CHAPITRE III


    A quoi s'étend le discernement des esprits. Les divers mouvements et les diverses passions des hommes. Ce que signifie le mot esprit. Ce que c'est. Combien il y en a de sortes. Que tous les esprits se réduisent à trois, dont l'un est dans nous, et les deus autres hors de nous.

    L'homme ayant deux puissances, l'une qui le rend capable de connaître, l'autre qui le rend capable de vouloir ; et ces deux puissances étant remuées et excitées par divers esprits, il faut examiner ici tout ce qui appartient à l'une et à l'autre ; afin d'essayer de trouver les moyens d'empêcher que rien d'erroné ou de mauvais ne se glisse et ne se mêle dans les actions humaines par les artifices et les tromperies de Satan sous des apparences de vrai, ou de bien. Il apparient donc au discernement des esprits de juger de toute disposition intérieure, et tout mouvement excité dans l'âme qui porte à croire ou à faire une chose laquelle paraît tellement vraie ou bonne, que néanmoins sa vérité ou sa bonté n'est pas manifeste, ou à l'égard de laquelle on voit au moins du péril qu'elle ne conduise ou à quelque fausseté ou à quelque mal. Il faut comprendre au nombre de ces choses incertaines et douteuses, les révélations particulières, les visions, les apparitions, les mouvements intérieurs, et les inspirations, qui incitent à quelque chose d'extraordinaire ou de superstitieux, ou à entreprendre quelque chose au-dessus de ses forces par la confiance qu'on a, soit à un secours spécial, soit à un miracle, ou qui poussent à un changement d'un bon état où l'on s'est une fois engagé, sous prétexte d'une plus grande perfection ; et enfin toutes les inclinations et toutes les pennées de ce genre, lesquelles arrivant à des gens de bien et qui servent Dieu sincèrement, ont accoutumé de les inquiéter et les mettre en peine.

    L'homme a deux puissances qui lui servent à connaître les choses, savoir l'imagination et l'entendement. Dieu peut répandre dans ces deux puissances des lumières célestes et surnaturelles ; et l'esprit malin peut y répandre des erreurs, soit que cela se fasse immédiatement par l'un ou par l'autre de ces deux principes si contraires, soit que cela arrive par le ministère des hommes. C'est pourquoi il est besoin de reconnaître, avec beaucoup d'exactitude et de soin, premièrement quels sont les hommes à qui nous parlons et avec lesquels nous avons commerce. Le discernement des esprits, dit saint Jean Chrysostome (Hom. 29. in 1, ad Cor.), signifie la connaissance que l'on peut avoir si un homme est spirituel, ou s'il ne l'est pas ; si c'est un prophète, ou si c'est un imposteur. Notre-Seigneur nous a recommandé lui-même l'application que l'on doit avoir à reconnaître les hommes, et la précaution qui est nécessaire à leur égard, lorsqu'il a dit (Mat. 7. 15, 16.) : Gardez-vous des faux prophètes qui viennent à vous paraissant au dehors comme des brebis, et qui au dedans sont des loups ravissants. Vous les reconnaîtrez par leurs fruits.

    Secondement il faut prendre soigneusement garde à ne nous point laisser emporter à tous les vents des opinions humaines et à une diversité de doctrines étrangères, comme nous en avertit l'apôtre (Eph. 4. 14. & Heb. 13. 9.). mais en demeurant fermes dans la vraie Foi, nous devons rejeter les persuasions et les dogmes faux des novateurs.

    Il faut observer que les deux passions capitales qui sont l'amour et la colère, en produisent un grand nombre d'autres, et qu'elles sont comme deux sources dont l'eau se partagerait en divers ruisseaux. Platon (Lib. 9. de Rep.) considère l'homme comme un monstre composé des parties de divers animaux, et dit que ses cupidités ont une très grande étendue ; que ses passions innombrables sont comme les têtes de divers animaux qui seraient assemblées en ce monstre. Il enseigne encore (in Theat.) qu'il y a plusieurs de ces passions à qui l'on donne des noms, et plusieurs autres à qui l'on n'en donne point. Mais les docteurs de l'école, conformément à Aristote et à saint Thomas (Arist. 2 Eth. & Thom. 1. 2. q. 23.), les réduisent à celles que nous allons expliquer, sous-lesquelles ils comprennent toutes les autres s'il y en a davantage. Et voici comme ils font le dénombrement de ces passions.

