CHAPITRE XV




    Des visions et des apparitions. Que la connaissance en est très difficile. Quelques remarques sur ce sujet. Qu'il y a de trois genres de visions et d'apparitions. Ce que c'est que les corporelles et les imaginaires.

    I. Les doctes et les ignorants comprennent facilement ce qu'on doit entendre par le nom de vision et d'apparition. Mais il est très difficile d'expliquer comment elles arrivent, et comment se font les révélations des choses cachées et futures. Cette difficulté a fait peine non-seulement aux savants du siècle, mais aussi aux plus éclairés et aux plus saints docteurs de l'Église. Saint Augustin, que je préfère à tous les autres, répondant à la prière que l'évêque Evode lui avait faite par une lettre, de l'éclaircir sur ce sujet, dit qu'il est très obscur, et qu'il demande une très exacte recherche. Que celui, dit-il (Epist. 100.), qui sait par quelle puissance les visions et les prédictions de l'avenir arrivent en l'âme lorsqu'elle en est occupée, s'efforce d'expliquer comment elles se font. Car nous voyons que l'esprit reçoit une infinité d'images des choses visibles et qui appartiennent aux sens du corps. Il n'importe point d'expliquer avec quel ordre ou quelle confusion elles arrivent ; mais il faut
seulement que celui qui peut expliquer par quelle vertu et par quel moyen se répandent dans l'esprit ces images qu'il est manifeste que l'on reçoit tous les jours et continuellement, ose aussi présumer de décider quelque chose de ces visions qui sont si rares. Pour moi, j'ose d'autant moins l'entreprendre, que je suis moins capable d'expliquer même comment arrive ce que j'éprouve continuellement soit en veillant soit en dormant.

    Ensuite ce Père rapporte la vision d'un nommé Gennade, et il dit : Encore que je ne puisse pas expliquer comment se font ces choses sans le corps, quoiqu'elles soient comme corporelles, je souhaiterais néanmoins, comme je sais qu'elles ne se font point par un corps, de savoir aussi bien comment on peut discerner ce que l'on voit quelquefois par l'esprit, et que l'on pense voir des yeux du corps, et comment on doit distinguer ces visions dont on se moque souvent par erreur ou par impiété, lorsqu'on en rapporte de semblables à celles qui sont arrivées à des Saints. Voilà ce que dit saint Augustin dans son épître centième. Et voici comme il parle encore du même sujet dans l'épître suivante, en expliquant ces paroles du prophète Zacharie (Zac. I. 9.) : L'Ange qui parlait en moi, me dit (Epist. 101.) : Il ne faut pas croire qu'une voix sensible ait extérieurement frappé les oreilles du Prophète dans le moment qu'il dit que l'esprit parle en lui, et non pas à lui. Il est besoin de savoir si cette voix formée par l'esprit était semblable aux voix sensibles comme nous en formons en nous-mêmes, lorsque nous repassons par notre mémoire, même souvent en chantant, ce que nous savons, quoiqu'elle fût formée par un Ange.

    Et ce Père dit un peu après : Ces choses sont admirables, parce que la raison en est trop cachée pour qu'elles puissent être aperçues, ou expliquées à un homme par un autre homme. On ne trouve point d'homme qui ait assez de lumière pour pouvoir juger ou discerner ces choses, s'il n'est éclairé d'en haut par celui à qui il appartient de révéler aux humbles les mystères de sa sagesse. Il faut joindre à cela, dit encore ce saint Docteur (Epist. 102.), que ce sont des visions qui paraissent à l'esprit comme aux sens du corps non-seulement des hommes qui dorment ou qui sont en frénésie, mais aussi de ceux qui veillent et qui sont dans leur bon sens ; que ces visions arrivent non par l'illusion des démons, mais par une révélation spirituelle qui se fait par des formes incorporelles semblables à des corps, et qui ne se peuvent tout à fait discerner si Dieu ne les révèle pleinement, et si l'on ne les sait discerner par l'esprit : ce qui ne se fait quelquefois qu'à peine, même dans le temps qu'elles arrivent, et qui souvent ne se fait qu'après qu'elles sont passées. Voilà comme saint Augustin écrit de ce sujet à l'évêque Evode (L. 12. de Gen. ad lit. et de cura pro mort.). Et parlant encore ailleurs avec plus d'étendue des difficultés qui s'y rencontrent, il nous enseigne à discerner ce qui est certain de ce qui est incertain, et à parler sans témérité d'une chose qui est très profonde et très obscure.

