XVI

 

De quoi et comment Marie Niel fut guérie

 

Nous devons à l'extrême obligeance de M. le chanoine Billard, aumônier de Notre-Dame de la Providence à Vitteaux (Côte-d'Or), plusieurs mémoires sur les faits d'Ars. Voici d'abord un récit très intéressant qu'il a bien voulu rédiger sous la dictée de Sœur Amélie-Marie (1) déjà octogénaire, mais « qui garde toute sa lucidité d'intelligence et de mémoire ».

 

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J'avais une cousine qui s'appelait Marie Niel et que ma mère me défendait de fréquenter parce qu'elle était mondaine : elle s’adonnait en effet à la toilette plus que son rang ne le comportait et elle aimait la danse. Cependant, à part la vanité et l'amour du plaisir, il n'y avait rien d'extérieurement répréhensible dans sa conduite, et elle m'aurait volontiers recherchée malgré l'austérité dans laquelle ma mère nous élevait.

Cette cousine avait trois sœurs qui ne partageaient pas ses goûts de mondanité. Elle en était l'aînée.

Toutes nous habitions le même village, Epertully, à quelques lieues de Chalon-sur-Saône.

Or il advint qu'une sœur de Marie Niel, la plus jeune peut-être, tomba dans une maladie de langueur pour laquelle tous les remèdes furent impuissants. Comme on parlait beaucoup, à cette époque, du saint Curé d'Ars – c'était vers 1851 – et des guérisons nombreuses qui lui étaient attribuées, Marie reçut de ses parents la permission de se joindre à une pieuse caravane de son village ou des environs, qui se rendait à Ars.

Dès son arrivée, elle voulut faire ce que tous les pèlerins faisaient : se confesser. C'était au fond le moyen le plus facile et le plus sûr de pouvoir parler à M. Vianney. Après sa confession, elle lui demanda de bien vouloir guérir sa sœur malade, car c'était dans l'espoir d'obtenir surnaturellement cette guérison que les parents avaient consenti au voyage.

« Vous guérirez, mon enfant, lui répondit le serviteur de Dieu.

— Mais, mon Père, ce n'est pas moi qui suis malade, c'est ma sœur.

— Vous guérirez, mais allez près de sainte Philomène : vous prierez, vous achèverez votre examen de conscience car votre confession est incomplète, et puis vous reviendrez. »

Elle obéit, probablement assez troublée. Elle pria, chercha dans sa conscience les péchés qu'elle avait pu oublier, et quand elle crut que sa déclaration serait au point, elle s'en retourna prendre son rang afin de pouvoir de nouveau aborder M. le Curé.

Son accusation achevée, elle pose une seconde fois à son confesseur la question qui lui tenait le plus à cœur et à laquelle avait semblé se dérober M. Vianney :

« Mon Père, ma sœur guérira-t-elle ?

— Oui, vous guérirez, mon enfant, mais retournez à la chapelle de sainte Philomène et demandez-lui avec instance qu'elle vous éclaire sur votre état de conscience, car votre confession n'est point complète. Et ensuite vous reviendrez. Je vais prier pour vous. »

Elle s'en alla de plus en plus troublée. Elle pria cette fois de tout son cœur sainte Philomène de faire la lumière dans son âme : elle vit clairement alors ce que ses examens superficiels ne lui avaient jamais découvert, et ce fut tout en larmes, les larmes d'une vive contrition, qu'elle vint se remettre humblement à la suite des personnes qui attendaient. Or il y en avait beaucoup. Mais M. le Curé, qui la tenait à l'œil, lui fit un signe et l'appela avant son tour. Il trouva à ses pieds une pénitente : la frivolité de sa vie, à cette heure, lui était révélée. Après l'avoir entendue, le saint prêtre lui dit : «  À présent, mon enfant, vous êtes guérie. » Il lui donna les avis salutaires qui devaient régler sa nouvelle vie et lui indiqua ce qu'elle avait à faire pour bien élever ses plus jeunes sœurs.

Avant de sortir du saint tribunal, la pénitente s'enhardit à poser une troisième fois la question qui jusqu'alors n'avait point reçu de réponse :

« Mais, mon Père, et ma sœur malade ?

— Mon enfant, dans un an votre sœur malade sera guérie. »

 

À son retour, Marie Niel parut toute transformée ; elle était méconnaissable. Ma mère ne craignait plus pour moi sa compagnie, car elle était devenue plus fervente que moi dans le service de Dieu. J'éprouvai de grandes difficultés du côté de mes parents, quand ils surent que je voulais me faire religieuse ; personne plus que Marie Niel ne m'aida à en triompher.

À la date indiquée par M. Vianney, sa sœur malade s'endormait dans le Seigneur.

À quelques années de là, elle-même, après avoir donné de grands exemples d'édification à tout son entourage, entrait à Paris, au noviciat des Augustines. Elle reçut le nom de Sœur Nathalie. Ses deux jeunes sœurs, plus tard, vinrent la rejoindre.

Sœur Nathalie fut placée à l'hôpital Cochin, où elle se fit remarquer par son dévouement aux malades et aux pauvres du quartier, au point qu'elle mérita le surnom de « Sœur Rosalie » (2). Une de ses sœurs fut envoyée en Bretagne, je ne me rappelle plus dans quelle maison. La troisième remplit sa mission de servante des malades.

 

Puis-je ajouter qu'en revenant d'Ars, ma cousine m'avait apporté comme souvenir, bien qu'on nous tînt éloignées l'une de l'autre, une petite chaîne qui se passait au bras en signe d'esclavage de la Sainte Vierge et un petit livre de prières composé par M. le Curé d'Ars ?

Ce bracelet ne quittait pas mon bras, et je récitais chaque jour l'une de ces prières pour obtenir la chasteté avec la grâce de connaître ma vocation. J'avais environ quatorze ans, et je ne savais que bien vaguement ce qu'est la chasteté et ce qu'est une vocation. J'ai attribué à la récitation constante de cette prière de n'avoir jamais eu le moindre doute sur ma vocation religieuse.

Une de nos Mères (supérieure générale) m'a fait quitter un jour cette petite chaîne et m'a ôté mon livre de prières. Ils ne m'ont pas été rendus et ç'a été pour moi un gros chagrin.

Mais je me demande quelle idée j'ai eue de vous raconter tout cela !... Toutefois, puisque vous me dites que vous y avez pris intérêt, je suis contente.

 

 

(1) Dans le monde Mlle Anne Flèche

(2) Sœur Rosalie – dans le monde Jeanne-Marie Rendu – (1787-1856) originaire de Comfort, dans l'Ain, était cette religieuse de Saint-Vincent-de-Paul que son dévouement rendit populaire à Paris pendant l'épidémie de choléra et l'insurrection de Saint-Merri.