créées et ces images sensibles, mais dès lors qu'elle s'est plongée dans Dieu... elle se transforme en quelque manière en lui, non pas par la perte de son être qu'elle conserve toujours, mais par un écoulement dans celui de Dieu et une union sacrée qui des deux n'en fait qu'un (1).

 

Mme Helyot ne lui en avait pas dit si long. Il ne faut pas croire néanmoins que le P. Crasset romance le moins du monde les confidences qu'elle lui a faites. Simplement il les traduit, il les explique à la lumière de ses lectures et, je le croirais volontiers, de ses propres souvenirs intimes. Tous les mystiques se ressemblent et, par suite, ils se comprennent à demi-mot. Sans qu'elle s'en doutât, cette jeune femme sans lettres exposait à son directeur une expérience, jadis analysée par le pseudo-Denis et hier encore par le P. Surin. Ce qui suit me paraît fort beau :

 

Je ne puis mieux exprimer l'état où se trouvait quelquefois

 

 

(1) Voici, et toujours du P. Crasset quelques précisions techniques : « Quelqu'un me dira : comment est-ce qu'elle pouvait aimer, si elle ne voyait rien, puisque l'amour dépend de la connaissance ? Pour répondre... il faudrait examiner cette grande question qui est entre les théologiens scolastiques et mystiques, si la volonté peut aimer sans connaissance. Les premiers disent que cela est impossible et se fondent sur la raison ; les seconds soutiennent que cela est possible et se fondent sur la raison et l'expérience. Il me semble qu'on peut les accorder en disant qu'on peut aimer Dieu sans connaissance intellectuelle ; mais qu'on ne le peut aimer sans une connaissance du moins expérimentale, par laquelle Dieu se fait sentir à l'âme, sans la participation de l'entendement... Quoi qu'il en soit, il est certain que les Pères et les docteurs de l'Eglise, qui ont traité de la contemplation, demandent tous une élévation d'esprit au-dessus de tous les fantômes (images), de tous les discours et de toutes les conceptions les plus pures... Mme Helyot s'élevait... au-dessus de tous les êtres créés pour s'unir immédiatement à l'être incréé de Dieu. » La vie..., p. 118.

 

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cette sainte âme, qu'en représentant un homme qui serait tout d'un coup transporté dans ces espaces infinis qu'on s'imagine être au-dessus des cieux et qu'on appelle pour cela imaginaires. Quel étonnement le saisirait, se voyant en un lieu où il n'y aurait ni Ciel, ni terre, ni feu, ni eau, ni lumière, ni couleur, ni montagne, ni vallée, ni campagne, ni prairie, ni homme, ni bête, ni créature aucune qui lui tint compagnie; mais un vaste désert et un certain vide infini, invisible, incompréhensible, éternel et immuable qui n'aurait point de bornes ! Quel serait, dis-je, l'étonnement de cet homme de ne rien voir, de ne rien entendre, de ne rien goûter, de ne rien toucher et de n'avoir rien pour s'appuyer ! Il serait là comme suspendu entre l'être et le non-être. C'est dans cet état et dans ces déserts inconnus à la nature et dans ces vides mystérieux et dans ces néants de tout ce qui est créé que se trouvait quelquefois cette sainte âme, et c'est là qu'elle voyait Dieu seul... dans l'anéantissement de toute ses conceptions.

Toutes les créatures s'évanouissaient de sa pensée, comme la terre disparaît à un vaisseau, à mesure qu'il cingle en haute mer. Dieu liait toutes ses puissances et les empêchait d'agir, soit par un débordement impétueux de lumière qui éblouissait son entendement; soit par une soustraction de concours qu'il retirait, ou d'objets qu'il lui cachait, ou d'espèces qu'il faisait évanouir; soit en empêchant la mémoire de fournir des images à l'esprit pour former des connaissances.

Quelquefois Dieu ramassait toutes ses puissances intellectuelles autour de son âme, comme un berger d'un coup de sifflet ramasse ses brebis autour de soi. Ce qui se fait ou par une voix intérieure, ou par un doux attrait, ou par le souffle du Saint-Esprit, ou par une odeur de paradis qui pénétrant les sens intérieurs et extérieurs, fait fondre l'âme en douceur et la fait tomber en défaillance.

 

Il hésite encore : il connaît son siècle moqueur, prude avec Dieu seul.

 

On n'ose parler comme les saints... La pudeur passe à présent pour une vertu rustique et sauvage qui n'est plus du beau monde, et cependant on ne peut souffrir qu'un écrivain parle des unions sacrées de l'âme avec Dieu. Donnons quelque chose à leur délicatesse véritable ou apparente et passons sous silence la plus grande de toutes les faveurs que Dieu ait faites à la personne dont j'écris la vie.

 

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Je dirai seulement ce qu'il est nécessaire de savoir, que lorsque cette opération divine se passe dans le coeur, toutes les puissances spirituelles courent à l'odeur de ces parfums et s'assemblent autour de ce palais de la Divinité, sans pouvoir entrer dedans, parce que la porte leur en est fermée. Mais quoiqu'elles ne voient rien... de ce qui s'y fait, elles sont néanmoins dans une espèce de ravissement par la part qu'elles prennent au plaisir du coeur. Et c'est là ce silence mystérieux qui se fait dans le ciel supérieur de l'âme... Et c'est dans ces ombres du Saint-Esprit qu'elle devient féconde en bonnes oeuvres et qu'elle conçoit quantité d'enfants spirituels qu'elle donne ensuite à Jésus-Christ son époux (1).

