CHAPITRE VI


    Ce que c'est que l'esprit ou l'inspiration de Dieu. En combien de manières cet Esprit-Saint excite et remue l'âme. Règles et signes pour le pouvoir discerner de l'esprit de Satan.

    I. Nous avons expliqué qu'il y a six sortes d'esprits qui se peuvent réduire à trois, savoir celui de Dieu, celui de Satan et celui de l'homme. Cassien l'a remarqué en ces termes (Collat. 1. c. 19.) : Nous devons savoir, avant toutes choses, qu'il peut y avoir trois différents principes de nos pensées, qui sont ou Dieu, ou Satan, ou nous-mêmes. Après donc avoir fait quelques remarques générales du discernement des esprits, il est besoin de traiter en particulier de chaque esprit, et premièrement de l'esprit de Dieu.

    L'esprit de Dieu, dont nous entendons parler ici, est un mouvement intérieur de l'âme ou une inspiration qui procède de Dieu, et qui nous porte à la vertu et à la sainteté. C'est un langage intérieur de Dieu dont saint Bernard a dit (Ser. de 6. spir.) : Bienheureuse l'âme qui reçoit dans le silence le doux souffle de l'esprit de Dieu, en lui disant souvent, comme faisait Samuël : Seigneur, parlez, parce que votre serviteur écoute (I. Reg. 3. 10.). Soyons donc attentifs à écouter Dieu qui parle dans nous, lorsque nous nous abstenons de parler pour l'écouter, et qui insinue dans notre coeur ce qu'il regarde son royaume d'une manière d'autant plus utile et plus spirituelle, qu'il le fait par ses inspirations intérieures.

    On appelle aussi ces inspirations de Dieu et cet épanchement de son esprit en nous, la venue de l'époux et la visite du Verbe, selon le langage de ce même Saint, qui faisait fréquemment d'excellentes expériences de cette grâce. Voici comme il s'en explique (Ser. 54. in Cant. n. 3.): Donnez-moi, dit-il, une âme que le Verbe son époux ait accoutumé de visiter souvent, à qui la familiarité donne de la hardiesse, le goût de la faim, et le mépris de toutes choses du repos : et je ne ferai point de difficulté de dire, qu'elle a la voix et le langage d'une épouse, et qu'elle en mérites aussi le nom. Et il dit un peu après (Ibid. n. 5.) : Je confesse, (quoique ce soit quelque sorte d'imprudence de le dire) que le Verbe m'a aussi fait la grâce de me visiter, et plusieurs fois. Et encore qu'il soit entré souvent en moi, je ne m'en suis néanmoins jamais aperçu une seule fois dans le moment qu'il est entré. J'ai senti qu'il y était : je me souviens qu'il y a été ; j'ai pu même quelquefois pressentir son entrée, mais je ne l'ai jamais pu sentir, non plus que sa sortie. Car d'où il est venu dans mon âme, et où il s'en est allé lorsqu'il l'a quittée, ni même par où il est entré ou sorti, je confesse que je l'ignore encore maintenant, selon cette parole (Joan 3. 8.) : Vous ne savez d'où il vient ni où il va. Et il ne faut pas pourtant s'en étonner, puisque c'est à lui qu'un prophète a dit (Ps. 76. 20.) : On ne connaîtra point la trace de vos pas. Certainement il n'est point entré parles yeux, parce qu'il n'a point de couleur, ni par les oreilles, puisqu'il n'a point de son, ni par le nez, parce que ce n'est point une substance qui se mêle avec l'air, mais c'est un esprit qui s'unit à l'âme. Il n'entre point aussi par la bouche, parce que ce n'est ni une viande ni un breuvage. Et l'on ne saurait non plus reconnaître sa présence par le toucher, à cause qu'il n'est point palpable. Par où donc est-il entré en nous ? N'est-ce point qu'il n'y est pas entré, n'étant point venu du dehors : Car il n'est aucune des choses qui paraissent au dehors ? Or il n'est pas venu aussi de dedans moi, parce que c'est un bien, et que je suis assuré qu'il n'y a aucun bien en moi de moi-même. Je me suis élevé au-dessus de moi : et j'ai trouvé que le Verbe était encore beaucoup au-dessus de l'élévation a laquelle je pouvais atteindre. Ma curiosité m'a fait aussi descendre au-dessous de moi, pour chercher où ce Verbe pouvait être. Et après l'avoir trouvé infiniment au+dessus de moi, je n'ai pas laissé de le trouver, en un autre sens, encore plus bas que la situation où je suis, puisqu'il est partout, et même au fond des abîmes. Si j'ai regardé hors de moi, j'ai reconnu qu'il était encore au-delà de tout ce qui est hors de moi. Et si je l'ai cherché au dedans de moi, j'ai vu qu'il m'est encore plus intérieur que moi-même : et j'ai connu la vérité de ce que j'avais lu dans la parole de Dieu, que c'est en lui que nous avons la vie, le mouvement, et l'être (Act. 17. 28.). Mais heureux celui en qui réside ce Verbe divin, qui vit pour lui, et qui est mu par lui.

