XVIII

 

Les larmes de la Sœur Valeyre

à qui il fut annoncé qu'elle persévérerait

 

La Sœur Benoîte Valeyre, Fille de la Charité, décédée vers 1895 à Shanghaï, était une religieuse extrêmement édifiante. Très pieuse, très régulière, elle était en même temps très gaie : elle savait raconter ses souvenirs avec un entrain qui faisait le charme des récréations. Malgré sa gaieté, Sœur Valeyre semblait avoir le don des larmes. Lui parler de ces multitudes païennes qui ignorent Dieu, c'était provoquer chez elle un déluge de pleurs. Même chose arrivait si on rappelait en sa présence quelque scène de la Passion de Notre-Seigneur.

D'où pouvait bien lui, venir ce don extraordinaire ? Ne serait-ce pas d'une visite qu'elle fit, étant encore dans le monde, au saint Curé d'Ars ? Voici en tout cas ce qu'elle raconta un jour à ses compagnes pendant une récréation :

 

« J'avais vingt ans. J'étais vaniteuse. Je plaisais ; je le pensais du moins, et cette pensée, cette illusion peut-être, m'emplissait d'un secret contentement... Et pourtant – comment expliquer cela ? Que c'est bizarre ! on dirait parfois deux âmes dans une – et pourtant j'avais quelque peu le désir de me donner au service de Dieu dans la personne des pauvres. Tout en soignant ma toilette et ma coiffure – qui l'eût cru ? – je songeais, là, devant ma glace, à demander mon admission parmi les Filles de Saint-Vincent-de-Paul !

Mais... mais... petite personne prudente malgré tout, je ne me pressais pas de demander mon admission. Ces parures que j'aimais tant, il faudrait les abandonner. Je tremblais d'y revenir après leur avoir dit un trop peu sincère adieu. L'une de mes amies, bien meilleure que moi, n'était-elle pas entrée dans cette famille religieuse pour en sortir peu après ? Pareille confusion, moi ? pensai-je. Oh ! Jamais ; j’en mourrais de honte !

Ma famille habitait aux environs de Lyon, et dans la contrée on parlait beaucoup du Curé d'Ars. Dieu, à ce qu'on disait, donnait à ce saint prêtre des lumières spéciales pour débrouiller les vocations.

C'était bien mon affaire ; car, au fond, je devenais malheureuse. J'avais fini par comprendre qu'on n'est pas sur terre pour nouer élégamment des rubans ou faire boucler des frisettes. Eh, mon Dieu ! Je partis pour Ars sans grand émoi, plus heureuse, semblait-il, de me payer un joli petit voyage que d'aller à l'audience d’un saint... Mais tranquillisez-vous : les saints sont fins – je crois me rappeler qu'on attribue cette réflexion au Curé d'Ars lui-même –  et je fus bien attrapée.

 

A mon tour, c'est-à-dire après de longues heures d'attente, je me confessai. M. Vianney me fit une exhortation que j'écoutai – faut-il l'avouer ? – assez froidement. Alors, mes amies, la scène changea.

« Comment ! me dit-il d'une voix perçante et sur un ton irrité, comment ! Vous ne pleurez pas encore vos vanités ? Allez à l'autel de sainte Philomène. Allez-y prier et pleurer. Vous reviendrez une autre fois. »

La foudre fût tombée à mes pieds que je n'eusse pas été plus atterrée. Docilement, je me rendis à la chapelle de sainte Philomène. Je m'y agenouillai. Et moi la sèche vaniteuse, la froide orgueilleuse qui ne pleurait jamais, je me mis à fondre en larmes. A fondre, c'est le mot.

Mes larmes durèrent toute la soirée, se prolongèrent toute la nuit, continuèrent la journée suivante... C'est la figure encore toute baignée de pleurs que j'attendis mon tour au confessionnal.

Me reconnaissant avant que j'eusse articulé une syllabe, le Curé d'Ars me dit avec bonté : « Vous avez pleuré assez comme ça, mon enfant ». Puis, pesant bien sur les mots, il ajouta : « Entrez dans la communauté des Filles de la Charité... Vous n'en sortirez pas ».

Je lui obéis aveuglément ; car mes troubles étaient revenus. Mais, cette fois, j'avais confiance : la parole d'un saint éclairait ma route. Je suis entrée, et je ne suis pas sortie. »

 

Tel fut le récit de la Sœur Benoîte Valeyre. Plusieurs de ses compagnes l'entendirent, notamment la Sœur Constance Hambro, chargée de la pharmacie à l'hôpital central de Pékin, et la Sœur Germaine Porret, supérieure de l'hôpital Saint-Vincent du Pé-Tang.

L'une et l'autre ont transmis ces curieux détails au R. P. Dutilleul, lazariste, missionnaire au Pé-Tang, un ami d'Ars, qui s'est fait une joie de les communiquer à Mgr Convert.