 

A ces expositions, trop savantes peut-être et trop littéraires, plusieurs préféreraient sans doute les bégaiements confus de Mme Helyot elle-même. Pour moi, je l'aime beaucoup mieux silencieuse. Regardez-la de nouveau et vous avouerez que sa grâce n'était pas d'enseigner. Pour nous aussi elle a quinze ans. Ne croyez pas du reste que son admirable directeur l'ait invitée à s'expliquer longuement sur ce qui se passait en elle. Bien au contraire, mettant « sur son esprit le voile sacré de la foi (il) lui défendait de faire aucune réflexion sur les opérations de la grâce » C'était du reste sa pratique ordinaire au confessionnal. Il écrit excellemment :

 

La vie des saintes femmes qu'on met au jour en ce temps, est plutôt un récit de ce qu'elles ont dit que de ce qu'elles ont fait; car elle est remplie ou de visions et de révélations qu'on ne peut apprendre que de leur bouche, ou d'entretiens de dévotion qu'on aura eus avec elles ; ou c'est un ramas de leurs lettres et de leurs écrits, qui contiennent les grâces que Dieu leur a faites et qu'on les a obligées de mettre sur le papier. Je ne sais qui a introduit cette coutume qui n'était pas en usage dans les siècles passés. Peut-être que c'est la curiosité de quelques directeurs qui, pour se rendre savants dans la conduite des âmes, se rendent disciples de leurs pénitentes et les obligent à faire elles-mêmes le commentaire de leur vie.

 

(1) La vie..., pp. 114-124.

(2) Ib., p. 119.

 

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Peut-être que c'est le profit et la satisfaction que reçoit le public, d'apprendre des personnes saintes les voies que Dieu a tenues sur elles...

Je serais imprudent et téméraire, si je voulais condamner une pratique qui a souvent de très bons effets, mais je ne puis dissimuler que j'aurais de la peine à permettre à une personne de se copier elle-même et de faire le portrait de ses moeurs, à moins qu'elle ne fût aussi sage, aussi humble et aussi obéissante qu'une sainte Thérèse. Et si l'on me permet de dire mon sentiment, je n'estime rien de plus dangereux à un saint que de lui faire connaître sa sainteté et de lui marquer l'estime qu'on fait de sa vertu ; principalement si c'est une femme, parce qu'il y en a peu qui soient capables de soutenir une grande réputation, et qui puissent sans vanité faire la leçon à ceux dont elles doivent la recevoir (1).

 

Toute la direction du P. Crasset était inspirée par le même esprit. « Il est vrai, dit-il encore, que dans le moment qu'elle renonça au monde, elle (Mme Helyot) parut une personne parfaite... néanmoins comme tout ce qui est jeune a besoin de nourriture pour croître et se fortifier, celui qui la gouvernait, la voyant dans les commencements prévenue de grâces extraordinaires, attirée à une sublime oraison... surtout remarquant dans elle un esprit de silence, de retraite et de solitude... il crut qu'il la fallait encore tenir cachée et la laisser puiser des grâces en abondance ; mais ayant reconnu après plusieurs années, tant par ses grandes unions avec Dieu que par sa profonde humilité qu'on pouvait l'exposer au grand jour sans crainte de vanité ; voyant aussi le crédit qu'elle s'était acquis et l'opinion que le monde avait conçue de sa sainteté; surtout étant informé du désir empressé que chacun avait de la voir et de lui parler et les effets merveilleux que sa parole commençait à produire dans les coeurs ; tout

 

(1) Discours général sur la vie de Mme Helyot, La vie..., pp. I, ij; I,iij. Cf. le P. Guilloré, dont les écrits, si je ne me trompe, ont fait une grande impression sur le P. Grasset. Maximes spirituelles (Paris, 1858), max. IX du livre VI : « Il ne faut pas facilement permettre aux personnes éclairées d'écrire leurs lumières. »

 

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cela lui fit croire que Dieu voulait mettre cette lumière sur le chandelier et qu'il était temps de la manifester au monde. Il lui permit donc de recevoir des visites et d'en faire quelques unes, si elle espérait y faire du bien ». Peut-être songeait-il à faire d'elle une seconde Mme Acarie. Mais le chandelier n'était pas pour elle. Dieu la voulait cachée et silencieuse. Elle se gouvernait de manière à ne recevoir que très peu de visites, « et en faisait encore moins principalement aux personnes riches, car elle ne les visitai) pas volontiers » (1). Toutefois, « elle faisait tout son possible dans les rencontres pour les détacher du monde », mais sans rien précipiter. « Elle attendait que le fruit fût mûr pour le cueillir, sans vouloir l'arracher par la violence. Elle visitait souvent une dame du grand monde qu'elle voulait... porter à la dévotion ; mais comme elle avait le coeur porté à la bagatelle, ses instructions n'avaient pas grand effet. Elle avait surtout une passion extrême pour ses mouches dont elle ne pouvait se défaire et en conservait toujours sur son visage. La bonne amie de Mme Helyot lui ayant représenté qu'elle perdait sa peine, et la pressant de dire à cette dame qu'elle devait ôter cette mouche, elle lui répondit sagement : « Ne l'arrachons point, mais laissons la tomber d'elle-même » (2). Délicieuse parole qui vaut tout un « ramas de lettres et d'écrits », comme dit le P. Grasset. J'imagine d'ailleurs qu'elle avait plus de charme que d'autorité : c'est une grâce de plus.