    II. Il faut premièrement observer qu'encore qu'on ait accoutumé de prendre pour une même chose la vision et l'apparition, il y a pourtant quelque distinction entre l'une et l'autre. Car l'apparition est lorsqu'il se présente quelqu'un à nos yeux sans que l'on sache qui c'est ; et quand on sait qui c'est, cela s'appelle une vision.

    En second lieu il faut éviter deux extrémités : l'une, de ceux qui sans choix et sans examen donnent créance a toutes les visions qu'ils entendent rapporter ou qu'ils lisent, soit de quelques femmes, soit de quelques gens de peu d'esprit, soit de quelques imposteurs. Et le Sage condamne cette crédulité en ces termes (Eccli. 19. 4.) : Celui qui est trop prompt à croire, a l'esprit léger. L'autre extrémité qu'il faut éviter, est de ceux qui, mesurant les choses divines aux choses humaines, osent donner des bornes si étroites à la puissance de Dieu, quoiqu'elle soit infinie, qu'ils nient qu'il puisse faire une chose quand ils ne la peuvent comprendre. Ces personnes, dit saint Augustin (Ser. 147. de tempore. c. 1.), n'ont point d'autre règle de leur créance que ceux qu'ils ont accoutumé de voir. Si quelqu'un assure qu'il a vu un esprit ou un spectre, ils disent qu'il a rêvé, et le renvoient aux médecins comme s'il avait perdu l'esprit. J'avoue qu'il se faut conduire avec précaution et lentement, quand il s'agit d'approuver des apparitions, vu qu'il y a, et qu'il y a eu dans les siècles passés plusieurs faux prophètes, inventeurs de visions et de révélations. Mais on ne doit pas condamner celles qui sont vraies à cause de quelques-unes qui sont fausses ; car ce serait comme si l'on disait qu'il n'y a point de véritables diamants à cause qu'il y en a plusieurs de contrefaits, ou que le vin n'enivre personne, à cause qu'il n'enivre pas tous ceux qui en boivent. L'ancien et le nouveau Testament sont pleins de visions et de révélations. Les histoires saintes et profanes en contiennent un grand nombre. On en voit plusieurs dans les ouvrages des SS. Pères, dont nulle personne sage et pieuse ne saurait rejeter le témoignage. Puisqu'il est donc certain et indubitable que plusieurs visions et apparitions sont arrivées dans les siècles passés, et qu'il en arrive encore dans celui-ci, soit de Dieu même, soit des anges ou des démons, soit des âmes ou qui règnent dans le ciel, ou qui sont dans le purgatoire, ou qui souffrent dans les enfers, il faut examiner en troisième lieu combien il y a de ces sortes d'apparitions ou de visions.

    Voici ce que Richard de Saint-Victor en enseigne au commencement de son commentaire sur l'Apocalypse. Il y a, dit-il (L. 1. c. 1), quatre sortes de visions, savoir deux intérieures et deux extérieures ; deux corporelles et deux spirituelles. La première vision corporelle est quand on regarde les choses extérieures et visibles, le ciel, la terre, les figures, les couleurs ; mais cette vision est la moindre. Elle ne comprend point les grandes choses, étant bornée à ce qui est matériel. Elle ne discerne point les petites, parce qu'elle n'a pas assez de vivacité. Elle n'atteint point à celles qui sont éloignées, parce qu'elle n'en a pas la force. Elle ne pénètre point celles qui sont cachées, parce qu'elle n'en a pas la capacité. Enfin elle n'a rien de mystique ni de spirituel, et ne passe point les limites des sens corporels.

    La seconde vision corporelle est quand l'image sensible se présente au dehors à la vue, et qu'elle contient au dedans la signification de quelque grande vertus mystique, telle que fut la vision de Moïse, lorsqu'il vit paraître dans un buisson un feu qui était un signe mystérieux.

