CHAPITRE XIX






    Encore des apparitions. Ce qu'on y doit observer. Ce qu'on y doit éviter. Des diverses sortes d'apparitions. Comment Dieu, les anges, et les sainte apparaissent. Par quels signes on peut discerner les apparitions de Dieu de celles des anges. Diverses apparitions de Jésus-Christ. Comment l'apparition imaginaire est distinguée de la corporelle. Les spectres qui viennent des démons, et leurs signes. Les visions des âmes des hommes. Du culte et de l'adoration de ce que l'on voit dans ces apparitions.

    I. Nous appelons apparitions les manifestations des esprits, quand ils paraissent comme présents contre l'ordre commun de la nature, et quand faisant impression dans nos sens, ils nous donnent des marques certaines de leur présence. Nous avons marqué que l'apparition est en quelque sorte différente de la vision (C. 15. n. 2.). Car lorsque l'on voit celui qui apparaît et que l'on ignore qui c'est, cela s'appelle proprement une apparition. mais lorsque que l'on connaît qui est celui qui apparaît, cela s'appelle une vision. Nous avons néanmoins négligé cette distinction, en suivant les notions communes.

    Or toutes les visions ou apparitions conviennent en ce qu'elles sont communes aux bons et aux méchants, et qu'il ne faut pas estimer une personne plus sainte ou plus parfaite qu'une autre, de ce qu'il apparaît des esprits à l'une et qu'il n'en apparaît point à l'autre, car on ne doit estimer plus saint que les autres que celui qui s'efforce de s'attacher à Dieu par un vrai amour après avoir fait un fondement solide et profond d'humilité, pour lui plaire, et non pour obtenir des visions. Et quand on est humble, on rejette plutôt humblement ces visions, ou l'on ne les reçoit qu'avec crainte quand Dieu les envoie, parce que l'on sait qu'il a beaucoup de péril, qu'il s'y trouve peu d'utilité, et qu'elles ouvrent l'entrée à Satan pour nous inquiéter par diverses tromperies et diverses illusions.

    Nous marchons plus sûrement par la foi, dont la lumière est au-dessus de toutes les visions et de toutes les révélations des choses secrètes et cachées. Car, comme disait excellemment saint Philippe de Néry (Tiraq. ad. 1. 2. dierum Gen. C. 9. Hier. Magius 1. 4. miscell. c. 12.), il est difficile de n'être point enflé par les visions. Il est encore plus difficile de ne s'en point croire digne quand an les reçoit ; et il est très difficile de témoigner que l'on s'en estime indigne, et de préférer la patience, l'abjection, et l'obéissance à la douceur et à la satisfaction de la curiosité qui se rencontre dans ces visions.

    Il est certain qu'il y a des hommes qu'on ne saurait excuser d'erreur et de témérité, de ce qu'ils se moquent de toutes sortes d'apparitions comme de tromperies, d'illusions, et de rêveries. Il est vrai qu'il y a des personnes qui croient trop facilement à toutes les apparitions que l'on raconte, en les embrassant toutes sans discernement ; étant assuré que comme il y en a de très véritables, par lesquelles les hommes sont instruits pour leur salut et sont portés à la vertu, il y en a aussi de fausses par lesquelles Dieu permet que quelques personnes soient trompées. Il faut donc éviter l'une et l'autre extrémité, car il est constant par l'Écriture sainte et par l'expérience de personnes autorisées et célèbres qu'il est arrivé dans les siècles passés et qu'il arrive encore en celui-ci des apparitions de divers esprits tant à des gens de bien qu'à des méchants. Il est encore constant que beaucoup de personnes sont trompées ou par leur propre imagination ou par les artifices des démons comme l'ont été quelques anciens Philosophes dont saint Augustin parle en ces termes en s'élevant à Dieu (Conf. 1. 10. c. 42. n. 1.) : Je sais que plusieurs s'efforçant de retourner à vous et ne le pouvant par eux-mêmes, ont tenté de se réconcilier avec vous par le ministère des anges ; et se laissant emporter à la curiosité et au désir d'avoir des visions extraordinaires, ils ont mérité de tomber dans l'illusion. Car ils vous cherchaient avec le faste et la vanité d'une science présomptueuse, pensant plutôt à s'élever par de hautes connaissances qu'à s'humilier par la reconnaissance, de leurs péchés. Et ainsi, par la ressemblance de leur coeur avec celui des démons, ils ont fait conspirer avec eux et ont associé à leur orgueil les puissances de l'air qui les ont trompés par la magie, lorsque cherchant un médiateur pour être purifiés, ils en ont rencontré un qui était bien éloigné de le pouvoir être véritablement, puisque c'était Satan qui se transformait en ange de lumière (2. Cor. 11. 14.). C'est ainsi que saint Augustin (Epist. 86.) parle sans les nommer de quelques Platoniciens qui étaient sortis de l'école de Plotin, et que ce Père accuse manifestement dans son épître à Dioscore de s'être corrompus par la curiosité de l'art magique.

    II. Il y a divers genres d'esprits ou de personnes, qui peuvent apparaître. Le premier est Dieu qui est appelé par l'Apôtre le Père des esprits (Heb. 12. 9.). C'est Dieu que nous adorons dans une unité de substance, dans une Trinité de personnes, qui sont le Père, le Fils, et le Saint-Esprit procédant de l'un et de l'autre, et nommé, comme observe saint Augustin (De Tr. 1. 15. c. 19.), de ce nom commun à tous les deux, à cause que cet esprit est commun à l'un et à l'autre.

    Jésus-Christ notre rédempteur Dieu et homme, et sa très heureuse Mère, qui est la plus excellente de toutes les créatures, peuvent aussi apparaître. Il peut aussi arriver des apparitions des Anges qui sont de purs esprits dont les uns établis dans l'éternelle félicité sont, comme parle l'Apôtre (Heb. 1. 14.), des ministres envoyés de Dieu pour exercer leur ministère en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut, et les autres endurcis dans le mal et condamnés à une éternelle misère, ne cessent point d'exercer leur envie et leur haine contre les hommes et de leur dresser des embûches. Enfin les âmes des hommes qui sont hors de cette vie, lesquelles ou jouissent de l'éternelle félicité, ou sont tourmentées pour l'éternité dans les flammes de l'enfer, ou sont purifiées de leurs péchés dans le purgatoire, peuvent encore apparaître. On y peut joindre aussi les hommes qui vivent encore sur la terre, quoique cela n'arrive que très rarement. Car on verra par ce que nous avons à dire, qu'il y a quelquefois des hommes vivants qui apparaissent à d'autres hommes.

    Et puisqu'il y a trois genres d'apparitions ou de visions, savoir la corporelle, l'imaginaire, et l'intellectuelle, il faut que les espèces et les choses extérieures et corporelles concourent à ces visions corporelles, ou qu'au moins il arrive un grand changement dans les sens. Les visions qui se font dans l'imagination et qu'on appelle imaginaires, n'ont pas besoin de tant de choses : mais celles qui se font dans l'entendement en ont encore moins besoin, comme il est clair par ce que nous en avons amplement expliqué en traitant des visions.

    Maintenant nous allons traiter principalement des apparitions auxquelles ce nom convient davantage, qui sont celles qui se montrent aux sens extérieurs sous une forme certaine, déterminée, et visible. Or il faut commencer par les apparitions de Dieu. Car encore qu'il soit partout, comme la foi nous l'enseigne, nous disons pourtant qu'il apparaît, comme s'il se rendait présent de nouveau, lorsqu'il se fait voir à nos yeux sous une forme certaine et déterminée, en telle sorte que ce que l'on voit ne soit point un spectre, ni une illusion des sens, mais une très véritable apparition.

