CHAPITRE V




    Que le jugement par lequel on discerne les esprits n'est certain et infaillible que par une expresse révélation de Dieu. Divers exemples de ces révélations expresses. Que beaucoup de choses sont requises pour discerner les divers esprits par manière d'art. Quelques règles pour cette sorte de discernement.

    I. Pour éviter, avec l'assistance de Dieu, au commencement de cet ouvrage, les mauvais pas où plusieurs ont accoutumé de s'engager et de tomber, avant que de traiter des esprits en particulier, il faut expliquer un peu plus au long et plus distinctement ce que nous avons dit au précédent chapitre, qu'il n'y a aucune règle certaine et évidente par laquelle on puisse discerner les esprits. Ceux qui sont exercés en cette matière savent qu'il est douteux si le jugement par lequel on discerne
les esprits, est évident ou obscur, certain ou incertain, soit qu'on le fasse par le don d'une grâce particulière, soit qu'on le fasse par manière d'art et de science. Et afin de procéder avec ordre dans cette explication, il faut parler premièrement du jugement qui se fait par la grâce du Saint-Esprit, qui véritablement semble être certain et infaillible comme l'est la première et souveraine vérité qui le suggère et l'inspire. Il faut dire néanmoins que ce jugement n'est pas évident par l'évidence de la chose en elle-même ou en sa cause, parce que la cause en est cachée, et que Dieu ne donne pas à celui qui juge ainsi par le secours de son esprit une vue claire et sensible de cet autre esprit de la bonté ou du vice duquel il juge ; et que ce jugement aussi n'est pas évident par l'évidence de l'effet, parce que si l'on le pouvait connaître évidement par les effets, on n'aurait pas besoin d'une grâce particulière pour faire ce jugement. Il faut aussi assurer que ce jugement n'est pas proprement et formellement certain en lui-même, comme est la foi dont le propre est d'avoir l'inévidence jointe à une entière certitude, ou comme est la prophétie quand elle vient d'une révélation expresse et indubitable, laquelle alors doit être appuyée sur la vérité divine et l'autorité de Dieu même. Mais ce jugement se fait par l'instinct du saint-Esprit sans une révélation expresse. Et celui qui discerne les esprits en cette manière n'est. pas assuré que c'est Dieu qui le pousse et le conduit à juger ainsi ; et il n'a garde de proposer son jugement comme une chose à laquelle il faille acquiescer de même qu'à une vérité de foi. D'où il arrive qu'effectivement le jugement qu'il prononce n'est point certain, et qu'il se peut quelquefois tromper : ce que saint Grégoire-le-Grand observe être quelquefois arrivé aux Prophètes (Hom. 1. in Ezech.), Mais parce que le Saint-Esprit ne saurait porter l'âme par un instinct spécial qu'à ce qui est réellement vrai et certain, ce jugement peut être appelé infaillible de la part du principe qui le produit, et par conséquent certain en lui-même, encore qu'il n'y ait aucune certitude dans celui qui le prononce, à cause qu'il ne connaît par la vérité de son jugement, ou que du moins il doute si ce jugement procède du mouvement et de la conduite de l'Esprit-Saint.