    La troisième sorte de vision n'arrive pas dans les yeux du corps, mais dans les yeux de l'esprit et du coeur ; quand l'âme éclairée par le Saint-Esprit est conduite à la connaissance des choses invisibles par la ressemblance et l'image des choses visibles comme par des figures et des signes qui se présentent à elle.

    La quatrième est lorsque l'esprit de l'homme étant touché subtilement et doucement par une inspiration intérieure, est élevé à la contemplation des choses célestes d'une manière spirituelle et sans l'entremise d'aucunes qualités visibles.

    La première vision est naturelle et nous est commune avec les bêtes. La seconde est plus relevée et plus excellente, puisque, outre les images qu'elle présente à nos sens, elle désigne un mystère caché. La troisième se fait dans l'imagination, et la quatrième dans l'entendement.

    Saint Bonaventure établit aussi quatre sortes de visions. Quelques-unes, dit-il (De profectu Relig. 1. 2. c. 75.1), se peuvent appeler corporels, puisqu'elles arrivent corporellement pendant qu'on veille, comme Moïse vit le Seigneur dans le buisson ardent (Exod. 3. 2.) et comme les Pères de l'ancien Testament ont souvent reçu les Anges visiblement. On peut rapporter à cette vision l'opération de tous les sens, comme de l'ouïe, du goût, de l'odorat, du toucher, à cause que la vue se prend pour tous les autres sens. C'est de cette sorte de vision qu'on doit entendre ces paroles de l'Exode : Ils voyaient des voix et des lampes, et le son d'une trompette (Exod. 20. 18.) ; car ils ne pouvaient recevoir ces voix et ce son de trompette par la vue, mais seulement par l'ouïe.

    Il y a d'autres visions imaginaires qui paraissent non corporellement, mais imaginairement à ceux qui veillent, comme ont été les visions d'Ezéchiel, de Daniel, et d'autres Saints dans l'ancien et le nouveau Testament. Il y a encore une autre espèce de visions imaginaires qui arrivent à ceux qui dorment, comme à Jacob la vision de d'échelle sur laquelle Dieu était appuyé, et comme à Pharaon et à Nabuchodonosor les songes que présageaient l'avenir. Il y a une autre vision intellectuelle par laquelle la lumière pure de la vérité éclairs l'œil de l'âme, en lui faisant contempler en elle-même cette vérité, ou lui faisant entendre par une vision imaginaire une vérité que cette vision signifie. Ainsi saint Paul ravi dans le ciel et regardant purement la splendeur de la vérité même entendit des paroles ineffables (2. Cor. 12. 4.). Ainsi l'on croit que S. Jean l'évangéliste entendit purement la vérité de toutes les choses qu'il nous a proposées dans l'Apocalypse sous le voile des figures, quoiqu'il ne les décrive que sous ces figures matérielles.

    Saint Bonaventure remarque que les trois premières sortes de visions sont communes aux bons et aux méchants, et ne rendent ni saints ni meilleurs ceux à qui elles arrivent, comme on le voit dans l'exemple de Balaam, de Pharaon, et d'autres hommes impies. Ces visions au contraire ont été nuisibles à plusieurs qui en étant devenus superbes, en ont abusé à leur propre dommage et au dommage des autres. Elles ont même ouvert à quelques-uns le chemin de la folie, des illusions et de leur perte.

    Ce saint Docteur observe ensuite que les visions imaginaires et leurs figures corporelles sont véritables non selon leur existence, mais selon leur signification spirituelle et mystique. Car il n'est pas vrai qu'il y ait eu véritablement dans le ciel des bœufs, des lions, des aigles, et les autres animaux que saint Jean écrit avoir vus. Mais les vertus et les mystères qui ont été désignés par ces figures, n'ont rien que de véritable.