    III. Nul fidèle qui croit ce que la parole de Dieu nous apprend, ne saurait nier que Dieu ne soit apparu très souvent en cette manière ; car nous y lisons qu'il a été vu plusieurs fois par les Pères de l'ancien Testament, par Adam, le premier Père de tous les hommes, après qu'il eut désobéi à son commandement en mangeant du fruit qu'il lui avait défendu (Gen. 3.) ; par Caïn, lorsqu'après avoir tué son frère il devint fugitif et vagabond étant rejeté de la présence de Dieu (Ibid. 4.) ; par Noé, lorsque Dieu lui commanda de bâtir l'Arche pour y conserver le genre humain et tous les animaux de la terre contre le déluge (Ibid. 6.) ; par Abraham, en la vallée de Membré, lorsqu'il vit trois hommes, et qu'il n'en adora qu'un (Ibid. 18.) ; par Jacob, lorsqu'il lutta toute une nuit contre Dieu, et qu'il dit qu'il l'avait vu face à face (Gen. 32.) ; par Moïse, quand il vit le buisson ardent (Exod. 3.), et quand étant entré dans une nuée, il reçut la Loi qui avait été écrite de la main même de Dieu (Ibid. 20.). II a été vu par d'autres en différentes manières ; et il n'est pas besoin de s'arrêter davantage à en rapporter ici des exemples.

    Quant à ce qui est de savoir si le Dieu invisible, immense, inaccessible, que nul homme n'a vu, ni ne peut voir, comme dit l'Apôtre (1. Tim. 6. 16.), est apparu en sa propre personne par lui-même, ou par le ministère des Anges, et s'il s'est fait voir aux hommes par lui-même, et leur a lui-même parlé, et quelle a été cette personne, et si ç'a été le Père, le Fils, ou le Saint-Esprit, les opinions des Docteurs sont fort différentes là-dessus.

    Tertullien a estimé que c'était le seul Fils de Dieu qui apparaissait. Celui, dit-il (Adv Jud. c. 9.), qui parlait à Moise était le Fils de Dieu ; et c'était toujours lui qui se faisait voir ; car nul homme n'a jamais vu Dieu le Père. Et le Même auteur dit ailleurs, que le même Fils de Dieu était apparu à Abraham en une chair qu'il n'avait tirée d'aucune naissance humaine. Dès lors, dit-il (De carne Christi. c. 6.), il se formait à parler aux hommes, à les délivrer, et les juger dans une chair qui n'était point encore née, et qui n'était point encore mortelle. Il dit la même chose dans les livres contre Marcion (L. 2. c. 27. et 1. 3. c. 6 et 9. Multô post med.).

    Saint Justin témoigne le même sentiment dans son dialogue avec Triphon, en disant : Ni Abraham, ni Isaac, ni Jacob, ni aucun autre homme n'a vu celui qui est le Père et le Seigneur ineffable de toutes choses et de Jésus-Christ même, mais il a vu seulement celui qui est son Fils et qui est Dieu lui-même, et qui est né d'une Vierge selon la nature humaine.

    Saint Irénée (L. 4. c. 23.) assure aussi que c'était le Fils de Dieu qui parlait à Abraham, à Noé, à Jacob et à Moïse. Mais cette opinion est fausse selon le témoignage de saint Augustin (Lib. 3. contra Max. c. 26.), le plus excellent de tous les docteurs de l'Eglise. Ce Père reprenant de cette erreur Maximin évêque Arien, explique excellemment tous les passages de l'Ecriture sainte que cet hérétique alléguait pour prouver que le Fils de Dieu avait accoutumé de se montrer aux hommes dès le commencement du monde. Il enseigne que ces passages doivent être entendus non-seulement du Fils, mais aussi du Père et du Saint-Esprit, et conclut enfin que Dieu n'avait point apparu aux yeux des hommes par sa propre substance, en laquelle il était invisible et immuable, mais par le ministère des créatures qui lui sont assujetties. Et traitant ailleurs cette matière avec plus d'étendue, il montre que plusieurs visions sont arrivées (L. 2. de Trin. c. 2. et seq. Ib. c. 17.) sans que ni le Père, ni le Fils, ni le Saint-Esprit aient été évidemment nommés ou désignés ; en sorte que c'est une grande témérité de dire que Dieu le Père n'a jamais apparu aux Patriarches ou aux Prophètes par des formes visibles. Et ce saint docteur de l'Eglise, après avoir repris fortement ceux qui disaient que ce n'était pas le Père, mais seulement le fils, ou le Saint-Esprit qui avait apparu aux homme sous des formes corporelles, dit que (Ibid. c. 18.) nul homme de bon sens ne doit assurer que jamais la personne du Père ne s'est montrée aux yeux de ceux qui veillaient par une forme corporelle.

    Voilà quel a été le sentiment de saint Augustin sur la dernière partie de la question que nous proposons. Et traitant la première fort amplement, il la résout de cette sorte (L. 3. de Trin. c. 11.) : L'essence de Dieu n'étant muable en aucune sorte, ne saurait aussi être visible par elle-même. C'est pourquoi il est manifeste que toutes les apparitions qui sont arrivées aux Pères de l'ancien Testament, ont été faites par le ministère des créatures. Et si nous ne savons pas comment Dieu a produit ces visions par le ministère des Anges, néanmoins ce n'est point de notre propre sens que nous disons qu'elles ont été faites par des Anges ; mais nous le soutenons, parce que nous le croyons, y étant obligés par l'autorité de l'Écriture sainte, dont nous ne devons jamais nous départir. Ce Père montre par beaucoup de témoignages de l'Écriture, que le même qui apparaissait aux Patriarches et qui leur parlait, est tantôt appelé Dieu, et tantôt Ange d'où il infère que Dieu n'a jamais apparu par sa propre substance, mais par les Anges qui le représentaient. Cependant l'Ecriture dit toujours que c'est le Seigneur et non pas un Ange qui a parlé aux Prophètes ; à cause, dit saint Augustin (Ibid.), qu'après que la sentence d'un juge a été prononcée, on n'écrit pas dans les registres que c'est le greffier, mais que c'est le juge qui a fait tel jugement. Et ce qu'écrit ce Père contre Adimante Manichéen (L. contra Adim. c. 9.) n'est pas moins propre à ce sujet, lorsqu'il enseigne que Dieu a annoncé à qui il a voulu ce qu'il a voulu, soit en parlant, soit en apparaissant, ou par le ministère d'un Ange, ou par quelque autre créature, parce qu'il n'est que vérité en toutes choses, et que tout lui est certain, et que toutes choses lui sont assujetties et servent à sa volonté ; en sorte qu'il paraît aux yeux de qui il veut par des créatures visibles quand il daigne les honorer de quelque vision, quoique néanmoins il ne soit vu selon sa divinité que par un coeur extrêmement pur et simple. Et c'est pourquoi l'Écriture sainte, en quelques endroits, témoigne qu'un Ange a été vu au même passage où elle dit que Dieu a été vu. Et c'est une expression juste que de dire d'une même apparition : DIEU A DIT, et DIEU EST APPARU, et : UN ANGE A DIT , et UN ANGE EST APPARU ; à cause que dans la première expression on représente Dieu qui est présent dans sa créature, et que dans la seconde on signifie la créature que Dieu emploie comme il lui plaît pour se faire connaître, et pour faire savoir sa volonté.

    Saint Thomas a suivi saint Augustin dans cette doctrine. Toutes les apparitions de Dieu, dit-il (Q. 6. de Potent. art. 7. ad. 3.), que nous voyons dans l'ancien Testament ont été faites par le ministère des Anges qui formaient des espèces ou imaginaires, ou corporelles par lesquelles ils appliquaient à Dieu l'âme des hommes, en leur faisant voir ces images, selon qu'il est possible d'appliquer l'homme à Dieu par des figures sensibles. Les Anges donc ont pris des apparences de corps dans ces apparitions de l'ancien Testament. Mais on ne laisse pas de dire que c'est Dieu qui est apparu, parce qu'il en était la fin, et que les Anges avaient intention d'élever l'âme des hommes jusqu'à sa divine majesté par ces sortes de représentations sensibles et corporelles. Et c'est pour cette raison que d'Écriture, dans ces apparitions, dit quelquefois que c'est Dieu qui est apparu, et quelquefois que c'est un Ange.

