CHAPITRE XIV



    De l'Extase et du Ravissement. Ce que c'est que l'extase, et combien il y en a de sortes. Ses causes, et ses effets. En quoi elle diffère du ravissement. Par quels signes on discerne les extases et les ravissements qui viennent de la nature, ou des démons.

    I. Nous avons traité jusqu'ici des trois instincts qui arrivent en l'âme par l'Esprit de Dieu, par l'esprit de Satan et par l'esprit humain, en expliquant ce qui est certain sur cette matière, et en laissant dans le doute ce qui est incertain. Il nous reste à traiter des moyens de discerner les révélations véritables et divines, de celles qui sont fausses et qui viennent de Satan. Ce sujet est très difficile, à cause des diverses tromperies et des diverses illusions dont cet esprit est auteur. Et parce qu'ordinairement on ne reçoit point de révélations qui ne soient précédées de quelques ravissements et de quelques visions ou apparitions, il faut traiter premièrement des extases et des ravissements, et ensuite des visions et des apparitions. Et quand je traiterai des révélations, je me contenterai d'expliquer brièvement ce qui regarde mon dessein, en omettant les questions curieuses et superflues.

    L'extase n'est autre chose qu'un transport de l'âme par lequel l'exercice des sens extérieurs est tellement arrêté, que non-seulement ils n'agissent point, mais qu'ils ne peuvent même agir ni être excités par les objets qui leur sont propres. Saint Augustin (L. 2. ad Simplic. q. 1. in Ps. 67. v. 30.), décrivant l'extase dit que c'est un transport par lequel l'âme est séparée et comme éloignée des sens du corps. Et il en parle encore ainsi : L'extase est un transport de l'âme qui arrive quelquefois par une frayeur, quelquefois par une révélation, et par une séparation des sens du corps ; afin que l'esprit reçoive les connaissances qui doivent lui être données. Car à cause que les sens empêchent l'âme de recevoir les choses divines, l'extase est nécessaire afin que Dieu manifeste à l'homme les secrets de sa sagesse, et qu'il opère en lui ses merveilles.

    Saint Bonaventure se conforme à cette définition de l'extase. L'extase, dit-il (De gradib. contempl. to. 7.), est une élévation délicieuse de l'âme jusqu'à cette source du divin amour qui surpasse tout entendement humain, par laquelle elle se sépare de l'homme extérieur : Car dans l'extase surnaturelle qui est celle dont nous parlons principalement, l'âme est emportée au-delà des sens du corps pour être occupée de l'amour de Dieu ou pour être appliquée à l'écouter avec un entier dégagement de tout ce qui lui pourrait venir des sens et des créatures qui troublerait son attention et son repos.

    Les auteurs qui ont traité de la doctrine mystique, disent que l'extase est proprement une élévation de l'âme en Dieu avec une séparation des sens extérieurs qui lui est causée par la grandeur de cette élévation. Car l'âme étant bornée dans ses puissances, plus elle est attentivement et efficacement appliquée à l'exercice de quelqu'une, plus aussi elle est dégagée de l'exercice des autres ; et plus elle est élevée par ses puissances supérieures, plus aussi elle se retire des autres et en suspend les actions ; en sorte que quelquefois elle est tout a fait destituée de l'usage des sens, sans regarder ce qui se présente à la vue et sans écouter ce qui frappe les oreilles, lorsqu'elle est appliquée avec une très grande attention à la contemplation et à l'amour des choses divines selon qu'il plaît à Dieu de l'y attirer et de l'éclairer. Tellement, comme l'enseigne saint Thomas (2. 2. q. 175. art. 5. et de verit. q. 13. art. 4.) , qu'il n'y a que la seule puissance végétative qui ne cesse point d'agir pendant le temps des extases, cause qu'elle fait ses fonctions par l'usage des premières qualités d'une manière naturelle où il n'est nul besoin que l'âme s'applique par la puissance qu'elle a de connaître et d'aimer. Car si ces fonctions naturelles et surnaturelles étaient interrompues, ce qui est nécessaire à la continuation et à la conservation de la vie du corps, cesserait aussi ; d'où il arriverait une sépararation actuelle de l'âme et du corps. Or il n'est point  nécessaire pour l'extase que l'âme se sépare ainsi du corps, mais seulement qu'elle n'ait nulle application aux images corporelles, et aux objets sensibles, afin de se pouvoir élever jusqu'aux choses divines qui surpassent toutes ces images matérielles et toutes  les espèces créées qui servent à l'intelligence des choses.

    Quelques philosophes ont estimé que l'extase arrivait par la séparation réelle de l'âme et du corps, et que l'âme retournait dans le corps après que l'extase était passée, et ils ont prouvé cette opinion par l'exemple d'un homme dont Platon (L. 10. de Repub. post. med. Max. Tyr.ser. 28.) rapporte qu'il fut pris pour mort, et que son âme étant rentrée dans son corps, il raconta quelles étaient les récompenses et les peines de l'autre vie.

    Pline (Plin. 1. 7. hist. nat. c. 52) rapporte aussi que l'âme d'Hermotime de Clazomène avait accoutumé de sortir du corps, et d'aller fort loin, et qu'étant revenue dans le corps elle racontait diverses choses qu'elle avait vues durant ses voyages ; et qu'elle continua dans cet exercice jusqu'à ce que ses ennemis eussent brûlé son corps.

    Mais il faut rapporter ces sortes d'histoires aux fictions et aux illusions par lesquelles les démons se jouent des hommes, comme l'observent Origène (Lib. 3. adv. Celsum.) et Tertullien (Lib. de Ant. c. 44.).

    Or de savoir si l'âme dans le plus haut et le plus extraordinaire ravissement qui lui soit causé par la puissance divine, s'est quelquefois effectivement retirée du corps, ou s'en peut retirer, c'est une question fort douteuse et fort difficile. Car l'Apôtre ayant été ravi au troisième ciel, déclare qu'il ne sait pas lui-même (2. Cor. 12.), si dans l'instant de ce ravissement son âme était demeurée dans son corps ou en était sortie, et il ne nous est pas permis d'entreprendre de décider ce que ce grand Apôtre a ignoré. Car qui oserait se vanter, dit saint Augustin (L. 12. de Gen. ad lit.c.1.) parlant de ce ravissement de saint Paul, de savoir ce que ce grand Apôtre a déclaré qu'il ne savait pas ?

