Sixième partie : ÉVÉNEMENTS DIVERS

 

 

I

 

Pie IX et Napoléon III

 

Les extraits de lettre qui vont suivre nous montreront comment le Curé d'Ars, qui ne lisait point les gazettes, qui humainement se trouvait fort peu au courant des affaires de ce bas monde, confiné qu'il était dans son confessionnal, a porté sur les hommes et sur les choses des appréciations d'une impeccable justesse. Là encore, il nous apparaît éclairé et guidé par une lumière supraterrestre.

Il s'agit dans ces extraits du pape et de l'empereur.

Pie IX, prisonnier de la révolution entre les murs de son palais du Quirinal, s'en était enfui, habillé en simple prêtre, dans la voiture de l'ambassadeur de Bavière, le 24 novembre 1848. Accueilli filialement à Gaëte par Ferdinand II, roi de Naples, il ne devait revenir à Rome que le 12 avril 1850. Cependant, en France, les langues allaient leur train : comme toujours, beaucoup jugeaient le Souverain Pontife selon leurs opinions préconçues ou leurs passions. Que la parole du saint Curé d'Ars n'a-t-elle retenti alors plus haut et plus loin !

Quant à Napoléon III, qui n'était encore à cette époque-là que le « prince-président » Louis-Napoléon, il était provisoirement en faveur -– M. de Maubou nous dira tout à l'heure pourquoi. Mais saint Jean-Marie Vianney, on le verra, ne s'y laissait pas prendre. Il ne pouvait qu'approuver évidemment l'heureuse détente qui suivit l'accès au pouvoir du futur empereur ; mais de loin, perçant cette âme indécise et trouble, il prophétisait ce que la politique ferait d'un chef d'État qui eût réalisé de nobles desseins, s'il avait eu le courage de regarder plus haut que la politique.

 

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...En 1849, pendant que le grand pape Pie IX était en exil à Gaëte, je me trouvais à Ars en visite auprès du vénérable Curé.

Un Espagnol âgé, qui avait occupé une position assez élevée auprès de don Carlos, lorsque ce prince, après la mort de Ferdinand VII, fit la guerre pour monter sur le trône d'Espagne, m'accosta un jour et ensemble nous fîmes une promenade solitaire à une distance assez éloignée de l'église d'Ars.

Pendant cette promenade, l'Espagnol se mit à récriminer avec une sorte de violence contre le Saint-Père qui avait accordé certaines libertés à son peuple au moment de son exaltation au trône pontifical. Je ne partageai pas ses idées, et après une heure environ de promenade nous nous séparâmes.

Pendant ce temps, M. Vianney n'était pas sorti de l'église, tantôt en chaire pour le catéchisme, tantôt dans son confessionnal qui était entouré d'une multitude de femmes : c'était avant midi, dans les instants qui leur étaient plus spécialement consacrés. Il avait donc été absolument impossible à M. le Curé ni de nous voir, ni d'entendre notre conversation, ni d'en avoir la moindre connaissance par qui que ce fût.

Or, un moment après midi et lorsqu'il venait de prendre son petit repas, j'eus le bonheur de le rencontrer près de l'église. Après l'échange de quelques mots, il s'arrêta brusquement et me dit ces paroles qui ne se sont jamais échappées de ma mémoire :

« Ô mon ami, combien les voies des hommes sont différentes des voies de Dieu ! On vous a dit ce matin que le Saint-Père, de retour à Rome, devrait déposer la puissance pontificale. Eh bien, vous le verrez, vous, Pie IX sera l'un des plus grands papes qui aient gouverné l'Église. »

La même année, je fis une autre visite au bon Curé pour lui demander conseil sur une détermination que j'avais à prendre. J'étais sollicité pour une position d'une certaine importance dans le gouvernement que le président de la République Louis-Napoléon organisait alors.

Le président venait de rendre le Panthéon au culte catholique ; il avait appelé M. de Falloux au ministère de l'Instruction publique : il avait nommé une commission pour préparer la grande loi sur la liberté d'enseignement. Louis-Napoléon paraissait donc vouloir établir un gouvernement véritablement catholique.

Je demandai à M. Vianney sa pensée sur la proposition qui m'était faite. Après m'avoir écouté avec une bienveillance marquée, il s'arrêta un instant, les yeux baissés vers la terre, comme pour s'inspirer par la réflexion ou, peut-être, par la prière. Tout à coup il se tourne vers moi, et d'un ton assuré :

« Non, non, mon ami, n'acceptez aucun emploi du nouveau gouvernement. Louis-Napoléon sera un jour un adversaire de l'Église. »

Ce qui arriva plus tard me fit comprendre sans peine que ces paroles du Curé d'Ars avaient été des paroles prophétiques. (1)

 

 

(1) D'une lettre adressée à M. le chanoine Ball, 8 septembre 1878