    Voilà comme parle saint Bernard. De sorte que si vous lui demandez par où donc il a reconnu la présence du Verbe, puisque ses voies sont incompréhensibles (Rom. 11. 33.), il vous répondra que les signes de sa présence se manifestent très clairement par les choses qu'elle opère en l'âme

    II. Or la motion ou l'opération divine est de diverses sortes, parce que Dieu parle à ses serviteurs en plusieurs occasions et en diverses manières (Heb. 1. 1.). Il le fait quelquefois immédiatement par soi-même, lorsqu'il remue notre coeur et qu'il y fait ses impressions sans le ministère d'aucune autre cause, en y excitant de bonnes pensées, et y faisant naître de saints désirs, que nous ne sommes point capables de concevoir sans l'illumination et l'inspiration de celui qui nous donne tout ce que nous avons de capacité pour le bien par une bonté toute gratuite.

    Quelquefois employant ses anges, il nous retire du mal ; il nous reproche nos excès, il nous invite et nous porte à nous corriger, il nous suggère le bien que nous devons faire par son secours, et il conduit nos pas dans la voie de la paix, du salut, et de la perfection.

    Quelquefois il nous excite par les mouvements et les remords de notre conscience propre, à régler notre vie selon la raison et la vertu.

    Quelquefois il nous convertit par la foi et la charité qu'il répand en nous : car, comme nous le témoigne l'Écriture, il purifie nos coeurs par la foi (Act. 15. 9.), et la charité de Jésus-Christ nous presse de nous reconnaître(2. Cor. 5. 14.)?

    Quelquefois Dieu nous touche par l'Écriture sainte, par les exemples, par les exhortations, par diverses afflictions. Quand tontes ces choses sensibles et extérieures nous touchent au dehors, quelquefois Dieu touche notre âme au dedans ; il parle à notre coeur par ses inspirations intérieures ; il réveille notre âme de son assoupissement et de son sommeil, lui donnant par l'épanchement de son esprit la volonté qu'il veut qu'elle ait, en quoi consiste notre salut et notre sanctification.

    Cassien examinant avec une vive pénétration et une très exacte recherche tous ces effets de la bonté de Dieu envers nous, en parle en ces termes (Collat. 1. c. 19.) : Nos pensées viennent de Dieu, lorsqu'il daigne nous visiter en nous éclairant par le Saint-Esprit, et nous élevant au plus haut progrès que nous puissions faire : et lorsqu'il nous corrige par une très-salutaire componction qu'il nous donne à l'égard des choses dans lesquelles nous avons moins avancé et moins acquis que nous ne devions, ou dans lesquelles nous nous sommes laissé surmonter en agissant par paresse et lâcheté. Il nous visite encore en nous découvrant les secrets et les mystères célestes, et nous donnant une résolution et une volonté de mieux faire à l'avenir. Dieu fit un changement semblable à celui que je représente, lorsqu'ayant affligé le roi Assuérus, il lui donna le mouvement de consulter les annales de son royaume (Esth. 6. 1.), afin qu'il y vît les services que lui avait rendus Mardochée, et que le souvenir qu'elles lui en donnèrent le portât à élever cet homme à un suprême degré d'honneur et lui fit changer la sentence cruelle qu'il avait donnée pour faire mettre à mort la nation des Juifs.