En revanche « son plaisir était d'être parmi les pauvres... elle les visitait et les recevait chez elle avec beaucoup de satisfaction » (3). Son biographe rapporte à ce sujet quantité d'anecdotes pittoresques et touchantes. De nos biographies celle-ci, merveilleusement concrète, est une des plus riches en renseignements sur les moeurs de l'époque et sur la figure du vieux Paris. On a pu déjà s'en rendre compte.

 

(1) La vie..., pp. 28, 29

(2) Ib., p. 82.

(3) Ib., p. 29.

 

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On nous dit encore, par exemple, que la victoire la plus considérable que Mme Helyot eut à remporter « sur la délicatesse de son corps... fut de s'accoutumer à marcher à pied. Elle y eut tant de peine d'abord qu'elle ne pouvait presque faire cinquante pas sans avoir la fièvre » (1). Un peu chinoises de ce côté-là, nos aïeules n'en étaient pas moins portées sur leur bouche. Avant sa conversion, Mme Helyot se croyait obligée de « manger à toute heure », « ce qui allumait un feu étrange dans son corps ». Consulté par elle, le P. Grasset lui dit rondement « qu'elle mangeait trop et qu'elle devait commencer par s'abstenir de rien prendre entre les deux repas » (2). « Au commencement de sa vie pénitente, après avoir renoncé à la pompe de ses beaux habits, elle allait par un esprit d'humilité, déguisée en gueuse, demander l'aumône par les rues et dans les églises, sans crainte d'être prise par les archers de l'hôpital : au contraire elle le désirait avec une passion extrême pour être quelque temps renfermée avec les pauvres... Elle eût continué de mener cette vie si son confesseur ne l'en eût empêchée» (3). «Pour la trouver dans une église, il fallait l'aller chercher ou parmi les pauvres, ou dans un coin secret où elle demeurait, les coiffes baissées. Jamais elle n'a communié au dedans des balustres... Elle prenait rarement une chaise pour entendre le sermon, et quand elle en avait une, elle n'avait point de repos qu'elle n'en eut accommodé quelqu'un. Souvent même elle en gardait pour la première personne incommodée qu'elle rencontrait et la forçait doucement de la prendre. Elle n'y pouvait voir des religieux debout, mais leur faisait apporter des chaises qu'elle payait. Pour elle, elle entendait le sermon à genoux ou debout, ou s'en allait s'asseoir sur les degrés du balustre parmi les pauvres gens, où je l'ai vue souvent moi-même qui écris, avec admiration,

 

(1) La vie..., p. 18.

(2) Ib., p. 19.

(3) Ib., 2o3.

 

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quoique toujours cachée et dans un coin pour ne pas paraître humble en pratiquant l'humilité ». Cachée, mais il savait bien l'apercevoir. « Quand elle se voyait... en un lieu passant où elle ne se pouvait cacher, comme lorsqu'elle allait se confesser, alors elle ne manquait presque jamais de lever sa coiffe et de lire dans ses Heures avec des lunettes pour déshonorer son visage » (1). « Elle portait sur soi tout ce qui pouvait être utile à ceux qu'elle rencontrait, comme des Heures pour prier Dieu, de petites bougies dont elle faisait présent dans les églises à ceux qui en avaient besoin et d'autres grosses qu'elle donnait aux femmes âgées et incommodées qu'elle rencontrait le soir dans la rue. Sa couturière porte encore à présent une de ses jupes où il y avait six grandes poches. Elle ajoute qu'elle lui en a vu une où il y en avait huit qu'elle remplissait de biscuits, de linge et autres choses dont elle faisait des charités aux malades, lorsqu'elle allait à l'Hôtel-Dieu » (2). N'admirez-vous pas le P. Grasset, ce mystique, ce philosophe de tantôt, écrivant maintenant ces humbles détails sous la dictée d'une couturière ? Du reste il avait oublié de montrer son manuscrit au P. Bouhours (3). Encore une ou deux vignettes du même genre et j'aurai fini.

« Elle ne laissait échapper aucune occasion d'exercer son zèle... Elle faisait entrer dans son logis des laitières, des bouquetières et autres femmes de très vile condition, et après avoir acheté leur marchandise qu'elle payait au

 

(1) La vie..., pp. 208, 109.

(2) Ib., pp. 96, 97.