    II. Si l'on reçoit une révélation expresse des pensées du coeur, quelle qu'elle soit, on en aura sans doute une certitude par laquelle l'entendement consentira sans hésiter et en s'attachant fermement à son objet. Car, comme enseigne le Docteur angélique (2. 2. q. 171. a. 5.) en traitant des prophéties, l'âme des Prophètes est instruite et éclairée de Dieu en deux manières, ou par une expresse révélation, ou par une inspiration secrète que l'esprit de l'homme reçoit quelquefois sans le savoir, comme le remarque saint Augustin (Lib. 2. de Gen. ad lit. c. 17). Et il ne peut y avoir nulle certitude dans cette inspiration, puisqu'elle est secrète et inconnue. Mais les révélations expresses sont accompagnées d'une très grande certitude, et quant aux choses révélées, et quant à la révélation même. Ce fut cette pleine certitude qui rendit Abraham préparé et prompt à immoler son fils unique (Gen. 22.). Ce qu'il n'aurait sans doute jamais résolu de faire, s'il n'avait connu, par une certitude et une évidence indubitable, que c'était Dieu même qui lui avait révélé qu'il devait prendre cette résolution, et qui lui avait commandé de faire ce sacrifice. Ainsi le prophète Jérémie, après avoir prédit la ruine de la cité sainte, et avoir été condamné à la mort pour ce sujet, parle au peuple Juif en ces termes (Jer. 26. 15.) : Sachez, et soyez assurés que si vous me faites mourir, ce sera contre vous-mêmes et contre cette cité et ses habitants que vous répandrez le sang innocent : car le Seigneur m'a véritablement envoyé vers vous pour vous dire tout ce que je vous ai dit. Ce prophète était donc très persuadé qu'il avait reçu de la révélation même de Dieu la vérité qu'il avait annoncée à son peuple. Et saint Bernard expliquant la raison de cette sorte de certitude, en parle en ces termes (Serm. 17. in Cant) : L'ignorance, qui est une très méchante mère, a deux filles qui ne sont pas moins méchantes, la fausseté et l'incertitude qui fait douter. La première est plus misérable ; et l'autre est plus digne de compassion. L'une est plus pernicieuse, l'autre plus fâcheuse. Quand l'esprit de Dieu parle, l'une et l'autre se retire ; et non-seulement la vérité, mais la vérité très certaine succède en leur place. Car l'esprit de Dieu est l'esprit de vérité à qui la fausseté est tout opposée, et est encore un esprit de sagesse, laquelle étant la lumière de la vie éternelle, et atteignant partout, est trop pure et trop vive pour pouvoir souffrir l'obscurité des ambiguïtés et des doutes.

    Il est manifeste que quelques saints hommes ont reçu de Dieu ce don. Les saints Patriarches de l'ancien Testament ayant été éclairés d'une lumière divine, ont
facilement connu que les Anges qui leur apparaissaient sous des formes visibles, leur étaient véritablement envoyés de Dieu. Même saint Jérôme, sur le chapitre troisième d'Isaïe, assure que parmi le peuple Juif il y avait un ordre de prêtres qui discernaient les véritables prophéties de celles qui étaient fausses, et qui connaissaient qui étaient ceux qui parlaient par l'esprit de Dieu, et qui étaient ceux qui parlaient par un esprit contraire.

    Je pourrais rapporter une infinité de personnes qui dans la Loi évangélique ayant été singulièrement favorisées de cette grâce de prophétie, pénétraient les plus secrets replis du coeur, découvraient toutes les embûches de Satan, et discernaient très exactement et très sûrement toutes les inspirations.

    Saint Euthyme abbé (Cyrillus mon. in ejus vitâ.) connaissait les mouvements intérieurs de ses religieux comme en un miroir, en regardant seulement leur visage. II voyait clairement les pensées et les tentations contre lesquelles chacun d'eux combattait ; et quelles étaient celles qu'ils surmontaient et quelles étaient les suggestions par lesquelles le démon les surmontait.

    Saint Théodore aussi abbé (Apud Surium. 22. April.) ne voulut point recevoir un calice d'argent parfaitement bien travaillé qu'on lui offrit, à cause qu'il connut par l'esprit de discernement, qui s'étendait jusque sur les choses inanimées, que ce calice avait été fait d'un vase qui avait appartenu à une femme de mauvaise vie.