    Le Prophète Roi nous représente ces changements intérieurs et secrets que Dieu fait dans l'âme par sa parole intérieure et puissante, en disant (Psal. 84. 9.) : J'écouterai ce que le Seigneur dira en moi. Ce changement intérieur et puissant nous est encore marqué dans ces paroles (Zach. 1. 9.) : L'Ange qui parlait en moi me dit : Et le Fils de Dieu lui-même nous signifie cet effet de sa parole intérieure et de son Esprit en nous, lorsqu'il promet dans l'Evangile de venir en nous avec son Père, et d'établir sa demeure en nous (Joan. 14. 23.), et lors encore qu'il dit : Ce n'est pas vous qui parlez, mais c'est l'Esprit de notre Père qui parle en vous (Mat. 10. 20.).
 
    Mais il est très difficile de reconnaître si c'est Dieu qui parle par soi-même ou s'il le fait par le ministère de ses anges. Ce discernement néanmoins est de petite ou de nulle importance. Car il importe peu de connaître la personne qui parle quand on est assuré que ce que l'on dit est bon. Il n'est pas facile, dit saint Bernard , de discerner qui est celui qui parle, et il n'est pas dangereux de l'ignorer, puisqu'il est certain que ce n'est jamais le bon Ange qui parle de soi-même, mais que c'est Dieu qui parle en lui. Il faut donc plutôt nous appliquer avec tout notre soin à demander à Dieu, par une humble prière, la grâce de reconnaître les bonnes inspirations, et d'y obéir avec une entière fidélité.

    III. Ce serait une pernicieuse ignorance et qui nous exposerait a un très grand péril, si étant aveuglés par les ténèbres de nos péchés, nous ne savions pas discerner le bon ange du mauvais ange, l'inspiration de Dieu de la suggestion de Satan. C'est pourquoi l'Apôtre craignait que comme le serpent séduisit Eve par ses artifices (2. Cor. 11. 3.), ainsi nos coeurs ne soient trompés par ce même esprit dont ce mêime Apôtre témoigne qu'il n'ignorait pas les pensées et les ruses (Ibid. 2. 11.). Le grand saint Antoine, dans la vie que saint Athanase en a faite, enseigne que pour empêcher qu'il ne nous arrive d'être ainsi surpris et trompés par cet ennemi, il faut aller hardiment au devant de tous les mouvements, de toutes les impulsions et de toutes les apparitions, comme nous voyons que fit Josué, lorsqu'il demanda à un ange qui lui apparaissait en une forme humaine (Jos. 5. 13.) : Etes-vous de notre parti, ou de celui des ennemis ? Car la tentation, dit saint Pierre Damien (Op. 32. c. 4.), a plus souvent accoutumé d'arriver lorsque l'esprit d'iniquité se transforme en ange de lumière. C'est pourquoi il faut beaucoup de dextérité et de vigilance pour discerner la qualité des visions, comme fit Josué, qui regardant un ange sous une forme sensible (2. Cor. 11. 14.), et ne doutant point que de semblables visions étaient quelquefois accompagnées de tentations, fut prompt à demander à cet ange aussitôt qu'il lui apparut : Etes-vous de notre parti, ou de celui des ennemis (Jos. 5. 13.) ? Saint Grégoire-le-Grand donne le même enseignement par le même exemple de Josué : et il en rend la raison en disant (Lib. 33. Mor. c. 22.) : A cause que souvent l'ennemi se couvre des apparences de la sainteté, en sorte que sans le secours de la grâce il est impossible de découvrir ses déguisements, c'est avec sujet qu'il est dit dans la parole de Dieu : Qui découvrira ce qui est caché sous ses vêtements (Job. 41. 4.)? Représentez-vous que Dieu vous répond : Il n'y a que moi qui inspire dans l'âme de mes serviteurs la grâce d'un discernement vif et pénétrant: afin que la malice de cet ennemi étant découverte, ils puissent voir à nu ce visage trompeur qu'il cache avec tant d'artifice sous l'apparence de la sainteté. Et parce qu'il s'efforce de corrompre les coeurs des fidèles, tantôt par les apparences spécieuses sous lesquelles il se montre ; tantôt par ses suggestions, agissant quelquefois au dehors, et n'employant d'autres fois que la persuasion intérieure, c'est avec sujet qu'il est dit : Qui entrera au milieu de sa gueule (Ibid.) ? Il faut sous-entendre, sinon moi ; comme si Dieu le disait ; et comme s'il ajoutait : C'est moi qui examine, par l'esprit de discernement que je donne à mes élus, les paroles secrètes dont de démon se sert pour leur suggérer le mal, et qui leur fais connaître que les choses ne sont pas ainsi qu'il les veut faire entendre. Car les paroles intérieures de cet ennemi semblent promettre un bien, mais ne laissent pas de conduire à la fin dans une perte certaine.