    Lorsque l'image de ce qui est bon ou vrai, ou de ce qui paraît tel se présente à nous, aussitôt il naît en l'âme un amour qu'on appelle zèle, s'il est grand. Cet amour est suivi du désir qu'on appelle concupiscence, s'il est véhément. Si le bien véritable ou apparent qu'on a désiré est présent, on a du plaisir à le posséder, et c'est une autre passion qu'on nomme la joie. Mais si l'image de ce qui est mauvais ou de ce qui paraît tel, se présente à nous, aussitôt elle produit en l'âme la passion de la haine. Si ce mal est présent, on est dans la tristesse. Si cette tristesse est grande, elle s'appelle un ennui. Si elle empêche d'agir, elle fait tomber dans la paresse. Si elle a pour objet les maux que souffrent les autres, comme si ces maux nous regardaient nous-mêmes, elle donne des sentiments de compassion. Si elle a pour objet les biens des autres, comme s'ils diminuaient notre excellence propre, elle jette dans l'envie. Si elle a pour objet la prospérité des méchants par égard à ce qu'ils en sont indignes, elle fait naître une juste indignation. Voilà ce qui regarde l'amour.

    Quant à l'autre passion capitale qui est la colère, elle produit ou l'espérance ou le désespoir par la considération d'un bien absent et difficile à obtenir : et elle produit ou la hardiesse ou la crainte par la considération d'un mal absent dont il est difficile de se défendre ou qu'il est difficile de supporter. L'espérance excessive dégénère en présomption, et la hardiesse immodérée en témérité. La nouveauté surprenante d'un objet produit l'admiration. L'imagination vive et véhémente d'un mal dont on se voit menacé, et qu'on est sur le point de souffrir, cause le trouble. Si ce que l'on craint paraît surpasser les forces, il produit la timidité et la lâcheté. Si un mal où l'on tombe, a quelque chose de honteux en soi, il produit la honte. S'il a quelque chose de honteux dans l'opinion des autres, il fait rougir de confusion. Si l'on craint de commettre une faute lorsqu'on n'en a pas de sujet, cette crainte s'appelle un scrupule. Lorsqu'un mal difficile à souffrir est sur le point de nous arriver, il excite la colère, qui se convertit en fureur et en rage si elle est extrême. Voilà les passions, les troubles, les mouvements que Dieu, ou Satan, ou notre nature même excite en nos âmes. Or il appartient au don du discernement de faire voir, par de certaines marques, de quels principes dérivent ces diverses dispositions de l'âme.

    Richard de saint Victor étend l'exercice du discernement à beaucoup d'autres choses qu'à reconnaître les motifs et les principes de ces passions. Car il appartient, dit-il (De praep. anim. ad contempl. c. 70.), à ce don d'avoir une sage prévoyance et une vigilante circonspection à égard des piéges qui nous sont tendus, mais qui sont encore cachés ; d'être habile à les prévenir ; d'être prompt à les découvrir ; d'être vigoureux à s'en défendre. C'est l'office du discernement de faire prendre soigneusement garde à toutes choses ; d'être souvent occupé à examiner ce qui se présente, à reconnaître combien l'âme fait chaque jour de progrès, ou combien il lui arrime de déchet, quelles sont les pensées qui l'inquiètent davantage, et qui lui font les plus fortes impressions ; quelles sont les passions et les affections qui s'excitent plus souvent en elle et qui la touche davantage. L'âme doit par l'usage de ce don, non-seulement reconnaître ses vices et ses défauts, mais aussi les grâces que Dieu lui fait, et les vertus et les talents qu'il met en elle ; et elle doit avoir une vivacité particulière à distinguer les biens de la nature des dons de la nature. L'âme, par le secours du discernement, doit être préparée et prompte à reconnaître quelles sont les tentations par lesquelles le malin esprit l'attaque et s'efforce de l'abattre comme par des machines de guerre : quelles sont les consolations que les grâces du ciel lui présente en abondance ; combien souvent l'esprit de Dieu la visite ; comment cet esprit n'étant qu'un, mais étant la source de tant de différentes grâces, répand en elle tantôt l'esprit de sagesse, tantôt l'esprit d'intelligence, tantôt l'esprit de conseil, et la remplit de tant d'autres effets de sa bonté. Et pour achever de marquer en peu de paroles toutes les fonctions de ce discernement, il faut, autant qu'il est possible, qu'il fasse pleinement connaître tout l'éclat et toute la disposition de l'homme intérieur et de l'homme extérieur, et qu'il rende l'âme ingénieuse à chercher, et vigilante à trouver non-seulement quel est cet homme intérieur et cet homme extérieur, mais encore quel il doit être. Voilà ce que dit Richard de S. Victor. A quoi j'ajoute, pour expliquer encore davantage ce sujet, que le discernement doit être employé non seulement à distinguer le bien du mal, mais aussi à discerner ce qui est meilleur de ce qui est bon. C'est ce qu'enseigne Albert Le Grand dans son traité du paradis de l'âme. Le vrai discernement, dit-il, est de juger sagement de ce qui est bon, de ce qui est meilleur, et de ce qui est très bon. Le discernement des esprits embrasse toutes ces choses. Mais il faut voir maintenant ce que l'on doit entendre par le nom d'esprit, ce que c'est que l'esprit, et combien il y en a de sortes.