    Sainte Thérèse a été dans la même ignorance. Car en décrivant, au traité du château de l'âme, les effets du ravissement, elle en parle ainsi (Dem. 6. co. 5.) : Je ne saurais dire si ces choses se passent dans le corps ou hors du corps. Je ne voudrais pas non plus assurer que l'âme en cet état soit encore unie au corps, que dire qu'elle en soit alors séparée. Et cette Sainte employant ensuite une comparaison pour expliquer sa pensée, conclut qu'elle ne sait ce qu'elle dit.

    Sainte Catherine de Sienne (Ep. 12. ad P. Raymund.) recevant en elle de semblables effets de la puissance divine, n'a point craint d'assurer que son âme avait quelquefois quitté son corps, et avait goûté les biens immortels ; et il est certain que cette séparation de l'âme et du corps peut arriver par la vertu toute-puissante de Dieu.

    II. Écoutons ceux qui sont savants en ce sujet. Ils nous apprendront ce que fait l'âme ou plutôt ce qu'elle souffre, lorsqu'étant ravie dans le ciel elle abandonne les sens et le corps, et qu'elle jouit de la présence de Dieu dans une contemplation pleine de douceur et de délices. Saint Augustin enseigne que l'âme de l'homme peut être transférée de cette vie à une vie angélique par la puissance de Dieu, avant que d'être séparée du corps par la mort. C'est ainsi, dit-il (Ibid. 112. c. 13.), que fut ravi celui qui entendit des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme de rapporter (2. Cor. 12. 4. v. 3.). Et dans ce ravissement son âme fut tellement séparée de toute application aux sens du corps, qu'il déclare ne pouvoir dire si elle demeura dans le corps ou si elle en sortit, c'est-à-dire, si, comme il a de coutume d'arriver dans les plus grandes extases, l'âme fut transférée de la vie présente dans l'autre vie sans qu'elle cessât d'être unie au corps, ou si elle en fut entièrement séparée, comme il arrive dans la mort. Ces extases arrivent de telle sorte qu'on y éprouve la vérité de ces paroles de Dieu : Personne ne saurait voir mon visage, et vivre (Exod. 33. 20.), parce qu'il est nécessaire que l'âme soit retirée de la vie présente, et qu'il arrive une suspension de ses opérations dans les sens, quand elle est élevée à cette ineffable vision de la majesté divine. Et conséquemment il n'est pas incroyable que cette excellente contemplation de Dieu ait été accordée à quelques Saints avant qu'ils fussent morts en la manière que le sont les hommes, que l'on met en terre. Et j'estime que ça été la pensée de cet Apôtre qu'il n'a pas voulu expliquer.

    Le même Père expliquant ces paroles du Roi Prophète (Psal. 30, 23.): J'ai dit dans le transport de mon âme, qu'il traduit dans l'extase de mon âme, parle en ces termes (Ser. 63, de verbis Dom. c. 6.) : Il me semble que celui qui s'est ainsi expliqué, a élevé son âme à Dieu, et est parvenu par la présence de son esprit à cette lumière immuable, et n'a pu en supporter l'éclat à cause de la faiblesse de sa vue, et qu'ainsi il est retombé comme dans sa maladie et sa langueur : et se comparant à son objet il a vu combien il y était disproportionné, et a senti qu'il ne pouvait accommoder la vue de son esprit à l'éclat de la sagesse divine. Et parce que cela lui était arrivé pendant que son âme était détachée des sens du corps et ravie en Dieu, il dit qu'il a parlé, lorsque son âme était en extase. Et voici ce qu'il a dit : J'ai vu dans mon extase un objet que je n'ai pas été capable de supporter longtemps ; et mon âme s'étant redonnée aux diverses parties de mon corps et aux diverses pensées de la vie présente, je me suis trouvé contraint de dire en éprouvant comme mon corps était à charge à mon âme : J'ai été rejeté de devant vos yeux. Vous êtes, Seigneur, infiniment au-dessus de moi. Je me vois infiniment au-dessous de vous.

    Voici comme l'abbé Jean raconte dans Cassies ce qui lui arrivait en ses extases. Je me souviens, dit-il (Coll. 19. c. 4.), d'avoir été souvent ravi en Dieu avec un tel transport de mon âme, que j'oubliais que j'eusse un corps, et que mon âme se dégageait soudainement de telle sorte de tous les sens extérieurs, et s'éloignait tellement de toutes les choses matérielles, que ni mes yeux, ni mes oreilles ne faisaient plus leurs fonctions. Mon esprit était tellement rempli de la méditation des choses divines et de la contemplation des choses spirituelles, que souvent je ne savais pas au soir si j'avais mangé durant le jour, et que je doutais tout à fait le lendemain si j'avais mangé le jour précédent.

    Saint Bernard est conforme à ce sentiment ; et personne ne peut douter qu'il n'ait parlé de ce sujet par sa propre expérience. Je puis, dit-il (Ser. 52, in cant. n. 4 et 5.), sans absurdité appeler l'extase de l'Epouse, une mort, laquelle à la vérité ne l'ôte pas de la vie, mais la délivre des filets et des pièges de cette vie : si toutefois l'âme s'en retire et s'en dégage de telle sorte, qu'elle aille au-delà du commun usage et de la manière ordinaire de penser. Car comment craindrait-on l'impureté où l'on ne sent pas seulement la vie ? Et certainement il est nécessaire que l'âme étant sortis sinon de la vie, au moins des sentiments de la vie, ne sente point les tentations de la vie. Plût à Dieu que je tombasse souvent dans cette sorte de mort, pour éviter les filets de la mort ; pour ne sentir point les attraits mortels des délices de cette vie ! Que cette mort est bonne qui n'ôte pas la vie, mais qui la change en mieux ! Que cette mort est désirable qui ne fait point périr le corps, et qui élève l'âme ! Mais ce n'est encore là qu'une mort qui est propre aux hommes. Que mon âme donc meure de la mort des anges, si l'on peut parler ainsi, c'est-à-dire d'une mort qui la conforme à la pureté de ces bienheureux esprits, afin que perdant la mémoire des choses présentes, elle se dépouille non-seulement des cupidités, mais des images mêmes des choses inférieures et corporelles, et qu'elle ait avec ceux à qui elle ressemble par sa pureté, un commerce dégagé de tout ce qui est impur.