(3) Aussi le livre lit-il un petit scandale, ce qui nous a valu les Remarques sur la vie de Mme Helyot qui figurent dans l'ouvrage, à partir de la 2e édition. L'on reprochait au P. Crasset d'avoir rapporté des choses petites, des choses incroyables, des choses basses. Il se défend, avec beaucoup d'esprit, sur tous ces points. « Je mentirais si je disais que je n'ai pas été choqué moi-même de quelques faits que j'ai rapportés : mais je n'ai pas cru les devoir omettre, tant pour le respect que j'ai pour tout ce qu'a fait cette vertueuse dame que parce que les mémoires m'en étaient fournis par plusieurs personnes... qui ont beaucoup de discernement. Outre que j'étais en doute si ce qui n'était pas à mon goût, ne le serait pas à celui des autres. » Toutefois il lit quelques concessions à la délicatesse du siècle et supprima un certain nombre de passages.

 

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double, elle les instruisait de leur créance... Comme elle passait presque tous les jours par le petit Saint Antoine, trouvant dans l'allée des vendeuses de bouquets, elle ne manquait jamais de leur parler. » Le P. Grasset n'a pas négligé d'aller consulter ces bouquetières. « Une d'entre elles dit que depuis douze ans qu'elle la connaissait, elle lui avait fait mille biens et polir l'âme et pour le corps ; qu'elle lui apprenait son catéchisme... et qu'après cela elle la priait de porter deux beaux bouquets de jasmin ou de tubéreuses à la chapelle de la Vierge et devant une de ses images qui est vis-à-vis la porte de cette église ; qu'elle lui payait toujours au delà de ce qu'elles valaient et qu'elle était toujours assurée d'avoir le débit de sa marchandise lorsque Mme Helyot passait par là  (1).»

« Elle était ravie d'avoir les couronnes de fleurs qu'on met sur le soleil (l'ostensoir) aux fêtes solennelles. Le prêtre de la paroisse qui lui donnait la communion, m'a dit qu'il lui en faisait souvent présent d'une après l'avoir communiée et qu'elle la mettait aussitôt sous sa coiffe, la cachant comme un riche trésor. Une demoiselle qui était dans sa chambre, lui ayant dit qu'elle était sujette à un grand mal de tête, elle tira de dessus la sienne une couronne du Saint-Sacrement qu'elle portait presque toujours et la lui donna en disant : «... Si vous avez de la loi, elle

 

(1) La vie..., pp. 100, 101. Voici un autre détail sur le vieux. Paris. a Lorsqu'elle passait par le petit Saint-Antoine, au lieu de faire sa prière au bas de l'église, comme font ceux qui passent — (c'était un raccourci) — elle ne manquait jamais... de... traverser (toute l'église) pour aller à la chapelle de la Vierge qui touche le choeur. » La vie.... p. 68. Une pauvre femme du faubourg Saint-Antoine a raconté au P. Crasset une aventure bien étrange. Mme Helyot aurait prédit que la fille de cette femme ne passerait pas dix-sept ans et mourrait par le poison. On avait entendu poisson. En conséquence, on conseillait fort à la jeune personne « de n'aller jamais sur l'eau ». « Un an après cette jeune fille rencontra dans le faubourg... une femme boiteuse... qui la pria de lui donner la main et de la conduire chez elle... A son retour, elle sentit des douleurs extraordinaires dans le bras » et mourut peu après, empoisonnée par cette boiteuse, laquelle serait « la du Faux qui était la grande confidente de Coton s et qu'on arrêta peu après comme empoisonneuse. Cf. La vie..., pp. 369-371. Le P. Crasset raconte, et avec force détails curieux, d'autres miracles attribués aux prières de Mme Helyot.

 

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vous guérira. » Elle mourut (1er mars (?) 1682) « couronnée d'une de ces couronnes de fleurs qui lui fut présentée dans sa dernière maladie et qu'elle reçut avec un contentement extraordinaire. A la voir mourir, ayant reçu demi-heure auparavant son Époux dans son coeur, et portant cette sacrée guirlande sur la tête, il semblait qu'on voyait l'Epouse des Cantiques et qu'on l'entendait dire à toutes les dames qui étaient autour de son lit : « Appuyez-moi de fleurs, environnez-moi de fruits, parce que je languis d'amour » (1).

III. Ce que le mari d'une sainte peut faire de mieux, après tout, c'est de l'imiter. Bien que certains et M. Acarie par exemple s'en dispensent volontiers, plusieurs prennent ce parti. La chose, en petit du moins, se voit tous les jours, mais depuis le temps lointain de saint Elzéar de Sabran et de sainte Delphine, l'histoire de Mme et de M. Helyot nous offre l'exemple le plus signalé que je connaisse d'un ménage tout mystique, je dis mystique au sens propre de ce mot.

M. Helyot écrivait un jour au P. Grasset qu'il avait aussi pour directeur et qui devait aussi écrire sa vie :

 

Ma femme va toujours son chemin, mais à plus grands pas que moi et quoique Dieu nous conduise à peu près par les mêmes voies, je ne vais pas néanmoins avec tant de diligence qu'elle (2).

 

N'en croyez pas son humilité. Au dire du P. Crasset, du P. Crasset lui-même, M. Helyot n'a pas seulement

 

(1) La vie..., pp. 273, 274.