    Les grammairiens et les philosophes savent que le nom d'esprit a diverses significations, que les Théologiens et les SS. Pères reconnaissent (Athan ad Serap de Spir, sancto. Did. 1. 3. de Spir. sancto Epiph, haer. 74. n. 9. Aug. 1. 14. et 12. De Gen ad. lit. c. 7. Chrys. hom. 5. contra Anomaeos. Bonav. 1. sent. dist. 10. q. 3.). Car on le prend (au moins selon la propriété de la langue latine) pour la respiration (3. Reg. 10. 5.), pour la vie(Gen. 45. 27.), pour l'air(Ibid. 8. 1.), pour le vent, comme on en voit divers exemples dans l'Écriture, en laquelle il se prend aussi pour l'âme raisonnable (Eccl. 12. 7.), selon ces paroles : Que l'esprit retourne à Dieu qui l'avait donné ; pour les puissances de l'âme (Luc. 1. 47.), selon ces paroles : Mon esprit est ravi de joie en Dieu mon Sauveur ; pour les bons (Ps. 103. 4.) et  les mauvais anges (Marc. 1. 27.), selon ces paroles : Qui prenez des esprits pour en faire des ambassadeurs, et selon ces autres paroles : Il commande, même avec empire, aux esprits impurs ; pour Dieu (Joan. 4. 24.), selon ces paroles : Dieu est esprit ; pour  la troisième personne de la très sainte Trinité (Idem. 20. 22.), selon ces paroles : Recevez le Saint-Esprit ; pour  la connaissance des vérités surnaturelles et divines (Idem. 6. 64.), selon ces paroles : Ce que je vous dis est esprit et vie ; pour la colère(Judic. 8. 3.), selon ces paroles : L'esprit qu'ils avaient contre lui s'apaisa ; pour les dons du Saint-Esprit (Isa.. 11. 2.), selon ces paroles : L'esprit de sagesse et d'intelligence, etc ; pour le sentiment des passions et les mouvements violents de l'âme (Joan. 11. 33. et 13. 2l.), selon ces paroles : Jésus frémit en son esprit, et se troubla lui-même.

    Les médecins enseignent qu'il y a trois sortes d'esprits dans les corps vivants, savoir le vital, l'animal et le naturel. Ils prennent l'esprit pour une substance subtile, légère, approchante de l'air, transparente, par laquelle de certaines vertus sont portées des principales et plus nobles parties du corps dans les autres, afin qu'elles puissent faire leurs fonctions. Toutes ces manières de prendre l'esprit ne regardent point notre sujet.

    Enfin l'esprit signifie une inspiration intérieure, une impulsions un instinct, un mouvement qui fait que l'on se sent porté à faire ou ne faire pas quelque chose. Et c'est de cette sorte d'esprit que l'apôtre saint Jean a dit : Ne croyez pas à tout esprit, mais éprouvez si les esprits sont de Dieu (1. Joan. 4. 1.) : que Notre-Seigneur a dit à quelques-uns de ses disciples : Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes poussés ( Luc. 9. 55.) ; et que saint Paul a dit : Nous n'avons point reçu l'esprit de ce monde, mais l'esprit qui est de Dieu (1. Cor. 2. 12.). C'est en ce sens que nous prenons le nom d'esprit en ce traité par analogie et rapport à la respiration. Car à cause que la respiration procède du coeur et montre sa disposition et son mouvement, on a voulu employer ce terme d'esprit, pour signifier tous les mouvements et toutes les impulsions de l'âme qui portent l'homme intérieur à quelqu'une des actions qui sont propres à la nature de l'homme. Et cet esprit en ce sens n'est autre chose que le jugement de l'entendement et la pente de la volonté pour nous faire entreprendre une œuvre, ou nous en faire abstenir, soit que l'âme reçoive l'impression et le mouvement qui l'excite à agir, par un principe intérieur, soit qu'elle le reçoive par un principe extérieur.