    La grâce de Dieu nous enseigne donc à distinguer le bon esprit du mauvais espri t: et ç'a été par sa lumière que les SS. Pères et d'autres hommes pleins de piété nous ont donné quelques signes pour pouvoir faire ce discernement.

   1. Le premier signe qui me vient en la pensée est celui que je trouve dans ces paroles de saint Bernard (Ser. 21. de diver.) : Puisque la nature de tous esprits est spirituelle, nous les connaîtrons par le langage qu'ils tiennent à notre âme ; et leurs suggestions nous déclareront quel est l'esprit qui parle en nous. Car si cet esprit nous excite à ce qui est bon, à ce qui est saint, à ce qui est parfait, c'est sans doute cet esprit dont le Prophète Roi a dit : Votre bon esprit me conduira dans un chemin droit (Psal. 142. 10.).

    Que si nous nous sentons poussés à la vanité du siècle, aux délices des sens, aux désirs inutiles, il est sans doute que c'est l'esprit mauvais qui nous parle, et que nous le devons repousser avec indignation, en lui disant : Retirez-vous de moi, Satan, parce que vous ne goûtez pas les choses qui sont de Dieu (Marc. 8. 33.), et que votre sagesse est ennemie de Dieu (Rom. 8. 7.).

    Le même saint Bernard explique encore ailleurs, avec une singulière sagesse, les signes par lesquels il reconnaissait la présence du Verbe en lui, et ce que ses inspirations y produisaient : Le Verbe, dit-il (Heb. 4. 12. & Ser. 74. in Cant.), est très-vif et très efficace : et aussitôt qu'il est venu en moi, il a réveillé mon âme qui sommeillait ; il a remué, amolli et blessé mon coeur; parce qu'il était dur comme la pierre, et qu'il était malade. Il a aussi commencé à arracher, à détruire, à édifier, à planter, à arroser ce qui était sec, à éclairer ce qui était ténébreux, à ouvrir ce qui était fermé, à enflammer ce qui était froid, à redresser ce qui n'était pas droit, à aplanir les chemins rudes ; en sorte que mon âme en bénissait Dieu, et que tout ce qui est en moi louait son saint Nom (Psal. 102. 1.). Ç'a été par les mouvements de mon coeur que j'ai connu sa présence. Ç'a été par la fuite des vices et par la victoire des sentiments sensuels que j'ai compris la puissance de sa vertu. Ç'a été par la capacité que j'ai eue de discerner et de reprendre mes défauts les plus cachés, que j'ai eu sujet d'admirer la profondeur de sa sagesse. Ç'a été par quelque sorte d'amendement de mes moeurs que j'ai éprouvé sa douceur et sa bonté. Ça été par le renouvellement et la réformation de l'esprit de mon âme (Eph. 4. 23.), c'est-à-dire de l'homme intérieur qui est en moi, que j'ai découvert en quelque sorte sa grande beauté. Enfin ç'a été en regardant ensemble toutes ces grâces qu'il m'a faites, que sa grandeur si vaste et si multipliée dans ses effets m'a rempli d'étonnement.

    2. Dieu nous conduit peu à peu du plus bas état au plus haut, de l'imperfection à la perfection. Il a accoutumé d'avoir égard à l'âge et à la qualité des personnes : en sorte qu'il répand une sagesse particulière dans les vieillards, une autre dans les jeunes gens, une autre dans ceux qui commencent, une autre dans les parfaits.

    Au contraire le démon ne garde aucun ordre. Il donne des ferveurs inconsidérées et à contre-temps. Il porte tout d'un coup à des transports et à des extases ; à vouloir faire des miracles, des prédictions ; afin de précipiter avec lui-même dans l'abîme de l'orgueil les âmes qu'il a engagées par ses tromperies spécieuses, et qu'il a attirées et charmées par une nouveauté agréable et pleine d'éclat.

    Il persuade à ces personnes qu'il a ainsi surprises, des abstinences excessives, des veilles immodérées, et le, porte à ruiner et accabler quasi leur corps par de
semblables austérités violentes. Et parce qu'il les empêche ainsi de se modérer dans les choses qu'il leur fait entreprendre, elles s'imposent des fardeaux qu'elles ne sont point capables de supporter. Quand leurs forces sont détruites et que la vigueur de leur âme est abattue, elles tombent ensuite dans un si grand relâchement, qu'on leur pourrait avec sujet attribuer ces paroles du Prophète Roi : Ils montent jusque au ciel, et ils descendent jusque dans l'abîme (Psal. 106. 26.).