    Ce même Saint parlant autre part de l'âme qui a reçu le don des extases, et la grâce de communiquer avec le Verbe et de jouir de lui, parle de cette sorte sur ce sujet (Ser. 85, in cant. n. 14.) : Si quelqu'un me demande ce que c'est que jouir du Verbe, je lui répondrai qu'il s'en informe plutôt à celui qui l'a éprouvé. Ou quand même j'aurais eu la grâce de l'éprouver, pensez-vous que je puisse vous expliquer ce qui est ineffable ? Je parle autrement avec Dieu, quand je suis avec lui seul, que quand je parle avec vous. On peut savoir éprouvé, mais on ne saurait l'expliquer. Ce n'est pas la langue de l'homme, mais c'est la grâce de Dieu, qui peut en instruire.

    Car dans un ravissement surnaturel l'âme non-seulement ne saurait expliquer, mais ne saurait même concevoir ce qu'elle voit dans le temps qu'elle le voit, tant à cause que l'objet qui lui est présent étant infini, surpasse toutes les pensées aussi bien que toute la force et toute l'énergie des expressions, mais aussi parce qu'on ne saurait porter jugement de ce qu'on voit en cet état, si l'âme ne revient à sa manière d'agir naturelle : ce qui n'est point en sa puissance tandis qu'elle est attachée à la contemplation des choses divines. Car elle est tellement unie à son objet, qu'elle n'a plus la capacité de s'appliquer à autre chose qu'à le contempler. Et lorsqu'elle est revenue de son extase, elle ne saurait exprimer par des paroles, la félicite dont elle a joui, à cause qu'elle n'a plus la lumière qui la remplissait et qui la faisait jouir d'un bonheur divin. L'admirable sainte Thérèse confirme toute cette doctrine dans tous les endroits où elle explique ses extases (Au chast. de l'âme dem. 6. c. 4. et en sa vie, c. 20 et 21.), selon cette science céleste dont elle était pleine ; car elle enseigne que lorsqu'une âme est revenue à elle après un ravissement, elle ne saurait rien raconter aux autres de ce qu'elle a vu, ni en conserver elle-même qu'une connaissance confuse en générale. Et cette Sainte fait entendre cela par la comparaison d'une personne qui serait entrée dans le cabinet d'un roi où il y aurait un grand nombre de vases précieux, de tableaux, de figures, et d'autres ornements rares et de grand prix, disposés avec un merveilleux art, qui se seraient présentés tout à la fois à sa vue. Il ne se pourrait faire que cette personne se souvînt en particulier d'une si grande variété de choses après être sortie de ce lieu. Ainsi l'âme étant séparée de ses sens et admise à la contemplation de Dieu, voit en lui tant de merveilles ; qu'elle n'en saurait retenir qu'une idée fort générale.

    Cette Sainte décrit ainsi ce qui arrive à une personne ravie en extase : l'âme, dans le ravissement, semble n'avoir plus son corps et ne l'animer plus. La chaleur manque, la respiration cesse, en sorte qu'on ne saurait plus apercevoir le moindre souffle ni le moindre mouvement. Tous les membres deviennent raides et froids, le visage pâlit, et on ne voit plus que les apparences d'un corps mourant ou déjà mort. On ne saurait résister au ravissement, ou l'empêcher d'arriver, quelqu'efforts que l'on fasse. Car l'âme se trouve emportée tout d'un coup par une impétuosité si véhémente, qu'elle se voit enlevée sans savoir où on la porte. Il lui semble être dans une autre région fort différente de celle où nous sommes, où elle voit une autre lumière, et une autre manière de vivre et d'entendre. Et non-seulement l'âme se voit enlevé, mais le corps même est quelquefois élevée de terre.

    Or la différence qui se trouve entre le ravissement et l'extase, est en ce que l'extase détache l'âme des sens avec plus de douceur, et que le ravissement l'en sépare avec plus de force et avec quelque sorte de violence ; en sorte que le ravissement a cela de plus que l'extase, qu'il fait en quelque manière violence à l'âme et qu'il l'arrache soudainement et puissamment des choses sensibles, et qu'il la pousse et l'élève à la contemplation et à l'amour des choses invisibles et spirituelles.

    III. On est donc dans l'extase ou le ravissement quand on est tiré hors de soi-même ; et cela arrive tant selon l'entendement que selon la volonté, comme l'enseigne saint Thomas (1. 2. q. 28. art. 2.). Ce ravissement arrive à l'entendement, à cause que l'attentive et pleine méditation de son objet le détache de tous les autres qui se pourraient présenter à lui. Mais la cause en est dans la volonté, parce que la puissance de l'amour absorbe l'âme, et ne lui permet pas de disposer d'elle-même. C'est une célèbre sentence de saint Denis (De div. nom. c. 4. § 13.), Que l'amour fait l'extase. Car encore que l'âme fasse son vol jusqu'à Dieu comme par deux ailes, savoir la connaissance et l'amour, l'amour néanmoins lui donne plus de force et d'agilité pour ce saint vol. Car il est certain que la connaissance n'est requise que pour allumer l'amour ; mais l'amour a la force d'unir et de rendre semblable à ce que l'on aime par une puissante transormation que l'Apôtre explique en ces termes (Gal. 2. 20.) : Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi. C'est pourquoi les philosophes Platoniciens attribuent à l'amour la parfaite connaissance de Dieu, qu'ils ne veulent point attribuer à la science, à cause que nous voyons seulement dieu par la connaissance, mais que nous le possédons par l'amour, et que cette possession nous le fait connaître, selon cette excellente maxime de saint Grégoire le Grand (Hom. 27. in Evang.) : L'AMOUR MÊME EST LA COINAISSANCE. Et saint Bernard, établissant deux causes des ravissements ou des extases, savoir la lumière et l'amour, en attribue néanmoins la principale partie à cet amour, qui fait entrer l'âme dans les celliers mystiques du saint Époux ; en sorte qu'elle peut dire : Mon coeur s'est enflammé au dedans de moi, et pendant que je méditais, un feu s'est allumé dans mon âme (Psal. 38. 4.). Car, dit ce Père (Ser. 49. in Cant. n. 4.), comme il y a deux extases dans la sainte et bienheureuse contemplation, l'une de l'esprit et l'autre du coeur, l'une qui arrive par la lumière de l'entendement, l'autre qui arrive par la ferveur de la volonté ; l'une par la connaissance, l'autre par l'amour ; les désirs saints, les mouvements enflammés du coeur, l'impression d'une dévotion sainte, et aussi le zèle et l'ardeur dont l'esprit se trouve rempli, ne sauraient avoir été pris ailleurs que dans ces celliers mystiques où l'âme s'enivre d'un vin céleste.