    Quelquefois nous entendons par le nom d'esprit, non ces souffles intérieurs et ces inspirations, mais les principes qui les produisent : et c'est en ce sens que l'Ecriture parle souvent du bon esprit, du mauvais esprit, de l'esprit de l'homme, de l'esprit qui est en l'homme. Mais soit qu'elle entende par cet esprit ces inspirations et ces mouvements de l'âme, soit qu'elle entende leurs principes et leurs causes, saint Bernard observe dans un sermon qu'il a fait sur ce sujet, qu'il y en a de six sortes. Le premier est l'esprit de Dieu, dont le roi prophète a dit (Ps. 84. 9) : je veux écouter ce que mon Seigneur et mon Dieu dira en moi. Le second est l'esprit de l'ange, comme celui dont parle le prophète Zacharie, en disant (Zach. 4. 5.) : L'ange qui parlait en moi me répondit. Le troisième est l'esprit du démon à qui la justice de Dieu permet d'affliger les hommes, selon ces paroles du roi prophète (Ps. 77. 49.) : Il arma contre eux les mauvais anges. Le quatrième est l'esprit de la chair que l'apôtre a marqué en disant de quelques personnes qui étaient dans un culte superstitieux des anges (Colloss. 2. 18) : Ils sont enflés par l'esprit de leur chair. Le cinquième est l'esprit de ce monde, dont saint Paul a dit (1. Cor. 2. 12.): Nous n'avons point repu l'esprit de ce monde, mais d'esprit de Dieu. Le sixième est l'esprit humain, dont le même apôtre a dit (Ibid. 2. 11.) : Qui des hommes connaît ce qui est en l'homme, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui ?

    De ces six sortes d'esprits, il y en a trois qui sont toujours mauvais, et toujours faux et trompeurs, savoir celui des Démons, celui de la chair, et celui du monde ; et deux qui sont toujours bons et toujours vrais, savoir l'Esprit de Dieu, et l'esprit des Anges : et il y en a un qui est indifférent et moyen entre les bons et les mauvais, savoir l'esprit de l'homme, à cause qu'il est indifféremment capable de s'attacher et de se soumettre tant au bon qu'au mauvais esprit.

    Hugues de saint Victor dans ses oeuvres mêlées , dit que (Lib. 1. rit.130.) l'Esprit de Dieu et l'esprit de Satan sont immuables, le premier pour le bien, le second pour le mal ; mais que l'esprit de l'homme se porte tantôt d'un côté, et tantôt d'un autre.

    On peut donc réduire tous les esprits dont nous parlons au nombre de trois, qui sont l'Esprit de Dieu, l'esprit du Démon, et l'esprit de l'homme, en joignant l'esprit de l'Ange à l'Esprit de Dieu, et l'esprit de la chair et du monde à l'esprit du Démon. Car comme les bons Anges ne parlent et n'agissent point d'eux-mêmes, mais par dépendance de l'Esprit de Dieu ; aussi l'esprit de la chair et du monde sont les ministres du grand Prince des ténèbres, et ne nous suggèrent que ce qui regarde son royaume et son service.

    De ces esprits il y en a un qui est en nous : et ce n'est autre chose que les dispositions naturelles de chacun qu'on appelle l'esprit humain : il y en a deux qui sont hors de nous, savoir l'Esprit de Dieu, et l'esprit de Satan. Car encore que les mouvements excités par ces esprits, si on les considère comme des actions de vie, dérivent d'un principe intérieur, ils sont néanmoins distingués des autres mouvements que la nature excite par elle-même sans aucune cause étrangère qui donne premièrement quelque mouvement à l'âme ; et en ce sens on les appelle des principes extérieurs.

    Or il est de grande importance de discerner clairement de quel principe tout mouvement de l'âme procède. Car il est certain que Dieu et Satan tendent à diverses fins, en poussant les hommes à des actions toutes semblables. Ce qui fait naître une très grande ambiguïté dans le discernement qu'on veut faire des mouvements de l'âme. Mais, si nous arrivons une fois à bien reconnaître de quel principe procède le mouvement et l'impression que reçoit l'âme, il ne restera plus aucun sujet d'hésiter et de douter. Car Dieu pousse toujours au bien, et Satan pousse toujours au mal.

    Enfin quand on sait que c'est par l'Esprit de Dieu que l'on est poussé, on se porte à l'oeuvre qu'on doit entreprendre avec beaucoup plus d'affection et de joie : et si l'on découvre les voies de Satan en la moindre chose, on s'en retirera beaucoup plus promptement. Enfin il est besoin qu'un homme, lorsqu'il est poussé à quelque mal par sa nature propre, emploie d'autres remèdes que ceux qui sont nécessaires à celui qui se trouve quelquefois incité par une suggestion de Satan à quelque vice dont il a naturellement horreur.