    3. Dieu a de coutume au commencement de la conversion de soutenir l'arme par la douceur de ses consolations comme par un lait dont il la nourrit dans son enfance spirituelle ; afin qu'en goûtant combien le Seigneur est doux (Ibid. 33. 9.), elle croisse pour le salut. Mais lorsqu'elle est plus avancée selon l'âge de l'homme intérieur et spirituel, il lui fournit une nourriture plus solide. L'Apôtre suivant cette même règle et ce même ordre que Dieu observe, écrit aux fidèles de Corinthe, que les regardant comme des enfants en Jésus-Christ, il ne les a nourris que de lait, et non pas de viandes solides, parce qu'ils n'en étaient pas encore capables (1. Cor. 3. 2.).

    Satan au contraire d'abord propose les choses les plus difficiles, exagère la sévérité de Dieu, donne une image terrible de ses jugements impénétrables, pour faire tomber dans le désespoir. Dieu par une bonté toute paternelle donne le calme à ceux qui travaillent pour acquérir les vertus : mais Satan par une méchanceté d'ennemi inquiète et afflige autant qu'il le peut.

    4. Celui qui reçoit les inspirations du ciel par l'oreille intérieure du coeur, est poussé par l'esprit de Dieu et reçoit ses plus fortes impressions, sans qu'il se passe rien de sensible au dehors. Mais quand on entend une voix et un certain bruit au dehors, c'est une marque du malin esprit ; parce que c'est le propre de l'esprit de Dieu de se répandre dans le plus intime de l'âme d'une manière toute spirituelle, au lieu que Satan s'approche extérieurement et tâche de gagner et de s'insinuer par des choses sensibles.

    5. Celui que Dieu remue, s'il lui arrive quelque chose de merveilleux et au-delà de l'ordre accoutumé, ne tient pas cela pour assuré, mais craint plutôt de se tromper. Il s'estime indigne des dons de Dieu : et pour n'être point déçu par les embûches de Satan, il découvre à son supérieur tout ce qui se passe en lui. Mais celui qui est enclin à se complaire dans ces sortes de choses extérieures et sensibles, et qui est accoutumé à y ajouter foi sans discernement et sans choix, semble n'être poussé que de l'esprit qui séduisit le premier homme par son orgueil. Sainte Thérèse (Ribera ejus vitae lib. 4. c. 7.) après que Dieu eut commencé d'opérer en elle des choses miraculeuses, craignant les illusions de l'ennemi, demanda à Dieu avec beaucoup de larmes qu'il lui fit la grâce de la conduire à la perfection par la voie accoutumée. Elle s'exposa à l'examen de divers hommes éclairés qui étaient alors en réputation en Espagne pour leur doctrine et leur sainteté ; et elle se plaisait davantage à traiter avec ceux qui avaient plus de crainte et de défiance. Celui qui suit cette règle ne saurait être trompé.

    6. C'est un signe fort considérable de l'esprit de Dieu que la miséricorde et la compassion vers le prochain, même dans les temps qu'on doit exercer vers lui la justice. La vraie justice, dit saint Grégoire-le-Grand.(Hom. 34. in Evangel.), est compatissante : mais la fausse justice est fière et dédaigneuse. Car encore que les justes fassent quelquefois paraître au dehors une grande sévérité pour exercer une correction et une discipline équitable vers le mal, ils conservent néanmoins au dedans la douceur par leur charité. Ils préfèrent souvent à eux-mêmes dans leur esprit ceux qu'ils corrigent ; et ils estiment meilleurs qu'eux ceux dont ils sont les juges. Et usant de cette conduite ils retiennent dans leur devoir par une discipline salutaire ceux qui leur sont inférieurs, et ils se conservent eux-mêmes par une sincère humilité.

    Le mauvais esprit porte toujours à la colère, à l'impatience, à l'amertume d'esprit, à la dureté, et à une espèce d'humeur farouche. Au contraire c'est le propre du bon esprit de porter à couvrir et à excuser autant qu'il se peut les vices des autres. Mais celui qui se met en colère contre les défauts du prochain, qui les exagère, qui en parle sans retenue, est poussé par l'esprit d'orgueil : CAR ON EST CONVAINCU DE VOULOIR FAIRE CONSIDÉRER SA PROPRE VERTU QUAND ON SE PLAÎT A PUBLIER LES DÉFAUTS DES AUTRES.