    Et selon le témoignage de saint Denis (De coel. Hier. c. 4.), c'est un ordre immuable de la loi divine que les créatures inférieures comme sont les hommes, soient conduites à Dieu par celles qui leur sont supérieures, comme sont les Anges. Et c'est pourquoi toutes les manifestations de Dieu ou toutes les apparitions divines ont été faites à nos Pères par le ministère de ces bienheureux esprits. Tous les anciens Docteurs de l'Eglise s'accordent parfaitement sur cette matière. Et les principaux Théologiens de l'École ne s'éloignent pas de leur sentiment.

    IV. Mais il naît ici une difficulté que l'on ne doit pas omettre. Car si les apparitions divines se font par les Anges, pourquoi ne les appelle-t-on pas toute angéliques ? Et si quelques-unes sont attribuées proprement à Dieu et quelques autres aux Anges, par quelles marques pourra-t-on les discerner les unes des autres ? Il y en a plusieurs qui feront faire ce discernement avec facilité, si l'on considère attentivement l'apparition avec toutes les circonstances. Car il est certain qu'un Ange ne représente pas sa personne, mais celle de Dieu dans les appariations dont il s'agit, et que par conséquent il ne les faut pas appeler angéliques, mais divines, si l'Ange qui apparaît dit comme en sa propre personne des choses qui ne peuvent convenir qu'à Dieu seul, comme lorsqu'un Ange dit à Abraham (Gen. 15. 1.) : Je suis votre protecteur et votre grande et pleine récompense. Et l'on doit encore plus observer cela, lorsque l'Ange se donne le nom même de Dieu, comme lorsqu'il appela Moïse du milieu du buisson ardent, en lui disant (Exod. 3. 6 et 14.) : Je suis Dieu, et lui disant en une autre occasion : Je suis celui qui suis.

    On doit encore tirer une autre marque pour distinguer ces apparitions des choses mêmes qui se passent dans le temps de l'apparition. Car si ce qui s'y passe appartient proprement à Dieu, comme lorsque la loi fut donnée à Moïse, c'est un Ange qui représente Dieu. Mais si ce qui s'y passe appartient au ministère des Anges, comme lorsque l'Ange Raphaël fut envoyé à Tobie, et l'Ange Gabriel au prophète Daniel, et en un autre temps à la sainte Vierge, il est évident que dans ces occasions ces Anges ont agi en leur propre personne.

    Or si nous demandons à saint Augustin (L. 4. de Trin. c. ult.) comment, après l'incarnation du Verbe, a été formée ou la voix du Père Éternel ou une figure corporelle qui a montré le Saint-Esprit, ce saint Docteur ne doute point que cette voix et ces espèces n'aient été produites par des créatures. Mais de savoir si ces espèces ont été seulement corporelles et sensibles, ou si Dieu y a joint un esprit raisonnable et intellectuel, non point par une union personnelle (car qui l'oserait dire) ? mais seulement pour signifier sensiblement ce que Dieu voulait faire entendre ; ou si l'on doit se représenter quelqu'autre chose, cela est difficile à reconnaître, et il n'est pas à propos d'en rien assurer, de crainte de parler témérairement. Saint Thomas traite dans la troisième partie de sa Somme (3. p. q. 9. art. 6 et 7), de la personne du Saint-Esprit qui parut sur Notre-Seigneur sous la figure d'une colombe pendant qu'il recevait le baptême dans le Jourdain ; et il assure, suivant le sentiment de saint Augustin, que le Saint-Esprit forma une vraie colombe en laquelle il voulut paraître, quoiqu'il ne se fût point uni à elle par la personne.

    Quant au Fils de Dieu, il a été vu sur la terre et a conversé avec les hommes (Baruch. 3. 38.), et est apparu plusîeurs fois à ses disciples réellement et corporellement après sa résurrection, comme nous en sommes assurés par l'Evangile (1. Cor. 15.). Et l'on ne peut aussi douter qu'il n'ait apparu en sa personne à saint Paul après son ascension glorieuse dans le ciel, comme l'enseigne saint Thomas (3. p. q. 57. art. 6.). Car cet Apôtre nous en assure clairement en disant que ce Sauveur s'est fait voir à saint Pierre, à saint Jacques, et à tous les autres Apôtres, et à plus de cinq cents de ses disciples (1. Cor. 15. 5. 6. 7.). Et comme il s'est fait voir en son propre corps et en son propre visage à toutes ces personnes, il s'est fait voir de même à saint Paul, afin que cet Apôtre rendit un témoignage certain de sa résurrection. Mais de savoir si lorsque Notre-Seigneur apparut ainsi à l'Apôtre, il quitta le trône où il est dans le ciel, ou si plutôt par son divin pouvoir il fut présent en ces deux lieux ensemble, c'est une question que je laisse à examiner aux docteurs de l'Ecole.

    On doit croire que les autres apparitions ont été faites par les Anges, comme le témoigne l'évangéliste S. Jean des révélations que Dieu lui fit (Apoc. 1.). Car il ne faut pas se figurer des apparitions personnelles de Jésus-Christ sans l'autorité de l'Écriture sainte et de l'Église.

    On ne doit pas dire que Notre-Seigneur se fasse voir, ou qu'il apparaisse dans le sacrement de l'Eucharistie ; puisqu'il ne s'y montre aux sens humains ni par sa propre figure, ni par les accidents sous lesquels il est caché (S. Th. 3. p. q. 76. art. 8.). Et s'il arrive quelquefois des apparitions extraordinaires et miraculeuses dans cet adorable mystère, dont on rapporte des exemples presque dans tous les siècles, comme lorsque l'on voit la figure d'un enfant, ou de la chair et du sang, il ne faut rien décider sur cela témérairement. Car si l'apparition arrive seulement de la part de celui qui voit, le changement ne se faisant que dans ses yeux auxquels ces figures miraculeuses paraissent au même temps que d'autres personnes ne voient rien et sans qu'il arrive aucun changement au Sacrement, il se peut faire que le démon se mêle dans ces visions en présentant aux sens des images qui les trompent. Mais lorsqu'il arrive un changement dans les espèces sacramentelles qui est également vu de tout le monde, il n'y a nul péril d'illusion, parce que le démon n'a pas la puissance d'y faire d'autres espèces que celles qui y sont. On doit aussi procéder avec défiance et précaution lorsque l'on pense voir quelque éclat de lumière dans le très saint Sacrement, lorsque l'on y sent quelque agréable odeur, ou que l'on y trouve quelque douceur extraordinaire en le recevant. Car il ne faut pas faire le discernement et le jugement de ces choses par les effets qui en arrivent dans les sens, mais par le fruit qu'elles produisent dans les âmes.

    A la fin du monde Jésus-Christ paraîtra dans son corps avec sa gloire lorsqu'il viendra juger les vivants et les morts. Mais il est incertain s'il apparaît à chaque homme en une forme visible dans son jugement particulier, comme quelques-uns l'ont écrit. On n'est pas non plus assuré de la manière avec laquelle Notre-Seigneur exerce ce jugement particulier de chaque homme. On sait seulement que cela se fait en un moment et en un clin d'oeil. C'est pourquoi l'apparition intellectuelle de ce souverain juge suffit pour ce jugement.