    Richard de saint Victor (Lib. de contempl. c. 5.) marquant trois causes de ces extases ou ravissements qui arrivent aux âmes, en assigne deux à la volonté et une à l'entendement. La première est la grandeur de l'amour, lorsqu'une âme est enflammée d'un si grand désir des choses célestes, que la flamme de son amour croissant au-delà des forces humaines, la change de son état naturel, lui donne comme une nouvelle forme, et l'élève aux choses divines. La seconde cause est la grandeur de l'admiration par laquelle l'âme se portant au-dessus d'elle-même, étant pénétrée des rayons de la lumière de Dieu, et étant tout occupée de l'admiration de son objet, sort de son état, et est élevée aux choses célestes comme un éclair dont l'éclat paraît depuis la terre jusque dans les nues. Cette extase ou ce ravissement commence par une admirable contemplation de la première vérité. Cette contemplation lui est comme une aurore, après laquelle s'élevant peu à peu, elle arrive jusqu'en son plein jour par un amour très ardent et très fort. La troisième cause est la grandeur de la joie, lorsque l'âme étant inondée et comme enivrée par l'abondance d'une douceur intérieure, oublie ce qu'elle est et ce qu'elle était, et est comme séparée d'elle-même par la puissante transformation que fait en elle un amour qui est au-dessus de tous les amours du monde.

    C'est par ces causes que Richard de saint Victor enseigne que l'extase arrive. Et il dit à la fin de son traité de la contemplation, que l'extase a trois degrés. Car quelquefois, dit-i1 (Cap. 19.), elle élève l'âme au-dessus des sens corporels, quelquefois au-dessus de l'imagination, et quelquefois au-dessus de la raison. Et qui oserait nier celle qui met l'âme au-dessus des sens, ou celle qui la met au-dessus de l'imagination, puisque l'autorité même de l'Apôtre doit convaincre de la vérité de l'extase qui met l'âme au-dessus de la raison ? Je sais, dit-il (2. Cor. 12. 2. 3.), qu'un homme, a été ravi jusqu'au troisième ciel ; mais je ne sais pas si ce fut avec son corps ou sans son corps. Dieu le sait. Voilà comme l'Apôtre ne pouvait entièrement discerner ce qui s'était passé en lui à cause que son âme avait été élevée au-dessus de son entendement et de sa raison par son ravissement.

    L'extase arrive donc en la première et plus imparfaite manière, lorsque l'âme finement appliqués a la contemplation, emploie toute sa puissance dans cette occupation intérieure où elle est, de telle sorte qu'elle n'a plus d'action pour les sens extérieurs. C'est pourquoi leur exercice cesse ; et les objets extérieurs ne peuvent plus les exciter à l'exercice de leurs fonctions. Elle arrive en la seconde manière, lorsque les sens intérieurs sont absorbés par une très haute contemplation, et sont empêchés d'agir par le défaut du concours de Dieu, qui le leur ôte afin qu'ils ne se puissent porter vers les objets auxquels ils ont une naturelle inclination. Le troisième et plus haut degré de l'extase, est lorsque la partie supérieure de l'âme, savoir la raison et la volonté, est élevée au-dessus de toutes les images sensibles par le moyen surnaturel et caché que Dieu emploie, et qui n'est connu que de ceux qui en ont fait l'expérience.

    Il Faut mettre dans ce haut degré, dit Richard de Saint Victor (In Ps. 4.), cette paix dans laquelle l'âme est comme dans le repos d'un sommeil, cette paix qui emporte l'âme aux choses intérieures, cette paix qui suspend le souvenir de toutes les choses extérieures, qui surpasse toute la vivacité et toute la pénétration de l'esprit humain, qui retient la lumière de la raison, qui remplit les désirs du coeur, qui absorbe toute intelligence. Car cette divine paix absorbe tout ensemble la pensée, l'imagination, la raison, la mémoire, l'intelligence, pour faire voir combien est vrai ce qu'en dit l'Apôtre, qu'elle surpasse toute pensée (Phil. 4. 7.).

    IV. Saint François de Sales considère l'extase d'une autre manière dans son divin traité de l'amour de Dieu où il en établit de trois sortes, savoir l'une de l'entendement, l'autre de la volonté, et la troisième de l'action. L'une, dit-il (Liv. 7. c. 4.), est en la splendeur, l'autre en la ferveur, et la troisième en l'oeuvre. L'une fait par l'admiration, l'autre par la dévotion, et la troisième par l'opération.

    La première provient d'une singulière clarté qui, pénétrant l'âme, lui fait recevoir une vérité qu'elle ignorait, et dont la connaissance lui donne de l'admiration et l'élève au-dessus d'elle-même.

    La seconde extase vient de la nature et de la qualité de l'amour qui est extatique. Car Dieu, par sa bonté immense et sa beauté infinie, attire la volonté à son amour, la rendant semblable à une aiguille touchée de l'aimant, laquelle se tourne de côté et d'autre, et ne s'arrête point jusqu'à ce qu'elle se soit tournée vers le pôle. L'âme de même, touchée de l'amour de Dieu, détachée des liens de la chair, et délivrée du commerce des sens, s'élève avec un grand effort pour s'unir à son souverain bien. La splendeur et la ferveur le plus souvent sont unies ensemble et dépendent l'une de l'autre, mais non pas toujours. Car, comme les philosophes ont eu plus de connaissance que d'amour, il se trouve souvent, au contraire, dans les chrétiens, plus d'amour que de connaissance. Et même l'extase surnaturelle est plutôt de la volonté que de l'entendement, et a plus d'ardeur que de lumière.