    III. Saint Augustin (L. 12. de Gen. ad lit.) a dit dans un livre entier beaucoup de choses sur cette matière que je rapporterai ici en abrégé, sans rien omettre de ce qui peut en instruire. Il dit qu'il y a trois sortes de visions, la corporelle, la spirituelle et l'intellectuelle, desquelles on rencontre l'exemple dans ce précepte : Vous aimerez le prochain comme vous-même (Mat. 22. 39.) : car on voit corporellement les lettres avec lesquelles ces paroles sont écrites ; on pense spirituellement au prochain par l'imagination ; et l'on voit intellectuellement l'amour et la charité. On peut aussi avoir dans la pensée d'une manière spirituelle les lettres qu'on n'a pas devant les yeux, et voir le prochain d'une manière corporelle. Mais quant à la charité on ne la saurait voir des yeux du corps, et l'esprit n'en saurait former la pensée par aucune image que l'imagination et les sens lui aient fournie, et l'on ne la saurait concevoir que par le seul entendement.

    Il est certain qu'il y a quelque rapport entre ces visions ; car la corporelle se rapporte à la spirituelle, et la spirituelle à l'intellectuelle ; ce qui paraît évidemment dans la vision qu'eut le roi Balthasar d'une main qui écrivait contre la muraille ; puisque l'image corporelle fit son impression dans l'esprit et demeura dans la pensée de ce roi, et qu'il la voyait en esprit, mais qu'il n'en avait pas encore l'intelligence, quoiqu'il sut qu'elle était un signe de quelque chose. Daniel l'étant venu trouver lui découvrit par la lumière dont son âme était éclairée, ce que ce signe présageait. Ce prophète entendit la vision par son esprit plutôt que le roi qui n'avait vu le signe que d'une manière corporelle, et qui le considérait par sa pensée sans y pouvoir rien comprendre par son esprit, sinon que c'était un signe : ce qui l'obligea d'en demander la signification au Prophète.

    Puis donc que nous voyons de nos yeux des choses qui sont présentes, et par notre imagination celles qui sont absentes, nous discernons facilement les unes des autres en veillant, et nous ne doutons point que les unes ne soient des corps, et les autres des images des corps. Mais lorsque par une trop grande attention, ou par quelque maladie, ou par l'impression soit d'un bon, soit d'un mauvais esprit, les images des choses corporelles sont représentées dans l'esprit de même que si on les voyait des yeux du corps, nous ne pouvons discerner celles qui se présentent à notre vue de celles que nous n'avons que dans l'imagination. Car souvent on entend ceux qui sont dans la frénésie ou dans une fièvre chaude parler avec ceux qui sont véritablement présents, et avec ceux qui sont absents comme s'ils voyaient également les uns et les autres.

    Quant à l'extase en laquelle l'âme est entièrement séparée des sens, ni on ne voit les objets présents, ni on n'entend aucune voix. Mais toute la vue de l'esprit est bornée aux images des choses sensibles quand la vision est imaginaire, ou aux choses incorporelles, qui ne sont figurées par aucune image de rien qui soit corporel, quand la vision est intellectuelle. Les choses que l'on voit dans la vision imaginaire, si elles ne signifient rien, ne sont produites que par l'imagination : mais si elles signifient quelque chose, cela n'arrive pas par une puissance de deviner qui soit en l'âme, mais par un don de Dieu, ou par l'impression soit d'un bon Ange, soit d'un mauvais Ange. Il y a néanmoins cette différence, que le mauvais Ange trompe souvent par des mensonges et des prestiges ceux dans lesquels il produit ces visions, au lieu qu'un bon Ange ne fait jamais voir à l'esprit de l'homme des images de quelques choses, qu'elles ne signifient quelque vérité.

    Toutes les visions se passent dans l'âme ; mais elles ont entre elles un ordre. La spirituelle est d'un ordre supérieur à la corporelle, laquelle ne saurait arriver que l'autre n'arrive en même temps ; puisque dans le même moment que les sens du corps atteignent à quelque objet, il arrive dans l'âme quelque chose de pareil qui n'est pas pourtant la même chose, mais seulement une ressemblance. Cela cependant ne se discerne point, sinon lorsque l'objet corporel est absent, et qu'on ne trouve plus que dans l'esprit ce que l'on voyait des yeux du corps.