    Quant à ce que quelques auteurs ont eu la hardiesse d'écrire que Notre-Seigneur Jésus-Christ est apparu corporellement à quelques Saints, non par un Ange, mais par lui-même, cela est opposé au sentiment commun des saints Pères, qui ont estimé que Notre-Seigneur n'a été vu en son propre corps depuis son ascension, que par l'Apôtre saint Paul, et n'est appuyé sur aucun solide fondement. Car dans le symbole de la foi nous faisons profession de croire que Notre-Seigneur est monté au ciel, qu'il est assis à la droite de son Père, et qu'il doit venir delà non pour une personne particulière, quelque éminente qu'elle soit en sainteté, mais pour juger les vivants et les morts, pour récompenser les justes, pour condamner les réprouvés aux supplices éternels.

    Plusieurs témoins très dignes de foi et d'une grande autorité assurent qu'il est arrivé des apparitions de la sainte Vierge en divers lieux, en diverses manières, et en divers temps ; et l'on ne saurait rejeter leur témoignage par aucune exception. Il faut croire toutefois que ces apparitions sont arrivées par le ministère des Anges, en condamnant l'incrédulité de quelques hommes profanes ou qui nient absolument ces sortes d'apparitions, ou qui osent les examiner avec plus de curiosité qu'on ne le doit. Car dans les clauses qui passent l'expérience des sens et la portée naturelle de l'esprit, il faut être modéré et retenu dans sa sagesse et dans sa science, et imiter la modestie du grand saint Augustin qui a confessé ingénument qu'il ignorait de quelle manière ces apparitions arrivaient.

    V. Il est si certain et si clair par le témoignage de l'Écriture sainte, que les saints Anges ont souvent apparu visiblement aux hommes, que nul catholique n'en saurait douter et n'y saurait former aucune difficulté. Mais de savoir comment ces apparitions arrivent, si c'est seulement par un changement dans le sens extérieur sans qu'il y ait rien véritablement et réellement qui se présente à la vue, comme il arrive dans les enchantements ; ou s'il y a véritablement hors de l'oeil un objet en une telle situation et une telle disposition qu'il paraît avoir une figure et une couleur qu'il n'a pas, comme on voit en l'arc-en-ciel ; ou enfin si ces esprits prennent un véritable corps par lequel ils se laissent voir, c'est une question difficile et qui a longtemps exercé l'esprit si prodigieux de saint Augustin, sans qu'il ait osé rien définir. Qui expliquera, dit-il (Ench. c. 59 et 60.), avec quelle sorte de corps les Anges ont apparu aux hommes, pour en être non-seulement vus, mais en être aussi touchés ; et encore comment ils présentent certaines images aux yeux de l'esprit et non pas du corps, par une puissance spirituelle, et non par un corps solide : ou comment ils parlent non à d'oreille du corps, mais à l'oreille de l'âme, s'y rendant présents, selon ce qui est écrit dans un Prophète. L'Ange qui parlait dans moi, m'a dit (Zac. I. 14.) : car il ne dit pas, qui parlait à moi, mais, qui parlait dans moi ; et comment ils apparaissent en songe et parlent comme on entend parler dans des songes, selon ce qui est écrit dans l'Évangile. L'Ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit (Matt. 2. 13.) : Car toutes ces manières selon lesquelles les Anges apparaissent, semblent montrer qu'ils n'ont pas des corps palpables ; et elles forment une question très difficile, qui est de savoir comment les Patriarches leur ont lavé les pieds ; comment Jacob lutte avec l'Ange en le touchant si sensiblement. Ces questions où chacun apporte ses conjectures, exercent utilement les esprits, pourvu qu'on les traite avec modération et avec humilité, et qu'on ne se laisse pas aller à cette erreur de s'imaginer savoir ce qu'on ne sait pas. Aussi qu'est-il besoin de s'exposer au péril de se tromper en affirmant ou niant, en définissant ces choses, puisqu'on les peut ignorer sans crime ? Il est bien plus nécessaire de savoir discerner et reconnaître lorsque Satan se transforme en Ange de lumière (2. Cor. 11. 14.) ; de peur qu'il ne nous fasse quelque tromperie qui nous soit pernicieuse.

    Ce même Père parle ainsi ailleurs du même sujet (De Tr. 1. 3. c. 10.). Il m'est utile de me souvenir quelles sont mes forces, et d'avertir mes frères qu'ils se souviennent aussi des leurs; de crainte que la faiblesse humaine n'entreprenne au-delà de ce qu'il lui est sûr d'entreprendre. Car je ne puis ni pénétrer par la vivacité de mes yeux, ni découvrir par aucune confiance en ma raison, ni comprendre par les efforts de mon esprit, comment les Anges font ces choses, ou plutôt comment Dieu les fait par eux ; et jusqu'où il veut que les mauvais Anges aient pouvoir de les faire, soit en leur promettant d'agir, soit en les y obligeant et les y contraignant par l'empire absolu qu'il exerce sur eux de son trône où il leur est caché. Ce Père avait dit auparavant qu'il était au-dessus de ses forces de reconnaître (Ibid. c. 1.) si les Anges en conservant la qualité de leur corps spirituel, et agissant invisiblement par elle, prennent des éléments inférieurs qui sont plus grossiers et plus corporels, un autre corps dont ils se couvrent ainsi que d'un vêtement et auquel ils donnent de véritables figures corporelles par un vrai changement, comme Notre-Seigneur changea l'eau en vin ; ou s'ils transforment leur propre corps en ce qu'ils veulent en le mettant dans un état accommodé à ce qu'ils ont envie de faire. C'est ainsi que parle saint Augustin doutant, selon l'opinion des Platoniciens, si les Anges, quoiqu'ils soient par leur nature d'une substance spirituelle, n'ont pas néanmoins une espèce de corps très subtil semblable à l'air, et qui leur est propre, comme dit Tertullien (De carne Christi, c. 6.), qui ajoute que se pouvant transfigurer en une chair humaine, ils peuvent pour un temps se faire voir par les hommes, et communiquer visiblement avec eux. Saint Basile en parle de la même sorte. Car encore qu'il ait dit quelque part que les Anges n'ont pas de corps, néanmoins dans le traité qu'il a fait du Saint-Esprit, il dit qu'ils se rendent visibles par les espèces de leur propre corps en apparaissant à ceux qui en sont dignes. De quoi saint Bernard (Ser. 5. in Cant.) témoigne avoir douté, en laissant la question sans la résoudre.

    Présentement les Théologiens avec saint Thomas (1. p. q. 51. art. 2.) estiment tous que les Anges sont tout à fait incorporels, et que lorsqu'ils apparaissent aux hommes ou ils prennent des corps, ou ils changent les organes des sens, ou ils présentent des images qui font paraître les choses autrement qu'elles ne sont en effet.

    VI. Saint Thomas enseigne (Ibid.) qu'il y a un signe qui montre que les sens ne reçoivent point d'illusion, et qu'il ne se fait point d'apparition par le fantôme d'une chair imaginaire, comme parle Tertullien (L. adv. Marc. c. 9.), mais par un vrai corps que prennent les Anges , soit de l'air , soit d'une matière plus corporelle, et que ce signe est en ce qu'il n'y a que celui à qui cette apparition imaginaire arrive, qui la vie ; au lieu que l'apparition extérieure et corporelle est vue de tous, à cause que l'objet qui est hors de celui qui le voit, peut être vu de chacun. Ainsi les Anges qui apparurent à Abraham , ne furent pas seulement vu de lui, mais de toute sa famille (Gen. 18.). Ainsi Raphaël, accompagnant Tobie dans son long voyage, était visible indifféremment à tout le monde. Cette marque néanmoins n'est pas absolument infaillible, puisque Jésus-Christ apparut corporellement à saint Paul (Act. 9. 7.), et que cependant ceux qui l'accompagnaient, furent saisis d'étonnement, entendant seulement une voix et ne voyant personne. Et c'est le propre d'un corps glorieux de se pouvoir manifester à une personne en cachant sa présence aux autres en la compagnie de qui il est quoiqu'il ne s'y rencontre aucun obstacle. Mais il faut raisonner autrement d'un corps dont un Ange s'est revêtu. Car les Anges ne sauraient, par leur propre puissance, montrer ce corps à une personne et le cacher aux autres ; mais il est besoin pour cela d'une puissance divine.