    La troisième extase qui perfectionne les deux premières, est une extase de vie et d'action, lorsque l'âme est élevée au-dessus des affections de la terre ; et des vices de la nature corrompue, et que la grâce de Dieu lui fait observer ses commandements, lui fait recevoir ses inspirations pour exercer les actions de vertu avec une perfection qui surpasse la condition commune des hommes. Quand donc on préfère l'humilité à la vanité, la pauvreté aux richesses, le mépris aux honneurs, la continence à l'incontinence, l'homme est élevé au dessus de lui-même par une vie qui mérite le nom d'extatique, est attiré comme par un ravissement continuel à vivre et agir saintement, est emporté au-dessus des forces de la nature. Ce ravissement est plus important et plus sûr que celui de l'entendement et de la volonté. Il n'est point sujet aux illusions ; il a moins de splendeur que de sainteté. C'est l'homme qui agit dans cette sorte de ravissement, au lieu que dans les autres ravissements extraordinaires et surnaturelles il reçoit plutôt l'action et l'impression d'une cause étrangère qu'il n'agit lui-même. Quant à ce qui regarde la cause qui fait l'extase, il ne se faut point départir de la doctrine de saint Thomas (2. 2. qu. 175. art. 1.) qui enseigne qu'elle peut venir de trois causes, savoir d'une cause naturelle et qui se trouve dans lu corps, ou de la puissance du démon, ou de l'opération de Dieu.

    Il arrive naturellement une espèce d'extase et d'aliénation des sens par une maladie que les médecins expriment en des termes Grecs (Catoche, catalepsis.) qui signifient un tranbport, une défaillance, une suspension du mouvement et des sens, et dont Fernel (Fernel. 1. 5. Pathol. c. 2.) et Sennert (Sen. Instit. med. 1. 2. p. 3. sec. 1. c. 9.) ont traité. Car ceux qui en sont saisis, sont privés de tout sentiment et de tout mouvement, et demeurent raides et immobiles dans la situation où la maladie les a pris, ayant les yeux ouverts et sans mouvement, et ressemblant à une personne qui veille, quoique toute fonction des sens soit entièrement assoupie en eux. Galien rapporte un exemple d'un homme avec lequel il étudiait, qui s'étant épuisé par une application assidue et ardente à l'étude, fut saisi de cette maladie. Il était, dit-il (Comment. Praed. 2. in. lib. 1. Hip. text. 56.), étendu et inflexible comme une pièce de bois. Il semblait qu'il nous regardât fixement ayant les yeux ouverts et sans les mouvoir en aucune sorte. Il ne parlait point. Il disait néanmoins après être sorti de cet état, que pendant qu'il y était, il entendait ce que nous disions, quoique ce ne fût pas tout à fait distinctement et clairement. Il rapportait des choses qu'il avait retenues comme elles s'étaient passées autour de lui. Il disait qu'il voyait tous ceux qui étaient devant lui, mais qu'il ne pouvait ni parler, ni remuer aucune partie de son corps. Fernel rapporte la maladie d'un autre qui ne pouvait entendre, qui ne sentait point quand on le piquait, et qui était étendu comme un mort.

    Quelquefois aussi l'évanouissement est pris pour un ravissement par les ignorants. De quoi sainte Thérèse (C. 6.) parle assez au long et rapporte des exemples dans le livre de ses fondations. Il y en a qui mettent la léthargie au rang des maladies qui causent ressortes d'extases Naturelles. Mais il est certain que les léthargiques sont comme dans un profond sommeil et ne connaissent plus rien. Ce qui n'appartient pas à l'extase.

    La vraie extase ou la suspension des sens peut arriver par la force de l'imagination ; car alors les esprits animaux se ramassent dans le cerveau et empêchent les fonctions des sens extérieurs, l'homme demeurant sans sentiment et sans mouvement, et se figurant ceux à qui son imagination est attachée, comme s'ils étaient présents, et comme s'il s'entretenait avec eux. Cela est semblable à ce qui arrive dans un songe dont cette sorte d'extase n'est différente qu'en ce que le songe n'arrive que dans le sommeil, et que cette extase arrive à une personne qui veille. Or plus l'imagination est appliquée, plus le cerveau est assiégé d'une abondance d'esprits et la suspension des sens est forte et longue, principalement quand on abonde en esprits grossiers et mélancoliques qui sont difficiles à dissiper.

    Nous lisons que Platon était quelquefois tellement attentif aux spéculations philosophiques, qu'il était privé de l'usage des sens. Socrate, au rapport de Platon (In convivio.), fut un jour entier immobile, tant il était abstrait et appliqué à ses pensées. Valère Maxime (L. 8. c. 7. n. 5.) écrit que le même transport était arrivé au Philosophe Carnéades. Porphyre (In vitâ Plot) l'assure de Plotin, et Eunapius (Eun.in Iamblico.) d'Iamblicus. On sait les transports qui arrivaient à saint Thomas d'Aquin, et qu'étant un jour à la table du roi saint Louis, il s'écria qu'il avait trouvé un argument pour confondre les Manichéens. Personne n'ignore aussi ce que saint Augustin raconte de Restitut, prêtre de Calamine, (De Civ. Dei, I. 14. c. 24.) qui séparait tellement son âme de ses sens et se rendait si semblable à un mort quand il lui plaisait, que non-seulement il ne sentait point ceux qui le tiraient et le piquaient, mais que même un jour on le brûla sans qu'il en sentît aucune douleur, et sans qu'il s'en aperçût que par la blessure qui lui en demeura. Néanmoins après que ce transport était passé, il témoignait qu'il avait entendu comme de loin ceux qui avaient parlé un peu haut proche de lui. Ce qui doit être admiré, vu que le feu doit faire une bien plus violente impression sur la chair, que les paroles prononcées à haute voix n'en doivent faire dans l'ouïe. Mais quant à ce qui est d'être élevé aux choses divines par la suspension des sens, cela n'est point naturel à l'homme, comme l'enseigne saint Thomas (2. 2. q. 175. art. 1. ad. 1.). Le démon cause des extases en retenant l'action des sens, et bouchant les conduits par lesquels les esprits se répandent du cerveau dans les sens extérieurs. Saint Augustin a cru que les extases de Plotin et des autres Platoniciens de son temps ont été de cette sorte. On ne saurait douter que les extases de l'hérésiarque Montan, et des femmes qui s'attachaient à lui, ne procédassent des mauvais esprits.