    La vision spirituelle peut arriver sans la corporelle, lorsque la ressemblance des choses corporelles qui sont absentes est présente à l'esprit, et que l'on se figure librement de ces sortes de ressemblances, ou qu'elles se présentent sans qu'on les cherche. Mais ces visions, pour être discernées, ont besoin de celle que nous appelons intellectuelle : et celle-ci n'a point besoin des autres, et peut arriver sans elles, et est la plus noble et la plus excellente de toutes. Il n'y peut arriver aucune fausseté ni aucune tromperie, au lieu que les autres sont sujettes aux erreurs et aux illusions. Voilà sommairement et en substance la doctrine de saint Augustin sur cette matière. Et saint Thomas le suit en cela comme il fait ordinairement (2. 2. q. 174. art. 1. et q. 175. art. 3.) ; car il enseigne que les visions sont distinguées par les trois puissances que nous avons de connaître, qui sont les sens, l'imagination, et l'entendement. Et parlant du ravissement de saint Paul, il veut qu'on entende par le troisième ciel cette vision surnaturelle selon ces trois puissances ; en sorte qu'on donne le nom de premier ciel à la vision corporelle qui se fait par les sens, comme celle qui arriva au roi Balthasar de la main qui écrivait contre la muraille ; et le nom de second ciel à la vision imaginaire, comme celles qui sont arrivées au prophète Isaïe et à l'évangéliste saint Jean ; et le nom de troisième ciel à la vision intellectuelle.

    IV. Je crois qu'il est assez constant par ce que nous venons de dire, que l'on a des visions et des apparitions des choses qui se font connaître à nos sens ou à notre entendement. Et il est clair que cela arrive en deux manières, ou naturellement par les objets dont on reçoit une connaissance qui est naturelle, ou surnaturellement quand les choses, dont la connaissance excède nos forces naturelles, se manifestent à nous. C'est de cette vision ou apparition que nous parlons ici, dont nous avons établi trois espèces, savoir la corporelle, l'imaginaire, et l'intellectuelle. Le nom de corporelle est attribué à celle qui arrive tant par la vue que par les autres sens ; parce que ce nom de vision qui a été premièrement employé pour signifier les actes de la vue, a été étendu aux fonctions de tous les antres sens, à cause que la fonction de celui-là est la plus certaine et la plus noble. Il n'y a proprement, dit saint Augustin (L. 10. cons. c. 35.), que les yeux qui voient. Nous ne laissons pas néanmoins d'user de ce terme à l'égard des autres sens, lorsque nous les appliquons à ce qui concerne la connaissance. Car nous disons non seulement : Voyez quelle est cette clarté, ce qui n'appartient qu'à ta vue ; mais nous disons aussi : Voyez quel est ce son, voyez quelle est cette odeur, voyez quelle est cette saveur, voyez quelle est cette dureté. Or cette vision ou apparition se fait par des signes extérieurs, ou par des images et des espèces desquelles Dieu se sert en éclairant l'esprit de celui qui voit pour lui faire entendre ce qui est représenté par ces espèces, soit qu'elles soient des voix que l'on entende sans voir personne qui parle, ou que l'on entende en même temps que la forme d'une personne se présente à la vue. Quelquefois aussi il y a des personnes qui sentent dans des apparitions célestes et même en recevant l'eucharistie une odeur et une saveur qui surpassent tout ce qu'on peut s'imaginer de plus doux et de plus exquis dans les odeurs et les viandes ; Dieu les excitant par ces signes sensibles à l'aimer de plus en plus, et à se représenter, par le rapport que ces satisfactions qu'elles ressentent, ont aux satisfactions intérieures et spirituelles, combien il y a de douceur à le servir. Et il les oblige en les traitant ainsi, à s'établir soigneusement dans l'humilité, en se reconnaissant du nombre de ceux à qui ces consolations sensibles sont nécessaires, comme à des enfants qui ne sont pas encore capables d'une nourriture plus solide. Il faut néanmoins à cet égard se méfier des tromperies et des illusions auxquelles ces consolations sont sujettes. Sur quoi nous avons fait ci-dessus quelques observations, en traitant de la manière avec laquelle Dieu et les Anges nous parlent (Ch. 8. et 10.) : et nous en dirons davantage lorsque nous traiterons exprès des moyens de discerner en ces occasions le vrai du faux.