(2) Les oeuvres soirituelles de M. Helyot, Conseiller du Roi en la Cour des Aides de Paris avec un abrégé de sa vie, Paris, 171o, p. 13. Cette notice biographique dont il est ici question résume probablement un tra-., ail plus considérable qui aurait été fait par le P. Crasset, lequel survécut plusieurs années à M. Helyot et prépara l'édition des papiers intimes de son ami. Cette édition n'a été publiée pourtant qu'en 1710. Le P. Grasset était mort eu 1692. Peut-être la notice imprimée n'est-elle que l' « abrégé » d'un ouvrage plus considérable composé par le P. Crasset. — La vie de Mme Helyot avait été publiée en 1683, un an après la mort de cette dame et du vivant de M. Helyot qui mourut en 1686. De là vient que dans cet ouvrage il est à peine parlé de M. Helyot. Le P. Grasset s'explique longuement à ce sujet dans le discours préliminaire.

 

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imité sa femme « dans toutes ses actions héroïques,... mais il l'a encore surpassée » (1). Quoi qu'il en soit de cet éloge dont nous ne pouvons contrôler la justesse, l'intéressant pour nous est de savoir que ces deux époux ont suivi la même voie spirituelle, et qu'ils ont vécu dans une intimité parfaite, se communiquant tous leurs secrets.

Très honnête homme, sans doute, mais peu fervent, sa conversion avait suivi de près celle de sa femme (1669). Tout aussitôt, et par je ne sais quelle endosmose merveilleuse, il avait éprouvé les mêmes attraits. Comme elle, et sans plus attendre, il commence par quelques excès. «La dernière année de sa vie, il eut un scrupule d'avoir fait des pénitences à l'insu de son confesseur. Entre antres, il s'accusa de ce qu'au commencement de sa conversion, il avait été le soir nu-pieds par les rues de Paris, travesti en gueux et d'autres fois en paysan, demandant l'aumône (2). » C'était chez l'un et chez l'autre, le même zèle, la même façon d'entendre la charité. Il répandait ses aumônes « à pleines mains par toute la terre, sur les infidèles, sur les pauvres de l'Hôtel-Dieu, du Canada, de la Flandre, des Pays-Bas et de toutes les provinces de ce royaume. Il était accablé de pauvres honteux qui venaient en foule chez lui. Lorsqu'il rentrait l'hiver dans son logis, il amenait toujours quelques pauvres avec lui, qu'il faisait chauffer et les renvoyait avec une bonne aumône.

« Il entretenait plusieurs jeunes gens dans les études ; il faisait apprendre à d'autres un métier. Il habillait plusieurs pauvres pendant l'année, principalement à Noël et à la Saint-Martin. Il revêtait à Noël une famille, la mère en l'honneur de la Sainte-Vierge, l'enfant en l'honneur du petit Jésus. Il retirait des prisons ceux qui y étaient détenus pour dettes. Il recevait dans son logis de pauvres religieuses qui viennent demander l'aumône pendant le

 

(1) Les oeuvres..., p. 2.

(2) Ib., p. 8.

 

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carême et leur faisait à leur départ de grosses charités...

« C'est pour assister les pauvres qu'il a quitté le carrosse, qu'il s'est dépouillé de ses meubles les plus pré cieux, et qu'il ne se servait à table que de vaisselle de terre, s'étant défait presque de toute son argenterie... Il a employé... à ces oeuvres de charité près de deux cents mille livres du fonds de son bien de patrimoine...

« Il ne se contentait pas de soulager les corps, mais il s'appliquait avec beaucoup de zèle à sanctifier les âmes ; c'est pour cela qu'il avait destiné sa maison pour faire des retraites spirituelles, pour les personnes qui ne voulaient ou ne pouvaient pas les faire dans les communautés. C'est cette même charité qui le fit consentir à être un des administrateurs de l'Hôpital de la Miséricorde. Il a dressé de nouveaux statuts qui y sont observés,à présent, et on ne peut dire le bien que lui et Mais Helyot ont fait à cette maison.

« Il a fait venir à son logis pendant plusieurs années quantité de petits ramoneurs... Comme le nombre de ces petits enfants croissait de jour en jour et que cela faisait beaucoup d'éclat dans le voisinage, il fut obligé d'interrompre cet exercice de charité et prit la résolution de recevoir chez lui, au lieu de ces enfants, de pauvres personnes qui voudraient faire des retraites et d'autres qui venaient des provinces pour quelques affaires, qu'il assistait de ses biens et de ses conseils. Il allait le soir très souvent à l'hôpital Saint-Gervais où les pauvres se retirent pour passer la nuit, et il faisait là des instructions chrétiennes aux petits et aux grands (1). »

Pleinement d'accord avec sa femme, il avait rompu, lui aussi, avec tous les préjugés de leur caste. Il écrivait un jour par exemple, au P. Crasset :

 

Le monde ne m'étonne presque plus et le respect humain ne fait plus qu'une légère impression sur mon esprit. Il y a

 

(1) Les marres..., pp. 14-26.

 

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quelque temps qu'ayant reçu un billet d'enterrement d'un homme de métier, Dieu m'inspira de me mettre à la suite du convoi et d'accompagner le corps jusqu'à l'église, de la même façon que je l'eusse fait pour une personne riche et de qua.. lité. Je ne doute point que plusieurs personnes qui égaient aux fenêtres ne s'en soient diverties, mais je cherchais à m'humilier et non pas à leur plaire.