    On ne put jamais faire résoudre le vénérable Alphonse d'Orosco, de l'ordre de saint Augustin (Joan. Marquez vitae ejus c. 23.), qui avait reçu de Dieu cet esprit de discernement, de parler à Madeleine de la Croix de Cordoue, qui avait rempli tout le monde de sa réputation, à cause de la vie singulière qu'elle menait : et l'on reconnut enfin que cette personne était trompée par l'esprit d'orgueil. Il lui arriva la même chose à l'égard d'une religieuse de Portugal qui montrait de faux stigmates à ses mains, à ses pieds, et à son côté. Il ne voulait jamais non plus avoir d'entretien avec Pierre de Pedrola que chacun révérait comme un prophète, quoique d'ailleurs il eût beaucoup de douceur et d'honnêteté. Et ce faux prophète fut enfin condamné au dernier supplice par le souverain tribunal de l'Inquisition.

    Le B. Jean de la Croix, grand restaurateur de l'ordre des Carmes (Lib. 2. vitae ejus c. 33.), découvrit les tromperies et les impostures d'une certaine religieuse, laquelle ayant appris la théologie scholastique par un pacte qu'elle avait fait avec un démon, en disputait avec les plus habiles docteurs.

    Sainte Catherine de Sienne (Apud Surium. April 29.) avait une connaissance prophétique et un discernement admirable : car ses domestiques ne faisaient rien en son absence qu'on lui pût cacher : et elle leur découvrait leurs plus secrètes pensées, comme si elle avait été elle-même dans leur coeur. Le P. Raimond rapporte que cette sainte Vierge, lorsqu'elle le reprenait de quelque chose et qu'il s'efforçait de s'en excuser, lui, disait : Pourquoi, mon Père, me niez-vous ce que je vois plus évidemment que vous-même qui le pensez ?

    Sainte Thérèse, vierge séraphique et vraiment instruite par Jésus-Christ, avait une si grande assurance que ses révélations étaient de Dieu, qu'en rendant compte à son confesseur de ce qui se passait en son âme, elle lui écrivit (Ribera vitae ejus lib. 4. c. 26.) : Les jours que je suis en repos et que mon âne est fixement attachée à Dieu, quand tout ce qu'il y a de savants et de saints au monde conviendraient ensemble et me feraient souffrir toutes sortes de peines, ils ne pourraient jamais me porter à croire que le démon soit l'auteur de mes révélations : et quand, j'aurais moi-même une grande envie de le croire, il ne serait pas en mon pouvoir. Cette Sainte ajoute après ces paroles : Encore que je croie comme une chose très certaine que les visions dont je parle viennent de Dieu, je ne voudrais pas néanmoins rien faire que par le commandement de ceux qui ont soin de moi.

    J'omets plusieurs autres exemples semblables qui se rencontrent si fréquemment dans les vies des saints qu'on en pourrait faire un fort gros volume.

    III. Mais quant aux discernements qui se font seulement par l'usage de la science qui apprend à les faire, et par une application judicieuse et prudente des règles et des conjectures qu'on peut employer à ce dessein, et après avoir exactement pesé et examiné toutes les circonstances, cette manière de discerner et de juger n'étant appuyée que sur des signes et des méthodes que l'on se prescrit, ne passe point la probabilité. D'où l'on doit manifestement conclure que cette sorte de jugement que l'on fait des choses intérieures et cachées, se fait toujours avec incertitude et avec crainte. Si néanmoins on joint l'habileté, l'usage et la longue expérience de celui qui juge à l'application des règles et des signes que l'on emploie par le raisonnement, pour juger des choses qu'on veut reconnaître, on pourra avoir une espèce de certitude morale de ce que l'on juge, qui ne sera pas toutefois si constante et si ferme qu'elle puisse exclure toutes sortes de doutes.

    Or il faut remarquer qu'encore que le discernement en ce qui est de porter jugement des choses qui se passent dans les autres, semble être moins certain que le jugement que nous pouvons faire de ce qui se passe en nous-mêmes : néanmoins à cause que l'amour que nous avons pour ce qui nous regarde nous-mêmes, détourne aisément notre esprit de la droiture et de l'équité, il est plus sûr de faire plutôt éprouver son propre esprit par un autre, que de le vouloir éprouver soi-même, et de rapporter au jugement d'un prudent directeur tous les mouvements et toutes les inclinations de son âme.

