XV

 

« Il faut la laisser aller »

 

« ... Maintenant, ma chère maman, que vous connaissez ma vocation et ma décision, sachez que dans trois jours...

— Dans trois jours, mon enfant !... Mais tu veux donc tuer ta pauvre mère ... »

Ces paroles s'échangeaient à Lyon, un jour de 1847, entre Mme Fisfhers et sa fille Maria qui, résolue à se faire Clarisse, prétendait partir au couvent sans beaucoup plus tarder.

« Maria, je t'en supplie, reprenait la mère désolée et récalcitrante.

— Maman, je t'assure que je n'agis point à la légère : j'ai prié, consulté...

— Pas le Curé d'Ars toujours ?

— Non, c'est vrai.

— Eh bien, s'écria Mme Fisfhers qui pensait avoir découvert là sa planche de salut, si tu n'as pas consulté le saint, moi, j'irai lui parler pour toi. On verra bien si c'est la volonté de Dieu qu'une fille abandonne une mère âgée et sans autre soutien. Ce que dira le Curé d'Ars...

— Eh bien, maman, nous le ferons. »

 

Sur l'heure, Mme Fisfhers, importante et digne, gagnait la place Bellecour où stationnait la diligence. La lourde voiture s'ébranla, l'emportant vers Ars.

Or il y avait là-bas, au-delà de ces collines si gracieuses qui bornent l'horizon, un vieux prêtre qui en savait plus long que la voyageuse et qui allait lui apprendre à connaître sa fille. Il n'ignorait pas, non plus, le saint Curé, que celle-ci avait dit : « Dans trois jours ! »

La diligence s'arrêta devant le perron de l'église. A ce moment précis, M. Vianney quittait le confessionnal de la chapelle Saint-Jean-Baptiste. Entre les rangs pressés des pénitentes, par l'étroit passage que lui ouvrait l'un de ses gardes du corps, il se dirigea vers la grande porte. Mme Fisfhers y venait d'arriver.

« Eh ! ma bonne, questionna-t-il, vous voulez me parler ?

— Monsieur, seriez-vous le Curé d'Ars ?

— Oui, ma bonne. Suivez-moi. »

 

Et il conduisit la nouvelle venue à son confessionnal. II y eut bien quelques protestations parmi les pénitentes, mais à quoi bon, puisque le saint avait ses raisons d'agir ainsi ?...

« J'ai soixante-six ans, gémit Mme Fisfhers, je n'ai qu'une fille à la maison ; elle m'est nécessaire, et elle veut absolument me quitter pour se faire religieuse.

— Ô mon enfant, répondit aussitôt M. Vianney, il ne faut pas vous inquiéter, il faut la laisser aller. Le bon Dieu le veut : il faut qu'elle soit religieuse. »

La pauvre dame sanglotait.

— Allons, allons, reprenait la voix douce mais ferme, il ne faut pas retarder son entrée d'une minute. Le bon Dieu a ses desseins sur votre fille.

— Mais, mon Père, que vais-je devenir ?...

— Soyez tranquille, mon enfant. Lorsque vous serez dans le besoin, le bon Dieu viendra à votre aide. Allez-vous-en vite pour donner votre consentement avec votre bénédiction. »

Puis, rapidement, le saint prêtre, qui jamais auparavant n'avait entendu parler de Mlle Maria Fisfhers, ni par lettre, ni autrement, révéla à la mère les pensées intimes, les prières prolongées, les secrètes macérations de la jeune fille. Or, en interrogeant Maria dès son retour, Mme Fisfhers apprit qu'elle avait mené cette vie d'austère piété tout à fait en cachette, sans même en faire confidence à son confesseur de Lyon.

C'en fut assez pour vaincre toutes les résistances, toutes les inquiétudes de la mère. Maria devint Sœur Claire.

 

Un peu plus tard, Mme Fisfhers vit diminuer ses petites ressources et tomba dans la gêne. C'est alors qu'elle fit un héritage de plus de 100.000 francs.

 

C'est Sœur Claire elle-même qui, dans les premiers jours de septembre 1878, raconta son histoire à M. l'abbé Ball, venu la visiter au monastère des Pauvres Clarisses de Lourdes. (1)

 

 

(1) Documents Ball, N° 50