Je rencontrai dans les rues une personne de condition qui me vint joindre ; mais je ne quittai pas mon rang pour cela et je poussai la cérémonie jusqu'au bout, sans revenir à la maison qu'après lui avoir donné de l'eau bénite avec les autres. J'aurais passé sous silence une action si légère qui passera aux yeux des hommes pour folie et devant Dieu tout au plus pour une puérilité et un trait d'enfance spirituelle, n'était qu'ayant besoin de votre conseil, je ne dois pas omettre les moindres choses (1).

 

Pour l'intérieur, l'histoire du mari et de la femme est encore toute semblable. Ils s'épanouirent presque en même temps à la vie mystique. Plus raisonneur, M. Helyot résiste naturellement davantage à l'action divine, mais il ne tarde pas à céder. Il écrivait encore au P. Crasset :

 

J'ai bien de la peine à me tenir dans la contemplation après la communion ; car il me semble toujours que si l'esprit et les autres puissances de l'âme ne trouvent de quoi discourir, c'est perdre le temps inutilement. Néanmoins je puis vous dire que le jour de Pâques-fleuries, Dieu me fit la grâce de m'en faire comprendre quelque chose, si je ne me trompe. Car m'étant recueilli quelque temps après, j'entrai dans un si grand repos que toutes les facultés qui ont coutume d'agir en pareilles occasions d'une manière si distinguée et si sensible me parurent comme liées et sans action.

Il m'arriva quelque temps après cette grâce sensible dont

 

 

(1) Les oeuvres..., pp. 12-13. Après avoir lu cette lettre et les autres extraits que je citerai bientôt, on ne méditera pas sans étonnement la remarque curieuse que fait l'éditeur dans sa préface. a On n'a pas même voulu, dit-il changer quelques expressions qui ne se ressentent pas de la pureté de notre langue et qui pouvaient être en usage lorsque M. Helyot composait ses discours ». Dès 171o, époque de la publication du livre, s'annonçait le purisme excessif du XVIIIe siècle, mais nous avons aujourd'hui quelque peine à saisir ce que les hommes de ce temps-là reprochaient au style de M. Helyot.

 

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j'ai eu l'honneur de vous entretenir quelquefois et dont j'avais été sevré il y a plus de trois mois, que je ne puis vous mieux représenter que par un vaisseau qu'on vide et que l'on remplit aussitôt d'une autre liqueur. Car il me semblait que c'était un silence de ces mêmes puissances qui facilitait l'entrée à quelque chose de plus noble et de plus grand ; et ayant été près d'une demi-heure en cet état, je sentis un mouvement intérieur, comme une voix douce qui me disait au coeur que je devais servir Dieu dans la personne des pauvres.

 

Sur quoi le P. Crasset, et son commentaire est presque aussi précieux que le texte :

 

Il y a... quelque chose de remarquable dans cette lettre qui demande un peu d'éclaircissement. La première est cet état de contemplation où il se trouvait après la communion. Son directeur lui conseille de se taire en la présence de Dieu, après avoir reconnu qu'il était puissamment attiré à ce mystérieux silence et que le Saint-Esprit l'y avait disposé par beaucoup de larmes et de pénitences, de fervents désirs et de recherches amoureuses. Nul ne peut douter qu'il ne fût en sûreté, voyant qu'il ne s'était pas ingéré dans ces états, qu'il craignait même d'y entrer et qu'il n'avait rien fait que par l'ordre de son confesseur. Ce sont là les marques assurées d'une vocation divine et d'une conduite exempte d'illusion. Je ne dis pas — ceci est charmant — qu'il faille une vocation extraordinaire pour entendre parler Notre-Seigneur après la communion : tout le monde le peut faire sans crainte, et même avec profit, pourvu qu'il n'y ait point de curiosité et qu'on ne prenne pas ses propres pensées pour des réponses de Dieu. C'est au directeur à en faire le discernement, mais ce n'est pas cet état passif dont il est parlé dans la lettre (1).

 

Et comme il n'avait aucun doute sur cette vocation particulière, le sage P. Grasset n'hésitait pas à conduire M. Helyot par les voies les plus sublimes :

 

Pendant l'espace de deux ans entiers (le démon) l'éveillait toutes les nuits et aussitôt il se sentait saisi d'une frayeur

 

(1) Les oeuvres..., pp. 15-17. « Il est difficile, écrit encore le P. Crasset d'excuser la témérité de quelques personnes qui osent blâmer ces voies, dont ils n'ont point, disent-ils, l'expérience », p. 17.

 

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horrible comme si on l'eût traîné dans les enfers. Ayant passé quelques nuits dans ces appréhensions mortelles, il en fit le récit à son directeur... pour savoir de lui de quelle manière il se devait conduire. Il fit exactement ce qui lui fut ordonné : il sacrifiait tous les jours et toutes les nuits son corps et son âme, sa vie et son salut, à la justice de Dieu et acceptait ces tourments comme dûs à ses crimes. De sorte qu'il descendait toutes les nuits vivant dans les enfers et il sentait une partie des peines des damnés avec cette différence qu'il souffrait avec une parfaite soumission de coeur et d'esprit ce que les réprouvés ne souffrent que par force (1).