    Et afin que dans une si grande incertitude des jugements que l'on peut former, et dans la rencontre de tant d'obscurités et de nuages qui se présentent, ceux qui gouvernent les âmes ne s'engagent point dans les piéges de Satan, et n'exposent point leur salut et celui des autres à divers périls, en prononçant témérairement leurs avis ; il est besoin de prescrire de certaines règles qu'ils doivent soigneusement observer pour agir en des choses d'une si grande importance avec toute la précaution et toute la prudence qu'elles demandent.

    1.ère Règle pour faire le discernement des esprits : La Prière. Puisque tout bien vient d'en haut et que tous nos efforts sont inutiles sans la grâce de Dieu, il faut avant toutes choses implorer son secours avec une confiance humble et sincère, afin d'obtenir un esprit de sagesse et d'intelligence qui éclaire l'âme en dissipant ses ténèbres, et qui la tiennent toujours attachée à l'éternelle vérité qui ne peut tromper ni être trompée.

    2.ème Règle : Consulter l'Écriture sainte. Puisqu'il est écrit (Psal. 118. v. 105.) : Votre parole est la lampe qui éclaire mes pas, et la lumière qui luit dans les sentiers où je marche, et que l'Ecriture sainte, comme dit l'Apôtre (2. Tim. 3. 16. 17.), étant inspirée de Dieu est utile pour instruire, pour reprendre, pour corriger et pour conduire à la piété et à la justice, afin que l'homme de Dieu soit parfaitement disposé à toutes sortes de bonnes oeuvres ; on trouve sans doute dans cette divine parole un suffisant secours pour le discernement des esprits. C'est pourquoi l'on doit bien peser les règles qui s'y rencontrent sur ce sujet. Car, comme observe bien l'auteur du commentaire sur saint Paul qui se trouve parmi les ouvrages de saint Ambroise (in Ep. 1. Th. c. 5.), on doit s'assurer que tous les discours qui se trouvent conformes aux paroles de Notre-Seigneur et des apôtres, sont bons : et l'on s'en doit servir selon le besoin que l'on en a. Mais l'on doit s'abstenir de faire usage des discours qui sont contraires à la foi. Car les esprits impurs ont accoutumé, pour tromper le monde par une fausse imitation du bien, de dire de bonnes choses, et d'en dire de mauvaises parmi celles-là, à dessein que les mauvaises se fassent recevoir et passerai avec les bonnes afin que les unes et les autres étant conjointement estimées avoir été dites par un même esprit, on ne les distingue point, mais que ce qui est illicite devienne plausible et recommandable par ce qui est licite, non par la raison d'aucun mérite, mais par le nom qu'on lui donne qui le rend recevable et qui l'autorise. Saint Aëlrède, abbé, disciple de saint Bernard, donne cette même règle : Pour pouvoir discerner, dit-il (Ser. 1 , in c. 23. Is.), une erreur humaine ou une suggestion des Démons avec un examen assuré et par la révélation du Saint-Esprit, Dieu nous a donné une règle de foi, des promesses qui sont objet de l'espérance, des préceptes de charité ; afin que toutes les propositions qui se présentent à l'esprit, qu'on reconnaît n'être pas conformes à cette règle, à ces promesses et à ces préceptes, soient aussitôt attribuées ou à la tromperie des Démons, ou à une erreur humaine. Mais vous ne pouvez pas douter que toutes les propositions tirées naturellement de l'Écriture qui servent ou à instruire dans la foi ou à relever l'espérance, ou à allumer la charité, n'aient été comprises par le Saint-Esprit dans la parole de Dieu, et ne vous aient été révélées par ce même esprit. Or, encore que l'Ecriture sainte contienne d'excellentes instructions pour faire discerner les esprits, il ne faut pas néanmoins omettre les enseignements des saints Pères de l'Église, puisqu'ils sont solides et utiles ; et nous en donnerons plusieurs en ce traité que nous avons soigneusement recueillis de leurs ouvrages.