    Il ne faut pas omettre ici la description de l'extase que l'auteur du livre de la Philosophie secrète des Egyptiens, faussement attribué à Aristote, raconte lui être arrivée. M'occupant souvent, dit-il (L. 1. c. 4.), à la contemplation, il m'a semblé que je jouissais du souverain bien avec un incroyable plaisir. Et dans cet état j'ai été saisi d'un grand étonnement, m'imaginant que j'étais devenu une partie du monde supérieur ; que j'avais acquis l'immortalité de la vie, et que j'étais environné d'une très éclatante lumière qu'on ne saurait exprimer par des paroles, dont on ne saurait écouter l'explication, et qu'on ne saurait se représenter par la pensée. Mon entendement étant fatigué, est retombé dans la dépendance de l'imagination ; et la lumière qui m'environnai ayant défailli, j'ai été rempli de tristesse. Voilà comment parle cet auteur qui s'était élevé par sa contemplation naturelle, ou qui avait été trompé par les esprits malins.

    V. Après ces observations sur la nature et la division de l'extase et du ravissement, il nous reste maintenant à traiter de la partie la plus difficile et la plus épineuse, qui est des moyens de discerner les ravissements et les extases qui se font par la nature et par les démons, de ceux qui arrivent surnaturellement et divinement ; car les tromperies de Satan sont innombrables ; l'imagination est capable d'une grande variété de fiction, et les voies de Dieu sont impossibles à découvrir (Rom. 11. 33.), et ne se peuvent comprendre principalement par ceux qui ne les ont pas éprouvées non plus que moi. D'où il faut conclure que le jugement qu'on en portera serait incertain et douteux si l'on ne se servait de l'expérience des autres. Rien ne nous instruit mieux sur ce sujet, dit Richard de saint Victor (L. 5. de, contempl. c. 19.), que nous pouvons être par ceux qui y sont devenus savants, qui ont été élevés à la plénitude de cette science, non tant par la doctrine des autres, que par leur expérience propre. J'ai recueilli d'eux quelques règles par lesquelles il sera facile de discerner le vrai du faux si l'on emploie non pas une ou deux seulement, mais plusieurs pour juger des vrais ravissements.

    1. L'extase naturelle qui vient d'une intempérie de la tête, ou d'une défaillance, ou de quelque autre qualité maligne, est reconnue sans difficulté des médecins habiles par les symptômes qui arrivent au corps. On peut aussi faire un jugement certain de l'extase par le tempérament de celui à qui elle arrive. Car ceux qui abondent en bile noire ont accoutumé d'appliquer tellement leur esprit à un objet, qu'ils sont retirés de tous les autres.

    Ceux aussi qui désirent ou qui aiment ardemment quelque chose, ou qui sont saisis d'une douleur, ou d'une tristesse violente, souvent ont l'esprit tellement détaché des sens par leur forte application à ce qui les afflige, qu'ils semblent être ravis en extase. Il est néanmoins difficile qu'il leur arrive un transport si grand qu'il ne leur reste quelque usage de leur sens. Et le cardinal Cajetan observe (1. 2. q. 17. art. 7.) que souvent des accidents qui arrivent aux personnes qui sont en extase, leur sont causés originairement par la manière avec laquelle elles prennent les choses, quoique peut-être l'accoutumance étant changée en nature, ces accidents leur arrivent malgré elles dans la suite. Ce qui se peut reconnaître en ce que si elles s'appliquent longtemps de tout leur effort par leur esprit à des actions opposées, ces sortes d'accidents cessent. C'est ce qu'en dit cet auteur, qui ajoute qu'il a appris cela par une expérience certaine.

    2. Il s'ensuit de là qu'il faut rapporter une grande précaution à juger des ravissements de ceux qui commencent ; car lorsqu'un esprit faible s'applique avec ferveur à la méditation des choses divines, à laquelle il n'était pas accoutumé, il est souvent tellement touché de la nouveauté et de la douceur de cette occupation, qu'on le prend pour être emporté hors de ses sens, tant il est dégagé de toutes les autres choses. Comme l'ivresse a de coutume d'arriver par la force du vin et la faiblesse de la tête ; ainsi les extases arrivent quelquefois à ceux qui commencent par la grande douceur que Dieu leur fait éprouver et qu'ils n'ont pas encore la force de porter. On voit tous les jours qu'il y a des hommes dont la tête est si forte qu'une grande quantité de vin ne les enivre point, et que d'autres au contraire sont ivres pour n'avoir bu qu'un seul coup. Il en arrive de même dans l'usage des délices spirituelles ; en sorte que ceux qui ont l'esprit faible sont moins propres à en recevoir la douceur sans qu'il leur arrive quelque transport, quoique pourtant Dieu répande quelquefois une si grande abondance de douceur dans les plus parfaits et les plus forts, qu'elle serait capable de leur ôter la vie, s'il ne diminuait ou ne leur ôtait cette douceur.

    3. Un homme prudent qui est chargé de la conduite des âmes, lorsqu'il voit arriver des extases à quelque personne, doit examiner soigneusement si elle est capable de cette extraordinaire grâce ; si elle est dépouillée de toute affection vers les créatures ; à quel degré du divin amour elle est parvenue ; quelle est sa pureté et son humilité. Il faut observer si l'extase est dans les moeurs aussi bien qu'en l'âme ; si l'on est dans une vie qui soit au-dessus de celle du siècle, et en laquelle on soit élevé jusqu'à Dieu par un entier renoncement à toutes choses. Car une personne dont la vie n'est pas conforme à ces dons éclatants, est exposée à un très grand péril par les ravissements qui lui arrivent ; et l'on ne doit pas les estimer de vrais ravissements, mais plutôt des illusions de Satan. Je ne dis pas qu'on doive être exempt de toute sorte d'imperfection, parce que l'élévation jusqu'à Dieu n'exempte personne des défauts ordinaires auxquels notre condition présente est sujette. Mais il faut seulement prendre garde à ne pas mesurer la sainteté par ces choses qui n'en sont pas toujours une preuve. D'où il arrive qu'il faut faire peu de cas de ces dons singuliers, si les personnes en qui on les voit ne sont d'une sainteté bien reconnue, et ne savent en profiter et s'en établir plus solidement dans la vertu ; en sorte qu'il soit évident que ce n'est point le démon qui les trompe.