 

M. Helyot n'avait aucune prétention doctorale, mais il aimait à fixer sur le papier ses impressions et ses réflexions. Nous avons déjà dit l'attrait, la grâce contraire de sa femme. Peut-être écrivait-il, à l'usage exclusif de l'un et de l'autre, leurs expériences communes. On a publié quelques-unes de ces pages intimes. Quelques-unes me paraissent vraiment remarquables par leur sagesse paisible, leur noblesse, et par une je ne sais quelle poésie qui n'est pas vulgaire. Voici par exemple

sur les cantiques et sur les silences de l'amour :

 

Il y a une aurore de la grâce qu'on pourrait appeler des irradiations célestes. Ce sont de certains rayons qui ne sont ni la nuit ni le jour, qui entrent dans l'âme comme à la dérobée et qui excitent les pécheurs à la pénitence. C'est le point du jour, c'est une lumière naissante qui dirige leurs ténèbres, qui fait naître et allume dans leur coeur le feu de la sacrée dilection.

Quand une âme a reçu ces premières blessures, grand Dieu, que de soupirs, que de sanglots !.. Elle gémit, elle soupire, elle croit qu'il n'y a point ni de pénitence assez longue, ni de ruisseaux de larmes suffisants pour les effacer... mais la grâce sanctifiante ayant pris possession de cette âme. Dieu change incontinent tous ces regrets en des chants d'allégresse...

 

(1) Les oeuvres..., pp. 8, 9. Voici comment prit fin cette épreuve. L'idée vint un soir à M. Helyot « de mettre sous le chevet de son lit le livre des Evangiles que les Pères des premiers siècles mettaient sur la tête des malades, comme remarque saint Augustin. Il ne l'eût pas plus tôt fait que les démons s'enfuirent et la tentation cessa entièrement », p. 9.

 

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La campagne n'est jamais si belle qu'au lever de l'aurore, lorsque le ciel est pur et sans nuage. Toute la nature nage dans la joie ; l'air est serein et transparent, la terre riante de verdure, l'eau brillante de lumière. Là des fleurs s'épanouissent qui n'étaient qu'en bouton ; ici les fruits changent de couleur, qui, le jour précédent, paraissaient éloignés de la maturité. Il en est ainsi de l'amour dans l'âme qui... en a reçu les premières atteintes. Le cœur se dilate, s'épanouit; c'est une terre qui devient féconde...

 

Ainsi chante le jeune amour. Laissez-le croître et vous ne l'entendrez plus.

 

Que toute chair se taise en la présence du Seigneur. Ce sont les paroles d'un Prophète : paroles en apparence directement contraires au sentiment du Psalmiste, qui ne cesse d'exhorter toute la nature à chanter les louanges de son Auteur. Mais il est facile de les accorder. Ceux qui le cherchent, empruntent la voix des créatures pour chanter ses louanges. Ceux qui le trouvent, perdent la parole et gardent le silence. Les uns lui rendent un culte extérieur, les autres l'adorent en esprit et en vérité. Quand Jésus est entré dans un cœur, il faut se taire par respect et puis jouir en paix de sa divine présence. Lui-même quelquefois nous met dans le silence sans que nous y pensions, à la façon d'un doux et délicieux sommeil dont on ne peut se défendre. Les bonnes âmes en ont fait l'expérience : elles étaient clans un oratoire, méditant la Passion de Jésus-Christ, ou lisant quelque livre de piété, lorsque tout à coup elles sont demeurées muettes, restant comme interdites aux pieds de leur Epoux, sans pouvoir discourir davantage, ni continuer leur sainte lecture. C'est qu'ayant entretenu quelque temps le doux Jésus, il leur parle à son tour, prenant plaisir à les instruire et à leur communiquer sa science. Or la suavité de son discours imprime du respect et fait perdre la parole. D'abord que mon Bien-aimé a parlé, dit l'Epouse des Cantiques, je me suis évanouie et mon âme s'est fondue comme la cire. Mon Dieu, mon tout, saint François en demeurait là. O amour ! disent les autres, amour, amour ! et ne peuvent dire autre chose. Quand l'amour est jeune, il parle beaucoup, mais à mesure qu'il croît, il devient grave et sérieux. Il y a temps de parler et temps de se taire. Tout ce bruit de paroles, ces cantiques et ces louanges, ne sont pas toujours la marque de la plus ardente charité.

 

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L'âme après sa conversion est comme une jeune fiancée, curieuse de connaître les rares qualités de son Amant, ses perfections adorables, les secrets de sa Providence, les ouvrages admirables de sa main toute-puissante, les conduites de sa grâce, les secrets de sa science... Bref, elle n'a point de repos, elle est dans un mouvement perpétuel. Mais Dieu lui ayant ouvert les yeux, elle voit clairement que c'est témérité de le vouloir comprendre, qu'il vaut mieux en être compris ; se perdre dans cet abîme et s'y ensevelir que d'en sonder le fonds. Elle s'écoule donc dans un océan de perfections pour y garder un silence profond. C'est ainsi que le ruisseau murmure contre les cailloux; mais ce bruit cesse et ne s'entend plus, dès qu'il est entré dans la nier. O Dieu, quelle suavité dans le cœur, lorsque les créatures ne font plus de bruit! Secret, amour, silence, c'est la devise de l'Epoux.