    3.ème Règle : L'expérience de ce qui se passe en nous. Il faut que chacun considère attentivement ce qui se passe dans son coeur, afin que l'on puisse en quelque sorte reconnaître par soi-même ce qui se passe dans le coeur des autres, selon cette parole de l'Écriture (Eccl. 31. 17.) : Comprenez par vous-même ce qui est dans votre prochain. Car, comme dit excellemment Gerson (De prob. spirituum.), personne ne saurait parfaitement éprouver les esprits par manière d'art et de science en se servant des instructions de la seule Écriture sainte, si l'on n'a encore éprouvé en soi-même de combat de diverses passions de l'âme, comme si tantôt on montait dans les cieux, et tantôt on descendait dans les abîmes, et l'on voyait les merveilles de Dieu. Car ceux qui naviguent sur cet océan mystique des diverses passions, lesquelles ressemblent à des flots qui s'entrechoquent, font des expériences qui leur montrent les merveilles de Dieu , et qui les leur fait raconter. Mais que peut connaître de toutes ces choses celui qui ne les a point éprouvées? Cette considération de Gerson est très prudente. Car, puisque ni l'Ecriture sainte, ni les saints Pères ne rapportent point les événements particuliers, l'expérience, qui est la maîtresse des choses, nous instruira de la manière qu'on y doit appliquer les règles générales.

    4.ème Règle : La pratique des vertus. Il Faut nécessairement joindre à cette expérience l'usage et la pratique de toutes les vertus, puisque sans cela personne ne peut parvenir à la perfection du discernement. Car personne ne saurait mieux savoir ce qu'il est besoin de faire sur chaque instinct et chaque désir, que celui qui s'est instruit par l'expérience des choses qu'il a souffertes. Richard de saint Victor est auteur de cette règle. Il faut, dit-il (De praep. ad contempl. c. 67.) , nous exercer en toutes sortes de vertus, et éprouver ce que nous pouvons en chacune, avant que nous puissions en acquérir la pleine science et en juger suffisamment. Nous apprenons à la vérité beaucoup de choses du discernement, en lisant, en écoutant, et par le jugement que la raison naturelle nous fait faire de toutes les choses qui se présentent. Mais nous ne nous instruisons jamais pleinement de cette matière sans le secours de l'expérience. Il faut que celui qui doit juger de tous, les suive tous en observant leur conduite et leurs voies. Il faut premièrement nous appliquer avec un grand et continuel soin à l'étude et à l'acquisition des vertus : et pendant que nous sommes dans cette application il nous est inévitable de tomber souvent dans des fautes. Il faut donc nous relever souvent, et apprendre par nos chutes fréquentes quelle vigilance, quelle attention et quelle précaution on doit employer pour acquérir les vertus chrétiennes, ou pour les conserver. Ainsi nous instruisant par un long exercice dans la discipline et l'acquisition des vertus, notre âme enfin étant longtemps exercée arrive à la parfaite capacité de discerner sagement les moeurs, et d'en former des jugements équitables.

    5.ème Règle : Confiance en Jésus-Christ. La connaissance, comme enseigne saint Thomas (De verit. q. 24. art. 3.), se rencontre dans l'homme tout d'une autre manière qu'en Dieu et que dans les anges. Car l'homme ayant l'entendement rempli de ténèbres n'arrive à la connaissance de la vérité que par le raisonnement. D'où naît en lui le doute et la difficulté à discerner et à juger : Mais en Dieu et dans les anges cette difficulté ne se trouve en aucune sorte, à cause que Dieu et ces esprits connaissent pleinement la vérité sans raisonnement et sans recherche. L'homme donc étant privé de cette connaissance qu'on peut avoir des choses par la simple vue, doit toujours avoir devant les yeux sa faiblesse et son incapacité : et quelque expérience, quelque prudence, et quelque capacité naturelle qu'il ait, il ne doit point s'y appuyer, ni se confier en soi-même ; mais il doit mettre son appui et sa confiance seulement en Jésus-Christ, dans lequel sont compris tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu. Si l'on entreprend d'examiner les esprits par l'esprit de la grâce avec une vraie humilité de coeur, on en fera un jugement équitable. Car ce Sauveur a dit (Joan. 8. 12.) : Celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres. Il discerne les pensées, les intentions, et les mouvements du coeur. Il est la voie, la vérité, et la vie (Ibid 14. 6.=).