    7. C'est une marque du bon esprit d'avoir une sincère vénération vers les Saints qui sont dans le ciel, et de révérer les serviteurs de Dieu qui vivent encore sur la terre ; de lire avec beaucoup de respect les histoires qu'on a faites de leur sainte vie, mais principalement de se proposer de suivre leurs pas, et d'avoir un sentiment intérieur de dévotion pour les reliques des Saints. Mais l'esprit qui souffle du côté de l'Aquilon rend l'homme arrogant, dédaigneux, opiniâtre, et porte à mépriser les Saints, et à se moquer comme de fables, de tout ce qu'on en rapporte.

    8. Coonnaître les choses qui sont fort éloignées de nous et celles qui sont secrètes et cachées, est un signe de l'esprit de Dieu, lorsque d'ailleurs on est assuré par l'expérience, de l'humilité et de la charité de celui en qui se trouve cette connaissance miraculeuse. Que si l'on voit que cette sorte de connaissance entretient la vaine gloire et la curiosité, on ne peut douter qu'elle ne vienne de Satan. Mais d'entendre et de découvrir les pensées intérieures et les secrets du coeur, sans qu'on ait aucun indice au dehors, c'est l'ouvrage de l'esprit de Dieu qui seul pénètre les coeurs des hommes, et qui révèle à ses serviteurs ce qui est le plus caché, quand il lui plaît.

    9. L'Écriture nous enseigne (Exod. 7) que les méchants mêmes peuvent faire des miracles, lorsqu'elle rapporte que les sages et les enchanteurs d'Égypte en firent de semblables à ceux que Moïse avait faits. Et Notre-Seigneur dans l'Évangile parle ainsi des pécheurs qui mériteraient sa condamnation au jour du dernier jugement : Plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre nom ? N'avons-nous pas chassé les démons en votre nom ? N'avons-nous pas fait plusieurs miracles en votre nom ? Et alors je leur dirai hautement ; Je ne vous ai jamais connus ; retirez-vous de moi, vous qui vivez dans l'iniquité (Mat. 7. 22. 23.). Car les enchanteurs, selon le témoignage de saint Augustin (Lib. quoest. 83. q. 79.), font des miracles par les pactes particuliers qu'ils ont faits avec les Démons. Les bons chrétiens agissent par une justice qui paraît devant tout le monde ; et les méchants par les apparences trompeuses de cette justice. Les miracles qui se font par les magiciens, se font par l'invocation et l'illusion des démons. Les mauvais chrétiens, et même les infidèles, mais beaucoup plutôt les justes, peuvent faire des miracles par une vertu divine ou pour montrer la vérité de la foi, ou pour faire honorer Jésus-Christ dont on invoque le nom, comme l'enseigne saint Thomas (2. 2. q. 178.). Et toutes ces opérations miraculeuses ne sont point des marques de sainteté, si l'on n'a une évidence assurée, après en avoir mûrement considéré toutes les circonstances, qu'elles se font avec l'opération divine par un homme d'une vertu éprouvée et reconnue, afin que sa sainteté paraisse par ces sortes de miracles.

    Mais les changements que l'on fait dans l'âme des hommes pour leur sanctification, doivent être estimés des marques véritables et absolues de la sainteté de celui qui fait ces changements. Car Dieu n'a pas accoutumé de choisir un homme qui ne lui est pas agréable pour un ouvrage tel qu'est celui d'une parfaite conversion. C'est pourquoi on a l'expérience que jamais nul homme n'a été converti par la persuasion d'un hypocrite. Et quoique l'on ait pu donner quelques témoignages de vertu, après avoir été secouru par une personne de cette sorte, cela néanmoins dans la suite du temps a péri et s'est réduit à rien.