 

Je trouve aussi beaucoup de pénétration, de charme et de justesse dans la réflexion sur le pur amour opposé à la ferveur impétueuse des commençants :

 

Le coeur humain en veut à toutes les créatures. La Cour, le beau monde, les spectacles, les cérémonies, bref tout ce qu'il y a de curieux, le charme incontinent. Il ne serait pas content si le moindre plaisir lui était échappé ; mais pour le cas qu'il ait renoncé aux choses caduques et périssables, que Dieu lui ait fait la grâce de rompre ses liens, il se passionne aussitôt pour les vertus, il désire la perfection avec une ardeur incroyable et, quand il y trouve de la difficulté, cela le chagrine, l'inquiète et lui fait de la peine. Or le pur amour veut qu'on meure à tous ses désirs et qu'on soit fixé et arrêté dans la volonté de Dieu, qu'on ne sorte jamais de ses voies, qu'on ne s'engage dans aucun emploi sans une vocation divine. Votre sainte volonté, ô Jésus, est notre sanctification qui agit par ce motif à ce pur amour. Dieu le veut, ce doit être la devise d'un chrétien ; cela fait évanouir tous les bouillons et toutes les saillies de la propre volonté, modère les passions et rend une âme extrêmement tranquille.

Il n'y a pas de mouvement plus vif ni plus inquiet que celui d'un petit ruisseau qui bat le pays. Ce sont des eaux qui roulent par la campagne, qui arrosent les prairies ou qui bondissent contre les rochers. Enfin, étant las de courir, il entre dans les eaux plus spacieuses et plus étendues, où il demeure en

 

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paix, n'ayant plus de mouvement que le cours majestueux d'une grande rivière. O l'heureux état que celui d'une âme qui s'écoule de la sorte, qui calme ses désirs et qui les fait reposer dans le sein de la Providence ! Elle s'y éclaircit aussitôt, elle y perd toutes ses ordures. Enfin, ce n'est plus elle qui agit, mais Dieu seul, qui en a pris possession, comme ce n'est plus ce petit ruisseau qui dispose de lui-même, mais un grand fleuve qui s'en est rendu le maître.

Ainsi le pur amour est une vaste solitude, où l'on ne trouve aucune créature. Un prophète levant les yeux au ciel, n'y découvrit aucune lumière et les abaissant vers la terre, n'y voyait qu'un grand vide. Voilà ce qui arrive à l'âme qui tend au pur amour. Il ne faut pas qu'elle espère voir au ciel et sur la terre autre chose que Dieu seul (1).

 

Citons encore un billet de trois lignes que l'on a trouvé dans ses papiers. Il est moins travaillé et, par suite, je ne dirai certes pas plus vrai, mais plus émouvant.

 

Vues. Dans une oraison du matin, j'ai vu l'amour écrit sur toutes les créatures ; les hommes le portaient sur le front, les arbres sur leurs feuilles, les maisons sur leurs murailles ; de quelque côté que je me tournasse, je ne voyais qu'amour, amour, amour. Voyant l'amour dans toutes les créatures, je les aimais toutes dans l'amour (2).

 

«Toutes », mais une d'entre ces créatures, plus chèrement, plus uniquement que les autres. Ce portrait de Mme Helyot, dont nous parlions tantôt, nous n'avons pas dit que nous le devions à la tendresse fidèle de son mari. C'est lui, écrit le P. Crasset, qui a « dessiné le portrait qui est à la tête de ce livre (celui-là même que nous avons essayé de reproduire), et les traits qu'il lui a donnés en sont si beaux et si justes qu'on peut dire qu'il l'a fait revivre après sa mort. C'est toutefois le sentiment de tous ceux qui l'ont connue qu'elle était plus belle que n'est cette figure qui la représente (3) ». M. Helyot le savait

 

(1) Les oeuvres..., pp. 110, 111.

(2) Ib., pp. 18, 19.

(3) La vie de Mme Helyot, p. 337.

 

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mieux que personne, aussi essayait-il de retoucher cette gravure, de la rendre un peu moins indigne du modèle. « Il gagna sa (dernière) maladie, étant chez un graveur où il prenait soin de faire tirer des images de Mme Helyot. Comme il fut longtemps dans un grenier exposé à l'air, il fut saisi de froid et retourna avec le frisson à son logis (1). » « Il fit paraître une joie extraordinaire la veille de sa mort, lorsque le Père (Crasset) lui dit ce que sainte Basilisse disait à saint Chrysostome dont on faisait ce jour-là la fête : « Jean, mon frère, le jour de demain nous unira ensemble dans le ciel. » M Helyot, ajouta le Père, vous dit la même chose. On le vit à ces paroles saisi d'un contentement extraordinaire qui parut sur son visage et dans l'agitation de son corps. » Il mourut le 20 janvier 1686, quatre ans après la mort de sa femme. « Il était d'une riche taille et d'un port majestueux. Son visage marquait son esprit, sa douceur et sa prudence, car il avait les yeux vifs et brillants, le nez aquilin, les joues un peu abattues, la bouche médiocrement fendue. Le tour du visage était beau, juste et proportionné et on peut dire que c'était un homme bien fait (2). »

 

(1) Les oeuvres..., p. 32.

(2) Ib., pp. 35, 37.

 

 

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