    6.° Règle: Recours à un directeur. L'humilité est nécessaire pour ne se point laisser décevoir, et pour déférer toutes choses à un sage directeur : C'est pourquoi Notre-Seigneur Jésus-Christ nous avertit de prendre garde à ne pas laisser changer en ténèbres ce que nous avons en nous de lumière (Luc. 11. 35.) : c'est-à-dire de ne pas souffrir que les ténèbres de l'orgueil et de notre propre jugement obscurcissent notre raison, qui doit tenir lieu de lumière en nous. Le Sage nous avertit de ne nous point appuyer sur notre prudence (Prov. 3. 5.).

    Cassien, qui est un excellent maître de la vie spirituelle, dit (Collat. 2. c. 11.) qu'il n'y a point de vice par lequel Satan attire et conduise si promptement un religieux à la mort, que lorsqu'il lui persuade de se confier en son jugement, en ses décisions, et en sa doctrine, en lui faisant mépriser les conseils des supérieurs et de ceux qui sont plus anciens que lui dans la vie monastique.

    Le saint abbé Dorothée observait très-exactement cette règle de ne mettre point sa confiance en soi-même. Quand j'étais dans le monastère, dit-il (Doctr. 5. n. 8.), j'exposais tout ce qui me regardait à l'abbé Jean : car je n'avais jamais la présomption de faire quoi que ce soit sans son avis. II arrivait quelquefois qu'il me venait la pensée de me dire à moi-même : L'ancien que vous allez consulter ne vous dira-t-il pas telle chose ? Pourquoi voulez-vous l'aller importuner sans besoin ? Mais je rejetais fortement cette pensée, en me disant : Anathème à toi, et à ton jugement, et à ton intelligence, et à ta prudence, et à ta science ; parce que tu n'as appris ce que tu sais que par les démons. Je m'en allais donc demander au plus ancien du monastère ce que j'avais besoin de résoudre. Il arrivait quelquefois qu'il me répondait la même chose qui m'était venue dans la pensée : et alors ce sentiment me venait : Pourquoi donc l'êtes-vous aller consulter ? Voilà toute la même chose qui vous était venue dans esprit. Mais je répondais à cette pensée : Je suis maintenant assuré que cela est bon et vient du St.-Esprit : car ce qui est de toi est mauvais, vient des démons, et t'est suggéré dans un état sujet aux passions.

    Sainte Thérèse, comme le témoigne Louis de Léon en la préface de ses oeuvres, avait accoutumé d'être timide et extrêmement circonspecte dans ses révélations, et pour n'être point trompée elle se conduisait, non par ses seules révélations, mais par les avis de ses supérieurs. Et c'était sans doute avec beaucoup de raison ; puisque, comme dit saint Bernard (Ep. 87.) , celui qui se rend le maître de soi-même, se rend disciple d'un fou.