    V. La vision imaginaire que saint Augustin appelle spirituelle, arrive par les figures et les images empreintes dans l'imagination, qui sont disposées de telle sorte par l'opération de Dieu ou d'un Ange, qu'elles représentent clairement l'objet proposé, une lumière surnaturelle étant répandue dans l'esprit pour faire entendre ce que ces images signifient. Ces visions arrivent aussi par de nouvelles espèces qu'on n'avait jamais vues auparavant, et qui sont envoyées de Dieu ou d'un Ange. Elles s'attachent si fortement aux puissances, qu'on n'a pas la liberté de s'en détacher ni de s'en détourner. Et si c'est une personne qui apparaisse, l'imagination en est tellement frappée, qu'il semble que l'on la regarde des yeux du corps, et que l'on entende sa voix. Ce fut ainsi que Dieu apparut à Daniel en forme humaine. Je regardais, dit-il (Dan. 7. 9. et 10.), jusqu'à ce que les trônes furent posés et que l'ancien des jours fut assis. Son vêtement était blanc comme la neige, et ses cheveux étaient comme de la laine fort nette. Son trône était de flammes de feu, avec des roues d'un feu très ardent. Il sortait de sa bouche un fleuve rapide de feu. Il avait mille milliers de ministres, et il en avait autour de lui dix fois mille cent mille.

    Il est constant que Dieu fit voir toutes ces choses à l'imagination du Prophète, afin que l'apparition fut convenable à la condition naturelle de l'homme dont le propre est d'être remué et attiré par les objets sensibles. Sainte Thérèse (En sa vie, ch. 28.) s'étend à décrire cette sorte de vision selon la profonde connaissance qu'elle en avait par sa propre expérience, lorsqu'elle dit que Notre-Seigneur lui montra ses mains et son visage, et qu'il lui était apparu en la même forme qu'on le peint sortant glorieusement du tombeau par sa résurrection. Et encore que Notre-Seigneur s'accommodât en cette vision à sa faiblesse naturelle, ainsi qu'elle le témoigne, elle avait néanmoins besoin d'être secourue d'une grande force pour porter cette vision. Car les corps glorieux ont une beauté si grande, et sont environnée de tant d'éclat, qu'ils ravissent hors d'eux-mêmes ceux qui les voient, et les rendent comme des personnes qui auraient perdu l'esprit. Ces visions causèrent à cette Sainte de la consternation, et lui firent craindre les illusions de Satan ; mais un peu après les frayeurs qu'elle en eut, la grâce de Dieu la mit tout à fait en assurance. Quand, dit-elle, je m'efforcerais durant plusieurs années de me figurer une si extrême beauté, il me serait absolument impossible ; parce que cela surpasse toute imagination et foute pensée. Le seul éclat de Notre Seigneur lorsqu'il se découvre à quelqu'un, ne se peut expliquer ni concevoir. Ce n'est point un éclat qui éblouisse. C'est une blancheur et une splendeur extrêmement douce qui réjouit extraordinairement la vue sans la lasser. Cette Sainte parle magnifiquement de cette splendeur, assurant qu'elle est si différente de toute la lumière que l'on voit sur la terre, que la clarté du soleil en comparaison paraît si obscure que l'on ne daignerait pas ouvrir les yeux pour la regarder. Cette lumière, dit-elle, est comme un jour sans nuit que rien ne serait capable d'obscurcir ; et il n'y a point d'esprit, quelque pénétrant qu'il soit, qui puisse s'imaginer dans tout le cours de sa vie quelle est cette lumière ; Dieu la fait voir si promptement, que s'il n'était besoin pour l'apercevoir que d'ouvrir seulement les yeux, on n'en aurait pas le loisir. Nulle distraction ne la saurait empêcher ; nulle puissance n'y résiste ; nulle diligence et nul soin ne sauraient aussi la faire obtenir.