    C'est encore un conseil très salutaire tant à ceux qui commencent qu'à ceux qui sont les plus avant, de rejeter ces dons extraordinaires, et de les empêcher autant qu'il se peut, à l'exemple des Saints. Nous lisons de l'abbé Sisoï (Vitae Patrum 1. 5. libel. 12.), que quand il s'appliquait à l'oraison, il était aussitôt ravi en extase s'il ne baissait promptement ses mains. Il se hâtait donc de les baisser lorsque quelqu'un des frères priait avec lui, de crainte d'être ravi en extase

    Vadingue (An. 1287. n. 10.) rapporte que Roger, religieux de l'ordre de St. François, avait dit à son confesseur, qui l'entretenait des fréquents ravissements du B. Gilles, qu'il était très facile aux âmes pures et élevées en Dieu, d'être ravies en extase. Cet auteur rapporte aussi qu'il avait connu un homme qui était souvent occupé durant tout un jour à empêcher qu'il ne lui arrivât de ravissement ; et qui avait eu autant de besoin de faire des efforts pour n'être point uni à Dien par cette voie des extases, que d'autres ont accoutumé d'en faire pour s'approcher de Dieu.

    Sainte Thérèse résistait souvent à cette grâce, principalement quand elle se trouvait avec ses religieuses ; car les personnes qui sont bien à Dieu n'ont que de bas sentiments d'elles-mêmes, et s'estiment indignes de ces grâces, et ont une extrême peine à paraître devant les hommes.

    Il est aussi à propos qu'un sage directeur voyant qu'une âme est parvenue à un haut degré de sainteté, ne lui en fasse rien connaître, mais lui laisse suivre Dieu qui l'attire, dans la simplicité de son coeur et l'ignorance de son état ; car c'est un moyen certain pour conserver les dons de Dieu, et mettre en assurance l'humilité.

    4. C'est un signe ou du moins un sujet de soupçonner que l'extase vient d'un mauvais esprit, ou d'une cause naturelle, lorsqu'on se vante d'entrer dans le ravissement toutes les fois qu'on le veut ; car personne ne reçoit ce don par manière d'habitude ; mais Dieu attire l'âme à soi par sa grâce quand il veut, et comme il veut.

    C'est un autre signe de la même cause de l'extase quand on la fait cesser comme l'on veut, et que l'on revient à soi au bruit de quelque voix : parce que la vertu divine n'est point attachée à des paroles si ce n'est à celles du supérieur à qui l'on doit obéir. Ce signe néanmoins n'est pas infaillible si toutes les autres choses ne s'y rapportent.

    On a pareillement sujet de se défier lorsque l'âme étant ravie en extase, ne laisse pas d'être occupée de diverses pensées et des images des créatures, et est troublée par la variété des idées qui se présentent à elle. Car l'âme étant attachée à Dieu comme à son unique objet dans un vrai ravissement, et y étant arrêtée par une opération miraculeuse et divine, oublie toute les choses qui sont hors de Dieu ; en sorte qu'elle ne peut pas même prier pour ses amis, ou vouloir autre chose que ce que Dieu veut.

    Si une personne demeure dans l'extase plusieurs jours sans boire ni manger, on l'attribue ordinairement à un miracle. Ce n'est pas néanmoins toujours une conviction que l'extase soit naturelle ; car les médecins rapportent divers exemples de personnes qui ont vécu longtemps sans boire ni manger, quoique ce n'ait point été par miracle. Zacchias (L. 4. tit. 1. q. 7.) en ramasse plusieurs exemples dans ses questions sur la médecine et les lois.

    Ce sont aussi de mauvaises extases que celles qui sont accompagnées de gestes et de mouvements indécents, de paroles inutiles, confuses, impertinentes, indiscrètes ; que celles dont on se vante et dans lesquelles on veut faire croire qu'on a reçu des révélations de choses vaines, inutiles, et curieuses ; et quand on ne s'applique point à en devenir meilleur, et à se conserver dans l'humilité. Il faut, dit fort bien sur ce sujet le cardinal Cajetan (2. 2. qu. 173 art. 3.), observer dans ces sortes de transports s'il y arrive quelque chose d'indécent à l'égard des mouvements intérieurs ou extérieurs, soit en ce qui est de la nature, soit en ce qui est des moeurs ; car alors ce n'est point un ravissement prophétique, mais un transport d'infirmité, ou de fiction, ou d'illusion de Satan, ou un effet naturel qui vient d'une trop grande application. Cet auteur dit au même endroit, que ceux qui parlent durant qu'ils sont dans ces sortes de transports, et qui après ne savent point ce qu'ils y ont dit, se rapportent à ce qu'ils ont dit dans leur extase, et que ceux qui disent tout ce qu'ils voient soit de leur bon gré, soit malgré eux, comme s'ils étaient poussés par un agent étranger, ne sont point de vrais prophètes. D'où il est clair, dit-il, que ceux qui durant une extase parlent en la personne de Jésus-Christ, ou de quelque Saint, comme s'ils ne parlaient pas de leur propre mouvement, mais comme si ce Sauveur ou ce Saint les faisait parler et agissait en eux, ou sont trompés, ou veulent tromper : et néanmoins le monde qui est fou les admire, adore leurs paroles, leurs actions, et le personnage qu'ils jouent. Car ces admirateurs ne considèrent pas que l'esprit des Prophètes, comme dit l'Apôtre, étant soumis aux Prophètes (1. Cor.14. 32.), ils doivent parler avec un esprit libre et tranquille, et ne sont point poussés par une impétuosité étrangère ainsi que des fanatiques, mais peuvent se taire quand ils veulent, et remettre ce qu'ils ont à dire au temps qu'il sera à propos.

    5. L'extase qui vient de Dieu est pleine de crainte et de frayeur ; car encore que l'âme par sa nature ait une très grande inclination vers Dieu comme vers sa fin et son centre, néanmoins cette manière de tendre à Dieu sans le ministère des sens, étant éloignée de notre condition naturelle, fait qu'on en est aussi épouvanté que le serait un homme qui ayant commencé de monter peu à peu par une échelle à une haute tour, se trouverait emporté tout d'un coup par l'air au plus haut de cette tour. Le propre de cette crainte est de produire une très grande humilité, tant à cause du péril de tomber d'un lieu extrêmement haut, qu'à cause que l'âme étant élevée à une lumière inaccessible à ses forces naturelles, y voit tous ses moindres défauts : et connaissant clairement combien elle est éloignée de la pureté et de la perfection qui lui seraient nécessaires pour être digne de tant de dons qu'elle redoit de Dieu, elle est remplie de crainte et de confusion.