  7.ème Règle : paix intérieure. Dans le temps que quelque suggestion trouble votre âme, c'est un travail inutile de s'arrêter à l'examiner : car l'esprit se trouvant dans plusieurs difficultés très embarrassantes ne pourra s'en délivrer qu'avec beaucoup de peine. Il faut aussi que celui qui désire faire sans se tromper le discernement des pensées et des instincts qui l'occupent, soit exempt de toute affection à ce qui est mauvais, et ne regarde que Dieu seul, et non pas ses commodités et ses inclinations particulières. Car celui qui s'attache à ses sentiments et à ses désirs, ne saurait porter un jugement équitable des choses qui se présentent. Il faut écouter sur ce sujet saint Grégoire-le-Grand comme un très excellent maître. La sagesse, dit-il (Mor. lib. 18. c. 25.), remplit les coeurs qui sont tranquilles, et non pas ceux qui sont dans un état de trouble et de confusion. C'est donc avec sujet que la parole de Dieu rend ce témoignage de cette sagesse : L'abime a dit : Elle n'est pas en moi ; et la mer a dit pareillement : Je ne la possède point (Job. 28. 14.). C'est comme si cette parole divine voulait dire en termes clairs : Les âmes qui sont dans l'agitation et le trouble déclarent hautement par cet état qu'elles sont très-éloignées de la véritable sagesse, à cause qu'elles ne sont point dans la paix et dans le repos. Le feu est tombé sur eux, dit le Roi prophète (Psal. 57. 9.), c'est-à-dire le feu des passions qui sont allumées dans leur coeur; et ils n'ont point vu le soleil : car l'âme qui est aveuglée par ses cupidités et ses passions ne saurait voir la lumière de la vérité, quoiqu'elle lui soit présente.

    8.ème Règle: Simplicité. La simplicité est encore nécessaire à celui qui veut bien discerner pour s'éloigner de plusieurs considérations, de plusieurs objections, et de plusieurs raisonnements superflus ; et afin que la seule règle de l'éternelle vérité devienne la mesure de ses jugements, et non pas ses projets et ses intérêts particuliers, ni les principes naturels, ni les exemples des autres : car autrement son esprit sera toujours confus, incertain et irrésolu, et il lui naîtra toujours de nouvelles difficultés. Il n'y a rien de pire, dit saint Jean Chrysostôme (Hom. 24. in. Joan.), que de soumettre les raisons spirituelles aux raisons humaines. Et un autre Saint a dit (Absal. Abb. ser. 4. de Adven.) : L'esprit de Jésus-Christ ne saurait régner où l'on fait dominer l'esprit d'Aristote.

    9.ème Règle: Suivre la voie particulière de chacun. Non seulement il faut regarder soigneusement si les actions auxquelles un homme se trouve poussé sont en elles-mêmes bonnes et conformes aux commandements de Dieu et de l'Eglise, mais il faut encore considérer si elles sont conformes à la grâce, à 1a lumière, et aux autres impressions divines par lesquelles l'Esprit-Saint attire et fait agir. Il faut que celui qui se trouve dans ce besoin de faire quelque discernement et quelque jugement qui lui importe, suive constamment et fidèlement l'ordre que la divine providence tient vers lui, et la voie qui lui est marquée. Il faut qu'il examine si ses actions correspondent aux grâces qu'il a reçues de Dieu et aux effets que ces grâces devaient produire, et qu'il soit ferme et immuable dans sa vocation. Car il y a diverses voies par lesquelles il paraît que Dieu ne conduit pas tant les âmes à soi, comme il les y tire fortement. Or s'il arrive que quelqu'un s'éloigne des sentiers par lesquels Dieu le veut conduire, il tombe en une infinité d'erreurs. C'est une marque d'un mauvais esprit que de s'efforcer, lorsqu'on a l'âme dénuée de force et de puissance, de s'élever aux choses qui sont difficiles et hautes, Dieu n'y attirant point ; puisqu'étant en cette faiblesse à peine on peut se maintenir dans le plus bas état. C'est pourquoi l'apôtre donne cet avertissement aux fidèles de Corinthe (1. Cor. 7. 20 et 24.): Que chacun demeure dans l'état où il a été appelé, et cet autre avertissement aux fidèles d'Ephèse (Eph. 4. 1.) : Je vous conjure de vous conduire d'une manière qui soit digne de l'état auquel vous avec été appelés, pratiquant en toutes choses l'humilité, la douceur et la patience. Que si toutefois quelqu'un se sent appelé à un état plus élevé que celui où il est, il ne faut pas qu'il manque à la grâce de Dieu, mais qu'il ait soin seulement de se garantir des illusions.