    10. L'inspiration à faire le bien en laquelle on ne voit paraître rien de mauvais, et qui ne fait nul obstacle à un autre bien qui est plus grand, et où l'on ne voit rien qui ne convienne à la personne qui le fait et à son état, est sans doute très bonne. Mais il est nécessaire d'examiner toutes choses en ces rencontres avec une vive pénétration, parce que le bien doit venir d'une cause qui n'ait rien de défectueux, et que nous ne pouvons pas facilement comprendre quelle est l'exacte et parfaite droiture des oeuvres. Enfin les mouvements qui ont été bons dans les commencements, dégénèrent souvent en mal dans leur progrès ou par le vice de la nature corrompue, ou par les impulsions du démon. Il faut donc observer si le commencement, le milieu et la fin vont de même sorte et sont uniformes, et si toutes les circonstances qui se rencontrent, conspirent à l'intégrité de ce bien.

    11. La discrétion accompagne toujours le bon esprit. Et quand il conduit une âme dans ce cellier mystique dont il est parlé dans le Cantique de l'Epouse sainte, il règle aussitôt en elle la charité. Il était sans doute bien nécessaire, dit saint Bernard (Ser. 49. in Cant.), que Dieu mît l'ordre et la règle qui doit être dans la charité, parce que lorsque l'esprit est plus fervent et plus véhément, et la charité plus abondante et plus épanchée, il est besoin d'une science plus éclairée et plus vigilante qui tempère la chaleur de l'esprit et qui règle la charité. La discrétion donne à toutes les vertus l'ordre qu'il faut qu'elles aient. L'ordre donne la mesure et les bornes qui conviennent à chaque chose, et donne aussi la grâce, la beauté, et la durée que chaque chose doit avoir. La discrétion n'est donc pas tant une vertu particulière comme une modératrice et une conductrice des autres vertus. Elle met les affections de l'âme dans l'ordre et la place qui leur sont propres, et règle toute la conduite de la vie. Sans elle la vertu se changera en vice, l'amour même naturel se convertira en une espèce de trouble et d'agitation, et même en une destruction de la nature.

    La charité unit toutes choses ensemble et les accommode l'une à l'autre avec un tempérament qui produit l'unité de l'esprit, et toutefois cette charité est ordonnée et réglée par la discrétion. Car celui qui ne garde point de modération dans ses affections et qui se porte aux excès, est sans doute poussé par cet esprit qui dans soi n'a nul ordre, mais une horrible confusion, laquelle durera éternellement.

    Gerson rapporte qu'une femme dévote disait : Que rien ne lui était plus suspect que l'amour, même vers Dieu (De simpl. cordis, not. 19.). Car plus l'amour est véhément, plus il se jette avec facilité dans les excès, et est difficile à conduire ; et les personnes qui aiment, ont accoutumé de se porter vers leur objet plutôt par impétuosité que par la conduite de la raison ; si elles ne sont retenues par la discrétion comme par un frein. Et parce que l'amour produit une certaine complaisance et une certaine douceur, il faut prendre garde soigneusement à ne pas laisser changer en amour charnel l'amour qui a commencé par l'esprit, comme il est souvent arrivé même dans des personnes d'une sainteté reconnue, que l'impétuosité et le défaut de circonspection à modérer leurs affections ont fait tomber dans d'étranges précipices. Tellement qu'il ne peut y avoir aucune vertu constante et assurée dans les âmes où la véhémence et l'ardeur de l'esprit domine.

    12. Lorsque l'esprit de Dieu pousse à des oeuvres grandes et merveilleuses, il commente son effet par l'intérieur en remplissant l'âme de dons signalés que l'un ne produit au dehors pour l'édification des autres, qu'après être établi dans une solide humilité. Mais la suggestion de Satan ne porte qu'à des choses extérieures qui soient exposées à la vue et à la louange des hommes, en faisant négliger la réformation de l'intérieur.

    13. Le bon esprit remue les gens de bien avec douceur, mais touche et remue les méchants d'une manière qui leur donne de la terreur. Au contraire, le mauvais esprit flatte les méchants et donne de la terreur aux bons pour les troubler. C'est pourquoi il faut observer la ressemblance ou la dissemblance qui se rencontre entre les hommes, et les esprits dont ils peuvent recevoir des impressions : car ces esprits agissent d'une manière tout opposée vers les hommes qui leur sont contraires. Le Démon propose aux pécheurs les charmes trompeurs de ce siècle et les délices des sens. Il imprime dans leur esprit une vaine espérance en la miséricorde de Dieu, afin de leur faire différer la pénitence, et d'augmenter leurs péchés. Mais à cause que les justes lui sont dissemblables, il les traite d'un autre manière. Il les tourmente par des scrupules ; il les tourmente par de vaines craintes et par diverses peines intérieures, afin qu'ils ne se portent à ce qui regarde le service de Dieu qu'avec dégoût et ennui.

