XVII

 

« Vous serez très heureuse » (1)

 

Mlle Benoîte Merle, native de Feurs (Loire), avait l'avantage d'habiter depuis son bas âge chez un oncle curé qui, vu sa santé délicate, l'avait toujours traitée un peu en enfant gâtée. Et voilà que, aux environs de ses vingt ans, Benoîte avait parlé de se cloîtrer chez les Bénédictines de Pradines !

 

L'oncle, plus attentif en l'occurrence à la voix de la nature qu'à celle de la grâce, répondit par un non catégorique aux confidences de la nièce ; d'autres parents firent chorus. Puis, pour mieux embrouiller les choses, le confesseur de la jeune fille, d'autres prêtres encore l'approuvèrent dans sa vocation, en lui conseillant toutefois d'aller ailleurs qu'à Pradines : sa santé ne supporterait pas le poids d'une règle austère ; son caractère surtout ne pourrait se faire aux assujettissements de la vie cloîtrée, etc. D'où pour la pauvre enfant une perplexité bien torturante.

 

Mais Ars luisait comme un phare à l'horizon de cette âme. Au mois d'août 1857, Benoîte profite d'une occasion qui s'offre : elle verra M. Vianney. Mais c'est l'éternelle histoire : trop de monde dans l'église ! La jeune fille prend une résolution héroïque : elle ne sortira pas du lieu saint qu'elle n'ait parlé au serviteur de Dieu !

 

Benoîte avait compté sans sa belle-mère, qu'elle accompagnait. Force lui fut, le soir, de retourner à l'hôtel. Le lendemain, quand elle revint à l'église, la nef était encombrée comme la veille ; le confessionnal se trouvait assiégé. Et les voyageuses devaient repartir entre dix et onze heures ! Cependant, la pauvre jeune fille avait un si véhément désir de parler au Curé d'Ars, que, après la messe, elle se mit à la suite d'une cinquantaine de personnes qui attendaient leur tour. Vaine attente ! Les heures passaient ; le moment d'aborder M. Vianney semblait ne devoir jamais venir.

Elle n'y comptait plus, quand, une petite demi-heure avant le départ de la voiture, le saint sortit du confessionnal, congédia la pénitente qui avait déjà pris place à la grille et fit s'agenouiller là Benoîte, muette de surprise. Alors, sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche, il dit à cette inconnue avec la plus tranquille assurance :

« N'est-ce pas, mon enfant, il s'agit de votre vocation ? Oui, c'est la volonté du bon Dieu : faites-vous religieuse. Vous serez très heureuse en religion. Le premier obstacle ne tardera pas à disparaître. Attendez un peu ; le bon Dieu vous donnera la force de sa grâce pour vaincre les autres difficultés.

— Mon Père, je désire entrer chez les Bénédictines de Pradines.

— Oui, mon enfant, c'est là qu'il faut aller. Si le démon vous tourmente, il ne vous pourra rien. Soyez humble et obéissante. »

Cela dit, il la renvoya.

 

Le premier obstacle dont avait parlé le Curé d'Ars, n'était-ce pas l'opposition formelle de l'oncle curé au départ de sa nièce ? Celle-ci l'avait bien compris. Or l'obstruction ne dura pas. Et voici comment : le synode provincial tenu à Lyon en 1850 avait décrété qu'à l'avenir « aucun prêtre du diocèse ne pourrait avoir, logeant sous son toit, une personne du sexe au-dessous de trente-cinq ans » ; les décisions de ce Synode ne furent promulguées par le cardinal de Bonald qu'en août 1851, pendant ou peu après le séjour de Benoîte à Ars. L'oncle curé dut, en conséquence, ramener la nièce chez son père... Et ainsi le premier obstacle fut levé.

Quant aux autres difficultés, le diable s'en mêlant, il fallut à la jeune fille deux années pour les vaincre. Enfin, après bien des luttes, bien des actes de patience, elle put entrer au noviciat de Pradines où elle devait devenir Mère Sainte-Gertrude, bénédictine professe.

Le saint Curé lui avait prédit encore : « Si le démon vous tourmente, il ne vous pourra rien ». En effet, pendant les sept premières années de sa vie religieuse, Mère Sainte-Gertrude fut assaillie de tentations et de peines intérieures très pénibles. Mais « depuis lors elle ne croit pas qu'il puisse y avoir une religieuse plus contente dans sa vocation, sinon celles qui, par un avancement plus parfait dans la vertu, ont mérité de goûter Dieu davantage ».

 

 

(1) Ce récit est tiré d'une relation adressée en janvier 1881 et certifiée « en tout conforme à la vérité » à M. l'abbé Ball par l'héroïne de l'histoire, Mlle Benoîte Merle, en religion Mère Sainte-Gertrude. (Documents, N° 97)