    10.ème Règle : Juger des personnes par la bonne vie. Puisque nous ne pouvons pas examiner les pensées qui nous sont cachées et les secrets des coeurs, le plus certain et le principal principe des mouvements intérieurs de l'âme doit se reconnaître par les oeuvres, selon cette sentence de Notre-Seigneur (Mat.7. 6.) : Vous les reconnaîtrez par leurs fruits. Et ce Sauveur donne la raison de cette vérité en disant (Ibid. v.18.) : Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits, et un mauvais arbre n'en peut produire de bons. Tout de même donc que l'on connaît un arbre par ses fruits, on connait les hommes par leurs oeuvres. Les actions des hommes, dit saint Jean Chrysostome (Hom. l2.in varia Mat. loca.), découvrent quelle est leur âme, parce que l'on montre en agissant ce que l'on tient caché dans son coeur : Notre Rédempteur proposa pour lui-même cette marque aux Juifs lorsqu'ils le calomniaient (Joan.5. 36) : Les oeuvres que je fais rendent témoignage pour moi que c'est le Père qui m'a envoyé. Sur quoi saint Chrysostôme dit encore (Hom. de Sp. sancto) : Personne ne voit au dehors qui est celui qui a en soi un esprit impur, ou qui a en soi l'Esprit-Saint. Car si cela était visible , on ne pourrait pas tromper. Montan a paru dans le monde en assurant qu'il avait le Saint-Esprit. Le chef des Manichéens a dit de soi la même chose. Mais il n'a point été d'abord manifeste s'ils disaient vrai. Afin donc que l'on ne fût point séduit, Notre-Seigneur nous a donné cette précaution : Quand l'Esprit de vérité, qui procède du Père, sera venu, il vous fera entrer dans toutes les vérités (Joan. 15. 26. 16. 13.). Si donc vous voyez quelqu'un qui ose dire : J'ai le Saint-Esprit, et qui néanmoins n'enseigne point des choses conformes â l'Évangile, mais annonce sa propre doctrine, celui-là sans doute parle de lui-même et par son propre esprit, et l'Esprit-Saint n'est point en lui. Saint Augustin exprime excellemment, selon sa coutume, cette vérité en ces termes (In Ps. 149.) : Qu'ai-je besoin d'avoir égard à ce qu'un homme dit, quand il me fait voir ce qu'il pense ? Mais comment, dites-vous, pouvez-vous voir ce qu'il pense ? Ses oeuvres me le montrent assez. Car, à la vérité, mes yeux ne pénètrent pas dans son coeur mais j'y vois ce qu'il y tient caché, quand je considère ce qu'il fait.Les oeuvres sont le fruit qui montre la qualité de l'arbre. C'est pourquoi Notre-Seigneur a dit : Vous les reconnaîtrez par leurs fruits (Mat. 7. 16.).

    Il Faut que j'ajoute, à la fin des règles que j'ai ramassées dans ce chapitre, un avertissement important, qui est qu'encore qu'elles contiennent chacune un secours particulier pour faire le discernement des esprits, elles ne peuvent néanmoins chacune sufire à cela séparément; mais elles doivent être toutes jointes ensemble. C'est ce que Gerson a remarqué en disant : Un signe seul, ou un petit nombre de signes n'empêchent pas que l'on ne se trompe si l'on enjoint plusieurs ensemble. C'a été ainsi que les philosophes mêmes, comme Cicéron, Boëce, Aristote, ont enseigné qu'il en fallait user, lorsqu'ils ont traité de la manière de tirer des conjectures.

    Enfin il est besoin de faire une grande attention sur le rapport et la liaison de toutes les circonstances d'une chose, à cause que l'exacte connaissance qu'on en peut avoir dépend beaucoup de ces circonstances considérées toutes ensemble.