    Quant aux démons, ils font quelquefois par leurs enchantements et leurs tromperies, qu'un corps est vu par une personne, sans que les autres le voient formant pour cela quelque empêchement en l'air, afin que les espèces n'aillent point jusqu'aux yeux, de ceux à qui ils veulent les cacher : comme au contraire ils font quelquefois qu'un corps est vu de tous, quoiqu'il ne soit pas un vrai corps, mais seulement un fantôme. Nous voyons un exemple de cela dans Selène, concubine de Simon le magicien, laquelle étant dans une tour, et une grande foule de peuple ayant accouru pour la voir, elle paraissait être en même temps à toutes les fenêtres de cette tour, et regarder en bas (Clem. Rom. Recognit. l. 2.) : ce qui arrivait sans doute par l'illusion avec laquelle les démons trompaient les yeux. Car nous savons, par une évidente raison, qu'un même corps ne peut pas être naturellement en plusieurs lieux, et que Dieu n'a point donné aux démons une puissance qui surpasse le pouvoir de la nature ; d'autant, comme dit saint Thomas (Q. 6. de potent. art.5.), que si Dieu donnait aux démons, dont la volonté est toute mauvaise, quelque puissance de faire des miracles, il rendrait témoignage à leur fausseté et à leur malice, ce qui ne serait pas convenable à sa bonté. Ainsi plusieurs apparitions qui sont arrivées parmi les Payens, ont été captieuses et trompeuses, desquelles saint Augustin a traité amplement dans son admirable ouvrage de la cité de Dieu (Lib. 18.). Mais ces enchantements et ces tromperies n'arrivent point dans les apparitions des bons Anges ; parce qu'ils n'apparaissent que par le commandement de Dieu pour notre salut et notre instruction, et qu'il ne peut y avoir en eux aucun mensonge. On doit aussi estimer que c'est un véritable corps dont un Ange s'est revêtu pour ces apparitions, lorsqu'il est palpable, comme quand Abraham lava les pieds aux Anges qui lui apparurent en forme humaine(Gen. 18. 4.) ; comme quand un Ange prit Loth par la main pour le faire sortir de la ville que le feu allait consumer (Ibid. 19.16.) ; comme quand un Ange lutta toute une nuit avec Jacob (Ibid. 32. 24.).

    On est assuré par diverses histoires que les démons prennent des formes humaines pour abuser de quelques femmes. Saint Augustin (L. 15. de Civ. Dei, c. 23.) dit que cela ne se peut pas nier avec raison. Ces malins esprits ont souvent aussi apparu aux Saints, non par des enchantements et des illusions, mais par de véritables corps. De quoi saint Antoine et un grand nombre d'autres sont des témoins irréprochables, ayant été souvent tourmentés par les démons en des manières étonnantes, et chargés de coups et de blessures.

    Je ne parle point de ces démons qu'on appelle familiers qui servent les hommes en une forme humaine et visible, et à qui l'on voit faire plusieurs choses dehors et dedans la maison ; et nulle personne raisonnable ne saurait nier que cela ne soit évident.

    Or c'est par une excellente disposition de la divine Providence (S. Th. de potent q. 6. art. 7) que les Anges apparaissent aux hommes, afin qu'ils éclairent leur esprit, non-seulement par des visions intellectuelles, mais aussi par des formes sensibles qui soient des images des choses divines. Et à cause que nous devons être élevés par la grâce à un état qui nous égale à eux et qui nous doit tenir en société avec eux, il est convenable qu'ils se rendent aussi conformes à nous par les corps dont ils se revêtent, afin qu'en prenant en la manière qu'ils le peuvent un état qui nous est propre, ils nous aident à nous élever à l'état qui nous appartient.

    VII. Les démons agissent vers les hommes d'une manière proportionnée à celle-là. Ils leur apparaissent souvent en des corps dont ils se revêtent. Ils trompent souvent leurs sens par des enchantements. Et ce que les bons Anges font pour notre utilité et notre salut, ces mauvais esprits le font pour notre perte et notre damnation.

    Les apparitions des Anges et des démons sont fort différentes dans les formes sous lesquelles ils apparaissent. Les Anges ont accoutumé de n'employer que la forme humaine ; mais les démons mettent en usage diverses formes soit d'hommes, soit de bêtes. Ils s'abstiennent néanmoins des formes de la colombe ou de l'agneau, tant à cause que ces deux animaux figurent mystiquement Jésus-Christ et le Saint-Esprit, qu'à cause que ces animaux n'ayant point de fiel ne conviennent pas à la cruelle méchanceté de Satan. Ils ne se servent pas seulement de la ressemblance des bêtes, mais ils feignent encore des fantômes inconnus et monstrueux pour épouvanter. Il est constant aussi par l'expérience, qu'ils prennent quelquefois des corps morts, mais de réprouvés ; car il n'est pas croyable qu'ils pussent ainsi se servir des corps de ceux sur l'âme desquels ils n'ont aucun pouvoir. Ils se transforment encore en des personnes qui vivent, et ils présentent des spectres ou aux yeux ou à l'imagination, et feignent diverses images de choses ou de personnes semblables aux changements que les poètes racontent de Protée ; et ils se revêtent ainsi de diverses formes pour tromper et perdre de misérables hommes. Mais il faut croire fermement, comme dit saint Augustin (De civ. Dei. I. 18. c. 18.), que les démons ne peuvent rien opérer selon leur puissance naturelle, que par la permission de Dieu, dont plusieurs jugements sont cachés, mais dont nuls jugements ne sont injustes. Tertullien parle excellemment sur ce sujet. Satan, dit-il (De fugâ in persec. c. 2.), n'aura jamais aucun pouvoir sur les serviteurs du Dieu vivant, s'il ne le permet ou pour le détruire lui-même par la foi des élus qu'il rend victorieuse des tentations, ou pour faire voir que les hommes qui se jettent dans le parti de cet ennemi, lui appartenaient. Nous en avons un exemple dans job à qui le démon ne peut faire souffrir aucune tentation qu'auparavant il n'en eût reçu le pouvoir. Et nous voyons dans l'Évangile qu'une légion de démons n'aurait point eu le pouvoir d'entrer dans un troupeau de pourceaux s'ils ne l'avaient obtenu de Dieu. Ce qui nous montre combien ils sont éloignés d'avoir cette puissance à l'égard des ouailles du saint troupeau de Notre-Seigneur. Les démons s'efforcent toujours de nuire aux hommes, autant que Dieu en laisse de puissance dans celui qui est leur prince et dans ceux qui sont ses ministres. Et parce qu'ils ne sont point demeurés fermes dans la vérité (Joan. 8. 44.), ils mettent toute leur force dans le mensonge. Non-seulement ils se transfigurent en Anges de lumière (2. Cor. 11. 14.), mais ils ont même l'audace de se transformer en la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de sa sainte Mère, et des Saints ; et ils le font avec tant d'adresses et de ruses, qu'ils ont diverses fois jeté dans l'erreur des personnes d'une vertu éprouvée, comme les Pères de l'Église nous en assurent, et comme des expériences, dont on ne saurait douter, le confirment. Ces esprits impurs et perdus, dit Lactance (Lib. 2. c. 14.), sont vagabonds par toute la terre, et ils travaillent à perdre les hommes pour se consoler de leur propre perte. De sorte qu'ils remplissent tout le monde de pièges, de tromperies, d'artifices et d'erreurs. Or entre une infinité de tromperies avec lesquelles cet artificieux ennemi s'efforce de surprendre et d'engager ceux qui ne sont pas assez sur leurs gardes, il ne faut pas oublier celle par laquelle il apparaît quelquefois sous la forme d'une personne qui n'est plus au monde et qui a mal vécu et est morte dans ses péchés. Ils font demander par cette personne des aumônes, des prières, des jeunes, des pèlerinages, des sacrifices et d'autres secours, comme si elle était dans un état de salut ; afin de persuader par cet artifice que les pécheurs manifestes et endurcis, quoiqu'ils meurent sans les Sacrements et sans avoir fait pénitence, ne sont point exclus d'être sauvés, pourvu qu'ils aient fait un acte de contrition avant que l'âme soit séparée du corps. A ce dessein ils présentent souvent de ces sortes d'apparitions ou aux compagnons des crimes de ces morts, ou à d'autres pécheurs, ou à des domestiques et des parents qui ont intérêt de publier ces sortes de visions pour l'honneur du mort ; afin que ceux qui sont dans le péché s'y engagent encore davantage, étant trompés par la vaine espérance que leur donnent ces illusions, et qu'ils finissent leur méchante vie comme ceux qu'ils pensent leur être apparus.