    Cette Sainte confesse qu'elle ne sait point comment Notre-Seigneur se fait voir dans ces sortes de visions. Car d'une part il lui semblait qu'il était présent lui-même ; et de l'autre, que c'était seulement son image. Mais elle dit que cette image n'était pas comme les portraits que l'on fait des hommes, et qu'il y avait autant de différence entre cette image-là, et celles que l'on fait par art, qu'entre une personne vivante et sa peinture. Elle dit que si ce qu'elle voyait, n'était qu'une image, au moins elle était véritablement vivante et qu'elle paraissait quelquefois avec tant de majesté, qu'on ne pouvait douter que ce ne fût Jésus-Christ.

    Traitant encore ailleurs de cette vision, elle dit que Notre-Seigneur lui avait apparu en la même forme qu'il a été vu parmi les hommes, et qu'encore que cette vision passât aussi soudainement qu'un éclair, cette image demeurait néanmoins si empreinte dans son imagination qu'elle n'en pouvait être effacée. Or, dit elle (Au chât. de l'âme, dem. 6. c. 9.), quoique j'use du nom d'image, cela ne se doit pas entendre comme un tableau que l'on présenterait à nos yeux ; mais c'est une chose véritablement vivante, et qui quelquefois parle à l'âme et lui montre de grands secrets. Et lorsque Notre-Seigneur fait cette grâce à l'âme, elle tombe presque toujours dans le ravissement, sa bassesse ne pouvant soutenir l'éclat d'un tel objet, tant elle est épouvantée de ses ineffables perfections. Je dis épouvantée, parce qu'encore que cette humanité de Jésus-Christ ait une si merveilleuse beauté, et qu'elle donne un plaisir et une joie qui surpasse tout ce que pourrait s'en imaginer une personne quand elle vivrait mille ans, et qu'elle y penserait toujours, a cause qu'elle est au-delà de toute imagination et de toute pensée ; sa présence néanmoins est accompagnée d'une si grande majesté, et remplit l'âme d'un si grand étonnement qu'aussitôt elle fait connaître qui est celui que l'on voit. Et la sagesse divine éloigne de l'âme toute ignorance ; en sorte que quoique diverses personnes puissent dire au contraire, l'âme néanmoins demeure assurée que c'est une grâce qui vient de Dieu, et ne craint d'y être trompée par aucune illusion.

    Voilà comme parle sainte Thérèse, à laquelle est entièrement conforme le bienheureux Jean de la Croix, qui s'était si fidèlement uni avec elle dans la réformation de son ordre. Il faut savoir, dit-il (Asc. Montis Carm. 1. 2. c. l6.), que comme les cinq sens du corps représentent à l'imagination les images de leurs objets, ces images peuvent aussi, sans l'entremise de ces sens, être surnaturellement représentées plus vivement et plus parfaitement, afin qu'on le voit en divers endroits de l'Écriture sainte, comme, par exemple, lorsque Dieu manifesta sa gloire parmi les Séraphins qui cachaient leurs visages et leurs pieds de leurs ailes, et lorsqu'il montra une branche d'amandier au prophète Jérémie, et lorsque Daniel eut diverses visions. Et cet auteur enseigne que dans ces visions l'âme ne fait qu'en recevoir l'intelligence et la douceur sans la pouvoir empêcher, non plus qu'un verre fort net et présenté au soleil ne saurait empêcher que sa clarté ne le pénètre. Il enseigne aussi de quelle manière et par quel ordre Dieu prépare un homme à passer des choses sensibles aux spirituelles, c'est-à-dire du droit et naturel usage des sens extérieurs aux communications surnaturelles, telles que sont les apparitions corporelles, les discours que l'on entend dans ces apparitions par lesquels l'âme est excitée à l'exercice de la vertu et est éloignée des mauvais objets. Ensuite l'imagination est instruite et perfectionnée par de saintes méditations, par lesquelles Dieu l'élève aux visions qui se font par les images sensibles, jusqu'à ce que l'âme en étant dégagée parvienne, par le secours de Dieu, aux visions intellectuelles. Que si l'imagination reçoit quelques images par l'opération des démons, cela ne s'appelle ni une vision ni une révélation, mais une illusion.