    6. L'homme extérieur étant presque en même état dans le vrai ravissement que dans le faux, pour discerner l'un de l'autre, il en faut premièrement rechercher l'origine et l'occasion, et en examiner ensuite toutes les circonstances et tous les effets.

    Il Faut savoir si ce ravissement vient de l'attentive méditation de quelque objet, ou de quelque grand amour ; si l'extase est arrivée tout d'un coup ; si ç'a été par quelque occasion, et quelle a été cette occasion ; si ça a été par quelque vision, et ce qu'on a senti durant cette vision soit en l'âme, soit au corps ; si l'âme entend quelque chose durant l'extase ; s'il y a quelques opérations des autres puissances ; si l'on a ouï quelques paroles, quelles elles ont été ; si l'on a vu celui qui les prononçait ; si ce sont des avertissements et des conseil, et à quoi ils tendent ; si ces paroles prédisent l'avenir dont on verra la vérité par l'événement ; si elles découvrent les défauts ou les péchés de quelqu'un, et pour quelle utilité ; si elles diffament quelques personnes.

    Il faut encore savoir si l'extase arrive dans des lieux publics et où l'on voit davantage de personnes ; si l'on s'efforce d'y résister ; si l'on cherche à se cacher ; si l'on se souvient après le ravissement des choses qu'on a vues et qu'on a dites ; si ces choses demeurent fortement attachées à l'esprit, même après beaucoup de temps ; car si l'on oublie tout, on doit plutôt estimer ce transport une maladie qu'une extase

    Il est encore nécessaire de s'informer si la personne doute de la vérité de son ravissement (car celui qui est vraiment ravi ne saurait en aucune sorte douter qu'il n'ait été en Dieu, et que Dieu n'ait été en lui) ; s'il reste dans le corps une langueur, une maigreur, une débilité comme le prophète Daniel témoigne qu'il lui arriva. J'eus, dit-il (Dan. 10. 8.), une grande vision, et il ne resta plus de force en moi ; mais ma forme extérieure fut toute changée, et je devins sec : parce que l'âme étant attachée fixement et de toute sa force à la contemplation des choses divines, et la chaleur naturelle étant toute ramassée pour les fonctions de l'esprit, et la véhémence de l'amour se répandant dans la partie sensitive, il est nécessaire que les forces qui servent à la vie du corps ; soient interrompues, et que le corps se refroidisse, et pâlisse, et tombe dans la langueur. C'est pourquoi le ravissement a accoutumé de durer peu, à cause de la violence que les sens et le corps en souffrent. Et il ne faut point objecter à cela, que nous lisons que des Saints ont eu des ravissements fort longs ; car ou il y avait quelque intermission, ou le transport n'était pas toujours égal.

    Il arrive outre cela en quelques personnes qu'un grand manquement de forces leur cause des défaillances, et quelque transport des sens ; ce qui paraît en ce que si l'on fait cesser leurs jeûnes excessifs, et que leurs forces se rétablissent, aussitôt leur ravissement cesse. Nous avons remarqué ci-devant que sainte Thérèse avait employé ce remède vers une religieuse (Fundat. c. 6.).

    7. Il n'y a point d'indice plus certain d'une extase véritable et surnaturelle que lorsque les moeurs s'y rapportent, comme nous l'avons dit ci-dessus, c'est-à-dire si l'on méprise le monde ; si l'on déteste ses pompes et ses vanités ; si l'on est dans une résolution effective de servir Dieu ; si l'on s'estime indigne de cette grâce ; si l'on fait de jour en jour du progrès ; si l'intime union que l'on a avec Dieu par ces extases fait croître l'humilité, le renoncement et la haine de soi-même, et l'amour de Dieu.

    Le propre de la véritable extase est de faire naître dans le coeur un désir pressant de sortir de cette vie, comme l'Apôtre témoigne l'avoir eu, en disant (Phil. 1. 23.) : Je désire d'être dégagé des liens du corps, et d'être avec Jésus-Christ ; et de remplir aussi toutes les puissance d'une extrême joie, et leur faire louer Dieu avec une telle allégresse qu'on ne la saurait exprimer, ni comprendre, ni porter. Il arriva dans mon coeur, dit le prophète Jérémie (Jer. 20. 9.), comme un feu très ardent et qui était enfermé dans mes os ; et je suis tombé dans la défaillance en ne le pouvant supporter. Car l'âme, dit Denys-le-Chartreux (De fonte lucis, art.17), étant ravie et absorbée, étant introduite et plongée dans les richesses de la gloire, dans l'océan immense de la divinité, étant pleine d'admiration de cette majesté infinie, de cet être éternel qui est souverainement indépendant, qui n'a besoin de quoi que ce soit hors de lui-même, qui ne saurait être l'effet d'aucune cause, qui tient toutes choses en sa main, sort tout à fait d'elle-même, et passe toute dans cette suprême majesté, dans cette source de lumière, dans cet abîme de la divinité ; trouvant son plein repos dans son bien aimé, et ne pensant à autre chose, tant l'ardeur de son amour la tient occupée.

    Et lorsque l'âme, sans le savoir et sans y penser, est emportée tout d'un coup à la contemplation des choses divines, l'illumination céleste est si puissante, l'esprit et l'amour de Dieu agissent avec tant de force, que quelquefois elle enlève en l'air le corps même d'une manière si violente qu'il ne saurait lui résister. Et saint Bernard (Ser. 2. in Asc. Dom. n. 6.) appelle très heureux ceux qui sont ravis de cette sorte, ceux qui sont ravis par un esprit d'ardeur dans les richesses de la gloire, la puissance de leur libre arbitre étant comme ensevelie dans la très profonde miséricorde de Dieu, et qui dans cet état ne savent si c'est dans le corps ou hors du corps que le ravissement leur arrive, mais savent seulement qu'ils sont ravis.