    Ces assistances que les démons font demander par ces fausses apparitions, sont ordinairement déterminées à un certain nombre, et sont jointes à de certaines observations vaines, ambiguës et superstitieuses. Ces esprits malins y mêlent des menaces et des terreurs ; de telle sorte que l'on peut facilement découvrir les tromperies cachées et les embûches de cet ennemi si plein de ruses, et s'en garantir.

    VIII. Il nous reste maintenant à parler des apparitions des âmes, soit des bienheureux qui règnent avec Dieu, soit des damnés, soit de ceux qui sont détenus dans le Purgatoire, dont on a tant de témoignages dans l'Écriture sainte, et tant d'histoires rapportées par de saints et de très braves auteurs, et même par des payens, lesquelles sont entre les mains de tout le monde, qu'on a sujet de s'étonner qu'il se soit pu trouver des hommes de bon sens qui aient osé les nier tout à fait, ou les attribuer à une imagination trompée. Ces personnes incrédules, selon le reproche que saint Jérôme (Adv. Virgil.) en fait à l'hérétique Vigilantius, imposent une loi à Dieu, et retiennent, selon l'expression de ce Père, les apôtres enchaînés et dans une prison jusqu'au dernier jour du Jugement, sans qu'ils en puissent sortir pour apparaître à qui ils veulent, avec la permission de Dieu.

    Tertullien (De animâ, c. 57.), quoiqu'il ne nie pas les apparitions des âmes, a cru néanmoins qu'elles arrivaient par l'art des démons, n'ayant point eu d'égard à l'autorité de l'Ecriture sainte où nous voyons les apparitions d'Onie et de Jérémie dans le second livre des Machabées (2. Mach. cap. 15.), et de Moïse et d'Elie dans l'Évangile à l'instant de la transfiguration de Notre-Seigneur (Mat. 17.), et aussi de ceux qui ressuscitèrent dans le temps que Notre-Seigneur ressuscita, et qui apparurent à plusieurs en Jérusalem. Car il est évident que les démons n'eurent aucune puissance de faire apparaître ces personnes.

    Il est certain qu'il nous arrive plusieurs utilités de ces apparitions ; car elles montrent que l'âme ne périt pas avec le corps, et qu'elle peut subsister sans le corps. Elles confirment la foi de la Résurrection. Et si ce sont des Saints qui apparaissent, ou ils nous apportent quelques ordres de la part de Dieu, ou ils nous rendent certains de leur bonheur, ou ils nous exhortent à la vertu, ou ils assistent les malades et les mourants, et nous font divers autres biens. Que si ce sont des damnés, ils annoncent la justice de Dieu, et nous enseignent à régler notre vie de telle sorte que nous ne méritions point une peine semblable à la leur. Si ce sont des âmes que Dieu purifie dans le purgatoire, elles nous font aussi entendre quelle est la justice de Dieu, et implorent notre secours, afin d'être plutôt délivrées de leurs peines par nos bonnes oeuvres et par nos prières. Mais de savoir si elles apparaissent en leur propre corps ou en des corps feints et empruntés, et au cas que ce soit dans des corps qu'elles empruntent, savoir si elles peuvent leur donner, par leur puissance naturelle, la forme en laquelle on les voit, ou si elles ont besoin du secours des Anges pour former ces corps, ou si elles apparaissent par elles-mêmes, ou si ce sont des Anges qui les représentent, ce sont des questions qu'on agite problématiquement dans les Écoles.

    Quelques-uns pensent avec saint Bonaventure, que les justes peuvent sortir pour un temps du lieu où ils sont, mais que les damnés ne le peuvent jamais. D'autres estiment avec saint Thomas que les damnés le peuvent pour corriger les vivants et pour leur donner de la terreur. D'autres aussi estiment que les âmes peuvent reprendre leur propre corps et le mouvoir comme si elles l'animaient de nouveau. D'autres nient cela constamment Il y en a aussi qui disent que les âmes peuvent prendre de l'air et s'en former un corps : d'autres nient qu'elles le puissent, sans pourtant donner des raisons certaines pour prouver que cela répugne aux forces naturelles de l'âme

    Nous ne lisons nulle part que les âmes des enfants qui sont morts avec le péché originel aient apparu ; car ils ne peuvent recevoir de nous aucun secours ; et il ne semble pas qu'il y eut aucune utilité dans leurs apparitions : et l'on ne peut tirer de l'état de ces enfants aucun exemple pour exciter à la vertu.

    On a aussi des témoignages très dignes de foi que des vivants ont apparu à d'autres vivants : mais ç'a été pour la plupart dans des songes, comme le remarque saint Augustin. Car souvent, dit-il (De curâ pro mortuis, c. 10.), les vivants apparaissent à d'autres vivants pendant leur sommeil, ne sachant pas qu'ils leur apparaissent. Et ceux à qui ces apparitions sont arrivées, racontent leurs songes à ceux qui leur ont apparu, et comme ils leur ont vu en dormant faire ou dire telle et telle chose. D'où ce saint Doctes infère que les morts peuvent apparaître aux vivant sans savoir s'ils leur apparaissent. Si quelqu'un, dit-il (Ibid.), peut dans le sommeil me voir lui indiquant quelque chose qui est arrivé, ou lui prédisant quelque chose qui doit arriver, quoique j'ignore absolument la chose, et que je ne pense en aucune sorte ni à ce qu'il songe, ni s'il veille pendant que je dors, ni s'il dort pendant que je veille, ou si nous veillons ou dormons tous deux en même temps quand il fait un songe où il me voit : quelle merveille y a-t-il que les morts, sans le savoir, soient vus des vivants dans des songes, et leur disent des choses qu'ils reconnaissent être véritables après qu'ils sont éveillés ? Je croirais donc que ces apparitions arrivent par l'opération des Anges, soit que Dieu le permette, soit qu'il le commande. Et ce Père, après avoir rapporté quelques apparitions de morts, ajoute (Ibid. c. 11) : Je ne sais comment ces choses-à se font. Mais de quelque manière qu'elles se fassent, pourquoi ne croirons-nous pas que l'on puisse voir un mort durant le sommeil tout de même qu'on y peut voir un vivants ? Saint Augustin a donc estimé que les morts étaient quelquefois vus des vivants sans que ces morts le sussent, tout de même qu'il arrive que des vivants apparaissent quelquefois à d'autres vivants et leur parlent sans le savoir. Et il en rapporte un exemple de lui-même, disant que comme il était à Milan, il apparut a
l'orateur Eulogius qui était à Carthage, et lui expliqua dans un songe un passage obscur du traité de la Rhétorique de Cicéron, dont il était en peine, ayant à en faire une leçon à ses disciples. Ce ne fut pas moi sans doute, dit saint Augustin, qui apparus à cet orateur, mais seulement mon image sans que je le susse, et sans que je pensasse en aucune sorte à la peine où il se trouvait.