    Mais l'esprit de Dieu traite les méchants, à cause qu'ils lui sont dissemblables d'une manière tout opposée au traitement que leur Fait Satan. Il les presse par des remords de conscience ; il les ébranle par la la crainte de la mort et de l'enfer, et ne leur laisse avoir aucun repos dans les choses de ce siècle. Au contraire, il traite les bons avec douceur ; il les assiste, il les soutient, il les remplit de consolation et de joie. Saint Augustin a considéré ces effets de l'esprit de Dieu en disant dans ses Confessions (Lib. 11. c. 9.) : Quelle est cette lumière qui m'éclaire quelquefois de ses rayons, et qui frappe mon cour sans le blesser, en sorte que j'en tremble, et que je me sens en même temps enflammé ! Je tremble dans la confusion que j'ai de lui être si dissemblable, et mon coeur s'enflamme quand je considère en quoi je lui suis semblable.

    14. C'est un signe d'une inspiration divine que de se trouver excité à la pénitence et à une véritable contrition, quand l'âme est enflammée tout d'un coup, et est tellement changée que l'on peut dire : Ce changement vient de la droite du très Haut (Psal. 76. 11.), quand la langueur, le découragement, l'inquiétude et l'irrésolution se dissipent soudainement, et que le courage, la diligence et la joie succèdent. Car tous ces effets ne sauraient venir que de l'Esprit-Saint. C'est pourquoi saint Bernard a dit ( Ser. 1. Pent.) : Les choses que fait le Saint Esprit en nous rendent témoignage de lui. La pénitence est le commencement du retour à Dieu ; et elle est sans doute produite en nous par l'esprit de Dieu, et non par le nôtre. Nous sommes instruits de cette vérité par des raisons indubitables, et l'autorité nous la confirme. Car qui doutera, lorsqu'il se sera approché du feu et qu'il s'y sera chauffé, que sa chaleur sera venue du feu, puisqu'il ne la pouvait avoir alors par une autre cause ? Ainsi donc, si celui qui était froid par l'iniquité, se trouve enflammé par l'ardeur de la pénitence, il ne doit point douter qu'il ne soit venu en lui un nouvel esprit par lequel le sien propre est repris et est condamné.

    15. Puisque le péché originel nous rend enclins aux plaisirs des sens, on doit s'assurer que c'est une bonne inspiration que celle qui nous retire de ces plaisirs, et qui nous porte aux mortifications et à la croix. Ces paroles de l'Apôtre sont d'un homme qui aimait parfaitement Jésus-Christ (2. Cor. 12. 10.) : J'ai de la complaisance et de la joie dans mes faiblesses, dans les outrages, dans les nécessités où je me trouve réduit, dans les persécutions, dans les afflictions pressantes que je souffre pour Jésus-Christ. L'ignominie de la croix, dit saint Bernard (Ser. in. 5. Cant.), est agréable à celui qui n'est point ingrat au Rédempteur crucifié pour son salut.

    16. Il n'y a point de plus certaine marque de l'esprit de Dieu que l'amour, comme l'enseigne excellemment saint Augustin. Nous connaissons, dit ce Père (Tract. 8. in. Ep. 1. Joan.), que l'esprit de Dieu habite en nous. Mais d'où tirons nous cette connaissance ? C'est de cette demeure qu'il établit en nous, laquelle se fait connaître elle-même. Comment savons-nous que Dieu nous a communiqué son esprits ? Interrogez votre coeur. S'il est plein de charité, vous avez en vous l'esprit de Dieu. Ceux qui n'aiment point, dit encore ailleurs ce Père (Ibid. 76. in Joan.), ne sont que comme un airain sonnant et une cymbale retentissante, quand ils parleraient le langage des hommes et des anges mêmes. Et quand ils auraient le don de prophétie, et qu'ils pénétreraient tous les mystères, et qu'ils auraient une parfaite science de toutes choses , et même toute la foi possible, et capable de transporter les montagnes, ils ne seraient rien. Et s'ils distribuaient tous leurs biens aux pauvres et livraient leur corps pour être brûlé, tout cela ne leur servirait de rien (1. Cor. 13. 1. et seq.). C'est donc l'amour seul qui discerne les Saints de ceux qui appartiennent au monde.