    Ce saint Docteur continue ainsi sur ce sujet (De curâ pro mortuis, c. 13.) : Pourquoi ne croirons-nous pas que ces choses sont des opérations des Anges, lesquelles arrivent par la dispensation de la Providence de Dieu, qui sait faire un usage utile des bonnes et des mauvaises choses, selon la profondeur impénétrable de ses jugements, soit que les hommes, par ces sortes d'événements, soient instruits ou soient trompés, on soient consolés, ou soient épouvantes, selon qu'il plaît à celui dont l'Église loue avec tant de sujet les miséricordes et les jugements, d'exercer sur chacun ou une miséricorde ou une justice.

    Ce Père après ce discours prouve que les morts sont quelquefois envoyés aux vivants, même pendant qu'ils veillent, par l'exemple de Samuel qui vint prédire l'avenir au roi Saül ; par l'exemple de Moïse et d'Elie que l'Evangile raconte avoir été présents à la transfiguration de Jésus-Christ ; par l'exemple de saint Félix qu'il dit avoir apparu aux habitants de la ville de Nole pendant que les barbares l'assiégeaient, selon qu'il l'avait entendu témoigner par quelques personnes. Ce Père dit aussi que les martyrs assistent quelquefois les vivants dans leurs besoins. Mais il confesse qu'il ignore de quelle manière ils leur rendent ces assistances. Cela est, dit-il (Ibid. c. 15 et 16.), trop haut pour que j'y puisse atteindre, et trop profond pour que je le puisse pénétrer. C'est pourquoi je n'ose décider ; et j'aimerais mieux demander à ceux qui le savent, laquelle est vraie de ces deux choses, ou si elles sont toutes deux vraies, savoir que ces martyrs donnent quelquefois ces assistances en se rendant présents, et que quelquefois on les reçoit par les Anges qui prennent la personne de ces martyrs.

    Si saint Augustin a ignoré ces choses, qui suis-je pour me promettre d'en avoir la connaissance ? Mais aussi elle n'est pas nécessaire pour la fin que je me suis proposée en cet ouvrage. Car il suffit et il est meilleur de savoir les moyens de discerner les unes des autres, les apparitions des bons et des mauvais esprits, afin que personne ne tombe dans les filets de l'ennemi.

    IX. Voici les marques par lesquelles on doit reconnaître les spectres des démons : Si celui qui apparaît donne une raison fausse ou mauvaise de son apparition ; s'il révèle des choses curieuses, et non nécessaires, ou qu'il serait expédient d'ignorer ; s'il déteste les choses saintes, et ce qui appartient aux cérémonies et aux bénédictions de l'Église ; s'il a horreur du signe de la Croix et du nom de Jésus, ou s'il manque de révérence à cet égard ; s'il est menteur, ou s'il se rend suspect de mensonge ; s'il prend une forme de corps indécente, et s'il fait des actions peu modestes ; s'il montre un esprit troublé ; s'il se fait voir avec un visage morne, difforme, courroucé ; s'il parle avec une voix tremblante, enrouée, confuse, sombre, et un langage inconnu ; s'il tourmente et épouvante, et s'il est incommode ou importun.

    On doit aussi observer quelle est la forme de celui qui apparaît. La forme humaine est commune à toutes les apparitions ; mais si elle est noire, difforme, mutilée, inusitée, c'est une preuve qu'elle cache un mauvais esprit. On doit aussi avoir pour suspectes toutes les apparitions sous des formes de femmes, si ce n'est que la sainte Vierge et des saintes apparaissent elles-mêmes, et qu'on ait de quoi s'assurer de la vérité de ces apparitions. La figure des bêtes ou des monstres ne convient qu'aux démons. Car lorsque les âmes, même des damnés, apparaissent aux vivants par l'ordre de Dieu, elles prennent toujours des formes par lesquelles elles se puissent faire connaître. Les rugissements, les cris de pourceau, les grincements, les éclats de voix, les bruits, les voix inarticulées, les blasphèmes, les imprécations, les injures ne sont que de démons ou de damnés.

    Les services rendus aux vivants, lorsqu'ils sont honnêtes et humbles et qu'on n'y voit aucun mélange de légèreté, peuvent probablement venir d'un bon esprit. Il ne faut néanmoins les admettre qu'avec précaution et défiance ; car les démons ont des inventions très subtiles et très artificieuses pour tromper les hommes. Les exhortations à la vertu et les répréhensions des pécheurs ne suffisent pas aussi pour distinguer un bon esprit d'un mauvais esprit. Car quelquefois Satan persuade un moindre bien pour en empêcher un plus grand, et il exhorte à des actions de vertu pour tromper plus facilement ceux qui ne sont pas dans la défiance et pour conduire peu à peu à d'horribles chutes dans la suite du temps.

    Des témoignages dignes de foi nous apprennent que la ressemblance des plaies de Jésus-Christ qui avait été imprimée sur le corps de saint François, l'a encore été par une vertu divine sur d'autres personnes. Mais on n'a que trop de preuves que Satan s'est servi de ces marques pour tromper les hommes, comme on le voit dans les fictions prodigieuses, si connues dans toute la chrétienté, de la Religieuse de Lisbonne et de Madeleine de Cordoue, lesquelles s'étant élevées à un genre de vie éclatant et qui était au-dessus de leur portée, afin de se faire admirer, s'exposèrent à être le jouet de l'ennemi. Elles montraient des stigmates en leurs mains, en leurs pieds, et en leur côté qu'elles s'étaient faits avec beaucoup d'artifice ; ce qui les fit admirer du peuple, et porta même de grands hommes dans l'erreur, jusqu'à ce qu'enfin leurs folles prétentions et leurs fausses plaies, et les insignes impostures de Satan qui exerçait sa puissance sur ces personnes, furent entièrement découvertes. Un tel exemple fait paraître combien on doit employer de précautions en de pareilles choses.

    Les âmes des damnés, si Dieu permet qu'elles apparaissent, peuvent être reconnues par les mêmes signes par lesquels on reconnaît les apparitions des démons : car je ne vois aucune différence entre elles. Les âmes qui sont dans le Purgatoire ne nous sont ordinairement envoyées que pour demander du soulagement et du secours ; et quand elles l'ont obtenu, elles ne reviennent point, si ce n'est peut-être pour témoigner leur reconnaissance. Que si après avoir ordonné quelques restitutions et avoir demandé quelques prières et quelques sacrifices, elles continuent d'importuner, c'est une marque d'un mauvais esprit.

    Les vivants souffrent des maux quelquefois par les mauvais esprits qui sont en ces occasions des ministres de la justice divine, quelquefois aussi par les bons selon le commandement que Dieu leur en fait. Et l'on ne peut pas facilement discerner par quels esprits les châtiments qu'on a mérités arrivent ; si l'on n'examine fort soigneusement tontes les circonstance des choses, des lieux, des temps et des personnes. Il est rapporté dans le second livre des Machabées qu'il apparut à Héliodore (2. Mach. Ch. 3. v. 26), comme il pillait le temple, deux jeunes hommes en qui l'on voyait beaucoup d'éclat et de gloire, qui se mirent autour de lui et le fouettèrent tous deux sans cesser jusqu'à ce qu'ils lui eussent fait de grandes plaies. Il est évident par ce récit que ce furent de bons Anges qui châtièrent ce méchant homme. Il se rencontre dans l'histoire Ecclésiastique beaucoup d'exemples de cette sorte que je ne rapporterai point ici pour être plus court.

    X. Enfin les saints Pères enseignent que c'est un excellent signe d'une bonne apparitions si au premier abord celui à qui elle arrive, est troublé et se trouve ; dans quelque sorte de terreur et d'horreur, et est ensuite délivré de toute peine et de toute crainte par une douceur qui se répande en son âme, laquelle augmente sa charité et son humilité, et excite en lui le désir d'une très grande perfection. Que si au contraire on a d'abord de la joie qui se convertisse après en frayeur et en tristesse, et que cette frayeur continue, c'est un signe que c'est un esprit méuchant qui est apparu. Je ne crois pas néanmoins que cette terreur arrivée au commencement de l'apparition soit un signe universellement vrai. Car il semble que cette terreur cesse en ceux qui sont accoutumés aux visions angéliques et saintes, l'accoutumance les empêchant d'en être effrayés. Saint Antoine, cet excellent Père des anachorètes, nous a donné cet enseignement qu'il a tiré de sa propre expérience, comme nous l'avons marqué ci-dessus (Ch. 8.). Voici comme il en parle dans sa vie écrite par saint Athanase. Il n'est pas difficile, dit-il (Ch. 18.), de discerner les bons esprits des mauvais, Dieu nous donnant le moyen d'en faire le discernement par les choses que je vais vous dire. La vue des bons Anges est aimable et tranquille. Ils ne contestent ni ne crient, et l'on n'entend point leur voix (Mat. 12. 19.). Mais en s'approchant de nous sans bruit et doucement, ils remplissent l'âme de joie, de contentement, de confiance ; parce que le Seigneur, qui est la source et le principe de toute joie, est avec eux. Quand ils apparaissent, notre âme n'en est point troublée, mais elle en est éclairée par un rayon doux et agréable. Ces bienheureux esprits ont tant de bonté que si quelqu'un est épouvanté par leur merveilleuse splendeur, à cause de la faiblesse de notre condition présente, ils lui ôtent aussitôt toute sa crainte. Ce fut ainsi que Gabriel en délivra Zacharie en lui parlant dans le temple, et que les Anges en exemptèrent les pasteurs en leur annonçant da naissance de Notre-Seigneur, et que ceux qui étaient à la garde de son sépulcre, commandèrent aux saintes femmes, auxquelles ils apparurent, de ne craindre point. Car si l'on a de la crainte dans d'occasion de ces apparitions, cela ne procède pas tant d'une faiblesse d'esprit qui porte à s'étonner aisément, que de l'impression que la vue des grandes choses a de coutume de faire. Si donc la crainte que donnent les visions par ce qu'elles ont d'étonnant, est suivie de joie, de confiance en Dieu, et d'un grand amour vers lui, nous devons être assurés que c'est un secours qui nous est venu, parce que l'assurance et la tranquillité où se trouve l'âme, est une marque de la présence de la majesté Divine et de da sainteté de l'esprit qui apparaît. Voilà comme parle saint Antoine, ajoutant beaucoup de choses des apparitions et des tromperies des démons.

    Mais c'est une grande question si toutes les fois qu'un esprit nous apparaît représentant Jésus-Christ, ou sa sainte Mère, ou quelque Saint, il est permis de faire des actes de religion vers ces saintes images. Et pour la résoudre je crois qu'il ne faut pas s'éloigner de la doctrine de saint Thomas et de saint Bonaventure, et qu'il faut omettre les distinctions et les subtilités de quelques scolastiques, à cause qu'elles augmentent plutôt la difficulté que de l'ôter.

    L'opinion de saint Thomas (In 3. Sent. dist. 9. q. 1. a. 2 q. 6. ad. 3.) est qu'un démon apparaissant sous la figure de Jésus-Christ, ne saurait être adoré sans péché, si ce n'est sous une condition que l'on explique actuellement. Car il ne suffit pas d'avoir une disposition générale et habituelle à rejeter le mauvais culte, parce que la nouveauté d'une chose à laquelle on n'est pas accoutumé demande une considération et une attention actuelle, selon ce témoignage que l'Évangile nous donne que la Sainte Vierge le pratiqua : Elle pensait en elle-même quelle pouvait être cette salutation (Luc. 1. 29.). Puis donc que nous n'ignorons pas que Satan est plein d'artifices, il ne faut pas croire à toutes sortes d'apparitions, et il ne faut pas rendre de culte à des images de Jésus-Christ aussitôt qu'elles apparaissent. Car il faut considérer qu'un démon peut être caché sous ces sortes de figures, et qu'ainsi on est en péril de tomber dans l'idolâtrie en l'adorant.

    Saint Bonaventure proposant cette question, si une personne qui adorerait un démon pensant que ce fût Jésus-Christ, pécherait, y répond parfaitement bien en cette sorte (In 3. Sent. d. 9. a. 1. q. 6.) : Il faut dire que l'honneur de l'idolâtrie peut être attribué à Jésus-Christ en deux manières, ou simplement ou sous condition. Si c'est simplement, je dis que cela ne peut pas être sans péché ; et l'ignorance ne peut pas l'excuser de faute. Car on a trois secours par lesquels on peut éviter cette erreur. Le premier est l'avertissement qui nous est donné diverses fois dans l'Écriture sainte, que plusieurs imposteurs viendront au nom de Jésus-Christ (Mat. 24. 11. - Marc. 13. 6. - 1. Jo. 4. 1.). Le second est l'oraison par laquelle on doit recourir à Dieu pour avoir le coeur éclairé. Le troisième est de suspendre sa créance ; car on ne doit pas croire à tout esprit, mais on doit éprouver si les esprits sont de Dieu. Celui qui est prompt à croire dans ces rencontres a l'esprit léger (Eccli. 19. 4.), et il a peut-être aussi le cœur enflé de présomption s'imaginant être capable de ces sortes de visions et de révélations. C'est pour quoi on les doit plutôt craindre que les désirer. On raconte d'un saint Père des déserts, qu'un démon lui étant apparu sous la forme de Jésus-Christ, il se ferma les yeux en lui disant qu'il ne voulait point voir Jésus-Christ en cette vie ; et le démon confus de cette humilité disparut aussitôt. De sorte que si l'on adore simplement Jésus Christ, on n'est point excusé de péché quelque ferme créance qu'on ait que c'est lui qui apparaît. Que si l'on adore sous condition, cela se peut encore faire en deux manières, savoir ou par la disposition habituelle de l'âme à rejeter toute idolâtrie, ou par une considération actuelle qui fait mettre cette condition dans le culte que l'on rend. Si l'on y met actuellement cette condition, on n'adore point Lucifer, mais plutôt Jésus-Christ, à cause qu'on n'a point dessein d'adorer que sous cette condition, et que c'est à ce Sauveur que se rapporte tout le culte que l'on rend. Mais si cette considération n'est seulement qu'habituelle, sans que l'on pense actuellement à exclure un culte trompeur, cela ne sufit pas pour éviter le péché de l'idolâtrie.

    Que si quelqu'un ayant le don de discerner lés esprits, ou étant éclairé de Dieu par une lumière particulière, est très assuré qu'il n'y a nulle illusion dans l'apparition qui lui arrive, il peut rendre sans aucune faute le culte qui est dû à la personne qui lui apparaît. Il est néanmoins plus sûr de rejeter ces sortes d'apparitions, et s'en reconnaître indigne, et se rapporter entièrement de cela à son confesseur, ou à son supérieur, et lui obéir exactement et humblement, à l'exemple de sainte Thérèse (Fond. ch. 8.), laquelle encore qu'elle connût évidemment par l'instruction qu'elle en avait reçue du Saint-Esprit, que ses apparitions étaient de Dieu, ne craignait pas néanmoins de se soumettre au sentiment que son confesseur avait que c'étaient des illusions de Satan, et de mépriser, par le commandement de ce confesseur, les personnes qui lui apparaissaient, et même de s'en moquer, jusqu'à ce qu'un homme docte lui eût fait entendre que cela ne se devait pas faire, à cause qu'il est raisonnable de porter du respect et de l'honneur aux images de Jésus-Christ, quoiqu'elles soient formées par un démon.